Étiquette : Lecture


  • Angèle Paoli, Lauzes

    par Marie Lagrange


    Angèle Paoli, Lauzes (récits et nouvelles),
    éditions Al Manar, 2021.
    Préface de Marie-Hélène Prouteau.



    Lecture de Marie Lagrange


    LAUZES  LAGRANGE [2814]
    Image, G.AdC





    Un certain vendredi d’avril, j’ai rompu avec la morosité du confinement et mis un terme à mes tribulations quotidiennes pour lire Lauzes d’Angèle Paoli. Quel voyage !

    Des retrouvailles en premier lieu : du goût de l’antésite avec, à l’ombre du mystérieux entrepôt proche de la maison familiale, l’image de la petite, minuscule entre le Père et l’Homme de la TAM, détenteur du breuvage à la réglisse, à la Collection Rouge et Or, ou aux pages du Petit Larousse illustré

    Des rencontres surprenantes… comme celle d’Aïta, figure féminine d’un autre temps…

    Des dépaysements avec, au détour d’une phrase, le surgissement de mots singuliers… Du « glaiseux » à la « petite voix qui frivole dans les arbres » ou aux « cristes marines », nous avons l’embarras du choix… Un vrai festival !
    Des attentes et des questions en suspens…

    Et puis la Vie, en particulier sous ses formes les plus menues, les plus secrètes, et aussi… l’omniprésence de la Mort… L’insolite, la nostalgie, la mort… Et tout un monde de contrastes : de la rusticité au raffinement — subtil jeu d’ombres et de lumière, veinules et irisations, palette des gris et des grenats, des roses et des mauves offerts par la nature —, du minuscule au gargantuesque, gastéropode géant, univers effrayant et fascinant des insectes. Tout un bestiaire ! Bref, on ressort de cette lecture tout ébaubi, à la fois mélancolique et heureux.

    Mélancolique sans doute parce qu’on sent plus que jamais en soi le cheminement de l’irréversible, l’emprise mortelle du temps, heureux parce que tout au long de ces pages faisant vivre sous nos yeux « des lézards filant au fil des lauzes », « de vieux murs enlacés par des lianes », « des arbres défeuillés », mélancolie, musique et beauté se mêlent intimement, heureux également parce qu’ici l’humour a lui aussi son mot à dire ; qu’il s’agisse de « gendarmes [les insectes !] occupés à copuler sans réserve », du portrait d’un bousier, « minuscule Sisyphe poussant sa bouse », de formules lapidaires : — « Elle déclenche Éole » —, témoin du regard amusé que la narratrice porte sur elle-même et ici, en l’occurrence, sur le mille-pattes qu’elle observe et qui « trottine », « hissant du col », insoucieux de la bourrasque à venir. Que le lecteur se rassure : aucune cruauté dans ces agissements.

    « Le vent se retire aussi soudainement qu’il est apparu et le minuscule myriapode reprend sa route comme si de rien n’était. »

    Le sourire est là, qui fait la nique au désespoir.


    Marie Lagrange
    D.R. Texte Marie Lagrange






    Lauzes couv 2







    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Lauzes
    → (sur Terres de femmes)
    Angèle Paoli, Lauzes (lecture de Sylvie Fabre G.)





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  • Angèle Paoli, Lauzes

    par Sylvie Fabre G.


    Angèle Paoli, Lauzes (récits et nouvelles),
    éditions Al Manar, 2021.
    Préface de Marie-Hélène Prouteau.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    LAUZES




    Lauzes 3
    Ph., G.AdC




    Il y a des livres qui sont comme des univers multiples à explorer. Le recueil d’Angèle Paoli, Lauzes, qui vient de paraître aux éditions Al Manar, en ce printemps particulier qui est le nôtre, appartient à cette catégorie. On s’y promène à l’aventure d’un vécu-rêvé qui entremêle temps et lieux, et fond imaginaire, songe et réalité, nous faisant prendre la mesure de l’espace extérieur mais aussi intérieur de la poète. Son regard singulier, posé sur un monde qui la happe, la ravit ou l’agresse, a pour « seul mérite » d’éployer les sens et le sens dans l’écriture, de sertir des états et de partager des rencontres. Il suscite par là-même une parole empreinte de savoir, de passion et de nostalgie dont le pas des lecteurs buissonniers suit le chemin avec bonheur. Guidés par ces « lauzes » poétiques et picturales qui scandent le recueil du début à la fin, nous avançons à la découverte des 17 proses et des nombreux poèmes qui le constituent. Elles nous révèlent « les très riches heures » d’une vie qui contient en son sein « la promesse d’un ailleurs », et, sa porte une fois passée, leur libre déploiement dans la langue.

    Angèle Paoli, dont on connaît le goût pour la marche, aime, à la manière de Stendhal qu’elle cite en exergue, emprunter ces « petits passages avec des espèces de degrés formés par des morceaux de lauze, qui sont absolument droits » et que l’on trouve en Corse et dans certaines régions de montagne en Italie ou en France. Ils lui servent dans l’écriture à la fois de repères et de haltes où s’entend « la basse langue », écoute d’un pré-langage qui chante toujours en nous. Mais ici ces dalles verbales ont surtout pour fonction de nous mener au seuil des narrations et d’établir l’ancrage et le lien. Chaque pierre-poème est en effet ce « degré » à franchir pour accéder au « plaisir du texte ». Les peintures résonantes de Guy Paul Chauder les accompagnent par la force de leur matière et le délié de leurs écritures. Lauzes de vers, ces joyaux verbaux alliés à ses camaïeux de couleurs donnent un rythme musical à l’ensemble du recueil. Ils font vibrer un réel métamorphique, fruit des visions de la narratrice et du peintre. Voyelles glissantes, jeux des sonorités, levées d’images, mot-valise, lexique précieux, chacun d’eux évoque une saison, des pierres et des plantes, ou des animaux et des hommes, gens que croise la marcheuse. Par la main de l’artiste et la voix de la poète, surgit une mosaïque de matières, de lumières et de mouvements qui varient selon les lieux, les saisons et les espèces évoqués :

    lézards filant au fil des lauzes

    figuiers pansus enchevêtrés

    grillons crissant sous la feuillée […]


    *


    Cailloux grenus poncés luxés

    percés polis persépolis

    assourdie […]


    effritée par le temps


    Sous la plume d’Angèle Paoli, le monde est d’une beauté chatoyante, propre aux épiphanies et aux correspondances, mais aussi au mystère et au basculement. Si son approche en est précise, et même savante par sa culture, elle est souvent inattendue car elle pressent toutes ses réalités insoupçonnées. Elle nous confie observer « la vie qui s’ébroue et qui passe » dehors et en elle. « Elle en traque les images furtives », et nous offre ses trésors changeants, le secret de ses métamorphoses ou sa symbolique complexe. Ainsi, dans « Lucilia Caesar », où elle établit des passerelles improbables entre les règnes humain et animal :

    « Un petit air de brise marine soulève la feuille où je suis installée. Je me balance poussée par le souffle tiède qui berce le figuier me sens l’humeur d’une puce d’algues enivrée de sel et de bulles d’eau. […] J’ouvre un œil ».


    Cet extrait qui met en scène le soliloque muet d’un insecte montre la variété des points de vue adoptés par la narratrice. Elle peut épouser l’œil d’un myriapode ou s’extasier sur le vol gracieux d’une libellule. La vie des insectes et des plantes émerveille Angèle Paoli, mais leur monstruosité parfois la fascine à la manière de J. L. Giovannoni ou de F. Kafka. Dans tout le recueil elle joue du passage et déborde les identités, elle efface aussi les barrières du temps comme dans « La Vénus aux euphorbes » où la déesse lui apparaît dans le maquis corse sous les traits d’une belle endormie. Ses personnages, humains ou Dieux, appartiennent autant à l’éternel qu’à l’éphémère. Dans « Aïta » par exemple, les époques se télescopent dans le mirage sur une même plage en été d’une femme de la préhistoire et de « femmes en bikinis». Prétexte pour nous parler d’une féminité que l’auteur ne cesse de privilégier et d’interroger dans son œuvre.

    Présence de la femme donc, mais aussi choix des lieux sont déterminants pour l’auteure. La Corse et l’Italie, terres familières et aimées, tout en renvoyant à la structure en deux parties du recueil, plante le décor méditerranéen des récits et des proses. Leur unité, par-delà l’apparente hétérogénéité des genres et des thèmes traités, vient paradoxalement de cet ancrage originel et de la liberté de ton et d’écriture qui les lient.

    Dans la deuxième partie, « Ponte Mammolo : Roma gratis, » un de mes textes préférés, est morceau d’anthologie. Il fait alterner le français et l’italien, en racontant le déplacement ubuesque de la narratrice dans la Rome périphérique pour accéder à Tivoli où elle désire visiter la Villa d’Este. Avec humour, force et mélancolie, l’auteure nous plonge dans cette « Rome de la crise », où vivent les « travailleurs pressés », « les immigrés », les ragazzi di vita, chers à Pasolini. Dans cette banlieue, semblable à celle des années 1950 où il habita, nous dit la narratrice, elle fait l’expérience de « la débrouillardise » et d’une entraide dont elle ne finit pas de s’étonner. Le récit met en lumière tous nos maux contemporains dans le côtoiement des époques et des conditions, des langues et des cultures. Elle juxtapose ainsi la « Ville éternelle » des palais et des fresques, aux borgate populaires très pauvres. Et dans le texte suivant, c’est l’usine de son enfance, mise en regard avec une annexe des « Musées Capitolins », qui fait s’entrechoquer jeunesse et vieillissement, sculptures antiques et « chaudières et turbines ». Dans les deux cas, ce qui un instant les unit, nous dit la poète pensive, est peut-être « l’énergie éternelle du temps » et « l’éternel regard intérieur qui anime les âmes, par-delà le temps ». Rome en porte les marques.

    Ainsi, texte après texte, se dessine en filigrane une sorte de portrait de l’auteure, de ses territoires naturels, pensifs et affectifs, de ses élans et de ses désespoirs. Dans « Le jardin des Hespérides », on la devine au village, en Corse, « sur la terrasse au tilleul », en train d’écrire l’histoire de Jeanne, amie solaire, aimée par Nicolas de Staël. Récits à la troisième personne ou autobiographie assumée, la narratrice, tout au long de la lecture, se découvre méditerranéenne, amoureuse de son île et de toutes les formes du vivant, mais aussi femme de culture et d’art. Qu’elle se laisse aller à la rêverie face à la beauté d’un paysage ou d’un corps, qu’elle contemple une fresque de Piero dans la cathédrale d’Arezzo ou encore qu’elle se remémore son enfance et médite, mélancolique, sur la fragilité des êtres, sur la vieillesse, ou sur la mort comme dans « L’ange tombé du ciel », sa langue sait utiliser toute la palette des registres et des genres. Dans les récits autant que dans les poèmes, dans la narration et dans la description, dans les dialogues ou les monologues, Angèle Paoli n’hésite pas à mêler lyrisme et tragique, épique, fantastique et humour. La beauté de ce recueil vient de cette « bigarrure » du monde des vies et des langues dont parle aussi Marie-Hélène Prouteau dans sa fine préface, ainsi que de cette quête de l’être pour trouver son habitation. Celle qui nous parle dans Lauzes ouvre la place à l’inconnu, au visage de l’autre. Si elle rencontre l’obscur et regarde la poussière, elle n’oublie pas la joie des cœurs et la chaleur des corps vivants. En poète, elle cherche la lumière dans le paysage, la rencontre avec le visible et l’invisible et ses révélations. L’écriture fait de son livre la patrie de trois langues, le français, le corse et l’italien, reliées au jadis, glorieuses de l’instant et du à jamais, un souffle chargé de mots. Le lecteur, dans l’ombre ou la lumière, y marche sous le vent de ses voix.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Lauzes couv 2







    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Lauzes
    → (sur Terres de femmes)
    Angèle Paoli, Lauzes (lecture de Marie Lagrange)




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre

    par Sylvie Fabre G.

    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre,
    éditions Méridianes, collection Duo,
    34000 Montpellier, 2020.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    UNE SIMPLE MOTTE DE TERRE SUFFIT AU POÈME



    Certains écrivains, plus que d’autres, sont des héritiers, des êtres à l’écoute des éléments, des choses et des mots. Rêveurs sensibles à la vibration venue des origines et des fins, ils mettent leurs regards et leurs voix aux aguets de ce qui constitue l’univers et de ce qui nous transcende en tant qu’espèce humaine et comme personne, pour mieux « voir », « embrasser » et écrire le lien qui nous unit au cosmos, à la terre que nous habitons et à une histoire – matière esprit et langage. Tels sont les poètes Jean-Pierre Chambon et Michaël Glück qui font dialoguer leur voix dans le beau petit livre, Une motte de terre, publié aux éditions Méridianes en septembre 2020.

    C’est Michaël Glück qui en a initié l’écriture en choisissant de répondre à l’invite de Francis Ponge dans Le Parti pris des choses : « ramassons simplement une motte de terre ». Simplement ? Certes, mais le poète nous révèle que cet acte, dans son apparente simplicité, peut déclencher « le feu de la phrase » dans la bouche de celui qui l’accomplit. N’incendie-t-il pas en effet sa mémoire et sa langue en remuant les cendres de la mort et en faisant de l’arbre de vie un signe pour l’homme dressé entre sol et ciel ? Ainsi l’ensemble du recueil, construit en deux parties, fait de la terre autant le lieu des travaux que de l’écriture, autant que celui des flammes que de la fumée. Berceau mais aussi tombe, la terre, en nous ramenant à la nudité première et dernière, nous insère dans le grand cycle du temps et questionne notre être-au-monde comme nous le montrent, chacun à leur manière, les deux poètes.

    Michaël Glück utilise le vers libre, court et presque sans ponctuation, ainsi que les blancs sur la page, pour allier à la terre la coulée de l’eau et du souffle et penser la force de la matière et du verbe qui ouvre un immémorial : « des mots dans la paume // millions d’années/qui glissent entre les doigts », écrit-il. Le poème lui-même en effet ne glisse-t-il pas sur la page, scandé dans son silence par des citations qui relancent sa méditation ? Terre-air-eau-feu, les éléments qui symbolisent l’aventure du vivant nous unissent au lointain et au proche, et l’humain en porte le chant métaphysique et la mélancolie. Comme Meschonnic, ou Chouraqui cité, familier du Livre, Michaël Glück revient au mythe de la Genèse et évoque « les lentes mains » de l’homme façonnées par celles de Dieu, « mains nées de l’argile/sur le tour du potier ». Tour à tour ou ensemble, devenues mains à charrette ou mains à plume, celles-ci appartiennent à un corps qui travaille la terre en sachant qu’il y retournera, et à un esprit qui pense sa finitude et y consent : « matière tu es/tu fus tu deviendras ». La référence biblique permet pourtant au poète de réaffirmer son choix d’écrire « terre à terre », au plus près de cette matière qui nous constitue et nous contient. Pas besoin d’au-delà, assure-t-il, pour celui qui ne veut atteindre que « l’horizon du poème » dont les vers s’effacent « avec les marées ». Nostalgique d’une enfance ouverte au réel et au rêve qui « ne connaissait que la carte bleue du ciel/ou celle des océans » et pouvait en toute innocence « réinventer l’écriture », le poète aujourd’hui n’a d’autres certitudes qu’une existence terrestre et l’absence de Dieu. Son élan poétique ressemble à la poussée de l’arbre vers la lumière mais il n’est pas sûr que sa sève dure pour nourrir toujours « la forêt des mots ». Car, pour Michaël Glück, tout homme, simple maillon de « la rêveuse matière » est « ange de boue/figure passagère », et sa parole vouée au doute est menacée d’oubli. « Danseur d’alphabets », le poète devient ce funambule qui écrit au-dessus du vide. L’inscription des vers sur la page, toute la rythmique de la deuxième partie du recueil dans ses brisures et ses tonalités en témoigne.

    Ainsi « au sein de la terre-mère », matière et pensée, dehors et dedans se fondent en l’homme pour lever des mots et des images comme autant d’habitations différentes mais reliées. Dans la première partie du recueil, Jean-Pierre Chambon remonte autrement les âges et traverse leur pénombre pour nous rappeler aussi d’où nous venons et combien notre futur est incertain. Retraçant l’aventure de la création à partir du seul mot, terre, « où il s’enfonce », « imprégné/de l’obscure pensée de la matière », ses poèmes aux strophes plus longues et aux vers moins troués de silence proposent une geste, plus narrative. Des galaxies lointaines aux planètes telluriques, de la béance du cratère au resserrement de la crypte et aux catacombes secrètes, des pyramides orgueilleuses aux tréfonds obscurs de l’homme, leur déroulé convoque la cosmogonie et les mythes pour explorer une évolution où s’inscrit notre destinée. Le poète se souvient du chaos naturel et des violences humaines, il évoque la succession vertigineuse des civilisations et la quête d’un sens. S’il rêve les « amas d’étoiles », il fréquente aussi « les tanières des bêtes apeurées ». Il mesure ainsi notre part d’animalité et notre part de culture, jugeant toutes nos vanités à l’aune de la grandeur et de la décadence des temples, sacrés ou profanes, que nous avons érigés.

    Ainsi, dans le recueil, les voix des poètes qui s’appellent donnent un même noyau central à leur chant : le mot « terre ». Celui-ci est bien le levier de l’unité du recueil comme le confirme l’anaphore finale de la première partie où Jean-Pierre Chambon tresse le fini et l’infini, le présent de l’écriture au passé et futur d’une traversée partagée. Chacun porte l’héritage de l’ici, selon sa condition, ses obsessions et ses choix, le poète en fait son miel langagier. Jean-Pierre Chambon dans le premier poème lui aussi nous rappelle que nous appartenons à une chaîne : « De ma main à plume je recueille/une de ces mottes de terre/que soulève dans ma mémoire/avant chaque retour à la ligne/l’aïeul laboureur ». La métaphore filée dans les strophes qui suivent établit les correspondances secrètes entre réalité de la matière et magie de la langue. Les poèmes, s’ils abordent des thèmes communs à l’un et l’autre poète, ont la richesse de ton grâce à l’approche personnelle qu’ils nous en livrent, facture plus métaphysique chez Michaël Glück, plus narrative chez Jean-Pierre Chambon. La voix de chacun est là dans son histoire, sa pensée et sa sensibilité.


    Ainsi une simple motte de terre, tenue dans la paume de la main ou au bout d’un crayon, peut nous conduire à descendre au puits du temps et à la source de notre condition. Remontée, coulée et résurgence, l’écriture du poème nous rend une mémoire qui déborde la nôtre et une voix qui éclaire des destins et des parcours singuliers. Son voyage interroge le plus lointain passé comme l’extrême présent, personnel et collectif. Dans ce bref recueil, la parole profonde qui nous est offerte ressemble à « une terre natale et sépulcrale » où se mêlent matière et esprit, souffles et semences, racines et ossements. Elle questionne notre présence de vivants et notre humanité mortelle, du commencement jusqu’au terme.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Chambon Gluck 2




    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    [Fleurs dans la fleur]
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    Des lecteurs (extrait)
    Noir de mouches (extrait)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)







    MICHAËL GLÜCK


    Gluck Portrait
    Source




    ■ Michaël Glück
    sur Terres de femmes


    Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
    « cette chose-là, ma mère… »
    …Commence une phrase (lecture d’AP)
    [commence une phrase] (extrait de …Commence une phrase)
    L’Enceinte (lecture d’AP)
    Matières du temps (extrait de D’après nature)
    [le ciel emporte le reflet des îles](extrait d’Errances célestes)
    [nous sommes venus d’un ciel à l’envers] (extrait d’Un livre des morts)
    [où de vivants piliers] (extrait de Poser la voix dans les mains)
    Passion Canavesio | Passion-Judas (lecture d’AP)
    [Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
    Tournant le dos à (lecture d’AP)
    [toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    le site des éditions Méridianes




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Raymond Farina, La Gloire des poussières

    par Sabine Dewulf

    Raymond Farina, La Gloire des poussières, éditions Alcyone,
    Collection Surya, 2020.



    Lecture de Sabine Dewulf.


    Ce livre est le second que Raymond Farina a composé après le silence, long d’une dizaine d’années, qui suivit la publication d’Éclats de vivre, aux éditions Dumerchez, en 2006. Cependant, l’unité de l’œuvre est frappante, au point que son ensemble forme une sorte de long poème, marqué par l’attention accordée à l’infime – ailes d’oiseaux, coccinelles, papillons, traces légères ou lettres originelles, enfouies dans les sables… Au fil des recueils, les variations de la forme, pour une part, tributaires des péripéties vécues sur divers continents, n’occultent pas l’essentiel : le patient tissage de ces Liens si fragiles (Rougerie, 1995) qui conjurent l’absurde.

    Sur la scène de ce livre, Raymond Farina fait jouer des actrices étonnantes : les « poussières » en « gloire ». Pourquoi glorifier les poussières ? Loin de la pompe des rois vaniteux, elles sont, comme un rire de « bouffons » ou de « clowns », la preuve ailée, rythmée par le vent, que nous ne durons ni ne possédons ; qu’en revanche, nous désirons, rêvons, aimons : de l’atome à l’éclat d’une étoile, elles forment le substrat d’une énergie élémentaire et désintéressée, consubstantielle à l’univers. En même temps que notre fugacité dans le tourbillon des êtres et des choses, elles ravivent la saveur de chaque instant. Cette saveur qu’à chaque seconde nous piétinons, en nous comportant en « arrogants », en guerriers (« Que la guerre était belle »), en destructeurs de planète — « l’hiver s’égare dans l’août » —, en possesseurs d’une « vérité / jouet de troubles stratégies ».

    De fait, l’espace-temps que nous nous inventons n’est pas celui de ce « passant de l’Infini ». Le poète lui-même se dit d’emblée si proche des antiques rois mages, salués comme des voyageurs de l’«Éternel » ! La durée poétique forme un pont jaillissant entre un « présent » à goûter et le « futur simple », un bondissement perpétuel. Sa manière d’enchaîner les vers et de nous rendre le « sublime » familier correspond à ce frémissement qui suit tranquillement son cours : excédant rarement l’octosyllabe, le poète raconte une « fable sans fin », toujours mélodieuse, qui cherche à capturer dans son tissu calligraphique l’étrange lueur des « cendres », des « brindilles », des « lucioles », des « couleurs », de ce qui échappe aux formes définies pour s’envoler jusqu’aux étoiles. Tout en exerçant, sans relâche, sa lucidité sur le monde délirant où nous nous enfermons, le poète ranime nos «  possibles éteints », décrit le « tremblement de la main » ou la « pulsation des syllabes », convoque l’« ange vrai » qui chevauche les siècles et convertit « en millénaire / un lumineux instant d’avril ».

    Rien de plus profond que cette poésie : son apparente simplicité retient ces paradoxes dont manquent nos discours. Sans jamais se départir de son humilité, Raymond Farina reste le poète-philosophe

    de ce

    « Grand Tout, qui n’est pas rien,

    quelque chose d’insignifiant

    & de doux éternellement

    mais seulement pour un instant ».


    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes







    Raymond Farina  La Gloire des poussières 2




    RAYMOND FARINA


    Raymond Farina
    Source




    ■ Raymond Farina
    sur Terres de femmes


    [Dans ta maison sur les nuages] (extrait d’Anachronique)
    Que faire maintenant (extrait d’Éclats de vivre)
    Les papillons d’Apollinaire (extrait d’Hétéroclites)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Alcyone)
    la page de l’éditeur sur La Gloire des poussières de Raymond Farina
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Raymond Farina
    → (sur le site de Guy Allix)
    une page sur Raymond Farina
    → (sur Terre à ciel)
    plusieurs pages consacrées à Raymond Farina
    → (sur Gattivi Ochja)
    un poème extrait d’Anecdotes de Raymond Farina, traduit en corse par Stefanu Cesari
    un entretien de Régis Louchaert avec Raymond Farina (PDF)
    → (sur L’Or des livres)
    La poésie de Raymond Farina : Anecdotes et Epitola Posthumus





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  • Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs

    par Angèle Paoli

    Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs, roman,
    éditions Julliard, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DE IAŞI À GOMA, LE LONG CHEMINEMENT D’UNE PLUME MÉTISSE




    La Mer Noire dans les Grands Lacs. Sous ce titre, aussi beau qu’énigmatique, Annie Lulu signe son premier roman. Titre qui conduit la romancière à établir une passerelle entre deux continents, deux régions du globe que tout différencie. Nili, la narratrice du récit, est le point de convergence de ces deux territoires dont elle tire des origines contrastées et antinomiques. À l’origine de tiraillements et de souffrances, le point de rencontre ne pourra être atteint qu’au prix de luttes douloureuses, de guerres, de conflits sanglants et de deuils ; et d’un choix final, pleinement assumé, ouvert sur l’avenir.

    Tout lecteur peut aisément localiser la Mer Noire sur une mappemonde. Elle est cette mer dont les rives viennent lécher les terres de Turquie, de Bulgarie, de Roumanie, d’Ukraine, ou de la Géorgie et de la Russie. Mais les Grands Lacs ? Où les situer ? En Amérique du Nord, Érié, Michigan, Ontario… ? Afrique, Tanganyika, Victoria… ? L’intitulé du premier chapitre, « La fille roumaine de mon père congolais », laisse entrevoir, non sans un certain humour, une première réponse à ce questionnement. L’incipit du roman, deux pages en forme d’avant-propos, confirme pour partie cet ancrage géographique. Le Congo. Et le précise :

    « Ce lac Kivu au bord duquel nous sommes assis ensemble, sur le ponton de l’étroite maison d’où je te parle ».

    Ici, sur les rives du lac Kivu, c’est de Bukavu qu’il est question. Ce Bukavu que l’on retrouve en toute fin d’ouvrage :

    « (À Bukavu, au bord du lac, au bout du ponton menant à la porte d’une petite maison d’où résonnent des voix) ».

    Entre la place que Nili occupait « avant » et celle qui a ouvert « l’après », la boucle est bouclée et le roman peut prendre fin. Mais il faut d’abord que la narratrice entreprenne un long retour en arrière sur elle-même et sur ses origines. Lequel sert d’ancrage au récit, en grande partie autobiographique, qu’elle livre dans La Mer Noire dans les Grands Lacs.

    Le bord du lac est serein, propice à la réflexion. Une réflexion faite de contrastes, que Nili confie à l’enfant qu’elle porte. Il est le fils à qui la jeune métisse s’adresse tout au long de l’histoire qu’elle s’apprête à amorcer et qu’elle va revivre avec lui.

    « Laisse-moi te raconter, comment j’ai cherché mon père, et comment on s’est retrouvés ici, toi et moi. » Dit-elle à son fils.

    Mais, quelques lignes plus haut, la narratrice tient à préciser quels sentiments président à sa parole. « D’abord, je t’aime », déclare-t-elle en caressant son ventre tendu. « Je t’aime et tu viens au monde par la beauté ». La déclaration spontanée de Nili s’inscrit en écho inversé de celle qui hante la jeune femme depuis sa naissance. Un héritage d’une extrême violence légué par sa mère roumaine : « J’aurais dû te noyer quand tu es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. »

    De ce fils que Nili attend et qu’elle a conçu au Congo où elle n’est arrivée que depuis quelques mois, elle dit :

    « Tu es un peu la barque amarrée à un bout de terre ferme qu’on s’est fabriquée par besoin ton père et moi, par convocation du désir en nous, pour vivre et conjurer des tas de défaites ».

    La narratrice peut dès lors remonter le cours du temps et se lancer dans le récit d’une douloureuse épopée nourrie de haines et de conflits sanglants, qu’elle va tenter de transformer en histoire d’amour. Une histoire commune et partagée.

    Née en Bulgarie en 1990, Nili est, de par sa naissance, le lien tissé entre Occident et Afrique. Avec elle s’établit « une lignée bizarre de l’univers ». Lignée improbable entre Europe et Congo ; mère/fils ; mère/fille ; père/fille ; métisse/enfant. Mais c’est du côté de son père, Exaucé Makasi Motembe, et, plus avant dans le récit, d’Omoyi, sa grand-mère paternelle qui lui offre une vraie famille d’oncles, de cousins et d’amis, que Nili cherche sa vérité. Qu’elle traduit par des images chargées de sens :

    « De mes mains à mon ventre, de mon ventre à ce lit pluvial, il y a des cordes de limon, des générations de coquillages placentaires ».

    Car ce père absent la hante. Depuis toujours. Ce Makasi dont elle porte le nom et dont elle incarne la force, ce père qu’elle n’a pas connu, qu’elle n’a de cesse de rechercher et dont elle finira par retrouver la trace, elle a commencé par le haïr. Ne l’a-t-il pas abandonnée alors même qu’elle était encore au berceau ? Ne l’a-t-il pas livrée à la folie maternelle sans se soucier d’elle un seul instant ? De ce père congolais, étudiant brillant venu faire ses études en Roumanie aux temps du Conducător Nicolae Ceauşescu, sa mère ne lui apprend rien. Qui a rayé son amant éphémère de sa mémoire ; comme elle-même a été exclue de sa propre famille. Nili et sa mère, coupables l’une et l’autre. La mère doublement : d’avoir partagé sa couche avec un Noir et d’avoir enfanté, hors mariage, une enfant de couleur, dont elle s’acharne à frotter la peau. Une enfant preuve vivante de la faute de sa mère. Qui répond aux questions de Nili par des gifles et des insultes. Nili, qui comprend qu’elle est le fruit indésiré d’une rencontre estudiantine, passera son enfance dans l’inconfort de se découvrir « alien » dans « le miroir fendu de la salle de bains » mais davantage encore dans le regard malveillant des autres, un « semi-leucoderme », objet de risées racistes insoutenables. Au mieux, une « curiosité locale ».

    « Dans la ville où je suis née, je n’étais qu’une moitié de primate, ou bien un être surnaturel pour les plus niais d’entre eux, pas une personne normale en tout cas. C’est ça mon pays. »

    La rage de Nili est inépuisable, tant envers ce père lâche qu’envers le pays qui l’a vu naître, elle, l’enfant métisse. Qui ne connaît que la haine. Haine qu’elle nourrit à l’égard du père et haine qu’elle reçoit des autres. Haine, enfin, qu’elle éprouve pour elle-même.

    « Il n’y a pas un jour où je ne lui en aie voulu à m’en briser les os, à mon père, pas un jour de mon enfance dans ce vieux coin pourri de l’Europe où je ne lui en aie voulu d’être absent, de ne m’avoir jamais téléphoné, de se contenter d’être une espèce de plaie poisseuse enduite sur ma peau à la naissance ».

    Au fil du temps et des recherches, hasardeuses et complexes, Nili remonte la chaîne embrouillée qui la sépare encore d’Exaucé Makasi Motembe. Elle apprend que son révolutionnaire de père, grand adorateur de Lumumba, rappelé au Congo pour aider son pays à s’affranchir de l’oppresseur belge et de la colonisation, son père, « un idéaliste promis à une grande carrière dans son pays, un panafricain qui voulait fonder les États-Unis d’Afrique » — un Simon Bolivar d’Afrique en quelque sorte — n’a cessé d’écrire à sa fille. Et de supplier Elena de lui permettre de parler à Nili. Et si Nili n’a jamais eu connaissance de ces lettres – dont certaines sont insérées dans le récit — , c’est qu’Elena Abramovici, sa mère, les lui a dérobées. Car la très blonde, la très brillante Elena au corps de déesse, uniquement préoccupée par ses études, thèses, diplômes, carrière universitaire, n’a pour critères d’existence que les valeurs intellectuelles. Rien d’autre n’existe ni pour elle-même ni pour sa fille. « Tu existes parce que tu as un cerveau. Sinon tu n’as aucune valeur pour moi », lui rappelle sa mère. Nili, niée. Élevée dans les livres de littérature française et anglaise, afin d’obtenir d’elle qu’elle se déleste de toute trace de l’Afrique ; Nili, privée de tendresse maternelle, torturée par l’absence du père, devra attendre sa vingt-cinquième année pour découvrir qu’elle s’est trompée, parce que sa mère l’a trompée. Qu’Exaucé Makasi, son père, s’est lui aussi trompé sur la femme qu’il aimait. Elena mea. Une prise de conscience qui va permettre à Nili de se libérer de la chaîne qui la tenait assujettie à sa mère ; de se dégager de son emprise et de déployer toute son énergie vitale pour rejoindre l’Afrique :

    « Je me suis trompée, mon fils, nous le savons tous les deux, je me suis trompée. Maintenant que j’ai les lettres que mon père m’a écrites des années durant. »

    Dès lors, la haine qu’elle éprouvait pour elle-même change d’objet :

    « Je n’ai pu m’empêcher de me sentir coupable et de me haïr moi-même de l’avoir haï. »

    Assise au bord du lac Kivu, Nili revoit les rives de la Mer Noire. C’était à Constanţa. L’unique fois où Elena Abramovici avait emmené sa fille loin de Bucarest. Un moment décisif pour Nili qui comprend que ce jour-là sa mère a renoncé à la tuer. Les mains baignant dans l’eau du lac, elle retrouve la teneur de leur échange. Nili confie tout cela à son fils. Elle lui confie sa réconciliation récente avec elle-même et sans doute aussi avec sa mère.

    « Le Congo m’a guérie. Au bord du lac Kivu. Il m’a guérie de cette maladie du rejet… ».

    Tout au long du roman et des trois grandes parties qui le composent, l’histoire personnelle de Nili croise la grande Histoire. Celle de la Roumanie d’un côté et celle du Zaïre (redevenu Congo) de l’autre. Dictatures et révolutions, pogroms et exterminations de masse, soulèvements et manifestations abolies dans le sang. Populations déplacées et malmenées. Tortures et viols. Conflits armés avec les États limitrophes (Rwanda, Angola, Ouganda). De part et d’autre règne le chaos. Annie Lulu jongle avec le temps et avec l’espace. De Iaşi à Bucarest, de Bucarest à Paris, de Paris à Kinshasa, de Kinshasa à Bukavu, de Bukavu à Goma, sur le lac Kivu. C’est à Goma, dans des circonstances violentes, que Nili fait la rencontre de Kimia Yamba, père de l’enfant à naître. Sous la plume acérée et agile d’Annie Lulu, les civilisations et les langues se croisent et s’affrontent. Ramenant de rives déjà lointaines mais restées gravées dans la mémoire, les noms du génocidaire Ceauceşcu, du leader indépendantiste Patrice Lumumba, de Mobutu Sese Seko, responsable de la zaïrisation du Congo, et de Laurent-Désiré Kabila, chef des Tutsis et responsable de la chute de Mobutu. Pour ne citer que les personnalités les plus célèbres. Mais entre Roumanie et Afrique, c’est de loin le Congo qui est mis en avant. Et le Congo-Kinshasa n’a plus de secrets pour Annie Lulu.

    Roman passionnant, inscrit dans une réalité mise à vif, La Mer Noire dans les Grands Lacs surprend par la motilité de l’écriture. Une écriture originale, riche et foisonnante de trouvailles. « Flamboyante ». La romancière passe, avec la fluidité de fondus enchaînés, d’un registre de langue à l’autre, du langage parlé « coup de poing », cru et violent —lorsqu’elle transpose le discours maternel ou lorsqu’elle s’en prend à l’« Europe pourrie » — à un lyrisme imagé proche de la langue poétique lorsqu’elle s’adresse à son fils pour évoquer le Congo qui l’a accueillie. Ainsi dans cet extrait du chapitre « Na lingi yo (je t’aime) » :

    « Sache-le bien, le Congo est comme une île. On n’a besoin de rien. On a le fleuve. Le fleuve et les premières radiances de l’abondance dans ce domaine bas et foisonnant. Des essaims d’étoiles ont semé chez nous la couleur, les fruits, des centaines de rivières, les Grands Lacs, le poisson nourricier, le premier homme, les mathématiques, Dieu. Alors, mon fils, plus tu vas t’éloigner d’ici, vers le monde pourri que moi j’ai quitté, plus tu seras ignorant, un illettré en veste, avec des mocassins et des manches longues inadaptées à ce pays, c’est-à -dire, à la vie, un homme habillé, un mythomane, un tordu. Vraiment tu dois le savoir, je n’ai aucune estime pour la fille morbide et égoïste que j’étais. »

    Au terme de cette première expérience d’écriture et de partage éditorial, le temps semble venu pour Annie Lulu de se réconcilier avec l’« Europe pourrie » d’où elle est par moitié issue. Car il est probable que, sans le « grand éditeur français » qui a su reconnaître un réel talent sous la plume métisse d’Annie Lulu et sans l’accueil élogieux de la critique, La Mer Noire dans les Grands Lacs dormirait peut-être encore dans les tiroirs, somnolant entre Roumanie et Congo.

    Peut-être le temps est-il aussi venu de considérer d’un œil nouveau et harmonieux son métissage. Un métissage parfaitement réussi, qui doit sans doute autant au goût enragé d’une mère pour la littérature qu’à l’amour d’un père absent, trop tôt disparu.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Annie Lulu  La Mer Noire dans les Grands Lacs 2




    ANNIE LULU


    Annie Lulu Denim
    Ph. Francesco GATTONI
    /Opale via Leemage
    Source




    ■ Annie Lulu
    sur Terres de femmes


    Haraka, haraka, haina barakade (extrait de La mer Noire dans les Grands Lacs)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Libre Afrique)
    une lecture de La mer Noire dans les Grands Lacs, par Karin Tshidimba





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  • Xavier Dandoy de Casabianca, Noms prénom

    par Bernadette Engel-Roux

    Xavier Dandoy de Casabianca, Noms prénom,
    éditions Materia scritta, 2020.



    Lecture de Bernadette Engel-Roux.


    XDdC



    Tout livre où s’énonce une prétention ou une intention autobiographique peut être susceptible d’une part, avouée ou non, de fiction, lisible sous la trame du texte ; de même que tout texte qui se donne comme fiction peut révéler, cachée ou non, une trame autobiographique, que l’auteur la revendique ou pas. Les formules célèbres de nos écrivains nous ont persuadés depuis longtemps que « Je est un autre » ou « Madame Bovary, c’est moi » ne nous dit rien de plus que ce que leurs quatre mots conjoignent. Il n’appartient pas au lecteur de démêler les fils d’un texte, il n’en a d’ailleurs pas la possibilité ou le pouvoir. Peut-être l’auteur n’en a-t-il pas davantage, tant il est vrai que le livre brûle ce qu’il invente comme ce qu’il confie et que celui qui l’écrit – auteur signifie conducteur et responsable, celui qui conduit le texte et celui qui peut en répondre – finit par se prendre ou se perdre dans son rêve écrit.

    Ce mêlement au démêlage impossible est plus troublant lorsqu’il s’agit d’un livre qui se donne comme un livre de poèmes, la poésie n’étant pas la forme dans laquelle s’inscrit le plus couramment le propos autobiographique. Et c’est bien comme recueil de poèmes qu’apparaît le livre que XDdC, Xavier Dandoy de Casabianca, vient de publier aux éditions Materia scritta, sises en Corse. Le titre, Noms prénom, inverse la formule connue des fiches où l’on décline son identité : Nom, prénoms, puisque nous sommes tous supposés n’avoir qu’un patronyme et un ou plusieurs prénoms. Il arrive qu’un livre publié inclut, hors du texte lui-même, une notice « bio » qui renseigne sur son auteur. Or, ici, le texte intitulé « Bio » appartient au corps même du recueil, et il n’en est pas la dernière page imprimée à titre d’information. Plus troublant encore lorsque le poème « Bio » prononce :

    « a coutume de signer XDdC

          a coutume de dire : j’ai cinq enfants – deux filles,

          deux garçons, une maison d’éditions.

    était dans le ventre de sa mère quand l’homme a

          marché sur la Lune.

    a marché, dans la lune, en pleurant sa mère

    n’a pas su se nommer pendant longtemps – il

          aurait été plus juste de s’appeler Dansoy que

          Dandoy

    revit en Corse

    est devenu moins mélancolique, plus matinal –

          n’espère plus un arc-en-ciel un soir de grêle

    après de longues disparitions, retrouve des mots

          qui s’écrivent ».

    Qui, en XDdC, trouve ici « plus juste de s’appeler Dansoy – dans soi – que Dandoy » ? Qui, en XDdC, « retrouve des mots qui s’écrivent » ? Qui prononce : « silence, Xavier » ? Et qui, deux pages plus haut, retrouve le souvenir confus d’une plage au très loin d’ici, nommée comme sur les cartes de géographie, réelle donc, bien réelle, où s’est inscrite quelle enfance ?

    Et ces adresses plus que troublantes à « l’ancêtre », évocations émouvantes vraiment :

    « Ancêtre, je ne t’imagine pas. Je te sais avoir pensé et avoir construit pour moi. […]

    Tu as forcément enfanté puisque je suis père. »

    Le recueil est souvent ponctué d’interrogations ou d’affirmations relatives à l’incertitude non de l’existence ou de la réalité mais de l’identité personnelle :

    « Il me faudra

    tout justement

    et exactement

    le reste de ma vie

    à venir

    pour mieux me connaître en fin. »

    Ou ceci, très bref :

    « Tu nais chaque jour

    en plusieurs de tes endroits ».

    Enfin, il est peu probable que les marques graphiques laissées ici ou là sur les pages n’aient qu’un rôle décoratif. Mais lorsqu’une barre oblique raye le poème ci-dessus (Il me faudra…) qui dit le cheminement vers ce qui pourrait être une connaissance de soi, on en vient à se demander si cette rayure annule comme impossible la connaissance envisagée.

    Et c’est sur cette infime particule personnelle « soi » que s’achèvent le dernier poème et le recueil entier, dont la lecture nous aura laissés inquiets.

    Dans la rubrique « Du même auteur » qui clôt tous les livres de qui a déjà publié, lirons-nous vraiment comme un titre seulement

    Le bruit court que je suis mort ?


    Bernadette Engel-Roux
    (janvier 2021)

    D.R. Texte Bernadette Engel-Roux
    pour Terres de femmes







    Xavier Dandoy de Casabianca  Noms prénoms




    XAVIER DANDOY DE CASABIANCA


    Xavier Dandoy de Casabianca denim
    Source




    ■ Xavier Dandoy de Casabianca
    sur Terres de femmes


    Juillet 2009 | Xavier Dandoy de Casabianca, Cahier noir




    ■ Voir aussi ▼


    le site des éditions Éoliennes (la maison d’édition de Xavier Dandoy de Casabianca)





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  • Fabio Scotto, La Peau de l’eau

    par Sylvie Fabre G.

    Fabio Scotto, La Peau de l’eau,
    poèmes français (1989-2019),
    éditions La Passe du vent, 2020.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    DANS LE TREMBLÉ DE LA VIE ET DE L’AMOUR




    La poésie n’est-elle pas la voix d’une parole qui fait scintiller des mots-étoiles dans la nuit et le vent, sur l’eau profonde et au-dessus du vide, en éclairant une vie qui donne à voir les signaux inséparables de l’amour et de la séparation, et qui, par là-même, fait entendre l’inachevé de notre condition ? Dans l’ouvrage La Peau de l’eau, publié cet automne aux éditions La Passe du vent, Fabio Scotto, poète italien, fait résonner sa voix en un recueil anthologique qui réunit des poèmes écrits en français entre 1989 et 2019. Dans quatre des parties, ceux-ci sont présentés dans une version bilingue et, fait rare, traduits par ses soins du français en italien. Cette originalité témoigne de sa relation profonde aux deux langues qu’il pratique de façon constante et qui sont mises ici en écho, devenant ainsi des passerelles mélodiques et des passerelles de sens dans la traversée poétique. La fréquentation du français, et la connaissance qu’en a Fabio Scotto de par son travail de linguiste, d’essayiste et de traducteur émérite lui permettent d’établir une véritable résonance entre les deux langues. Le recueil, qui balaie plus d’une trentaine d’années de création, met aussi en lumière l’unité de son œuvre dans la durée. Cet éclairage dans le temps souligne l’élan d’une quête existentielle et poétique où se conjuguent, sous différentes formes, apparition et disparition, autour de l’axe principal du lien à soi, à l’autre et au monde.

    L’anthologie, construite chronologiquement, débute par des poèmes aux vers courts, aux strophes brèves, qui sonnent déjà comme un avertissement. Sur ce chemin dès l’abord ouvert musicalement, le poète (nous) murmure qu’on ne traverse pas impunément le temps, même avec « un cœur » d’« enfant » ou d’amant. Dans le passage d’une époque à l’autre, d’un poème à l’autre, d’une langue à l’autre, il nous rappelle ce que nous ne pouvons ignorer : la vie est partition d’inouïe lumière autant qu’« ombre infinie ». Le désir humain et l’intensité de la langue ne sont pas suffisants pour faire que la ligne droite ne devienne aussi ligne brisée. Fabio Scotto réduit la faille par une écriture comme lui vouée à des amours finies, à des pages tournées, à un chant inachevable.

    Dans la première partie du recueil, l’image fugitive des jeunes filles surgissant « collées à la nuit » au détour d’une rue de Florence, puis, quelques vers plus loin, l’évocation du poète qui « parcourt le jour » « vêtu d’un brin de sable », en sont les premières illustrations symboliques et orientent le lecteur. Ces métaphores, comme le titre de la première partie, L’Avis de la mort, l’alertent en effet sur la tonalité générale, élégiaque, de l’ensemble du livre, que renforcent les derniers vers du Cirque au bord du lac, mélange de dérision et de nostalgie.


    « Le cirque s’en va demain
    (Ungaretti, Volodine, Moravagine)
    Vers le nord ou vers la mer
    Triste défilé

    Sa trace en nous
    Qui dansons sur le vide
    Un rire aux larmes
    Intarissable, subit
    La glace fondue dégouline, tu sais
    C’aurait pu être la vie… ».


    Cahier préalpin, écrit presque dix ans après L’Avis de la mort, introduit d’autres apparitions en égrenant toute une série de lieux qui offrent leur intitulé aux poèmes de cette sixième partie. Leur nomination précise — Gavirate, Castiglione Olona, Varèse, Luino… —, crée un voyage sonore et intérieur qui fond le paysage des Lacs italiens et de ses protagonistes dans une terre habitée et dans l’histoire singulière et collective qu’elle contient. Cette appartenance renvoie le lecteur aux proses de Sur cette rive, paru en 2011 aux éditions L’Amourier (A riva, NEM, 2009), où le poète, comme dans La Peau de l’eau, navigue entre les deux âges initiatiques — enfance-adolescence —, et l’âge adulte où se vivent la confrontation avec la réalité et la perte des illusions. On verra d’ailleurs que cette anthologie personnelle, qui couvre une temporalité large, Fabio Scotto la termine dans la dernière partie inédite, « L’À-Venir », en abordant aux rivages où désormais il se tient : ceux d’un présent vieilli où le poète se retourne sur sa vie et semble dresser un bilan, plutôt amer, de ce qui a été et surtout de ce qui est :

    « Vie, qui t’en vas

    à chaque instant perdu

    […]

    vie qui es illusion,

    sale promesse

    tristesse bleue

    comme tes yeux qui l’avalent » .

    Dans tout le recueil, le traitement du temps entremêle donc écriture du maintenant et écriture de la mémoire. Les verbes y sont le plus souvent au présent, comme si le passé, inclus, continuait à s’y vivre, comme si le futur était rendu inaccessible :

    « Demain ne viendra pas

    demain il sera trop tard »,

    confie l’un des derniers poèmes tiré « D’une Terre » (V). C’est d’ailleurs avec l’anticipation de sa propre mort que le poète clôt le recueil in « L’À-Venir » :

    « Le jour de ma mort il fera beau

    Des amis suivront le cortège funèbre » (X).

    Dans les vers suivants, télescopage imagé de son espace intérieur, lui-même se vit agonisant, puis cadavre énucléé :

    « À l’heure où moi, je meurs seul

    à l’orée du bois

    Puis les corbeaux en criant

    m’arrachent les yeux ».

    Le registre dramatique, amplifié par cette âpre vision que soulignent les allitérations en [R], éclaire le fond obscur d’une douleur qui broie l’être entier. Mais ne traversons-nous pas tous en aveugles la vie et plusieurs morts avant l’ultime ? Ne nous sentons-nous pas nous aussi parfois des morts-vivants ou des survivants ? Les ténèbres extérieures et intérieures sont des thèmes récurrents dans l’œuvre de Fabio Scotto où l’homme poursuit une chasse au bonheur qui toujours se dérobe et le laisse face au néant.

    Pris dans la spirale du temps, le poète résiste en portant son attention sur les formes, les mouvements, les sons et les couleurs d’une réalité qu’il veut saisir et explorer dans l’ici. Sa captation (nous) invite au partage d’une expérience à la fois sensorielle, mentale et émotionnelle des lieux, des choses et des êtres. On y respire une douceur du monde qui n’est pas sans violence :

    « Silence

    Paix

    Mais ce printemps venteux

    arrache les fleurs aux balcons

    gèle le sang » (« Castiglione Olona », Cahier Préalpin)

    et une beauté qui n’est pas sans laideur :

    « Le soir on va au marais

    se salir dans la cannaie

    sur des ponts tremblants

    au-dessus des décharges industrielles » (« Angera », Cahier Préalpin).

    Pas d’utopie, quelle qu’elle soit, chez Fabio Scotto, qui sait reconnaître les maux néfastes de notre société. Dans les dernières parties du recueil, l’évocation de l’eau lève encore d’autres images, plus terribles, sur la vérité du monde. Car la parole de l’écrivain n’oublie ni l’insensé atemporel ni les maux contemporains : sa lucidité regarde une immanence où règne le mal absolu qu’il dénonce dans la « Lettre à Oradour » (Les Dieux étouffés, 1946) dédiée à Jean Tardieu. Barbarie, destruction, famine, « Exode » sont autant de mots qui font de « notre peau, une plaie » et de notre voix « un cri ». Ce cri résonne dans tout le recueil, il remonte des abysses de la Méditerranée, s’élève « du fond des ruines d’un pont de Gênes » ou plane sur le théâtre des guerres. Il est celui des migrants, « frères morts / noyés parmi les vagues » et de tous les corps-cœurs meurtris par l’indifférence, le désamour ou la haine sur cette terre. Dans la voix du poète, il devient le chant humain d’une souffrance déjà inscrite sur les visages peints par Munch ou par Bacon.

    Fabio Scotto cependant n’oublie jamais les grâces accordées par la vie, ni leurs objets. Et d’abord la « grâce du vu », sa magie. Les poèmes célèbrent aussi bien le « désert aquatique / où les nuages joignent / la traînée jaune de l’horizon » que « la joie de la pierre sculptée par le vent » ou l’arbre dont « les branches deviennent ses bras ». Reflet de l’état d’âme, beauté sensuelle du vivant, tissé de présences vibrantes et d’osmose accomplie, le monde est là, avec ses bords de lacs, ses campagnes océanes ou méditerranéennes, ses « aubes simples » et ses couchants au « Miroir du soir ». Le dehors, paysage naturel ou urbain, est très prégnant dans Voix de la vue (1952) et dans toutes les autres parties du recueil à travers des descriptions fondues à l’expression des sensations et des sentiments mais aussi à une méditation. On reconnaît là le traducteur de Bernard Noël dans l’importance donnée au regard par Fabio Scotto pour qui « voir est un acte ». Tous les sens sont évidemment sollicités dans sa poésie « écrite avec son corps » et qui joue sur les sonorités, la rythmique et la ponctuation autant que sur les images. La dimension picturale de certains poèmes relie souvent la poésie à l’art. Ainsi il n’est pas étonnant que deux parties du recueil correspondent à des livres d’artistes réalisés par Fabio Scotto avec Colette Deblé et Martine Chittofrati et que bien d’autres poèmes, au fil du recueil, évoquent la musique ou des tableaux. Dans Esquisses italiennes, par exemple, ouvrage paru en 2014, une suite rêveuse mais précise accompagne toute une série d’œuvres autour des hauts-lieux de Venise et de Rome. Elle témoigne de la sensibilité de l’auteur à « un visible » dont il faut soulever le voile pour accéder à l’invisible et à ses métamorphoses.

    « Qu’est-ce que le corps pour la lumière ?

    La vie jaillit d’or des eaux troubles

    Corde tendue sur l’abîme

    Elle se penche pieds nus

    l’air caresse ses jambes

    Et toi qui l’aperçois de loin

    de la fenêtre d’en face

    tu es de quel temps,

    de quelle galaxie,

    de quel vent ? » (« Église des Scalzi » in Esquisses italiennes).

    Ces quelques vers nous ramènent au thème principal du recueil et de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. C’est en effet la question de l’identité et de l’amour, compris aussi comme désamour, incommunicabilité et éloignement dont il est question et qui fait question.

    Chez Fabio Scotto, la quête inquiète, mais passionnée, de soi et de l’autre est à la source même de la vie et de l’écriture. Elle se heurte toujours à l’impossible qui se confond avec la perte, mais son possible se prolonge dans « un chant de disparition » comme dans la très belle septième partie, au titre évocateur, L’Ivre mort, publié en 2007. Ce chant emporte la barque de l’écriture, de rivière heureuse en fleuve des amers, avec son passager étreint par la même soif inapaisée et inapaisable de l’Un. Comment s’amarrer aux rives toujours fuyantes de l’amour et garder vifs le transport du corps et la plénitude de l’âme un jour vécus, si ce n’est en les posant dans « l’ivre livre » qui transcende la vie en une autre vie et donne à l’amour sa vraie lumière ? Pour le poète, la poésie est peut-être une tentative de réponse à l’énigme, une voie d’accès à cette « éternité » rêvée, « mer allée/avec le soleil » qu’évoquent Rimbaud et Le Livre de Mallarmé (Variations sur un sujet, 1895) mis en dialogue. Ainsi, au cours du recueil, nous assistons à une descente amoureuse et poétique qui est aussi une remontée, à des naissances qui sont aussi morts annonciatrices de renaissances. La séparation et la solitude, thèmes essentiels, y sont montrées natives car venant de la présence elle-même et retournant toujours à la présence. Cette présence rayonnante, souveraine, que la femme aimée, en ses multiples visages, dispense puis retire, renvoie l’homme à sa dépendance et au désespoir, avant que « le seuleil » et le « cercoeil », mots-valises du désastre, ne redeviennent simples vocables, seuil d’un nouveau soleil, à coup sûr celui de la langue.

    De la rencontre amoureuse, Fabio Scotto écrit avec lyrisme l’enchantement, l’ivresse des corps et la joie d’une fusion vécue à l’origine et réinventée, comme le fait la femme des lavis de Colette Deblé à qui Fabio Scotto donne voix dans les Haïkaï (Fragments du corps rouge) de 2007. La dimension érotique occupe une grande place dans ce recueil aux vers-blasons qui célèbrent la féminité et l’emportement du désir. « Les beaux yeux », « le paradis de chair » suscitent l’extase mais révèlent aussi une face sombre. À l’instar de Baudelaire et de certains surréalistes, le poète montre la femme capable de fausseté et d’adultère, pire encore, sujet de trahison et de cruauté. De l’adolescente « blonde aux yeux noirs », entrevue « un dimanche devant la gare », à la femme mûre « qui porte un secret dans ses viscères » et dont la danse est « sous les yeux des dieux », toutes, si elles font de l’amour charnel un zénith, si elles touchent « de leurs ailes » le cœur de l’homme et « émeuvent » son âme, se révèlent en même temps les figures du manque, de l’abandon et de « la chute ». Les amants, tour à tour « ange mortel » et « ange noir », finissent en « anges déchus ». Certes ils connaissent l’acmé mais, très vite aussi, le déchirement et l’absence. Le riche lexique autour du sang montre le poète martyrisé et agonisant, une fois l’aimée en allée et devenue inaccessible. Dans la dernière partie (L’À-venir), celle qui se cache derrière le « A. » de la dédicace « s’en va/sans tourner le dos » mais le laisse exsangue, « le froid aux os » et désespéré.

    L’« à-venir » serait-il désormais une béance, un vide à épouser pour celui, proie d’amours éphémères, qui ne tient dans ses mains que « le rien » ? L’amour, écrit Fabio Scotto, se réduit à « une chanson pour personne / et le reste est la cendre / que tu éteins sur la cendre » (« La douce blessure, La dolce feria » in Le Corps du sable, L’Amourier, 2006). La parole ne serait-elle alors que « le moyen de se multiplier dans le néant », comme l’écrit Paul Valéry (« Petite lettre sur les mythes », Variété II) cité par Fabio Scotto dans Le Corps écrivant. S’il n’y a pas de salut, et nulle consolation, l’homme perdu devient « le perdant », un naufragé sans identité et sans goût de vivre. Le « je » n’existe que dans le lien au « tu », au « on » ou au « nous » vécus dans le face-à-face intime et, nous l’avons vu aussi, dans le partage d’un destin collectif qui nous lie. Si, dans la relation, l’un est exclu ou nié, l’autre est renvoyé à une sorte de non-être. Le déroulé de regards, de sentiments et de pensées qu’offre le recueil dresse en filigrane un portrait du poète. Ainsi l’apparition de la silhouette de Guido Morselli, écrivain méconnu de Varèse, « traversant la place du Marché / déjà déserte / à six heures du soir », au début du recueil (« Varèse », Cahier préalpin), est suivie de l’identification ironique au cygne de Caldé qui meurt « du plomb dans l’aile ». Ces signes d’un état intérieur mettent à nu une déréliction exprimée aussi par la finale verlainienne de « Luino » (Cahier préalpin) :

    « La vie est manque

    j’aime son absence

    J’attends la pluie ».

    Et cette dernière, à la mélancolie assumée, arrive même à « effacer » jusqu’aux mots du poète emportés par « le vent ».

    La vie, ce réel auquel chacun se confronte, nous déborde toujours, telle est la leçon du recueil. La voix qui y chante nous apprend son mystère indépassable et notre exil : dans l’amour, le plus proche est toujours déjà le plus lointain, mais sa rencontre nous constitue. Après la joie, la disparition laisse au sillage des jours l’a-joie, sa plaie jamais cicatrisée. Le temps s’acharne, c’est vrai, à nous dépouiller, multipliant les défaites et les deuils. En emportant les aimés, il laisse dans un silence où chacun se tient seul comme devant la mort. La félicité « que je croyais atteindre » reste insaisissable, écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, et Fabio Scotto ne le démentirait pas. La séparation, comme l’adieu, est le lot de chacun, qui doit trouver en soi les ressources pour continuer. Le poète de La Peau de l’eau, ami de Tardieu, de Bonnefoy, de Noël et de tant d’autres, pose dans ce recueil les pourquoi et les comment qui nous taraudent. Au bord de l’abîme, lui-même rongé de révoltes, de chagrins et de doutes, assiégé par la désespérance, il ne livre pas de réponse. Mais il garde encore, par-delà ses morts et la mort, le geste d’écrire qui donne son tremblé à la vie. Au terme de cette traversée, le dernier poème du recueil apaise sans la nier la blessure inguérissable avec le mot de « pitié » dont a tant besoin l’humain. Et l’arbre contre lequel s’adosse celui qui prononce ce mot, debout entre terre et ciel, transfuse en sa voix la sève : le poème est bien « l’amour réalisé du désir demeuré désir » (René Char, Fureur et mystère, 1948).



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Fabio Scotto  La peau de l'eau





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto





    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    Venezia — San Giorgio-Angelo (extrait de La Peau de l’eau)
    A riva | Sur cette rive (lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Le Corps du sable (lecture d’AP)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur La Peau de l’eau
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Aurélie Foglia, Comment dépeindre

    par Angèle Paoli

    Aurélie Foglia, Comment dépeindre,
    éditions Corti, Domaine français, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Vol Plané
    Aurélie Foglia, Vol Plané
    in « Grands sujets »
    70 x 90 cm
    Source








    UNE VIE IRRATTRAPABLE




    Comment dépeindre. Est-ce une interrogation ou bien une recommandation quant à la bonne voie à suivre ? Quelle acception la poète Aurélie Foglia a-t-elle voulu donner à cet infinitif ? Faut-il entendre celui-ci dans son sens originel, celui attesté dès le XIIIe siècle — « enduire de couleur » — ou dans l’acception à spectre élargi de « représenter, brosser, décrire » ? Ou alors faut-il tenir ce [dé] pour un préfixe privatif d’origine latine [dis], lequel désigne une privation, un éloignement ou une séparation ? Comment dépeindre ? S’agit-il de représenter ou de faire disparaître ? Peut-être l’un et l’autre simultanément. Ou bien l’un puis l’autre alternativement. Comme le suggère la suite de verbes :

    « décrire peindre écrire dépeindre désécrire. »

    Le titre choisi par Aurélie Foglia, Comment dépeindre, ne laisse en rien pressentir la réponse. La table des matières ouvre la voie sans être pour autant totalement explicite. Le recueil est en effet organisé en quatre temps, quatre Saisons. La subordination entre poésie et peinture y est affichée : « À la manière de la main » (Saison I), « Peindre avec la langue » (Saison III). Les trois premières Saisons évoquent les sens : le toucher, la vue (« Avoir à voir », Saison II), le goût. L’intitulé de la Saison IV est plus énigmatique : « Vous désarticulées ». Qui est ce « vous » ? Pour quels démembrements ? Explicite est la violence qui ressort de cet intitulé. Qui aiguille l’attention du côté de la disjonction et de la séparation. Il faut cependant attendre la lecture de la Saison IV pour que soit véritablement mise au jour la tragédie qui a fait basculer la poète du bonheur d’être, grâce à la peinture, à la douleur insurmontable engendrée par « l’œuvre de la violence ».

    Aussi faut-il voir dans ce recueil poétique, par-delà un cheminement ascensionnel vers la création et la naissance, une véritable catabase. Une chute brutale irréversible. Une descente aux enfers.

    Le poème en incipit de Saison 1 ouvre d’emblée sur l’univers de la peinture et pose en quatre vers initiaux l’essence du lien que la poète noue avec la toile :

    « devenir l’espace

    d’une toile personne

    qui creuse la peinture

    à mains nues ».

    Un désir/un projet, une symbiose, un acte, un outil.

    La poète développe par la suite, dans la manière graphiquement distendue des poèmes qui lui est propre, ce qu’il faut entendre par là. Manière d’être, manières de vivre et de peindre étant intimement accordées. La poète dit aussi ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle se refuse à être et à faire. Ce qu’elle ose, sans retenue, sans réserve, avec détermination. Et ce désir, omniprésent, de faire corps avec sa peinture, de peindre avec son corps. Son travail — sa manière donc — est celui d’une exploratrice qui cherche à déceler ce qui se passe au tréfonds d’elle-même, au plus secret d’elle-même. Ce qui, pour elle, compte avant tout, c’est le geste, celui que lui dicte son corps. Ce geste qui lui permet d’aller de découverte en découverte. Et ce qu’elle découvre, c’est la prédominance en elle de l’intime et fusionnelle présence de l’arbre. L’arbre au centre, son désir le plus vital. Sa vérité.

    De poème en poème se précise l’art de peindre d’Aurélie Foglia. La poète s’affirme comme peintre en action dans son corps-à-corps avec la toile. Elle se fond à elle, respire par elle, en elle et avec elle, colle à la matière qui prend forme. La poète dépeint — au sens de « décrit » — étape par étape, le parcours franchi en symbiose avec l’acte de peindre : le choix de la toile, les essais, le rôle des doigts. Car, dans cette mise en œuvre, hors les doigts, il n’est nul pinceau, nul outil intermédiaire qui puisse prolonger la gestuelle du bras. Et les arbres de surgir avec la couleur. Et les verts de gagner en fluidité. De même les vers glissent-ils de l’un à l’autre sans outil grammatical de corrélation. De sorte que sont possibles plusieurs lectures, envisageables plusieurs interprétations selon la manière dont s’opère la lecture, le passage d’un syntagme à un autre. De sorte aussi que la lecture que l’on imaginait de prime abord discontinue, syncopée en raison des grands interlignages d’un vers à l’autre, se révèle être d’une grande fluidité. Rythmée par un flux intérieur qui rejoint l’intime. Ainsi de ces vers, parmi tant d’autres :

    « aimant tant sa masse de verts

    propulsée par les ciels et les cieux

    il n’y a personne

    comme un arbre pour être

    ce liquide fluide se prend

    pour un fleuve à l’arrêt

    débite son son sans fin ».

    La première Saison de cette action painting est une saison heureuse. La joie de créer s’accompagne d’une exaltation sensuelle. À faire surgir, à mettre au monde, à être soi-même mise au monde :

    « joie urgente

    pénétrée de silence

    sensuel piège

    la gestuelle d’elle ».

    Quelque chose survient qui part du regard, qui tournoie dans le regard. Une circularité qui a à voir avec la vie. Dans cette perception suraiguë, l’arbre joue pleinement son rôle. Il aiguillonne le désir, sert d’étais, tend ses appuis d’équilibre, accompagne le geste dans toute sa force et toute sa profondeur. Lors de cette élévation lente et progressive, Aurélie Foglia assure sa propre surrection :

    « j’ai un travail

    je caresse des arbres

    je fais pousser des arbres

    sous mes doigts

    le geste est

    celui du surgissement

    ils vont vite

    je les pousse » .

    De cette double et complice surrection (celle de l’arbre/celle de la peintre) naît la peinture. Et avec elle, l’affirmation que « dépeindre » est ici brosser « le portrait du paysage ».

    La seconde Saison, « Avoir à voir », place le regard au premier plan. Une saison qui s’affirme aussi dans ce qu’elle a de vif et de violent :

    « la joie jusqu’à

    la jouissance ».

    La saison, qui s’ouvre sur le « travail de marqueterie » de l’artiste, met aussi l’accent sur une « angoisse de joie », oxymore qui accompagne la descente de la poète en elle-même, en un lieu qui la tient à distance, dans un silence qui ne connaît pas les mots. Un avant et un après se dessinent, qui marquent un cheminement progressif tant sur le plan de l’art que de la méthode. La peintre prend des risques, elle ose, invente, se conforte dans les exigences de la liberté prise. Les couleurs éclatent, qui laissent entrevoir « un moi mal mélangé » (je souris au passage à la lecture de ce vers qui me fait songer à James Sacré). Avec le mimosa, arbre de prédilection, le jaune prend toute sa force, laquelle se dit dans ce vers quasi pesquésien (comment ne pas penser en effet aux jaunes du Juliau de Nicolas Pesquès ?) :

    « le jaune est la couleur de jouir ».

    Dans le même temps, ce regard ouvre l’espace sur le lien qui s’établit entre le mot et la chose qu’il est censé représenter, entre le mot et la couleur. L’écart ne cesse de s’agrandir. Peut-être la couleur réussira-t-elle là où le mot révèle son inaptitude ? Et pourtant non. L’expérience s’avère semblable. La peinture s’affirme comme reproduction, comme tentative de représentation, avec tous les écueils constitutifs de cet acte même :

    « si je reproduis un arbre

    ne se montre pas

    un arbre

    n’est pas un arbre ».

    […]

    « j’imite mais

    manque la réalité ».

    Peinture et poésie ? Un point commun lie poésie et peinture, peintre et poète. Dans l’un et l’autre actes de création, l’artiste s’expose, prend des risques. Dérange/déroge/« déloge ».

    Dans les toiles exécutées par la poète, l’arbre est bien au centre, tutélaire. Fondement du paysage existentiel d’Aurélie Foglia. Il est cet abri qui l’accueille tout entière, à la fois son double et sa nature profonde. D’où l’importance d’un geste dénudé, libéré de toute attache et par là-même fragilisé :

    « je veux peindre un tableau

    à l’aveugle

    réfugiée dans mon geste

    tâterai les membres de l’arbre

    long ensemble de traces

    se détacheront sur la feuille de moi ».

    Le geste est un geste refuge, livré à lui-même, uniquement consenti à lui-même pour faire advenir la femme dans sa pleine arborescence.

    Dans la troisième Saison, « Peindre avec la langue », la poète expose ce qu’elle n’est pas, ce qui est inné en elle :

    « je ne suis pas

    peintre à l’origine…

    viens de la bouche ».

    Sans doute la poète extériorise-t-elle, sous l’implicite du mot « bouche  », ce qui est en lien avec ce muscle étrange et ambigu qu’est la langue. Parole/parler/langue/écriture. Guetteuse de signes, habitée par un rituel inconnu, la poète dit sa jubilation. Elle « réinvente » ce corps et, au-delà, un « art scribal » qu’elle découvre dans le bonheur. Et ce bonheur passe par les yeux, dans la façon inouïe qu’ils ont de trouver dans les formes peintes une extravagance tout à la fois physique et mentale. Au cœur de cette jouissance onirique explosive-délirante, la peinture semble pouvoir supplanter un temps l’écriture. La poète se retire au profit de l’acte de peindre. Pourtant, peinture et écriture vont l’amble, un écho s’affirmant « entre peindre et poème ». L’écriture intervient, qui rend à la langue son pouvoir, met en branle une musique baudelairienne, fait surgir les accords, joue avec les silences et les points d’orgue :

    « l’émulation me prend

    comme une musique

    à la mer ».

    Peut-être, dans ce contexte musical, la couleur fait-elle aussi office de piment :

    « la couleur pique

    la langue ».

    Sons couleurs images se disséminent sur la page, ce qui n’empêche nullement le désarroi d’affleurer, l’abattement d’émerger :

    « je peine je peins

    je n’ai pas l’art ».

    Même si Aurélie Foglia définit son travail d’écriture comme « une sorte de journal d’ate/lier » ou encore une « chanson de gestes », sans cesse revient sous sa plume la question de la préséance. La peinture ? L’écriture ? L’écriture est première ; la peinture est venue après : « écrire m’a appris à peindre ». Mais davantage que l’écriture, la peinture a à voir avec le corps. Et l’on revient là à l’essentiel. Peindre avec le corps, c’est donner à la couleur sa fréquence cardiaque, son souffle vital, le souffle de la nature restaurée. C’est faire du corps lui-même une œuvre. La peinture prend le pas sur l’écriture, affirme sa toute-puissance :

    « peindre représente

    la possibilité

    de ne pas peindre

    avec des mots ».

    Là où la langue montre ses insuffisances, son inadaptation à dire, les doigts, eux, agissent, agiles à prendre la mesure du geste. La peinture, cet « art tellement tactile », met tous les sens en alerte. Il arrive parfois que s’accomplisse une complicité langue/doigts, et que se fasse l’osmose :

    « ma main peint

    avec ma langue peint

    à la main ».

    Jusque très avant dans le recueil, seule la relation intime de la poète avec l’arbre et la peinture est donnée. Une histoire qui s’inscrit dans le prolongement des hommes de la préhistoire :

    « ma pratique remonte

    à l’époque où l’homme avait plus

    de mains ».

    La poète chante dans ces trois saisons une genèse heureuse :

    « il a fait beau beaucoup

    au pays de peindre ».

    Avec la Saison IV se déploie la descente aux enfers. Quelque chose est advenu, qui n’avait pas donné de signes et qui plonge soudain la poète-peintre dans un profond désespoir. Les arbres sont désormais des « fantômes ». Impuissants, ils n’ont pu se défendre, ils ont été démembrés, « désart/iculés ». Détruits. Ils n’existent plus, se sont effacés. Réduits à l’état de cadavres. Désormais absents. Quelque chose s’est produit, qui tient de la tragédie. Privé d’images, privé des arbres et de leurs toiles, l’ouvrage devient un livre de deuil et les poèmes de la saison, un long thrène douloureux. Le titre du recueil fait irruption, porteur de son interrogation sans réponse :

    « comment dépeindre

    ce qui n’a plus d’existence ».

    Étape par étape se dit l’histoire de l’après-bonheur. Le récit d’un carnage survenu par une nuit d’hiver, en l’absence de la poète dans sa chambre-atelier. Éventration/défenestration/destruction. Un « articide » qui scelle le dénouement dramatique d’une relation d’un couple en proie à la violence conjugale. La vengeance d’un époux jaloux a eu raison de l’œuvre peinte

    « devenue

    son œuvre

    seule

    l’œuvre de la violence ».

    Comment survivre à cette douleur, comment dès lors exister tout en étant dépossédé de soi ?

    « je n’ai plus rien je suis

    en train d’être avalée

    par l’œuvre devenir

    impersonnelle ».

    Pour autant la vie se poursuit pour les autres. Dans l’indifférence ou l’incompréhension. Pour Aurélie Foglia, réduite à l’errance et à l’exil hors de chez elle et hors d’elle-même, la vie est devenue « irrattrapable ».

    Comment dépeindre, un recueil poétique fort. Bouleversant et beau.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Aurélie Foglia  Comment dépeindre




    AURÉLIE FOGLIA


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes


    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Comment dépeindre d’Aurélie Foglia





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  • Jacques Moulin, L’Épine blanche

    par Isabelle Lévesque

    Jacques Moulin, L’Épine blanche,
    L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2018.
    Lecture de Michaël Glück. Dessins de Géraldine Trubert.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    L’AUBÉPINE ET LE COUDRIER





    La couverture de ce livre relié a la blancheur de la craie des falaises du Pays de Caux, caractéristique du paysage de la mère qui vient de mourir.

    L’ouvrage comporte trois sortes de textes : des notes de carnet, des textes en prose et des poèmes en vers. Dans le carnet, les notes sont datées à partir du jour du décès : D15, D16, D17… Les nombres représentent le compte des jours. Le D, initiale du prénom de la mère, Denise, se répète et s’entête, résistant à l’oubli ; il s’inscrit dans ce paysage de mots, L’Épine blanche.

    « Denise décès et deuil une chute de dentales comme au jeu du palet ou du dé. »

    Au départ, au seuil du deuil, on ne peut se défaire de la lettre quatrième de l’alphabet.

    « L’abécédaire va jusqu’à D », prévient le poète.

    « D’épine blanche devant la Manche. L’arbrisseau D qui a cédé. » En cette ligne de prose, un quatrain de vers de quatre syllabes avec rimes qui fait du [d] le début et l’arrivée.

    Les lettres s’échangeaient régulièrement entre la mère et le fils ; avec L’Épine blanche, voici la lettre ultime du fils à sa mère.

    Il s’agit d’abord de dépasser le silence de la stupeur, « quand la glotte reste sans voix le larynx sans fonction ». Puis la parole revient par des phrases sans virgules, dont la seule ponctuation est le point. On est alors frappé par les sons assénés (« Port portiques et passe »), comme on bégaierait de ne pouvoir passer le cap de dire. Entrant dans le livre, on approche la mer, on découvre une terre où les homophones et les redites permettent un ancrage qui préserve les sons et les libère dans l’espace fécond du poème.

    Nous sommes « devant la mer de Manche », dans une ville nommée H., grand port à l’estuaire de la Seine. Depuis son appartement, la mère regardait l’avant-port et la mer.

    « Elle est là devant lui et la nuit qui s’avance l’attend. La nuit en faisceaux. Le phare balaie toujours sans vraiment emporter. Cette nuit-là, c’est la bonne. La mère s’effondre dans les couleurs du phare. »

    Par vagues, les mots venus aux lèvres du fils reviennent (salés) :

    « Adieux sur le môle. Eaux profondes chenal ouvert. Channel pour les Amériques. Le couchant. Le fils veillant sa mère. »

    Par les noms et les noms propres des personnes et de la géographie s’opère une réappropriation. La parole revient. La mère a donné à son fils sa langue, son goût pour les livres, pour les mots et leurs jeux sonores. Le fils se prénomme Jacques : il fallait inventer un nom-lien dans la langue « dionysienne » ; et c’est Jaboc, un Jacob bousculé qui résonne avec docks, roc, soc et bloc :

    « Elle aimait bien ces rimes de rien qui sonnaient bien au bout des mains au bout des seins. »

    La mère, institutrice, faisait partie des « instruisous », comme le disait la Mère-grand dont la voix affleure parfois.

    Le poème établit un pont entre la mère et les fortunes de mer : « maladie des grands vaisseaux rouillés embarqués à jamais sur la mer ». Continûment, tout au long de L’Épine blanche, nous serons soumis au roulis qui nous mène de la terre côtière au chenal maritime et douloureusement, dans l’aigu de l’épine du titre, nous passerons du blanc d’écume mortelle au blanc végétal de l’aubépine.

    Il existe une musique particulière de L’Épine blanche, faite de répétitions et de dissonances. L’usage est dérouté (épine plantée dans la langue). L’humour vient adoucir les dérapages. Des mots sont plantés dans d’autres (de « cor » à « corvidés »), on s’achemine sur le terrain d’une écriture travaillée à corps et à cri. Du son au mot repris, courte distance : lorsque le mot « puits » entre dans le texte, il capte le passé perdu qu’on ne remonte plus, il suscite la citerne de l’école en Caux qui jouxtait le trou profond vers lequel tomber de fatale attirance.

    La forme du carnet donne au texte des divisions et réamorce les dentales en attaques de mots comme si, avec « Denise déprise disparue », on se cassait les dents sur une évidence : « Deuil discipline d’écriture et devoir de notation. » Noter, « [c]onsigner l’essentiel avec des stop télégraphiques. »

    Les poèmes très courts hésitent parfois entre simple note et haïku :

    « Réglé la facture d’eau

    Ton eau

    Larmes ».

    La mer et la mère font bloc. Alimentent la mémoire ou l’obstruent. Le puits (« la fosse »), c’est sa tombe et le silence d’elle « touchée coulée quinze fois » dans cette bataille navale finale, de D15 à D… Tout au long du livre, le fils parle de lui-même à la troisième personne : lui et sa mère sont à égalité.

    Jaboc se remémore les lettres de Denise, écriture parfaite jusqu’au jour où « le tremblement de la main a étouffé un peu la phrase ». Premiers indices perçus mais non retenus, seules comptent les nouvelles transmises des falaises. Bientôt on vendra chez le notaire le « pied-en-mer » de la mère. Le vent porte le fils vers la « terre ocre du Caux salée de tous passages ».

    « Aussi la mort d’un être cher est-elle presque comme la nôtre, presque aussi déchirante que la nôtre ; la mort d’un père ou d’une mère est presque notre mort et d’une certaine façon elle est en effet la mort-propre : c’est l’inconsolable qui pleure ici l’irremplaçable », écrivait Jankélévitch *.

    Au bord de la tombe de ses parents, Jaboc, devenu grand-père, entend l’infini « au suivant » :

    « Le prochain qui y est

    C’est bien toi mon vieux

    Entends-tu que l’on toque

    À ta porte Jaboc ».

    Les questions se multiplient sur ce qui meurt avec la mère, sur la place du père dont le fils a dépassé l’âge :

    « C’est quoi qu’on doit à ses parents qui couchent en terre depuis longtemps. On met bruyère sur leur terre. On met deux pieds. Deux pots serrés pour faire la paire. »

    Pieds de bruyère ou pieds du fils ? Voici d’autres « pieds perdus » – le P du père, quand on perd pied : « Et nos pieds lourds qui tout écrasent ». Nous sommes des scaphandriers aux semelles de plomb descendant vers les profondeurs par le poème : « Sommes-nous nés d’un ventre déchiré et d’un père perdu d’avance ? » Le père est associé au « coudrier noueux », la mère à « l’épine blanche », cette « aubépine voûtée par les vents du large ». Paraphrasant Molière, le poème déplore : « Le petit arbre est mort ». Ce n’est ni le premier ni le dernier, nous allons « d’un bris à l’autre ».

    « Elle est partie

    Par les chemins de mémoire

    Le vent couché sur elle ».

    Alors se pose la question, réduite, essentielle :

    « Comment emporter sa morte et devenir léger ? ».

    Il s’agit, confronté à l’« absence absolue », de « coïncider avec le monde » et, avec le fil du poème, de « ravauder la division ouverte par la brisure ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    * Vladimir Jankélévitch, La Mort (éditions Flammarion, 1977), page 51.







    Jacques Moulin  L'Épine blanche  Éditions L'Atelier Contemporain





    JACQUES MOULIN


    Jacques Moulin portrait
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur L’Épine blanche
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Léon Bralda, À l’aube de la voix

    par Michel Diaz

    Léon Bralda, À l’aube de la voix,
    éditions Donner à Voir,
    Collection / Série Petits Carrés, 2020.
    Gravures de Lionel Balard.



    Lecture de Michel Diaz



    À l’aube de la voix, nous dit la quatrième de couverture, est un texte qui répond à « l’impérieuse nécessité pour ce poète […] de toujours revenir par le travail d’écriture à la maison natale, en ces abords de la jeunesse qui ont irrémédiablement façonné sa perception du monde ».

    Ce livre, dédié à un vieil ami de l’auteur, et aux parents du premier, évocation de leur maison et de jours d’insouciance, est bien une tentative de retour amont sur les terres d’enfance, comme le souligne aussi, au dos de la page de faux-titre, l’annonce en exergue :

    « Au plus loin de ma vie, dans le vacarme incessant où se déchirent les matins jeunes, il fut un lieu clos, un jardin où le ciel reposait dans la douceur de vivre et le bonheur d’une famille ».

    La notice de présentation de l’auteur, en fin d’ouvrage, qu’accompagnent neuf gravures, nous rappelle que le poète Léon Bralda et le plasticien Lionel Balard ne sont qu’une seule et même personne.

    Si le plasticien illustre les textes du poète et s’en fait l’écho dans de sobres et belles images que le seul recours au noir et blanc contribue efficacement à « dramatiser », le poète laisse deviner le plasticien qu’il est en même temps. En ce sens, la publication de ce livre par les éditions Donner à Voir nous semble on ne peut plus pertinente ! En effet, et davantage, nous semble-t-il, que dans ses autres textes, le côté « visuel » de cette écriture semble s’y inviter avec plus de prégnance encore. C’est aussi bien, en éclairs de réminiscence, la silhouette de « la mère aimante et sombre derrière les volets », que « le long trottoir d’asphalte et de poussière », « le chat maigre endeuillé par la nuit pourpre », « l’éclat fulgurant du jour sur le corps des fenêtres », ou encore « la porte endeuillée où rouillent quelques clous ». Mais c’est aussi le ciel « lourd d’un orage  », « un jour de pluie posé sur les carreaux de la fenêtre », « ces fronts de vigne dans leur parfaite géométrie »… Images de la langue poétique dont la référence explicite à l’environnement ou à ce qu’en fait la mémoire, suscite aussitôt les images d’un monde dont s’empare l’esprit du lecteur et qui parlent à l’œil de son imaginaire, lui laissant tout loisir de les faire siennes.

    Cette « perception du monde » évoquée plus haut est ici d’ordre « expérimental », celle que façonnent les sens d’un enfant qui découvre et s’imprègne du monde, s’y avance pour s’y inscrire ou, plus exactement, s’y aventure, déjà lourd des questions qu’il ne cessera plus de se poser face à cette ouverture d’inconnu qu’est l’énigme de l’existence.

    L’expérience sensorielle du monde, c’est ce qui emplit le champ du vacant, y plante ses repères, y sème ses possibles, en nourrira sa nostalgie. C’est, en premier lieu, bien sûr, le regard et ce qui s’y est déposé, « la déraison d’un ciel de mai, quand saignent les lilas », « le blé révélé par un soleil latent » et « court au terme des moissons », « l’herbe qui jaillit comme le sein de lait offert à la terre natale », « les thuyas de l’allée, au pied d’un mur d’enceinte », la pluie « sur les rosiers, les iris et les statues de ciment qui peuplaient le jardin », c’est « la beauté d’une lueur pendue loin derrière les bâtisses ». Ce qui s’invite à cette faim de monde, ce sont aussi les bruits, partition en fond de mémoire, le murmure des fontaines qui « prendront dans l’herbe et jusque sur les vitres », les mêmes thuyas qui « se font encore entendre », qui « chuchotent parfois sous le débord du vent », les volets et les portes qu’on ouvre, le ciel « avec ses grondements et ses râles de bête ». Partition où s’accrochent encore des éclats de voix humaines, ce si lointain « à tout à l’heure, mon garçon », « ces mots, depuis toujours, pour prendre l’heure dans le matin, sur le chemin des écoliers », ceux des leçons jadis apprises et qui ânonnent, dans le souvenir, « les siècles de l’Histoire que gouvernent les cartes, les lois aux temps écrits qui accordaient le verbe », ces voix qui, plus tard, « viendront broder aux pas de la marmaille le moindre souffle d’air », les cris accompagnant « les jeux qui auront germé dans l’heure vagabonde de la récréation », le cri d’appel au « chien échappé de l’enclos depuis la veille ». Images visuelles et sonores, olfactives encore, puisque ces « terres avaient l’odeur des romarins, des menthes et des tilleuls », qu’au creux de la cave régnait « l’odeur du jour mourant de trop de solitude », que flottait parfois cette odeur sur les « terrains vagues dans lesquels ont brûlé, à chaque canicule, les ronces et les chardons ». Mais aussi odeurs de la mort dont on fait, à cet âge, la première expérience, celle de la bête « crevée depuis longtemps déjà », des eaux qu’elle a souillées, qu’on enfouit au fond d’une fosse tandis que « des enfants s’étaient assis sur le bord du talus et jetaient leur visage dans l’ordinaire des immeubles ». Expérience parmi les plus décisives puisque « le jardinier venait de retourner un peu de terre et [que] nous savions quelle énigme se formait à l’endroit du labeur ».

    Expérience que forgent les jeux de l’enfance : jeux de l’apprentissage de la vie, en même temps que jeux de guerres et de mort, les uns étroitement mêlés aux autres puisque, comme l’écrit l’auteur, « [n]ous mimions l’agonie et l’horreur des batailles, et nos mots étaient ceux des gorges incendiées ». Puisque, ajoute-t-il, « [n]ous mourions aux confins de nos joies […] Nos guerres avaient le poids du jour et l’heure de nos cris », et que « dans les jeux de l’enfance, nous jetions les désastres d’autrefois ».

    Mais Léon Bralda est l’un de ces poètes auxquels la lumière n’est pas spontanément et naturellement accordée. Il serait plutôt de ceux-là qui travaillent à la gagner, s’efforçant d’habiter poétiquement le monde comme nous le conseillait Hölderlin, et qui peuvent revendiquer ce qu’ils en ont conquis sur le sombre et la terre des jours. Il est de ceux sur qui le ciel de l’existence fait peser son poids de pénombre, ceux pour qui leur ciel de poète est quelquefois lourd à porter (je cite inexactement de mémoire ces mots de lui écrits ailleurs). Parce que « le ciel est lourd de n’être au fond qu’un jeu pour l’enfance profonde ».

    Pour Léon Bralda, les territoires de l’enfance ne sont pas exclusivement ceux des « verts paradis » baudelairiens. Pour ce qui le concerne et qui remonte en ses écrits, de façon récurrente, « il y avait l’enfant et toutes les ténèbres qui mordaient l’œil sous le trop-plein de la jeunesse ». Et si, pour cet enfant qui inventait l’enfance, le monde s’ouvrait sur son secret, il y avait aussi pourtant « les sauts allant à la lumière et le soleil éteint derrière chaque allée ». Car lumière et ombre vont de pair dans l’apprentissage du monde, comme elles vont de pair, et s’épaulant, sur les chemins rugueux des hommes. Parce que, écrit le poète, « on n’a pas dix ans quand les cris mordent aux portes closes, que jaillissent les branches hideuses du regard ». Car aussi l’enfance « laisse l’enfant venir dans le silence pour des rires épars et des bruits sourds de chairs que mange la colère ». Premiers bonheurs glanés dans l’innocence des rires et des jeux, alors que déjà la nuit rôde, que se font mordantes les peurs, que s’ouvre au fond de l’insouciance cette « chambre effrayée par le bruit de la nuit. Une mort qui tissait du sang au ventre noir, qui se faisait pressante et avide de tout ». Puisque encore l’enfant a peur, « dans le mystère de l’enfance » et que, du monde qui le cerne, comme de celui qui l’attend, il observe déjà et pressent ce que ce monde contient de violence irréductible et d’irrémédiable incompréhensible. Saison d’enfance, « impudique saison soumise à la question, vieille âme enchevêtrée dans l’hystérie du monde », saison d’une innocence provisoire où l’on entend déjà « battre le pouls de tous les morts ». Saison où l’être en devenir, prêtant l’oreille, serait capable d’entendre aussi, et sans chercher à les comprendre, dans le bruissement du vent dans les arbres et les murmures des statues, tous les secrets de la terre, sans encore savoir que « c’est de là que les rêves surviennent… » Et avec eux, une fois pris par les soucis des jours et dans les tenailles du temps, « des lendemains d’étoiles et des restes d’orties […] De là qu’advient le doute, ou la parole pour le dire ».

    Car à l’enfant succède le poète, qui n’a que sa parole pour tisonner parmi les mots, en ressusciter quelque braise, essayer de sauver ce qu’ils ont oublié et ne savent plus dire. Se souvenir, c’est prendre aussi le risque d’écorcher ses pas sur les pierres vives du temps, de blesser sa mémoire aux ronces de la nostalgie, en tout cas de se confronter à la perte de tout et de tous, d’endosser la tristesse. Tourner son regard en arrière, mais avancer pourtant (que faire d’autre ?), ce poids d’ombre sur les épaules, dans l’ornière des heures.

    « Mon pas est lent », écrit Léon Bralda, dans l’incipit de son livre, « [e]t je suis de ceux-là qui passent comme tant d’autres, par habitude ! Qui sarclent le rêve au fond de la ravine […]. Ils sont passés comme je passe : le corps lourd et douloureusement fermé sur ce peu de bonheur qui l’habite ».

    Lumière et ombre, avons-nous dit, se partagent ces pages, sans que la seconde pourtant prenne décisivement le pas sur l’autre. « Je buvais l’instant doux de la vie douce », lit-on. « J’allais le cœur halant jusqu’à la paix des âmes. » Mais l’ombre aussi, parfois, est accueillante et douce. Pour preuve, ces lignes qui évoquent, dans une lumière de clair-obscur qui pourrait nous faire penser à quelque peinture de Georges de La Tour, un intérieur paisible et amical :

    « Il y avait l’enfant et le soir survenu, l’ombre d’un cerisier cassant la nuit derrière la baie vitrée et le téléviseur qui racontait le monde ».

    Scène complétée par cette autre :

    « Sur le couvre-lit rouge : un chat dormant de son sommeil de chat et d’autres nuits à faire au-delà de la nuit. Un miroir ciselé d’ombres imparfaites, quelques éclats chauds des phares de voitures jetés depuis la route à travers la fenêtre ».

    Scène qu’évoque ce poète qui est aussi bien plasticien, sans effets dramatiques ni théâtraux, scène de la vie quotidienne qu’en peinture on appelle scène de genre. Qui n’est, en l’occurrence, ici, qu’une scène de bonheur simple, mais de celles dont les racines s’enfoncent au tréfonds de l’âme, de celles que l’oubli ne saurait prendre à la mémoire et que le corps « tient d’un amour infaillible, à l’étroit de l’humain ».

    Que faire d’autre qu’avancer, espérer qu’une aube se lève à l’horizon du jour ? Et espérer, comme l’enfant, se rassurant contre la peur du noir, que le jour revienne. « Et le jour reviendrait. » Parole de poète aussi, qui quête sa lumière :

    « Le soir, c’est sûr ! Il se fera d’argile à l’aube de la voix… Et le jour reviendra, c’est sûr ! Et le jour reviendra ».

    Comment d’ailleurs ne pas revendiquer cette espérance dans (et contre) le désespoir du monde ? Que peut promettre d’autre un homme debout, et en marche, qui n’avance qu’en faisant corps avec la poésie ? Parole de poète encore : c’est ainsi que Léon Bralda donne à ses mots la force douce et vigoureuse des images afin qu’ouverts à ce qu’il attend d’eux, ils libèrent cela qui en eux-mêmes cherche à aller plus loin que leur toujours trop étroite détermination, et qu’allégés du poids des vaines nostalgies, ils remontent vers un de ces clairs de terre dont la poésie nous éclaire.



    Michel Diaz
    D.R. Texte Michel Diaz
    pour Terres de femmes
    [13 mai 2020]






    Leon Bralda  A l'aube de la voix





    LÉON BRALDA


    Léon Bralda
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Semaine de la poésie)
    une notice bio-bibliographique sur Léon Bralda





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