Étiquette : Le Testament de Borée


  • Jacques Réda | Testament


    TESTAMENT
    (extrait)




    Il se peut que la Muse rie
    Elle-même, sous ces rameaux
    Tirés de la sauvagerie
    Où se cachaient les animaux
    Humains, enfants de la Nature.
    Domestiqué par la culture
    Du savoir, il produit des fleurs
    Presque toutes de rhétorique :
    Même le poète lyrique
    Se tient au rang des bateleurs.

    Il a fallu l’énorme orage
    Orchestré par Victor Hugo
    Pour retrouver un peu la rage
    Saine du Franc, du Hun , du Goth ;
    L’amertume de Baudelaire,
    L’impatience et la colère
    De Lautréamont et Rimbaud
    Qui, précipitant le ravage,
    Mirent la parole sauvage
    En désaccord avec le Beau.

    Ainsi qu’en somme au siècle Seize,
    On crut pouvoir l’aménager
    D’abord comme un parc à l’anglaise,
    Ici verger, là bocager
    Puis, de Marot jusqu’à Malherbe,
    On vit graduellement l’herbe
    Des sous-bois tourner au gazon,
    Les layons se border de chaînes,
    Fûts des hêtres et troncs des chênes
    S’aligner comme en garnison,

    Le plus souvent douze par douze
    Au garde à vous ou paradant
    Tout au long de chaque pelouse
    Où les causeurs, en bavardant,
    Démontraient ainsi que leur monde,
    Quand on le surveille et l’émonde,
    Est bien à coup sûr le meilleur :
    Un univers où tout gravite
    Autour du Soleil dont l’orbite
    Tient clerc, serf, prince et rimailleur.

    […]

    Mais quand la langue se rebelle
    Contre elle-même, par dépit,
    Elle qui fut hardie et belle
    Et ne connaît plus de répit
    Qu’elle ne trouve un artifice
    Ou ne consente un sacrifice
    Qui mime ses premiers élans
    Et le naturel de ses charmes,
    Elle sent croître ses alarmes
    Enchérit sur les insolents :

    Se farde à l’excès, se débraille,
    Jure, fume, rote, boit sec,
    Prend des poses à la canaille
    Comme les filles de Lautrec ;
    Ivre, au besoin, se prostitue,
    Rigole, insulte, s’évertue,
    Faute de plaire, à faire peur
    Avec des mines de sorcière
    Et, dans la fange ou la poussière,
    Prend pour extase sa stupeur.

    Mais sait-on ce qu’elle y contemple ?
    D’aucuns disent : c’est l’Absolu.
    D’autres la donnent en exemple
    D’un temps désormais révolu :
    La poussière qu’elle va mordre
    Est tout ce qui reste d’un ordre
    Dont le poète a secoué
    Le joug. Donc que nul ne s’encombre
    Du vieux rafiot vers qui sombre :
    Seuls des gâteux l’ont renfloué.

    Allons, la rime, à quoi ça rime ?
    Que chaque horrible travailleur
    Qu’elle veut charmer la réprime,
    Le pire y sera le meilleur.




    Jacques Réda, « Testament », Le Testament de Borée, Fata Morgana, 2020, pp. 37-40.





    Jacques Réda  Le Testament de Borée





    JACQUES RÉDA


    Jacques_reda_sete_20150726 (1)
    Jacques Réda
    Sète, festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée
    31 juillet 2015
    Ph. ©Pierre Kobel






    ■ Jacques Réda
    sur Terres de femmes


    24 janvier 1929 | Naissance de Jacques Réda
    L’aurore hésite
    La course
    L’homme et le caillou
    4 mars 1970 | Jacques Réda, Il s’est mis à neiger (hommage à Jean-Philippe Salabreuil)




    ■ Voir aussi ▼


    le site Jacques Réda
    → (sur Terres de femmes)
    Bernadette Engel-Roux | Le nom des choses [Une lecture de Jacques Réda, extrait]






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