Étiquette : Le nôtre


  • Cole Swensen, Le nôtre

    Cole Swensen, Le nôtre,
    Éditions Corti, Série américaine, 2013.
    Traduction par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Parc de Vaux-le-Vicomte
    Source







    « AINSI EN VA-T-IL DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE »



    Croiser son corps de lectrice ― pensée, mouvements et humeurs ― avec celui de deux traducteurs, femme et homme, danseuse et poète (Maïtreyi et Nicolas Pesquès), et, plus en amont, avec les mouvements et humeurs, corps et pensée, énigmatiques, de la poète américaine Cole Swensen, c’est tenter de faire remonter à la surface, mots sous les mots, les mots de l’autre, des autres, superpositions de sensibilités, strates de langues et de langages. Dans l’entrecroisement des corps, un théâtre s’ouvre, qui démultiplie les scènes en quinconces. Théâtre du monde qui donne à entrevoir un univers disparu dont nous ne saisissons que bribes et reflets. Des fantômes glissent, comme surgis soudain des miroirs d’eau où ils s’étaient endormis ; ils effleurent un instant nos mémoires, puis s’effacent, égarés dans d’étranges jardins, autrefois leur propriété, devenus publics avec le temps, dont ils ne reconnaissent ni les formes ni les usages. C’était pourtant leur monde familier, ces espaces réservés, ordonnancés en terrasses, agrémentés de parterres savamment enlacés, de bassins et de grottes, de bosquets, d’orangeries et de serres, de statues et de jets d’eau. Étrangers à eux-mêmes et au monde bouleversé par les révolutions qu’ils n’ont pas vu venir, ces fantômes sont les Grands de jadis. Les Médicis – Catherine, « l’arpenteuse des Tuileries » et Marie qui fit venir l’eau de la Rungis pour alimenter le jardin du Luxembourg –, et Fouquet, « l’âme » de Vaux-le-Vicomte ; et les Condé, les Montpensier. Et les rois. Sans parler des surintendants « des Eaux et Fontaines », de « Louis Le Vau l’architecte, Charles Le Brun le peintre », sans parler des sculpteurs, savants de tous ordres, qui contribuèrent à l’élaboration de ces majestueuses demeures, créées pour défier l’éternité. Et inventer pour y parvenir tout ce qui favoriserait la relation sublime du roi à Dieu. Mais, avec Cole Swensen, les Grands ne sont qu’ombres errantes. La galerie des portraits n’est qu’à peine esquissée, vaste trompe-l’œil au service d’une poésie exigeante et originale, dont Le Nôtre n’est peut-être qu’un prétexte. Jardinier de Louis XIV, né en 1613, fils et petit-fils de jardiniers du roi, André Le Nôtre, ayant acquis ses lettres de noblesse en l’an 1675, est aujourd’hui connu et reconnu comme l’inventeur du « jardin à la française ». Un jardin qui marie savamment, grâce au génie du grand maître, les deux pôles opposés mais complémentaires de la nature et de la culture.

    Ainsi, après s’être consacrée à un livre d’heures ― Si Riche Heure ― et à l’histoire du verre et des fenêtres ― L’Âge de verre ―, Cole Swensen complète-t-elle sa trilogie française avec un recueil poétique à caractère historique. Le nôtre – titre sans capitale à l’initiale de nôtre, titre non dénué d’un certain humour – combine en effet Histoire et poésie, une poésie extrême contemporaine alliée au Grand Siècle. Excluant toute inspiration épico-héroïque, la poésie de Cole Swensen, volontairement dénuée de pathos – et conforme en cela à la retenue « classique » –, s’attache à adapter la forme poétique de ses textes à l’objet qui lui tient à cœur. La traversée spatio-temporelle des jardins de Le Nôtre. Temporelle, la traversée n’exclut nullement les anachronismes les plus cocasses ; spatiale, elle incite le regard à se saisir des décrochements qui s’opèrent sur la page, d’un vers à l’autre. Et à s’en accommoder, non sans quelque effort parfois. Ainsi l’œil traverse-t-il le poème comme s’il s’agissait d’un espace en paliers, espace dont l’équilibre naît pourtant d’une forme d’irrégularité, d’un écart par rapport à la régularité prosodique. La fragmentation des vers et les sauts inattendus des groupes de mots, jouent à la fois sur l’aspect visuel du poème dans la page et sur sa thématique interne. Ces disjonctions, qui créent une attente jubilatoire, s’accompagnent parfois d’une « extension » fantaisiste et drôle, comme dans le poème « Et les oiseaux aussi » :

    « Ils escortaient les oiseaux dans des carrosses
                                                                          tirés par des cygnes
                                                                                                        C’est loin de la gare
    chantait ma tante
                             qui fit un élégant chapeau du faisan que son mari venait juste
    d’abattre. Ils lui donnèrent le nom de parc. »

    Peu nombreux sont les poèmes dans lesquels les vers s’alignent sagement l’un derrière l’autre. C’est le cas de « Paradis » (situé dans la partie « Histoire »), poème composé de douze vers de longueur à peu près égale, regroupés deux à deux (peut-on, ici, parler de « distique » ?). En revanche, « Anamorphose » (dans la partie intitulée « Principes ») qui alterne vers longs et vers brefs, selon des dispositions décalées, dessine des sinuosités qui défient les règles de l’alignement.

    « On voit toujours un jardin
    depuis un angle aigu.
    Cela parce que nous ne sommes pas très grands
                                                                                         comparés au monde
    qui court en largeur
                                        très loin devant
                                                                      ces vertigineux
    milliers
                     restera
                                     et même aligné
    divergera. Mets-toi ici.
    Tu vois cette distance dans la distance ?
                                                                          Mets-toi là. Il y a une façon de calculer
    l’angle d’incidence
                                     dit le huitième théorème d’Euclide
    ramener le monde
                                     nécessite la vue d’un seul, dit la vue,… »







    Le temps  en pièces dans ses mains A
    Ph., G.AdC






    Or, ce sont ces règles-là, méticuleusement calculées et organisées, qui régissent les architectures paysagères du jardinier Le Nôtre. Mais pas seulement. Il entre dans le savoir de Le Nôtre, hérité de la tradition ancienne, tous les « rouages complexes » des sciences connues et maîtrisées de son époque ― « le dessin, l’astronomie, la cartographie et la géométrie, qui incluait la science de l’alignement » ―les techniques mathématiques et optiques, « telle la perspective anamorphique » susceptible de créer, « pour les yeux comme pour l’esprit », « des jardins de charme sans précédent ». De sorte qu’il est permis de penser que ― mise à part la question de l’alignement ― les cascades de vers de Cole Swensen sont à l’image des enchâssements de jardins et de bassins en terrasses créés par Le Nôtre. Autant dire qu’avec le Le nôtre de Swensen, le lecteur se trouve confronté à bien des complexités et entrelacs de la pensée. Véritables jeux de miroirs dans lesquels s’opposent et se rejoignent de manière asymptotique les contraires. À l’infini. Sans pour autant que le même lecteur soit mis à l’abri des géniales ingénieries et ingéniosités du grand « architecte du paysage » qu’est Le Nôtre. Bien au contraire. Car derrière l’apparence ordonnée dite « classique » des chefs-d’œuvre de Le Nôtre, n’est-ce pas une part de l’esprit baroque qui impose ses miroitements multiples derrière « la toute jeune pensée des Lumières » ?

    Méditation sur les jardins de Le Nôtre, le recueil progresse de définition en définition. Le jardin est. Équation annoncée dès le premier poème : « Un jardin est un début ». Successivement « début », « miroir », « fenêtre », « monde compté », « visage transposé », « défaut dans la cuirasse », « marée », « denier », « machine à multiplier », « allergie », « asymptote », « approche infinie », le jardin peut inclure la vérité générale :

    « Tout jardin est le nouvel arrangement d’un précédent jardin. » / « Tout jardin est une description de la métaphysique de son temps » / « Tout jardin est un portrait »…

    Au-delà, le jardin est perçu et défini comme démultiplication d’« extensions ». Parce que « Le Nôtre ne supportait pas les horizons bornés – Saint-Simon ». Parce que « la tâche du jardinier est d’ouvrir l’espace ». Parce que Le Nôtre voulait « forcer le monde à venir chez lui ». Porté par l’élément comparatif « comme », le jardin s’affirme comme une possibilité d’agrandir l’espace ― n’est-ce pas là l’une des fonctions du labyrinthe ? ―, d’ouvrir les perspectives à d’autres domaines de pensées que ceux pour lesquels il semble conçu au premier abord. Il suffit de lire quelques-uns des titres de poèmes pour s’en convaincre :

    « Le jardin comme l’architecture même » / « Le jardin comme le jeu des mots » / « Le jardin comme extension » / « Un jardin comme une lettre »/ « Un jardin comme un entre-deux »…

    À partir de ces multiples extensions, chacun est libre de choisir à sa guise l’interprétation symbolique qui convient à sa sensibilité et à sa façon d’appréhender le monde. A contrario, pour la poète comme pour le jardinier royal, le jardin est aussi « la preuve vivante de l’empire de la raison sur la nature » et tout l’art consiste à combiner les contraires, forêt et maison, maison et nuages, équilibre et abandon, intérieur et extérieur, courbes et parallèles. Et à résoudre la question de l’ubiquité :

    « un corridor
                            facette son chemin dans la pierre ; abrite mon diamant
    qui grave sur le verre : passe
    devant ma fenêtre.
    Où un garçon est assis et regarde
    à la fois vers et depuis une immense forêt. »

    Et l’on découvre au fil des pages, que le « vocabulaire paysager » s’est élaboré en même temps que les formes auxquelles Le Nôtre donnait existence ― « étang-parterre », « boulingrin », « treillis en cascade » ― élargissant à mesure « le manège de ces vastes étendues » dont la révélation passe par l’art de nommer :

    « Le Hall du Festival », « Le Théâtre d’Eau », « Le Couloir aux miroirs ».

    Une façon pour Le Nôtre de faire de la nature une demeure plus vaste encore. Et d’habiter le monde, poétiquement.

    Si Le Nôtre incarne le jardin français, il n’est plus exclusivement « nôtre » depuis que Cole Swensen, poète américaine, éprise de l’immense talent créateur du grand architecte des jardins royaux, s’est emparée de son histoire ainsi que de celle du Grand Siècle. Peut-être faut-il voir dans cette appropriation ― OURS ― l’une de ces « extensions » inattendues et nécessaires dont la poète a le secret ? Ou encore, dans ce pont jeté entre les continents, l’évolution inéluctable des biens, qui transitant d’une époque à une autre, d’un pays à un autre, changent aussi de propriétaire.

    « André Le Nôtre pensait qu’en jardinant selon les plus stricts principes de la géométrie, le temps tomberait en pièces dans ses mains. Ainsi en va-t-il de la propriété privée. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Cole Swensen, Le nôtre






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC




    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    L’acte du verre
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…
    Une trilogie française (lecture de Nicolas Pesquès)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur
    Pennsound) Cole Swensen lisant “If a Garden of Numbers” (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur
    Pennsound) une lecture-conférence de Cole Swensen autour de Ours (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur le blog de Christopher Nelson)
    une interview de Cole Swensen (15 mars 2013)
    → (sur YouTube)
    « On the Fly: Cole Swensen », un entretien avec Cole Swensen
    → (sur le site José Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Le nôtre de Cole Swensen
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review





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  • Cole Swensen, Une trilogie française

    par Nicolas Pesquès


    Lecture de Nicolas Pesquès



    Trilogie Swensen

    UNE TRILOGIE FRANÇAISE
    COLE SWENSEN



    « Un trépied pour traire, un trident pour faire
    les foins et le fils né avec trois doigts à chaque main et trois mains »

    Cole Swensen




    I


    La publication de Le nôtre aux éditions José Corti vient compléter ce qu’il est désormais possible de considérer comme une trilogie de poèmes.
    Ces trois livres en effet : Si riche heure, L’Âge de verre et Le nôtre [SRH, AV, LN] tous les trois aux éditions José Corti, ont la particularité de pouvoir d’abord s’adresser au lecteur français. Cole Swensen, la plus francophile des poètes américains, de longue date traductrice de poètes français, nous fait régulièrement ce chaleureux cadeau d’écrire des livres français en anglais – qu’il suffit dès lors de traduire pour qu’ils retrouvent leur lectorat quasi naturel.
    Si riche heure traverse en effet notre 15e siècle, celui de la Guerre de Cent Ans, en prenant appui sur l’iconographie des Très Riches Heures du Duc de Berry, L’Âge de Verre parcourt l’histoire du verre et des fenêtres, très liée à celle de la peinture, en nouant son poème à l’œuvre de Bonnard, et Le nôtre considère la vie et l’œuvre de notre célèbre jardinier et ses conséquences sur notre vision du monde et notre pratique du paysage.



    Mais qu’en est-il d’une trilogie ?
    Ce serait d’abord un tressage, la relance d’une trame que faufile un regard, lequel observe l’énigme de tous les tableaux. Des enluminures des frères Limbourg à Bonnard, via Le Brun et Largillière, un même fil court et sinue : celui de la vision des œuvres informées par l’observation du monde. On retrouve ce fil de livre en livre et plus que ça : une façon de regarder, et une manière d’écrire ce qu’on voit. Car l’attachement au regard est constant et profond. Écrire cherchant ce que voir peut dire, qui est ce que peindre sait faire.
    « To writewithize », écrire-avec-les-yeux ou « écrivoir », dit-elle en un néologisme dont elle titre l’un de ses essais. Malicieusement, en français, le passé simple d’« écrivoir » s’en fait l’écho parfait.


    ***


    Il serait possible d’en parler d’une seule voix, et quand même impossible de ne pas parler de chacun.
    Une seule voix à la coupe, avec ses et.
    Il y a en effet tant de « and », qui sont comme des tirets sonores, ils scandent et greffent, ils frappent leur rythme palatal (et on se souvient que « And » est le titre de son premier livre, comme si elle avait voulu annoncer que tout début est déjà un ajout, la salutation d’une suite) ; dès lors, on s’étonnera moins de la présence de tant de mains (hands) éparpillées partout, en chaque livre.


    Présence affirmée dans The Book of Hundred Hands (Le Livre des Cent Mains)
    Titre particulièrement éloquent, où s’accomplit cette centaine d’entrées qui sont autant de prises que de liaisons : comment ne pas y entendre « le livre des cent et ».
    L’alliance n’est pas que sonore. C’est une déclinaison effective, effusive où les mains sont autant d’appels, de signes amicaux que de liens possibles.
    L’art du et considéré comme une poignée de mains.


    Que disent toutes ces mains (71 occurrences dans la trilogie, dont 48 pour le seul Si riche heure) ? À tout montrer et tout lier, à toucher à tout, elles font leur son. Elles parlent comme s’il fallait se taire. Elles sont à tout bout de champ, légères ou blessées, comme des phrases coupées : les mains des Frères Jacques et celles du palefrenier, délicates et réelles, nécessaires et isolées, portant souvent seules les couleurs du corps. Elles arpentent le paysage; elles mesurent tout ce qui file, tout ce qui transparaît.


    (h)and (h)and (h)and
            ces « et » qui sont des mains.


    Qui disent la conjonction de tout ce qui arrive. Ils sont l’indivision sécable, dicible, des choses qui vont ensemble, qui se donnent la main


    and and hand
    « on croyait que plus il y avait de mains plus il y avait de chance de dire la vérité »


    ***


    Songer aussi à celles des peintres du paléolithique qui marquaient les parois, positivement ou négativement, plongeant leurs mains dans les pigments ou soufflant de la couleur, pour à la fois signer leur présence et imprimer leurs fantômes.


    Le français restera démuni face à cette scansion saxonne.





    II



    Souvent, il lui arrive d’écrire en
    puis c’est coupé
    mais il faut savoir le faire au bon moment,
    alors on a tout à la fois, une chose et ce qui


    On a d’un seul coup une histoire datée ou l’explication d’un effet optique; elles enclenchent le film des événements, elles l’enchantent.



    Prose attachée à ses coupes, écriture incessamment liée par tout ce qui vient l’arrêter, comme sectionnée par ses conjonctions.



    « And » ne fait pas qu’ajouter, il plie ensemble, il incorpore ce qui n’avait peut-être pas la même chair. Il est le tenseur qui serre le poing, l’augmentation du texte, la génération du poème.


    ***


    Ubiquité et insistance du « and ». Partout la conjonction dépose ses agrafes. Elle lui permet de tenir ensemble deux modes spécifiques de l’écriture poétique qu’elle a elle-même relevés dans une étude sur le travail de Peter Gizzi : la juxtaposition et la disjonction.
    Libérant leur différence et autorisant leur jeu, elle faufile de « and » en « and » un phrasé jonctif, incluant ses césures, incorporant dans son avance les éléments disparus, les pensées sautées, les liens invisibles.
    Une poésie du « and » pour nicher au creux de la séparation et de l’écart.


    Vers coupés, phrases coupées : ils glissent des irruptions. Toute coupe est une projection descriptive, introduisant des dimensions, les faces cachées de l’événement. Élan cubiste, à vrai dire post-cubiste et post-élan, de l’effectuation du chaotique, pouvant réassembler le chaotique, le réaliser dans la phrase.


    De la coupe ainsi considérée comme un principe d’accélération et une technique de bouturage. Après ça, on n’a plus du tout envie de roman. La romance est traversée plusieurs fois, vécue-sautée, écrite à gué. La romance inonde par osmose et capillarité, accrochée à la circulation des objets, des événements et des lectures.


    Recels de tranches d’histoire, de corps composite, de corps mêlé aux phrases comme quand on regarde à l’intérieur de ce qu’on vient de sectionner : toute la matière contenue grâce à une forme biseautée, facettée, diamantaire. Sont ainsi obtenus une intensité tassée, un cake de savoir, une étrange et dense lisibilité.





    III



    Toujours faire le lien entre ce qui se passe dans le paysage ou les tableaux et la même chose qui pousse les phrases dans la langue.
          Car nous lisons des récurrences, des filiations, le nerf de quelque force majeure qui fait
    écrire et réécrire, qui tire et tend ses phrases, ses vers, les aiguise.


    Si riche heure, L’Âge de Verre, Le nôtre.
    Il y a, accrochant les drames les uns aux autres, parcourant l’Histoire souvent tragique dont les événements affleurent, une sorte de douceur aux échos attentifs, un charme sur ses gardes, une retenue d’amour qui ne dit jamais je< mais que le paysage dispense. Il n’y a rien de spatial ici qui ne soit aussi affectif et temporel.


    On croise beaucoup de monde dans ces poèmes, et les noms propres pullulent, comme si l’histoire et la géographie, mais l’Histoire surtout, lui étaient nécessaires, non pas tant pour prendre élan et nous emmener ailleurs et autrefois ; non, tous ces noms propres et l’Histoire qui va avec sont plutôt des points d’ancrage pour écrire ici et revenir à nous, pour inscrire une dimension autant politique que poétique. Pour interroger notre regard d’aujourd’hui sur les choses d’hier et de maintenant.


    ***


    Et s’il était possible de parler de musique – mais je ne le crois pas, elle serait d’un autre ordre. Swensen fait les choses autrement – ce serait de celle, contemporaine certes, mais qui n’a pas coupé tous les ponts et qui s’ordonne aux cassures et à la vivacité de nos rythmes.
    « It’s only sound », dit-elle souvent lorsque nous travaillons ensemble : ce que nous y entendons n’est pas tant l’abandon du sens – il est à peu près impossible tant que nous utilisons les mots du dictionnaire – mais, de gué en gué, les sautes et les voltes d’une imagerie et d’un phrasé que cette prose souvent hachée adapte à notre aujourd’hui, comme encaissant en douce, et même domestiquant, par un usage serein du montage-plat, le clignotement de nos images, la frénésie de nos clips.


    ***


    Une attention particulière au spatial, à cette capacité d’établir une pluralité sur la page, d’y
    éparpiller et d’y assembler ligne à ligne, couche sur couche, des minutes d’ailleurs et des
    moments d’avant, d’empiler une promenade dans le temps, bref, de multiplier les pouvoirs
    du plan comme sait si bien le faire la peinture.


    ***


    Outre la destination française de cette trilogie américaine, il faut en relever l’écriture animée. Cole Swensen sait conserver fraîcheur et innocence au sein même de son érudition, une fraîcheur malgré ou en dépit de son savoir. Une allégresse qui sait franchir des pans entiers de notre culture pour nous offrir cet allant et cette légèreté qui imprègnent tous ses poèmes.


    Avec une sorte d’humour aussi, un humour à plat, presque descriptif, très près de l’imagerie peu perspective des enluminures qui mettaient ainsi les choses en scèneb; platitude que Swensen sait reporter dans le temps de sa phrase comme elle l’est souvent dans la peinture, ou comme elle peut la vivre dans les jardins de Le Nôtre quand le temps des statues vient croiser le nôtre, emboutir les époques et qu’écrire doit composer avec cet écrasement.



           « Le 10 Août 1901, deux institutrices anglaises se promenant dans les jardins de Versailles
    prirent le mauvais chemin et se retrouvèrent en 1789 » (LN, p. 61)


    « Le lendemain après-midi, Marthe est dehors dans la cour et vient s’appuyer à la fenêtre et t’appelle, toi qui regardes le tableau dans un musée ». (AG, p. 45)


    « En représailles, à genoux et soumis
    voici ce qu’on nous montre :
    soit un pont en plein jour, l’Yonne qui coule
    dessous pendant que Tanguy du Chatel
    tout simplement le tue ». (SRH, p. 91)


    Et cette littéralité de la lecture des images versée dans l’écriture devient comme une leçon d’histoire: cette façon qu’ils avaient alors de mettre facilement sur le même plan la mort et la vie quotidienne, comme des activités parmi d’autres.





    IV



           Trilogie: telle apparaît cette corde de poèmes.
    Une corde à main, tendue de récurrences thématiques et dont les nœuds seraient ces sautes, ces blancs, les marques d’une écriture et sa façon d’enchaîner les livres.


    Je tente une torsade avec ses trois brins. J’assemble une tresse trilogique.


    « mais la réalité des fenêtres
           […] par quoi le monde commença » (SRH, p. 90)


           « la fenêtre
    forme nécessaire de l’histoire » (AV, p. 11)


    « Elle le conçut en verre, un monde de splendeur
    on y mène une rivière » (LN, p. 38)


    « Il y a derrière les yeux, une fenêtre minuscule
    qui ne ferme pas » (SRH, p. 109)


    « Quiconque passe devant une fenêtre éclairée
    en fait un théâtre » (AV, p. 30)


    « J’emporte ma fenêtre avec moi
    Jusqu’à ce qu’il
    N’y ait pas de différence » (LN, p. 44)


    « (comme dans nous vîmes) et c’était aussi du verre
    mais face à face » (SRH, p. 15)


    « François 1er, regardant s’éloigner l’attelage de son amante en bas dans la rue,
    en traça la progression avec son diamant sur la vitre, la grava par hasard à jamais »
    (AV, p. 20)


    « Un jardin est une fenêtre : bien sûr un jardin comme dans les yeux
    qui regardent par la fenêtre, qui commence sa ronde géométrique,
    chaque vitre mémorise les facettes des plantations qu’un seul doigt trace
    sur le voile crissant du dernier givre » (LN, p. 4)


    « Qui se promène dans mon jardin. Qui est mon jardin
    est également ce vagabond, qui au réveil tracerait sur la vitre givrée
    la copie parfaite d’un paysage de Corot » (LN, p. 14)


    « Pendant ce temps, on construisait, en France, des demeures tout
    en verre; appelées orangeries ou serresou vies, une verrière peut-être… » (AV, p. 59)


    « Orangeries : planter des arbres dans des abris ensoleillés en été et vitrés
    en hiver. Qui sont des portes
    ouvrant sur la pierre » (LN, p. 69)


    « Il y avait 3 types distincts de jardins médiévaux…
    ceux pleuplés d’animaux où seule notre ombre
    peut pénétrer et chanceler
    avançant sur le verre » (SRH, p. 48)


    « Les enfants courent en riant
    s’engouffrant dans les portes-fenêtres
    où ils disparaissent comme du verre dans de l’eau » (LN, p. 24)


    « Quoi que ce soit qui entre par une fenêtre est un revenant;
    toute autre chose ne fait que passer » (AV, p. 36)


    « vers le centre du tableau… où se trouve un homme
    en chapeau rouge, et derrière lui, un homme de rouge vêtu » (SRH, p. 91)


    « Et les gens sont de petites choses en rouge là-bas » (LN, p. 31)


           « Un homme debout dans sa chambre regarde droit devant lui.
    Qui aura vieilli en se retournant pour voir et aura vu le soleil »[…] (AV, p. 70)


    « La fenêtre descend sous les genoux
    et s’élève plus haut que la main levée » (AV, p. 25)


    « Mais quant aux hommes par exemple,
    le contour de leur main me rappelle celui des arbres » (SRH, p. 50)


    « Pour preuve, il maintint à la main l’eau à terre » (LN, p. 50)


    « Un homme se tourne sur sa chaise
    mais continue de regarder à la fenêtre » (SRH, p. 73)


    « Et ici à notre gauche nous voyons
    la main de “l’inconnu peignant l’inconnu” » (SRH, p. 30)


    « Et coetera est l’etc ». (SRH, p. 105)


    En somme et toujours :
    des fenêtres qui font voir le monde, qui en offrent les multiples,
    des mains qui les ouvrent et les conjuguent,
    tels sont les cadres de nos paroles, les raisons d’être de nos jardins.


    Ou encore:
    voici comment brasser les mondes de nos regards en jouant avec ce qui les génère, ces fenêtres qui construisent le visible, ces doigts écartés comme pour filmer, et au bout la phrase qui, justement, écarte ce qu’elle dit, provoquant la rumination de nos perspectives et l’ajustement de nos corps.


    Soit l’entrelacement infini de nos regards lancés comme des dés dans la grammaire.




    Nicolas Pesquès (2013)
    D.R. Texte Nicolas Pesquès pour Terres de femmes






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC




    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    L’acte du verre
    Le nôtre (lecture d’AP)
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur
    Pennsound) Cole Swensen lisant “If a Garden of Numbers” (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur
    Pennsound) une lecture-conférence de Cole Swensen autour de Ours (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur le blog de Christopher Nelson)
    une interview de Cole Swensen (15 mars 2013)
    → (sur YouTube)
    « On the Fly: Cole Swensen », un entretien avec Cole Swensen
    → (sur le site José Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Le nôtre de Cole Swensen
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review






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