Étiquette : Le Nouvel Athanor


  • André Ughetto | Ligne de faîte



    LIGNE DE FAÎTE


    à Daniel Armogathe     



    Ce sont hauteurs où l’on voit le vent naître,
    et se divisent les eaux entre la mer et l’océan.
    Des brasiers d’air, distinctement,
    s’emparent d’un châtaignier
    puis d’un autre,
    avivent un incarnat de bruyère,
    flattent négligemment telle lignée de chênes :


    invisibles avalanches
    roulant au flanc de la forêt,
    nées de rien,
    comme nous jaillies
    d’un trident furtif
    sous la poigne improbable
    de la « Cause de Soi ».


    Plus tard, plus bas,
    dans les vallées humaines,
    les fleuves d’air et d’eau
    passent irrésistibles.




    André Ughetto, La poésie tient parole (1990-2020), Le Nouvel Athanor, Collection Poètes trop effacés, 2020, page 39.





    André Ughetto  La poésie tient parole




    ANDRÉ UGHETTO


    André Ughetto
    Source




    ■ André Ughetto
    sur Terres de femmes


    En Corse (poème extrait de Rues de la forêt belle)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    une page sur André Ughetto




    Retour au répertoire du numéro de juin 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine-Gabrielle Konorski, Bethani

    par Angèle Paoli

    Martine-Gabrielle Konorski, Bethani,
    suivi du Bouillon de la langue,
    Le Nouvel Athanor, 2019.
    Préface d’Emmanuel Moses.



    Lecture d’Angèle Paoli




    DIRE EN BETHANI LE POSSIBLE RECOMMENCEMENT





    Dire Bethani, chanter Bethani, nommer Bethani. Errer vers Bethani. Attendue, espérée de longue date, la ville au loin guide le peuple en marche. Pareille à une étoile fidèle, visible de tous, tout à la fois accessible et inaccessible. Le murmure de son nom attise le désir. Attise aussi la douleur. Bethani, rejoindre la ville et retrouver la maison. L’unique. La seule possible. BETH-ANI. La Maison de l’Affliction.

    En un long poème inspiré, la poète Martine-Gabrielle Konorski est ici celle qui nomme. Son dit porte le nom de Bethani. Le poème se fait ainsi psaume. Suit un second poème, intitulé Le Bouillon de la langue.

    Par sa parole et par son chant, Martine Konorski s’institue chantre de l’histoire. L’histoire d’un peuple en marche. Une longue marche, une anabase réelle ou rêvée, archétype de toutes les marches, résonne en nos mémoires oublieuses et absentes. Une marche dans le désert, qui s’étire dans le hors-temps de l’Histoire et qui dit l’humanité en quête de son lieu d’être. Comment nommer Bethani ? Comment inscrire le nom de Bethani dans les circonvolutions de la mémoire ? Seule la poésie, portée par le souffle et le sel qui la fécondent, peut faire jaillir sur la page, en une suite de poèmes que rythme leur musicalité propre, les traces effacées par le vent des sables. Les strophes se succèdent, brèves, économes de mots mais non d’images. Souvent isolés, les mots s’inscrivent en retrait dans les vers les plus longs.

    La chronique de cet exode est prise in medias res, alors même que le peuple — innommé, sinon par le pronom indéfini « eux » ou par le nom de « caravane » — est en marche. Au commencement est la route, au commencement est son sillon de poussière, la traînée de cailloux déplacés, les crissements d’essieux et les grincements de roues, les obstacles. Un futur imaginaire dessine les promesses de portes entrouvertes pour l’accueil. Ivresses et larmes conjuguent tout ensemble leur présence. Le paysage est celui d’une terre aride d’où émergent les frondaisons des oasis. Pays du soleil implacable et de la soif. Pays des transhumances et des migrations nomades, qui avancent tout en lenteur, de puits en citernes, sur les croûtes brûlantes de la terre. Avec un rêve. Rejoindre Bethani.

    En lisant le récit de cet exode, je songe à la peinture murale de Delacroix — La Lutte avec l’Ange —, à cet arrière-plan où se vit la longue remontée de la tribu de Jacob à la rencontre d’Esaü, son frère, cheminement hasardeux à travers les trouées de lumière, où se bousculent chevaux et chameaux, « petit et gros bétail ».

    « Dans la fournaise

    les hommes du vent

    font confiance aux chameaux

    Tous avancent somnolents

    aimantés

    par l’horizon

    des jours qui passent ».

    Le nom de Bethani scande le rythme de la marche. Il revient en leitmotiv, sous-jacent à d’autres mots qui dessinent avec lui une frise — frise géographique, frise historique, frise poétique. Main, sable, larmes, frontières, exil, désert, trace, empreintes, chagrin… Pourtant, malgré ces stèles qui ancrent le poème dans un espace tout autant connu que désiré, le paysage échappe. Même si au passage le lecteur croise la vigne et l’olivier, le shofar, le Temple et les noms de David et de Salomon. Quelques vers plus loin, avec l’allusion explicite aux « Esclaves d’hier » et à la fuite hors d’Égypte ne subsiste plus de doute. Le peuple en route vers Bethani est bien le peuple hébreu.

    Deux vers, peut-être, pourraient à eux seuls nommer cette double quête, celle du peuple nomade comme celle de la poète :

    « Intraduisible rêve

    cette route de Bethani. »

    Intraduisible sans doute, parce que le rêve recèle en lui sa part de souffrance et de misère. Mais aussi sa part de violence et de sidération. Rejoindre Bethani est une entreprise douloureuse, semée d’embuches et de luttes. Qui dit le déchirement, la perte d’identité, l’errance, et jusqu’à l’éradication :

    « Bethani

    Survivre à l’effacement. »

    D’où l’importance, toute biblique, de nommer. Comme dans ces versets de la Genèse, où « Celui » qui heurta la hanche de Jacob dit à ce dernier :

    « Quel est ton nom ? » — « Jacob », répondit-il. Il reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. »

    Minée par le doute et par l’« inespérance », la caravane qui progresse conduit avec le ciel un « dialogue d’éther », d’incandescence, de feu et de larmes. Au bout de la nuit survient un nouveau souffle. Une lueur d’espoir annonciatrice de la reconstruction. Une parole bienfaitrice qui renaîtra de ses blessures. Bethani surgit au lendemain d’intenses traversées.

    Une lumière s’accorde pour dire en Bethani le possible recommencement.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Martine Konorski  Bethani 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]





    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine – Gabrielle Konorski | [Les mots cognent]




    [LES MOTS COGNENT]




    Les mots cognent

    la tête
    déchirent les rêves

    d’un refuge

    Les murs restent si hauts
    Là-bas

    Toujours s’éloigne
    Bethani        BETH    ANI
    Le vent souffle

    Inlassable
    sur ces lettres de feu

    Cet été sera-t-il

    le dernier
    sans revoir la maison ?





    Retrouver Bethani
    Une
    course au goût de sel
    Sur les rives éloignées des dunes

    trébucher seulement
    Sous le cri des chameaux
    le poids des corps

    se dépose

    flaques d’ombres
    brisées à chaque
    pas

    Les larmes sont de joie

    en lames à nos chevilles.





    Nommer Bethani

    dans le chant
    Écho d’un son

    qui s’égare

    Point de fuite

    disparu
    dans les traces

    ensablées

    Errance

    Des milliers de visages

    consolés
    par les feux

    du désert

    Avançons
    les joues blanchies

    de lune.




    Martine-Gabrielle Konorski, Bethani, suivi de Le Bouillon de la langue, Le Nouvel Athanor, 2019, pp. 26-28. Préface d’Emmanuel Moses.






    Martine Konorski  Bethani 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    Bethani (lecture d’AP)
    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Isabelle Lagny — Salah Al Hamdani | [Dans la lumière blanche]


    [DANS LA LUMIÈRE BLANCHE]




    Dans la lumière blanche
    nuée d’arbres
    où s’échouent
    tous les bateaux [S. A. H.]

    Traînée d’oiseaux moqueurs
    sur la langue de l’aube
    Une saison déchirée par l’aridité
    du roc sur l’horizon
    [I. L.]

    De toi
    je mords
    la part de temps
    et ce qu’il te reste de nuit

    Étire ton amour rugueux
    jusqu’au sel qui chemine
    dans les anfractuosités de l’air
    abris de coquillages
    échos de mon désir


    Finie l’Euphrate
    comme le souvenir de mon père
    dans une fiole
    emplie de dunes

    L’oiseau du balcon
    qui donnait sur le néant
    n’est pas revenu de la guerre

    Tu t’échappes sans cesse
    Tentative de crier
    lorsqu’une voile
    essaye de te retenir

    Mes écrits s’égouttent
    à ton départ
    et mes empreintes
    s’attardent sur tes jours brisés

    Sautons à cloche-pied
    Sur l’étrangeté d’un destin
    Où chaque tragédie
    Fait éclore un bonheur

    Je presse ta poitrine
    au souvenir d’une blessure
    Elle sourd de ma langueur
    sous l’œil goguenard des mouettes


    C’est toujours de la même citadelle
    qu’il faut s’échapper
    embrasser l’autre rive

    L’amour lui-même
    ne suffit plus
    ainsi que cette blessure
    qui s’efface en silence
    dans ton rêve

    Des hommes traversent le pont
    ma pensée s’évade
    comme un cheval
    sous le poids d’un mirage
    et me voilà déjà en toi

    Serai-je la foudre
    ou cette infime lueur qui s’échappe
    de la page ?

    … (Silence)



    Isabelle Lagny — Salah Al Hamdani, « Prisme » (extrait) in Contrejour amoureux, Le Nouvel Athanor, 2016, pp. 93-94-95-96-97. Préface de Jacques Ancet.






    Contrejour amoureux






    SALAH AL HAMDANI


    Salah Al Hamdani  NB2
    Ph. Helmut Schneese



    ■ Salah Al Hamdani
    sur Terres de femmes

    Bagdad, désespérément (extrait de Rebâtir les jours)
    Le début des mots (extrait de Bagdad mon amour)
    Saison du sel







    Salah Isabelle 2
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Isabelle Lagny
    → (sur BabelMed)
    une lecture de Contrejour amoureux par Cécile Oumhani
    → (sur BabelMed)
    un entretien avec Salah Al Hamdani et Isabelle Lagny, auteurs de Contrejour amoureux (propos recueillis par Cécile Oumhani et publiés le 14 mars 2016)
    → (sur RFI)
    Salah Al Hamdani dans En sol majeur (Yasmine Chouaki)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Salah Al Hamdani
    → (sur YouTube)
    un entretien avec Salah Al Hamdani





    Retour au répertoire du numéro de mai 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine – Gabrielle Konorski | Verticale



    VERTICALE



    Ainsi tu m’apparais
    dans le drap blanc
    dessiné sur ta peau

    Sous le soleil
    ta bouche de grenade
    écarquille mes yeux

    Ta main cueille la terre
    au creux de l’arbre
    aux pierres

    Ici il est écrit
    Possible         peut-être.



    Martine-Gabrielle Konorski, « Nos heures » in Une lumière s’accorde, Le Nouvel Athanor, Collection Ivoire, 2016, page 22. Préface d’Angèle Paoli. Postface de Claudine Bohi.






    Konorski  Une lumière s'accorde 2



    MARTINE KONORSKI


    Martine Konorski NB 2
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    Bethani (lecture d’AP)
    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    une recension d’Une lumière s’accorde, par Isabelle Lévesque
    → (sur Levure Littéraire)
    des extraits de Je te vois pâle… au loin (+ une notice bio-bibliographique)
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    d’autres extraits de Je te vois pâle… au loin (+ une notice bio-bibliographique)
    → (sur le site Robert le Diable, carnet de curiosités littéraires)
    une notice bio-bibliographique sur Martine – Gabrielle Konorski





    Retour au répertoire du numéro de février 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Corse_3 Étienne Orsini | [J’ai laissé filer des rivages]




    Jai laissé filer des rivages
    Ph., G.AdC







    [J’AI LAISSÉ FILER DES RIVAGES]




    J’ai laissé filer des rivages
    Et depuis lors, ils m’accompagnent


    Le chien de mes vieux jours
    Aura pris de l’avance
    Cette page boit mes paroles





    Je voudrais disparaître assez
    Pour ne pas manquer à mon corps


    Deux amphores dans la soute
    La traversée du temps
    Transforme les époux




    Étienne Orsini, Gravure sur braise, Le Nouvel Athanor, 2013, page 43. Préface de Michel Cazenave.






    Gravure sur braise







    ÉTIENNE ORSINI


    Orsini




    ■ Étienne Orsini
    sur Terres de femmes


    [Je voudrais pleuvoir] (extrait de Débusquer des soleils)
    [J’ai longtemps cru qu’ailleurs était un nom de lieu] (extrait de Répondre aux oiseaux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème) une notice bio-bibliographique sur Étienne Orsini





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Matthieu Baumier, Le Silence des pierres

    par Sabine Huynh

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Mystes,

    Collection Ivoire,
    Le Nouvel Athanor, 2013.
    Préface de Françoise Bonardel.



    Lecture de Sabine Huynh



    Le Silence des pierres
    Ph., G.AdC








    [« POUR QU’UN SON DE PIERRE ENCORE RETENTISSE »]




    Quand je lis Le Silence des pierres – et j’insiste sur le présent du verbe lire car je n’ai pas cessé de lire ce livre depuis que je l’ai rapporté en 2013 du Marché de la poésie (Paris) – je ne peux m’empêcher de penser à ces mots d’Edmond Jabès : « Venir au monde en poète, c’est être dans le monde autrement qu’en y résidant. » On sait que Matthieu Baumier est loin d’écrire en néophyte, mais Le Silence des pierres n’en est pas moins son premier recueil publié : pierre symbolique dans le paysage poétique, ce livre solennise l’appartenance de son auteur à la poésie et signe la renaissance d’un écrivain dont la maturité spirituelle l’érige en myste initié, gardien du Poème intègre.


    Ainsi, Poème

    Tu me demandes de me présenter

    Seul,

    Et de répondre à ce monde ?


    Matthieu Baumier, « à l’écoute des mots qui tracent son avenir » (Jabès), fait profession de foi avec ces textes impressionnants au caractère grave et épuré, dont le sujet inspire le respect : le Poème. Y sont distillées ses croyances et convictions par rapport à ce qu’il attend aujourd’hui de la poésie. Espérances d’un orfèvre sculptant des vers qui ne sont plus ni « simulacres de paysages et vols de virgules », ni mutisme et froideur de pierre. Dans notre monde dévasté chancelle le Poème-arbre, mutilé certes, mais non pas réduit au silence, et les mystes le soutiennent.


    À la ronde grisée du solstice d’hiver,

    une vague figée sur les lèvres, l’arbre

    sombre en racines de palabres

    et gravit épuisé la lettre de terre […]

    Non, non, il n’est pas encore minuit

    et l’arbre se hâte au devant

    du mot, simple mot parmi les mots enfuis –

    des lettres, simples lettres parmi les arbres vivants.


    Il s’agit pour le poète de regarder le monde droit dans les yeux tout en écoutant ce que sa bouche de mandorle prononce – cette « bouche lumineuse » qui « forcera l’échine / des tourments » – : la « douce clameur » d’une poésie incurvée où s’animera enfin la « vague figée », au creux de laquelle peuvent finalement s’inscrire la vie et la lumière.


    Nous sommes allés à la terre.

    Nous sommes allés sous le chêne.

    Devant l’immobile,

    le mot ailé du monde.


    Seul le Poème est la voie, l’ultime recours dont parlait Roberto Juarroz, pour réaliser ce projet de vie qui s’élèvera au-dessus des paroles vaines et laides revêtues des mêmes faux-semblants dont sont parées les « icônes livides » du monde, et permettra de retrouver « les dieux que nous avons en nous » (Char), ainsi que « Jérusalem la paisible », la céleste aux douze portes : univers et poésie spirituels, purs et clairs ; paradis où fleurit la rose mystique.


    Exilé parmi les exilés, le poète

    s’érode à la pesée vacillante des mondes.

    À l’oiseau, copeaux fendus en montagnes,

    c’est la mort, l’écriture, la vie

    charpentées à l’aval des hameaux.

    Exilé parmi les exilés,

    l’exil dévale, incurve, coule la poésie.


    Nous avons survécu au désastre, nous dit Matthieu Baumier, poète vigilant, révolté, consterné par les ravages de l’Histoire, ravages des guerres et des crimes commis par les hommes. Et il écrit « depuis cet instant / l’après fin du monde » :


    L’océan n’est pas rentré au port

    Et les églantiers sont en retard

    C’est la crue des cadavres.


    « La poésie a beaucoup souffert / des avances de la nuit » : l’âme « effondrée / dans la paume du simulacre », elle est en passe de devenir cette Lointaine, abstraite, déshumanisée.


    Nous sommes parvenus au rivage,

    là où le visage de l’homme sombre

    aux reflux, à la fin des paysages.


    Le poète nous enjoint, à nous ses « compagnons de l’Aurore », de nous engager dans les ondes d’une langue non savante, pratiquement une langue démotique et concrète – l’heure est bien venue « de sertir le voile du réel dans la mandorle du poème » –, langue du réel et de l’humain, car malgré les ténèbres, l’être humain n’est-il pas un poème ?

    J’attends le retour

    des paysages,

    ancrés au refrain des visages.


    Et les cimes de l’image poésie.


    L’être humain est un poème, soit un mystère de lumière, autant que la vie, que l’univers, sa création, pour peu qu’on se souvienne qu’« aux commencements / le monde, tu sais, / le monde martelait la rime // du commencement du Poème. »


    Je pense aux arbres, ils tombent.


    Cet homme disparaîtra des cartes

    Et le réel s’impose.

    Vient, s’en va

    Comme le trait simple d’un crayon.


    Je pense aux arbres qui succombent.

    Et aux étoiles empalées.

    Pourquoi devrions-nous l’aimer, cet homme-là ?


    Ces « étoiles empalées », et « toutes ces tombes, toutes ces tombes / Écroulées au cœur des vies / Abattues ici, à l’entour des racines juives » : l’adjectif « juives », le dernier mot du dernier poème du Silence des pierres, brise ce silence, estampe et ouvre le recueil, signifiant ainsi le triomphe du langage contre la barbarie. Dans cette « après fin du monde », chaque nouveau poème est une aube, un lever de soleil, un monument aux morts et aux vivants, que le poète sculpte avec ténacité, adossé à la mort et au chaos. Le Poème est à la fois son outil, son « vaisseau épointé », et sa création.


    Que sont devenus

    Les compagnons de l’Aurore ?

    Il faudra bien que tout se taise

    Pour qu’un son de pierre

    Encore retentisse

    De nos rêves exilés

    Dans la mémoire des abeilles »


    Le Silence des pierres est un livre essentiel, celui du geste poétique et de sa pierre d’angle, le Poème, plus que nécessaire en cette époque fort agitée, à « l’heure où l’homme laboure sa folie » – comme nous le rappelle sans cesse et à raison Matthieu Baumier dans Recours au poème, l’excellente revue hebdomadaire en ligne de poésie internationale qu’il anime depuis 2012 avec Gwen Garnier-Duguy.


    Que peuvent-ils ?

    Que peuvent-ils, maintenant,

    Les mots du simple

    Les mots du Poème ?

    Il est trop tard trop tard.

    C’est l’heure, pourtant, l’heure du recours

    Au Poème.




    Sabine Huynh
    D.R. Texte de Sabine Huynh
    pour Terres de femmes





    ________________________
    NOTE : Sauf indication contraire, toutes les citations entre guillemets figurant dans cet article sont extraites du Silence des pierres de Matthieu Baumier.






    Baumier Le Silence des pierres



    MATTHIEU BAUMIER


    Matthieu Baumier
    Source



    ■ Matthieu Baumier
    sur Terres de femmes

    Mystes (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique sur Matthieu Baumier



    ■ Autres notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions






    Retour au répertoire du numéro de février 2014
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes