Étiquette : Lecture


  • Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante

    par Gérard Cartier

    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante,
    Les Lieux Dits éditions, Collection 2Rives, 2020.
    Dessins de Mélissa Fries.




    Lecture de Gérard Cartier


    ARCIMBOLDA




    C’est l’un de ces livres enfantés par une rencontre qui pousse un écrivain, confronté à une matière étrangère, à se renouveler. On connaît la large palette de Patricia Cottron-Daubigné, des courtes proses de Croquis-Démolition (La Différence, 2011), récit d’une longue grève ouvrière, jusqu’aux poèmes sur les migrations de Ceux du lointain (L’Amourier, 2017), qui plongent parfois dans le mythe, et aux vers amoureux de Visage roman (L’Amourier, 2014). Elle nous surprend pourtant avec ces poèmes d’une verve sauvage et presque animale, accordés aux œuvres de Mélissa Fries qui les ont inspirés, comme en témoigne le cahier d’une douzaine d’œuvres inséré en tête du recueil : des dessins au crayon gras sur lavis, parfois hybridés de photos, dont les lignes enchevêtrées enserrent des formes végétales, animales, ou humaines, en particulier des fragments de corps féminins.

    Femme broussaille, la très vivante forme un triptyque dont la partie centrale, composée de courts poèmes, est une « naissance du monde ». Étrangement, l’autrice prend la voix de l’amant (« ô chère… ») pour louer le coffret secret, l’œil buissonnant qui troue l’image et qu’on ne peut mettre en mots qu’en le niant. La poésie n’est pas une table à dissection ; on ne peut pas dire l’anatomie crûment : une métaphore y pourvoit. Les blasons féminins du passé abondent en images botaniques ; pour peindre leur maîtresse, les poètes ont longtemps invoqué les roses, les lys et les fruits : toute amante est une Arcimbolda. Ici, au cœur des jardins d’Épicure, c’est un dahlia noir qui fleurit dans les broussailles, parfois hanté par un insecte ou un oiseau :

    noir dahlia

    et quel rouge dans le noir

    plus noir que la nuit

    et rouge venu dans le secret

    émouvant […]

    Quoique relevant de la même thématique, les deux parties latérales du triptyque ont une tonalité assez différente. Ici, c’est la femme qui parle. La dévotion fait place au chant des forces primitives, qui s’exalte parfois jusqu’au délire dionysiaque. Plus que dans le mythe, celui-ci plonge volontiers dans le Moyen Âge : la femme y est cet être étrange et fascinant qui vient « des sorcières / et des sabbats ». Une poésie de l’excès, donc, qui lorgne (sans excès) vers le surréalisme. Le poème est une cérémonie qui accompagne celle de l’amour : « je parle à la lune de / nos ventres gourmands ». On est loin de la sévérité de Ceux du lointain. Portrait de l’autrice en saint Sébastien :

    Je recommence

    je n’épuise pas mes forces

    malgré les clous les flèches

    fichés dans ma chair

    je fraye avec le hasard

    avec les mots avec les sourires

    cachés avec la beauté du jour

    la douceur des chairs femme

    je regarde « l’intraitable beauté du monde »

    la touche la bois m’en saoule

    je remercie l’horizon

    de couler en moi.

    Un aspect original du recueil, au regard du canon de la littérature érotique, est ce qu’il dit de la condition des femmes. Patricia Cottron-Daubigné rappelle l’état de sujétion sociale dans lequel elles ont longtemps été tenues : « ô le petit étouffoir / et le silence comme règle / avec le sang… ». De même, dans l’amour, la femme était montrée essentiellement passive. La littérature érotique a longtemps été l’apanage des hommes : « Tant de fois peintes / au pinceau lascif / du regard… ». Cela a beaucoup changé. C’est même presque aujourd’hui le contraire. Les femmes chantent l’amour physique avec une liberté et souvent, dans la diversité des voix, un bonheur d’écriture qui bouleverse notre vision – qu’on pense à Environs du bouc (Comp’Act, 2005) de Sophie Loizeau ou à Iris, c’est votre bleu (Le Castor Astral, 2008) d’Ariane Dreyfus. La liberté gagnée par les femmes, c’est aussi celle de dire à haute voix la « belle insolence de la chair lumineuse ».



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Patricia Cottron-Daubigné  montage





    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    Ceux du lointain (lecture d’AP)
    [Je marche seul avec mon fils](extrait de Ceux du lointain)
    Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires





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  • Julien Bosc, Goutte d’os

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, Goutte d’os,
    éditions Collodion, 2020.
    Texte de préfiguration de Françoise Clédat.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « DES OS ET OS-SÈMES DANS LA BOUCHE »




    Ce matin-là, dans ma boite aux lettres, un livre. Un ouvrage de bibliophile, imprimé dans l’Indre sur un vergé 120gr. Couverture typographiée sur pur chiffon d’Écosse 300 gr. Un auteur que j’aime : Julien Bosc. Un titre qui, étrangement, m’évoque l’Ossi di seppia de Montale : Goutte d’os. Une maison d’édition rare : Collodion. Je m’interroge. Ai-je commandé ce livre ? Et, en cette période de clausura, les services de presse en poésie sont plutôt discrets. Au cœur de l’ouvrage, une carte de visite des éditions Collodion. Signée de l’éditrice Claire Poulain. Le livre m’est adressé de la part de la poète et amie Françoise Clédat. Cette découverte m’émeut. Et l’attention me touche. Infiniment. Je savais le lien qui existait entre Françoise Clédat et Julien Bosc. Je savais, qu’outre la poésie et l’écriture poétique, tous deux avaient en partage la Creuse. Françoise Clédat y demeure de longue date. Julien Bosc y avait créé en 2013 sa maison d’édition : « Le Phare du Cousseix ». La première fois que j’ai tenu entre les mains un ouvrage édité par Julien Bosc, c’était en 2017. A ore, Oradour. Un poème de Françoise Clédat. Un poème qui fait aujourd’hui partie d’un plus vaste recueil : Ils s’avancèrent vers les villes.

    J’ai sous les yeux Goutte d’os. Un livre posthume qui, par l’entremise de la poésie, réunit une fois encore deux poètes que j’aime. En texte de préfiguration, une lettre posthume que Françoise Clédat adresse à Julien Bosc. Datée de mars 2020, la lettre dit les liens que la poète avait noués avec le poète de Cousseix. Une lettre où elle dit aussi son émotion et son admiration pour l’« humble absolue radicalité » du poème Goutte d’os. Daté au 24 mars 2018 par Julien Bosc. Écrit entre La Flotte-en-Ré et Cousseix.

    Langue de mer épurée jusqu’à l’extrême de la dénudation, la langue de Goutte d’os est pour Françoise Clédat comme une « langue d’os ». Dénudée, dépeaussée. Jusqu’au plus dense, mais aussi jusqu’au plus ténu et au plus fragile. Une langue dépurée jusqu’à la « quintessence ». Jusqu’à la « goutte d’os ». Osmose de composants non miscibles, eau/os, par alchimie des mots. Ce que Julien Bosc exprime en creux dans cet ultime recueil, et par « creusement de langue », c’est « un amour et une dévastation » :

    « (ah comme on s’aima ma morte) » | « ô le ciel ma morte mon amour ».


    Une tragédie a eu lieu qui entraîne (le poète) dans le basculement entre un avant et un après. De l’amour à la mort. La mort a balayé l’amour, corps éperdu-perdu sans espoir de retour :

    « les os d’une main dans la main

    enlacés :

    là se dit tout

    se disait

    avant

    avant la peau les os incinérés ».

    L’amour la mort (omniprésente) se conjuguent ici avec la mer, dans les poèmes clairsemés sur la page. La mer, sa voix sa peau ses algues. Ses plantes marines — laîches arméries cinéraires — et son écume, ses oiseaux et son ciel. Sa langue ressac qui revient. Palilalie. Et langue trébuche. Répète. « elle dit elle dit ».

    « recoudre

    recoudre

    mais comment      comment les os ? ».

    La langue du poète absenté de lui-même, évidé de mots — « langue muette » — se réduit parfois à des répétitions, à des silences. Mots sans buts, desquamés privés de son (sa) destinataire :

    « mots pour

    sans personne ».

    La mer la mort, l’amour et la merlette cou coupé, dépecée elle aussi, « langue morte » « devenue os ». Le monde est réduit à cendres par la mort comme le sont aussi les mots sur la page, réduction des poèmes. Seuls résistent encore et cherchent un espace quelques vers épars. Le poète parle langue blanche, lavée par les vagues, décapée, dépecée, désossée, mots et phrases raturés, mots repris ravalés. Comme écrits par regret ? Langue blanche et pourtant si tendre, vigilante à l’infiniment-petit-touché-par-la-mort, histoire d’une merlette semblable à la femme aimée, langue d’oiseau devenue os dans le bec, mots désossés de même, d’eux-mêmes, larmes réduites à concrétions légères, calcifiées, « goutte d’os » exhumée de la mer. Qui de la merlette ou du corps aimé/noyé — « ange-mort » — draine le chagrin ? L’un comme l’autre desquamé par le reflux des vagues, violence du vent du sang des déchirures. Une même cruauté.

    Travail des os dans le corps et résistance de la bouche obstruée bouchée jusqu’à étouffement, travail de la langue retenue, tenue de se taire. Écouter les os. Le travail de la langue se fait sur la page

    « où échouer

    — si les creux d’un recueil ».

    Comme les eaux envahissent, les os se répandent emplissent renversent/inversent en X (chiasme) :

    « des os plein les yeux

    de la peau plein les os

    plein les mains

    plein la tête

    plein la bouche ».

    Le lecteur cherche sous les os un sens qui fasse histoire, corps de la merlette déplumée, corps autopsié de noyée. Que reste-t-il ? Sinon

    « la merlette perdue

    voix bec dans les plumes :

    un coquillage »

    sinon

    « la gravure d’un visage

    d’une pure pleine jeunesse »

    « tout un corps

    pas plus épais qu’un os

    enlacé dans une main


    ô mon amour

    ô ma mort ».


    Perte peine raturées amour/mort, l’un et l’autre, l’un comme l’autre. Le souvenir de ce qui fut refait surface, refait mémoire. Souvenir d’un visage qui se dénoue en « un tas d’os enfants ». Mais aussi « os défaits d’un ange échoué ». Langue inutile privée de vie de sel de mer réduite abasourdie

    « mots d’une langue morte

    — bée face la mer ».

    Mots langue voix de l’autre surviennent en italiques :

    « à voix marée basse

    une cinéraire

    mes derniers mots »

    ou encore

    « ci-gît lui       elle

    mort morte

    — barre d’écoute reçue en plein visage ».

    Et les traits longs forment enclave dans le poème. Des apartés se glissent, questionnements et suppositions du poète. Évidés sur le vide, les mots de l’indicible sont emplis de silence. Semis de sens, os, des sèmes dans la bouche « à ne savoir que dire ».

    Reste

    « sur la stèle sur la grève :

    un bouquet d’os en fleur

    toutes blanches ».

    Et l’émotion grande, cachée sous l’impossible à dire.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Julien Bosc montage






    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)




    ■ Voir aussi ▼


    le site des éditions Collodion
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque
    le site des éditions Le phare du cousseix
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy






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  • Pierre Dhainaut | Rituel d’adoration



    RITUEL D’ADORATION
    (extrait)






    Voici
    Le sablier de pleurs celui des flèches
    Un mouvement perpétuel
    Goutte à goutte aiguilles du gel lys et genêts
    Cuisses mollets chevilles
    Nuit blanche hallier l’haleine de biche à ses pieds


    Talons d’agate


    Offrande
    Une main passe et revient ne cache pas
    Mais rend la chair plus translucide enivre et se prolonge


    Ô robe sans couture
    Les bras filant pluie de la pluie d’ambre tissant
    Tantôt la traine tantôt le buste ou la ceinture
    Un poème
    Attache les mots ne déchire pas
    Les emmène
    En un globe sans bords


    Aux coudes un coquillage
    Un craquement d’os de seiche aux poignets
    Les doigts brodés de plumes

    Feu central des hanches
    Tout le profil n’est qu’une flamme à double pointe
    Fine infinie


    Nénuphars la nue rose des épaules


    Un souffle épars
    Le dos
    Vers ce ravin
    Où siffle et s’accélère une rivière de courlis
    Delta des reins
    La houle un calice de cygne


    Offrande
    Une main passe et revient ne cache pas
    Mais rend la chair plus translucide
    enivre et se prolonge


    Iris
    D’autres lèvres ici
    Pour que se taise le poème





    Pierre Dhainaut, « Rituel d’adoration » (extrait) in Transferts de souffles, Premières approches, 1960-1979, suivi de Perpétuelle la bienvenue, avec une lecture d’Isabelle Lévesque « Pourtant c’est un poème », L’herbe qui tremble, 2019, pp. 88-90.





    Pierre Dhainaut Transferts de souffles





    PIERRE DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3





    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Après (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    une lecture de Transferts de souffles par Lucien Wasselin (20 décembre 2019)





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  • Véronique Daine, Amoureusement la gueule

    par Sabine Dewulf

    Véronique Daine, Amoureusement la gueule,
    éditions L’herbe qui tremble, collection D’autre part, 2019.



    Lecture de Sabine Dewulf







    Dès la première de couverture, nous voici happés par le titre de l’ouvrage de Véronique Daine, Amoureusement la gueule, qui offre une suite insolite de trois mots : le noble adverbe du cœur associé à un substantif relevant du lexique de la bestialité, lui-même précédé d’un déterminant qui semble l’ancrer dans l’universel.

    Simultanément, le regard est attiré par le rouge puissant d’un carbone sur papier d’Anne Marie Finné (décliné en six versions à l’intérieur du livre), lequel fait directement écho au plus saisissant des trois termes, « gueule », dont la polysémie attise notre curiosité : s’agit-il de la face inquiétante de notre animalité ? De la bouche mythique de l’enfer ou de l’ombre ? D’un possible cri de renaissance ou de notre oralité primitive, cette faculté innée de mordre dans l’existence, de dévorer, de savourer… ? Tout cela à la fois, sans doute. Sans oublier, bien entendu, la teinte rouge des blasons d’autrefois, qui signe le retour de notre identité profonde, celle du dedans, chair et âme mêlées dans leur vérité crue :

    « Le ventre remué oui mais par les bêtes de la peur. »

    Et si cette gueule est « amoureusement » sondée, c’est parce qu’à trop l’ignorer, nous nous privons d’une extraordinaire vitalité : cette gueule gît en effet sous ce masque dénommé « visage », dont nous exhibons la bonne figure et avec lequel nous tenons tête aux autres, accrochés que nous sommes à un monde d’apparences dérisoires.

    En ce recueil singulier de poèmes en prose règne l’audace d’une « pulsation » primordiale et flamboyante, faite de « battements », de « coups », de « spasmes »… Nous y goûtons l’étrangeté créative du vocabulaire (« Le matin je fais mon matin ») et de la syntaxe (« Ça remue gueule me bouffe et m’accouple goinfre »). Dans des propositions courtes et abruptes, le verbe aime à surgir sans le sujet qu’il abandonne derrière lui :

    « Sournoisement étrangle le battement. »

    Certaines phrases entreprennent de cogner et de rompre, notamment lorsque la « gueule » fait défaut :

    « Disparue. Évaporée. Hop. Nulle part. »

    D’autres phrases s’insinuent, plus fluides, dans l’envers de la langue et de l’être :

    « De souffle enfoncé ralenti dans la terre du ventre » .

    « Évacue le connu pour que ça cogne et pilonne aux parois. Que ça soit corps et rien d’autre. »

    Le nom, trop solide, s’efface volontiers sous l’adjectif ou sous le participe, plus mobiles. Le pronom démonstratif, souvent familier, lui est également préféré ; il nous jette de précieuses évidences, pour mieux nous préserver du « ressassement » des pensées :

    « ça soulage quelque chose dans le corps » ;

    « C’est dimanche. Et c’est pas goinfre. »

    Tordue ou jaillissante, la phrase tire son ressort de verbes abondants, quelquefois laissés bruts sous leur forme infinitive, et qui travaillent la profondeur comme le bouillonnement d’une rivière souterraine :

    « La rêverie où ça exige et bat béant. Où ça dévore et bouffe aux yeux-ventre et jambes-pieds. »

    Quant à la ponctuation, elle se concentre tout entière dans le point : le texte avale les virgules, bouscule les mots, fait s’accoler quelques-uns d’entre eux à l’aide de traits d’union. Un point, c’est tout : l’incisif à l’œuvre dans la langue.

    Si directe soit-elle, la parole veille toutefois à s’avancer « mollo lentement. Pour ne rien effaroucher. » Elle cherche à respecter « cet entre-deux » qui constamment nous pousse à osciller entre « gueule » et « visage » : telle une bête effarouchée, la première tend à se dérober derrière la posture officielle du second, tout en cherchant parfois à se manifester. Le poème se fait alors « exorcisme », penché vers l’intériorité, semblable à une « pluie » pénétrant lentement, loin du « connu », le cœur de « l’insu ». Ce n’est pas un hasard si le phrasé d’ensemble est marqué par les sonorités et le tempo de l’incantation :

    « Fais la pulsation des syllabes » ;

    « Que ça pulse et pilonne. Que ça soit mufle. Que ça vore increvable au corps. »

    Il importe de protéger le rythme intérieur sans rien forcer, en acceptant un échec passager lorsque menacent l’angoisse, la fatigue ou l’impuissance :

    « J’ai beau faire le matin la pluie comme je peux rien d’amoureux. »

    Cette prudence paradoxale, ce « dormir qui ne dort pas », devient peu à peu l’aiguillon de notre propre quête : rassurés, nous nous laissons conduire par un langage étonnamment ajusté à nos profondeurs inconscientes…

    Dans le sillage de ce plongeon poétique, notre lecture, littéralement ravie, verse à son tour dans l’exploration de notre gueule amoureuse. Parce que cet obsédant combat (ce « bras de fer » où nous risquons l’« écartèlement d’épaule ») entre la « gueule » invisible et le « visage » tourné vers le dehors, c’est bel et bien notre lutte quotidienne, à tous tant que nous sommes, dans l’arène du monde : entre la « grande joie d’amour » qui rend le corps « ivre » et la peur du regard d’autrui, entre notre présence habitée, vive, aimante, et nos distractions désastreuses…

    Par son regard aigu, Véronique Daine, héritière d’Henri Michaux, nous éclaire sur ce « cirque de la tête » qui cultive des pensées folles, faites de « peur », d’« anticipation », de non-écoute :

    « On fabrique soi-même tant et tant de chemins piégés. »

    Véronique Daine nous entraîne à nous suspendre comme elle « au cintre des épaules ». Ainsi pourrons-nous réapprendre à laisser notre corps se détendre en marge des discours, à revêtir cette robe de chair qui constitue l’étoffe même de notre être. Nous retrouverons ce mouvement qui tout naturellement nous enfonce, nous repose, dans l’espace du « souffle » et du « cœur de la gueule ». Peut-être alors redeviendrons-nous aussi simples et paisibles qu’objets et bêtes alentour :

    « Le jardin. Le bol. Le chat endormi. »

    Dès la première lecture, on le constate : ce livre essentiel secoue, remet avec lucidité les choses et les êtres à leur place. Et s’il nous dérange, c’est pour nous redéposer au cœur de notre vigueur fondamentale – qui se révèle plénitude :

    « Mais c’est encore tout hagard de joie au corps. Et ça éclaire. »


    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes






    Véronique Daine  Amoureusement la gueule






    VÉRONIQUE DAINE


    Véronique Daine 2
    Source




    ■ Véronique Daine
    sur Terres de femmes


    [La pluie pour faire le matin] (extrait d’Amoureusement la gueule)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page de l’éditeur sur Amoureusement la gueule






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  • Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées

    par Pierre Dhainaut

    Isabelle Lévesque,
    Chemin des centaurées, éditions L’herbe qui tremble, 2019.
    Peintures de Fabrice Rebeyrolle



    Lecture de Pierre Dhainaut



    L’été bleu
    Aquatinte numérique, G.AdC






    GENÈSE DU BEAU TEMPS




    Rien n’est déjà tracé et rien n’est définitif : perpétuel, le chemin où avance Isabelle Lévesque, celui des poèmes. Il s’appelle aujourd’hui Chemin des centaurées.

    « Matin, l’or a sonné. Force, poussée. Tout un jour vertical. Ballet sans fin des retrouvailles. Je chuchote, tu réponds : que jamais ne tremble la terre sous nos pieds nus, que soit ta voix affranchie et certaine. »

    Soudain tout nous transporte, éclatant, notre œil existe de nouveau à l’état d’innocence première. Le passage est libre.

    « Où ? », Isabelle Lévesque qui pose la question au début de Chemin des centaurées y répond sans l’ombre d’une hésitation : « Ici. » L’adverbe reviendra constamment. Le « pays » dont elle dit qu’il est le sien, « la craie blanche », n’est pas nommé (même s’il y « pleut normand »), il est par excellence celui des fleurs à l’époque où elles éclosent et s’épanouissent. Ici, c’est d’abord le forsythia de mars, ce sont ensuite, jusqu’en juin, les boutons d’or, les anémones, les coquelicots, les centaurées…

    Les fleurs ont toujours été présentes dans les poèmes d’Isabelle Lévesque, elles sont cette fois, dès le titre, omniprésentes. Avant tout elles attirent la vue, moins par leurs formes que par leurs couleurs, toutes les nuances du jaune, du rouge et du bleu, délicates, intenses, sans nombre. Elles ne constituent pas un décor, ni même un paysage, que l’on contemplerait de loin. Isabelle Lévesque est incapable de se tenir à distance, le recul ou la hauteur atténuerait l’éblouissement, l’allégresse chromatique. Il lui faut être « près du sol », « au ras du sol » : le visuel exige une relation intime qui ne distingue pas le spirituel du charnel. C’était ainsi que, dans ses photographies de La Grande Année1, elle montrait les coquelicots, les plans serrés les transfigurent en crêtes, en lèvres, en flammes. La vue n’a de vigueur qu’émerveillée, elle se renouvelle au contact des fleurs. Isabelle Lévesque ne se contente pas de les observer inlassablement et de les célébrer, elle leur demande la révélation d’un sens ou d’un « secret ». Ce qui explique l’importance qu’elle accorde à sa collaboration avec ses amis peintres. Pour Chemin des centaurées, Fabrice Rebeyrolle a réalisé une dizaine de peintures qui s’intègrent au texte, indiquent la tonalité de chaque partie et suggèrent un mouvement d’ensemble. Les fleurs peintes et les fleurs écrites apparaissent comme à l’origine du monde ou à l’aube des temps : de la matière même des traces et des mots émane une lumière.

    Et c’est bien ce à quoi dans tous ses livres aspire Isabelle Lévesque, cette transmutation, cette alchimie. Ses références multiples à l’or en sont la preuve (dans le nom « centaurées », on entend la syllabe qui le désigne). L’âge d’or de nos fables n’est pas perdu, chaque année il ressuscite avec le printemps, ce n’est pas un hasard si dans les pages initiales le bouton d’or est justement évoqué. Mais il ne suffit pas de recevoir l’offrande printanière : « Nous voulons vivre / et recommencer », nous devons par des moyens neufs redoubler en quelque sorte la genèse miraculeuse qui se déroule sous nos yeux.

    Isabelle Lévesque n’emprunte pas le chemin des centaurées, elle l’« invente », elle le dit souvent, qu’il s’agisse de toute « une forêt » ou d’« un signe de fleur ». Ce que découvre le regard, l’écriture l’invente en effet en le recréant. Pas plus qu’elle ne décrit, Isabelle Lévesque ne raconte : d’acte en acte (il y a cinq parties), elle progresse avec la saison comme avec le poème. Voir et écrire, s’ils ne sont pas identiques, ne sont pas, pour Isabelle Lévesque, séparables : « La secousse du printemps / délivre vingt-cinq fleurs » – ou vingt-cinq lettres. Inventer ne consiste pas à substituer un ailleurs imaginé, fantasmé, à un ici jugé dérisoire : inventer, c’est faire advenir, c’est accroître. Isabelle Lévesque n’emploie si fréquemment l’adverbe « ici » que pour rendre plus impérative l’exigence qui est la sienne : nous n’avons quelque chance d’être que dans la diversité et la mobilité de l’ici, dans sa reformulation ou sa parturition incessante. Voir met au monde, écrire participe de ce même élan : il ne peut être continu, mais dès qu’il se brise, il reprend.

    Isabelle Lévesque redonne vie à l’antique métaphore du fil des Parques et du fil d’Ariane. Selon des rythmes divers, tous ses livres (rappelons-nous le précédent, Le Fil de givre2) tressent trois fils, celui du temps naturel, le « fil d’avril » de Chemin, celui de l’œuvre à engendrer, « le fil de l’écriture », et celui de l’« histoire » d’un couple, le fil de l’amour. Ils sont indissolublement liés. Ils ne sont si incandescents que parce qu’ils sont « fragiles » : combien de fois Isabelle Lévesque n’a-t-elle pas employé l’adjectif pour qualifier les fleurs ou les mots ?

    Elle qui multiplie les verbes d’action, dont l’énergie livre après livre se révèle inépuisable, se sent en permanence menacée. Elle ne dissimule rien. À tout moment, partout, elle éprouve la hantise de la séparation, de la perte, de la mort. Son ardeur est d’autant plus grande, « sur la terre mortelle », qu’elle n’oublie pas que les fleurs sont éphémères, en particulier le coquelicot d’un jour. Mais ce jour n’est-il pas son « triomphe » ? Dans la splendeur de ce qu’elle voit, elle se souvient de celle du temps magique des regards communs et des étreintes : « Jadis […], nous fleurîmes, / tout fut toi. » Les vingt-cinq fleurs sont également « vingt-cinq souvenirs » tour à tour de joies, de souffrances. Sans trêve, sans transition, sans le souci de la chronologie (les quelques chiffres indiquant des dates restent énigmatiques), Chemin des centaurées va du présent au passé, du passé au présent, des fils se déchirent, des fils se renouent. Le futur est alors possible, le temps de l’ouvert, de la promesse qui doit être tenue.

    Le livre, en fait, doit sa vivacité profonde au dialogue que d’un bout à l’autre Isabelle Lévesque instaure passionnément, fidèlement, entre elle qui dit « je » et l’Aimé qu’elle tutoie, proche, absent, dont elle appelle le retour, elle se réfère à Ulysse. À partir de ce dialogue, chaque poème s’élabore, opposant les temps de la plénitude et du manque, le feu et l’hiver, d’où la métrique irrégulière, rejets et cassures y abondent, d’où, surtout, cette langue qui se tend à l’extrême pour voler en éclats : « Je te parle ma langue d’éclipses » ou d’ellipses. Et cependant Isabelle Lévesque n’a soif que d’union, de fusion, elle préfère dire « nous », elle souhaite « écrire les contraires ». Une métamorphose a lieu, le drame se change en une « danse » semblable à celle, « harmonieuse », des coquelicots, les contraires s’allient dans un « corps chaud ». Ce corps mystique, « notre poème » : il « naît » enfin « des branches laissées mortes ».

    Tel est le sens général du livre que confirment les couleurs dominantes. Après le rouge qui manifeste la toute-puissance de la vie ayant inclus la mort, voici le bleu de l’été, de la fête, du langage qui rassemble en la chair transparente de son chant, de l’éros sublimé. Chemin des centaurées représente une étape de la « quête » du beau temps. Est-elle « impossible », cette quête, ou infinie ? Isabelle Lévesque fait plus que rêver d’un âge bleu : sa force est communicative, sa foi en la poésie comme en l’amour.

    « Reviens-moi encore éternel,

    […] 2003 étincelles d’or

    jaillissent et l’été bleu

    lie notre âme au cri

    comme au jour. »



    Pierre Dhainaut
    D.R. Pierre Dhainaut pour Terres de femmes



    ___________________________________

    1. Editions L’herbe qui tremble, 2018.
    2. éditions Al Manar, 2018.







    Centaurées





    ISABELLE LÉVESQUE


    Isabelle Lévesque
    Source



    ■ Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes

    Mai, Isabelle | La ronde (extrait de Chemin des centaurées )
    Chemin des centaurées (lecture d’AP)
    [Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (extrait de Nous le temps l’oubli)
    C’est tout c’est blanc
    [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
    [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
    Nous le temps l’oubli (lecture d’AP)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
    Ossature du silence (note de lecture d’AP)
    [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
    Le Fil de givre (lecture d’AP)
    Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
    [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
    Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
    [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
    Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
    Voltige ! (note de lecture d’AP)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Territoire
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la fiche de l’éditeur sur Chemin des centaurées




    ■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil

    par Angèle Paoli

    Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil,
    Les Hommes sans Épaules éditions, 2019.
    Postface de Christophe Dauphin.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Collage pour Adeline
    Collage, G.AdC







    « ÉCOUTEZ : JE RACONTE »




    Je lis je relis la « somme » poétique d’Adeline Baldacchino, récemment publiée aux éditions Les Hommes sans Épaules. Théorie de l’émerveil. Un titre qui a le pouvoir de m’aimanter entre deux pôles qui en moi lectrice s’attirent et se repoussent. Théorie|émerveil. Vais-je devoir caboter entre l’écueil de l’un et le diamant de l’autre ? « Théorie » me fait peur. Jusqu’au frisson, presque. « Émerveil » m’emplit de promesses. Jusqu’au désir. Pour me rassurer, je pourrais me reporter à la préface dans laquelle la poète se confie afin d’éclairer son propos. Mais libre je suis et pour l’heure je préfère naviguer à vue d’une section à l’autre de l’ouvrage. Lequel rassemble treize années de poiein poétique, de 2006 à 2019. Chacune des quatorze sections qui composent l’ensemble du recueil mériterait à elle seule une étude ou analyse. Je me contenterai de lancer quelques fils d’accroche qui pourraient s’agencer autour de mots pris au hasard : mer miroir margelle mémoire masque mo(r)t amour ; ou désir sidération ardeur plaisir joie ; ou encore solitude tarissement effroi oubli… Car tout, dans l’écriture d’Adeline Baldacchino, semble s’enrouler autour de deux pôles antinomiques. Désarroi (vertigineux) et jubilation (intense) :

    « J’écris ce soir pour ne pas mourir, pour ne pas en avoir envie, pour la jubilation, pour tous ces mots qui débordent au-dedans de la chair et je ne sais qu’en faire » (« Vers le cinquième soleil », « 2-Vent » in « Première treizaine », 2014).

    Une opposition qui s’abolit dans le couple « aimer, être aimé » (in « Théorie de l’émerveil », mars 2019).

    Dans « émerveil », j’entends la « mer ». Et c’est à la mer que je m’associe et que je m’arrime d’une section à l’autre. La mer, en effet, quel que soit le moment de l’écriture – quels que soient le mouvement et l’ondulation que celle-ci peut prendre – est omniprésente. Elle est l’élément primordial qui nourrit la ferveur. Une ferveur vitale traverse en effet l’œuvre polymorphe d’Adeline Baldacchino, pourtant parfois saisie d’angoisse, d’asthénie ou de chagrin. Mais toujours, comme la vague qui sans cesse ramène le galet à son point d’origine, la poète rebondit, renaissant des cendres qui la consument pour se laisser couler sur quelque p(l)age de bonheur. Soleil immensités marines amour et vent.

    Ce qui se dit – et se vit – dans ces différentes compositions, alternance de proses et de poèmes, de réflexions sur la vie/la mort, c’est, par-delà les voyages accomplis, la traversée poétique. Qui est constante recherche et cheminement en écriture. Toute la vie d’Adeline Baldacchino semble concentrée dans ce vaste recueil. Une somme d’écriture reliée à un condensé de vie.

    « J’ai pourtant promis qu’il ne serait pas question de moi dans ces lignes », confie la poète dans les premières pages de « Portraits du pays d’amour » (2007). Tout en prolongeant et en nuançant son propos, le complétant par ces mots : « Ou plutôt qu’il y serait question de ce qu’il y a de plus ouvert – de plus écartelé, de plus fragile et de plus oublieux, de plus tenace et de plus ardent en moi comme en tout être vivant : d’amour. »

    Et c’est aussi parce que la poète « aime son lecteur », qu’elle aspire à sa présence silencieuse, qu’elle l’imagine suivant ses pérégrinations et ses personnages, qu’à mon tour, étonnée, curieuse et fascinée, je me laisse happer dans son sillage. Ce n’est pas sans risque. Car que puis-je d’autre que gloser sur ce que la poète déroule de pensées, d’images, d’étincelles de talent ?

    Aussi ai-je renoncé à proposer ici une lecture fouillée de l’ouvrage que j’ai entre les mains. Et que j’étoile de coups de crayons, de griffonnages et de cryptogrammes, espérant retrouver au fil des pages mon propre fil de pensée.

    Alors cet « émerveil » ?

    Point d’« émerveil » sans émotion. Grande ou petite, l’émotion est clé de voûte de l’entreprise de la poète. L’émotion a quelque chose à voir avec la mémoire, car « toute vie s’avance vers sa mort, et tout deuil vers l’infini » (in « Théorie de l’émerveil », 2019). Émerveil ! La première occurrence de ce néologisme magique, je la trouve dans la Série 1 des « Petites peaux de poèmes » (2006) :

    « Le travail nous fatiguait refaire est sombre c’est mûrir dans l’odeur du vent qui nous intéresse et la voile qu’on saigne à blanc nous rassure. les grandes émotions le poids de l’émerveil. »

    Et, plus avant dans le livre, dans la « Quatrième treizaine », 6 – Serpent (in «  Vers le cinquième soleil ») :

    « Dehors, le ciel est limpide, l’émerveil guette dans les petites choses – les premières feuilles mortes sur un trottoir, la couleur d’une rivière, l’oiseau volage. Mais à qui en parlerons-nous ? ».

    Ou encore dans un poème de « D’écrire » (2017-2018) :

    52

    « je sais des gestations

    secrètes

    émerveilleuses

    des miracles indécents

    des lunes calfeutrées

    dans les ventres

    et des bêtes qu’on apprivoise

    et c’est encore nous

    mêmes ».

    La quête d’« émerveil » d’Adeline Baldacchino est quête rimbaldienne. Ce qui la guide, la poursuit et l’exalte, c’est le désir insatiable d’« éclat d’éternité. »

    Ainsi écrit-elle dans « La part de l’oubli » (2006) :

    « Je sus qu’il avait été vécu ; Quoi ? L’éclat d’éternité, le point de jonction : cet instant de déshérence heureuse où la conscience enfin s’abandonne pour participer pleinement au monde… ».

    Allié des « grandes émotions », l’« émerveil », parce qu’il est point de jonction de la mémoire et du désir, est aussi « point de plus grande fragilité, de plus grande beauté. »

    D’autant plus fragile qu’il est soumis à l’épreuve du temps, le « Magicien définitif. »

    Chez Adeline Baldacchino, l’émotion est donc une condition première d’écriture et de vie. Lié avec intensité à un lyrisme pleinement revendiqué et assumé, le « je » rebelle de la poète ne renonce ni à explorer l’intime ni à le dire :

    « Je mets beaucoup de force en mon désespoir comme en mon appétit. Je me veux perpétuellement du côté de l’émerveil, de la splendeur, (la part de l’oubli, l’envers et son double), je les pressens, je les,
    d’instinct, je les invente, et cela ne suffit jamais, comme si
    cela ne suffisait jamais », écrit la poète dans « Quatrième treizaine », « 3 – Vent ».

    Ou encore, dans « La Part de l’oubli » (2006), cet autre aveu :

    « Et je cherche l’écume et je fais des phrases qui prolongent un peu du désarroi de l’intime et qui ne parlent pas du monde. »

    Insatiable poète, dévorante poète, qui jamais ne se satisfait de demi-mesures ni de compromissions. Reniant les « machineries » et les « mécaniques » sociales, la rebelle choisit la révolte, le combat contre les faux-semblants. C’est que, chez Adeline Baldacchino, le combat qui la porte autant qu’elle le porte est « indéfectiblement social et politique, affectif et sensuel, autant que mystique que littéraire. »

    Le recueil que j’ai entre les mains est un kaléidoscope coloré mouvant/émouvant de ce qu’est la poète. Mises bout à bout, les tesselles poétiques recomposent la figure absente par-delà le miroir que la poète tend d’elle-même. Mais cet assemblage n’est pas né en un jour ni ex abrupto. La poète elle-même n’évoque-t-elle pas le temps que cet assemblage lui a demandé, elle qui se dit impatiente à agir, à aller de l’avant, à courir après le mouvement de flux et de reflux du temps ? L’érudition de la poète est vaste. Son champ d’exploration l’est tout autant. Philosophes de tous âges et de tous horizons, poètes persans du XIe siècle, grandes voix poétiques du monde et poètes français contemporains jouent un rôle fondamental, tant dans le cheminement personnel de la poète que dans son travail d’écriture. Ainsi de Max-Pol Fouchet, le maître en poésie. Le maître de toujours. Mais à considérer les citations qui ouvrent et accompagnent chaque section du recueil, le lecteur entrevoit un panorama aussi vaste que les mers et océans traversés par la poète. Ces citations sont autant de morceaux pertinents qui s’ajoutent à la mosaïque Adeline-Baldacchino. Elles sont toutes aussi connues que très belles, mais n’en sont pas moins lumineuses. Chacune d’elles éclaire d’un faisceau clair les aspirations et la personnalité de la poète. En voici quelques exemples qui sont autant d’amers où reposer le regard :

    « Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage […]
    Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage. »
    Pierre de Marbeuf

    « Je cherche deux notes qui s’aiment. » Mozart

    « C’est un passage qui fait semblant de passer et qui ne va nulle part. » Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé

    « Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » René Guy Cadou

    Si les nombreuses pérégrinations qui la traversent nourrissent substantiellement la poésie d’Adeline Baldacchino – « Vers le cinquième soleil » (2014), « Atlantides » (2015-2017), « Poèmes de Martinique » (2017), « Poèmes de Prague » (2018), le goût de l’exploration poétique alimente tout autant l’écriture de la poète. Le champ exploratoire est vaste qui va de la prose narrative – « Vers le cinquième soleil » – au haïku – « Petite épopée » (2015-2016) – en passant par le septain (« Treize tableaux diogéniques », 2014), « Atlantides », jusqu’à la forme très élaborée des trois onzains de « La chair et l’ombre » (2017)… C’est que l’exigence de la poète répond à son désir profond de rejoindre le propos de Borges, cité dans « Portraits du pays d’amour » :

    « Les poètes ne semblent plus avoir conscience que dans le passé la narration d’une histoire était l’une de leurs tâches essentielles et que l’on ne considérait pas comme deux réalités distinctes la narration de l’histoire et la création du poème. […] Je crois qu’un jour le poète sera de nouveau le créateur, le faiseur au sens antique. J’entends qu’il sera celui qui dit une histoire et qui la chante. Et nous ne verrons pas là deux activités différentes, pas plus que nous ne les distinguons chez Virgile ou Homère. »

    Et Adeline Baldacchino de conclure : « Écoutez : je raconte ».

    Quant à moi, je poursuis ma lecture éveillée et patiente d’une section à l’autre du recueil. En prolongeant mes escales « Vers le cinquième soleil ». Section dense et complexe où va ma préférence. Où l’écriture, parfois, est portée par une voix exaltée :

    …« je deviens cette forme écrivante qui se libère de son propre néant, pendant ce très court laps d’infinitude
    logé dans le mouvement même du doigt contre un clavier sans destin. » (« 12. Silex »).



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Adeline Baldacchino  Théorie de l'émerveil.jpg 2






    ADELINE BALDACCHINO


    Adeline_baldacchino octobre 2017
    Source




    ■ Adeline Baldacchino
    sur Terres de femmes


    Le perroquet à la langue de bois (poème extrait du Chat qui aimait la nuit)
    [De l’autre côté de la nuit] (poème extrait de De l’étoffe dont sont tissés les nuages)
    Jour 7 (extrait de Théorie de l’émerveil)
    13 poèmes composés le matin (pour traverser l’hiver)[lecture d’AP]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Adeline Baldacchino
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Adeline Baldacchino
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien d’Adeline Baldacchino avec Sabine Huynh (+ 7 poèmes inédits et une notice bio-bibliographique)





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  • Alain Nouvel, Anton

    par Angèle Paoli

    Alain Nouvel, Anton,
    Éditions La Chimère, 26170 Beauvoisin,
    octobre 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    GuiduAnton
    Image, G.AdC







    « CHANTER SEUL COMME UNE FORÊT »



    Anton. Articulé autour d’un T tonique, ce prénom bisyllabique résonne comme la promesse d’un ailleurs. Anton ? Comme Tchekhov, comme Dvořák, comme Bruckner, ou bien comme Webern ? Non ! Le personnage qui donne son nom au « conte philosophique » d’Alain Nouvel – Anton – n’est aucun de ces hommes. Enfin, presque, à une nuance près. Anton comme Alain ? Un personnage et son créateur. Anton ou le double d’Alain ? Peut-être.

    Qui est donc Anton ? Si l’on s’en tient aux deux vignettes de couverture, Anton est un musicien. Organiste, pianiste, altiste, chanteur et chef d’orchestre. Comme Dvořák alors ? Non, comme Bruckner. Le compositeur autrichien. Ainsi le confirme l’ultime page de l’achevé d’imprimé de l’ouvrage  :

    Bruckner à l’orgue (1re) ;

    Bruckner chef d’orchestre (4e).

    Les deux silhouettes sont signées Otto Böhler, Vienne, vers 1890. Un artiste autrichien (1847 – 1913). Récit biographique alors ? Non point.

    À y regarder de plus près, l’observateur attentif ne peut manquer de s’étonner de voir l’orgue, sur les hauteurs du buffet, s’enorgueillir de feuillages guerriers. Récit imaginaire ? Sans doute. Partiellement. La page de titre n’annonce-t-elle pas que le récit Anton appartient au genre du conte philosophique ? Ainsi l’imaginaire est-il bien présent dans ce récit d’Alain Nouvel, qui fait écho, à bien des égards, à un précédent recueil de nouvelles : Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest (éditions des Lisières, 2016). Ce récit semble être comme un Da capo. Ou bien comme une prolongation.

    Pourtant Anton Bruckner est bien là entre les pages : « mon » Bruckner, dit de lui Alain Nouvel qui cite par ailleurs le musicien dans l’une des épigraphes (lettre à A.M. Storch, 11 décembre 1896) :

    « Retiré du monde par principe,

    mais aussi abandonné par lui,

    Je m’étonnais et me réjouissais hautement

    qu’un homme, au loin,

    Se souvienne encore de moi ».

    Portrait d’Alain Nouvel en Anton Bruckner, alors ? Anton Bruckner ou le double idéal, idéalisé, désiré ? Je ne suis pas loin de le penser.

    « Même si toute ressemblance avec des êtres vivants ou morts est [bien entendu] entièrement fortuite… », la similitude (y compris physique) entre les deux hommes est frappante. Faut-il voir dans cette précaution littéraire une coquetterie, un goût de l’antiphrase ou le simple clin d’œil d’un auteur malicieux qui aime à ironiser jusque sur lui-même ? Peu importe. Ce qui importe, c’est de voir surgir cette similitude au fil de la plume, « encre sympathique » qui rend visible, en surimpression, en filigrane ou en contrepoint, ce qui ne l’était pas au commencement. Portrait de l’écrivain Alain Nouvel en artiste Anton Bruckner.

    Le conte philosophico-biographique d’Alain Nouvel met en lumière le personnage énigmatique d’Anton. Un « déjanté », un « médiocre », aux allures de « bête forestière ». Un « vieil homme » tellement humain, tellement étranger à lui-même parce qu’étranger aux autres – au commencement du moins – qu’il en est émouvant. Faut-il voir dans cet « étranger » une résurgence du Meursault de Camus ? Un jumeau ou un double ?

    Un conte cependant, au vu des apparitions/disparitions successives, le plus souvent poétiques, aériennes, sculptées par les vents qui soufflent autour d’Anton, dans la région des Baronnies ou dans la vallée du Petit Büech. Philosophique aussi, non pas tant dans la lignée d’un Candide voltairien – encore que l’Anton d’Alain Nouvel se révèle au fil des pages naïf et rêveur –, mais par le biais de la figure du « Théoricien disert », grand questionneur, grand admirateur des œuvres d’Anton, lequel ignore tout de lui. Et grand lecteur des romans de Giono :

    « Le romancier, comme Noé dans son arche, y rassemble et loge des « réfugiés », des personnages venus lui demander asile […]. Parce que la seule arche qui puisse protéger du déluge du temps, mieux que toute maison et mieux que tout grenier, c’est la coque étanche d’un roman, bâtie depuis le cœur d’un romancier. »

    En théoricien qui exprime alta voce ce qu’Anton cache au plus secret de lui-même, le double philosophique de l’auteur interroge :

    « Si les réseaux nous condamnaient ? Ou plutôt, nous faisaient dire oui au déluge, à la noyade, à la mort de l’oubli en nous divertissant. »

    Anton écoute, parfois distrait par les rumeurs de la vie, d’autres fois par la forme même que prend le discours chez son double, superposant sur sa parole ses propres images :

    « Il discourait comme je joue de l’orgue, en déplaçant en rythme son centre de gravité, de façon à ce que sa langue, ses lèvres et ses mains, se posent sur les mots comme les miennes et mes pieds se posent sur les touches, les marches, à l’instant T. »

    Face aux discours du Théoricien, Anton se lance à son tour et ose cette question : « Mais toi, au fond, qui tu es ? » Question réversible que l’on pourrait lui retourner : et toi, Anton, qui donc es-tu ?

    Anton est celui qui dit de lui : « J’écris, je crie au monstre que je suis, au Minotaure au fond du Labyrinthe ». Il est celui qui se cherche à travers le miroir que lui tend son entourage. Ces êtres de chair et de rêve qui jalonnent sa vie, ses errances, ses doutes et qui l’accompagnent dans son cheminement. La « vieille au balcon » ; Aimée ; le Théoricien » ; la « Petite » ; le peintre ; Feng et les autres. Violaine, Virginie, Vitalie, « les trois déesses charnelles » capables d’abolir « les dieux-idées… ».

    Selon le Théoricien, Anton est « le grand maître du vent ! ». Qu’il joue de l’orgue dans les églises ou de l’alto au col de Perty, la musique le suit partout où il va. C’est qu’Anton est un homme de la nature, tout proche d’elle, en symbiose quasi orgastique avec elle, pour ce qu’elle offre d’espace, de solitude, de liberté. Et de révélation. En cela, il se sait proche de son double idéal. Anton Bruckner. Comme le compositeur autrichien, fils de paysan, modelé par le limon de la terre et, comme lui, sensible à ce que la nature offre de plus exaltant à l’homme. Avec la musique.

    Avec ses questionnements et ses discours, le Théoricien, tout en explorant sa part d’ombre, pousse Anton dans ses retranchements. Ensemble ils mettent au jour ce qui les compose l’un et l’autre :

    « Nous rions lui et moi de bon cœur et je le laisse aller ; il me plaît comme un personnage. Il s’entoure de sa parole comme je m’entoure d’orgue et de chants. »

    Dans le duo qui conduit leur échange, ce qui se révèle en ombre chinoise, c’est la personnalité de l’écrivain. Ses aspirations transparaissent dans la parole du théoricien – être reconnu (comme écrivain comme musicien), être admiré, être aimé. Par plusieurs femmes à la fois et en même temps. Ce à quoi il aspire aussi, c’est à être capable, comme La Fontaine jadis ou comme Jean Giono, d’inventer « le seul lieu qui leur soit vivable, un monde étanche et ignoré des assassins : leurs fables, leurs romans. »

    Ensemble ils forment un Janus bifrons. Un avers et un revers, l’un habitant à Beauvoisin et Anton à Mauvoisin, le village d’en face, « versant nord ». Pourtant, tout n’est pas si simple, tout n’est pas si tranché. Le Théoricien se révèle un jour être un être de douleur. De cela il fait l’aveu à son ami :

    « Tu ne sais pas ce que c’est de vivre double, triple ou trouble. Tu ne sauras jamais. La musique ça réunit quand la parole sépare. Tant pis, tant mieux pour toi. Tu es trop simple, trop uni, trop vivant pour ce que je suis. Moi, j’ai passé ma vie à dire oui, puis non, à me soumettre ou bien à fuir. »

    Disparition du Théoricien. Pour Anton demeure l’orgue. Son orgue. Sa façon à lui « de monter au plus haut, et tout seul, à travers les tuyaux érigés, chanter seul comme une forêt… ».

    Anton ? Un beau récit intimiste où s’exprime pleinement le lyrisme de l’écrivain. Et son talent de conteur. Tant musical que poétique.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Anton 2







    ALAIN  NOUVEL


    Alain Nouvel portrait 2
    Ph. D.R.



    ■ Alain Nouvel
    sur Terres de femmes


    Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest (lecture d’AP)
    [Tu bois, aux sources de la foudre] (extrait de Pas de rampe à la nuit ?)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Mediapart)
    une notice bio-bibliographique sur Alain Nouvel





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  • Pierre Dhainaut, Après

    par Isabelle Lévesque

    Pierre Dhainaut, Après,
    éditions L’herbe qui tremble, 2019.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Un adverbe suffit. Employé seul, sans précision temporelle ou géographique. Cet emploi absolu du mot « après » augure un événement déterminant, une bascule que les poèmes délivreront. Le texte qui suit les poèmes révèle cet événement : « Après, après une très longue opération du cœur et une interminable convalescence… ». Il éclaire également le projet du livre : « j’ai rédigé ces notes comme si je me devais au préalable de revivre avec le langage l’épreuve douloureuse », le poète souligne qu’il a voulu « restituer ce qu’[il a] ressenti durant les premiers jours de [son] hospitalisation ».

    L’« après » est donc double : le livre suit une épreuve à l’hôpital mais il renoue aussi avec la grande question sur ce qui va venir « après » cette période chargée d’« angoisse » et d’« effroi ». Ainsi les textes sont-ils tous au présent ou au futur, à l’exception d’un poème tourné vers l’enfance.

    Au lieu de partir de mots donnés conduits jusqu’au poème, cette fois le poète s’appuie sur des souvenirs de moments très récents. L’écriture initiale se rapproche donc davantage de celle des notes en prose de Pierre Dhainaut que de ses poèmes. Et le poète de s’interroger : s’agit-il de poèmes ou de notes ?

    Pour nous, aucun doute, ce sont bien des poèmes. Comme souvent chez Pierre Dhainaut, l’organisation de l’ensemble repose sur des nombres : quatre sections de sept poèmes, dont les deux centrales n’en forment qu’une : « Cela » I et II (chaque texte comportant onze vers).

    L’état de santé a nécessité le passage douloureux par les chambres, où « on est seul » et par les soins. Un autre adverbe en deux syllabes, « ici », répond à celui du titre et déplace le champ envisagé. Le lieu, devenu terrain de souffrance, confronte à soi dans l’enfermement. Il n’est pas d’ordre spatial simplement, il a lieu en soi, par la confrontation avec soi-même qu’imposent l’état de grande fragilité et « le fatras de visions noires » : « Voir de face » est le titre de la première section.

    Les deux premiers poèmes opposent « ici » et « dehors ». Pourtant l’espace extérieur est contaminé par la saison d’hiver qui approche et gagne le mouvement, perçu descendant comme les visages qui ont disparu pour des « mains […] qui se sont lassées de ramener le drap / sur la poitrine ». Dès lors, comment trouver souffle en un hôpital où l’humanité s’est réduite, puisque l’espace intérieur est pénétré par l’angoisse ? Par contagion, elle se dépose sur tout ce que le narrateur peut percevoir ? Chaque signe de lien et d’espérance s’est amenuisé, jusqu’à l’alliance, ôtée.

    Ce qui demeure de l’identité ? Le nom, le prénom, la date de naissance sur un bracelet qui rappelle celui des nouveau-nés. Ce rappel, comme une menace, ferait entendre la fin. Il faudrait, pour renouer la parole au vent, l’entendre simplement ou que les « nouvelles » portées par les brancardiers s’ouvrent à la vie telle que les poèmes la font surgir.

    Les éléments descriptifs et noms précis qui jalonnent le poème font percevoir quelqu’un d’autre : le poète des souffles et de la renaissance par les poèmes, réduit à l’horizontalité, ne peut que mesurer la distance minime qui le sépare alors de la disparition. Nous entendons sa voix meurtrie, près de l’abîme, lorsque « ceux qui connaissent le chemin » le mènent vers le bloc-opératoire. Pour mesurer le temps, plus de montre, il faut compter les portes franchies, « signalées par un voyant rouge », qui n’ouvrent sur rien qu’une salle où le corps sera livré à des mains habiles et inconnues.

    Il lui manque un « visage » : ce mot semble une clef. Il appelle la « confiance ». L’interruption condamne, le mot « fin » ne peut être appliqué à la phrase, au vers, au poème sans le condamner au mutisme. Les lecteurs de Pierre Dhainaut savent que le poème et la vie ne peuvent être qu’inachevés. Sans cesse le poète ranimera ce qui pourrait s’éteindre et trouvera « comment poursuivre ». Alors des sensations viendront, rencontreront les seuils franchis : « la face d’un enfant qui admire / la neige brillante », le voilà le visage qui entre à son tour dans la chambre (et dans le poème) pour « s’offrir à l’inconnu / comme au très proche ».

    Par ce sésame s’ouvre la seconde porte du poème (« Cela I »). C’est la lutte : la respiration, le souffle entravés, le cœur pourrait cesser de battre. Deux longs mots se partagent le premier vers : « Étonnement, étouffement ». Il faudrait se concilier un souffle qui est l’âme et la flamme. L’effort de volonté, la force poétique de l’être se lient pour accroître la vie et la perception positive de ce qui a toujours nourri le poète.

    Les poèmes aux vers coupés de cette partie (l’acmé) concentrent les mots qui traduisent une alternance liée à la perception modifiée du « réveil » en « réanimation ». « [E]ntre les lits des paravents », entre les battements du cœur, les apnées où se perd l’identité même. Une voix monologue et s’efforce de dégager un sens même provisoire qui permettra à la conscience de maintenir la perception. Le futur n’est pas menaçant, il révèle le sens possible (« tu saisiras la trame ») pour que l’étoffe de la vie ne soit pas déchirée.

    Quatre syllabes pour y parvenir, en tête de poème : « Entendre, entendre ». À l’infinitif, sans limite temporelle, le verbe sera répété au même mode comme on reproduit un effort pour parvenir. Or, à cet effort, succède le mot « syllabes » comme l’on compterait des survivants parmi les ruines pour qu’un « visage » reparaisse.

    Le partage, limité aux « râles », devient tentative de réparation, de restauration d’un lien à la parole. Les notations spatiales, nombreuses, toutes liées au cadre de l’hôpital, seront des points d’appui, dérisoires et nécessaires (une pendule dont on ne sait si elle indique l’heure du jour ou de la nuit). Aiguilles polysémiques se liant aux paupières (le mouvement lent les attache) : la confiance et la fidélité vivront ensemble pour ouvrir le poème.

    Alors la troisième section du livre (« Cela II ») apportera une réponse temporelle au tourment : « la nuit de novembre » venue tôt devient ralliement à la parole par l’interrogation perpétuelle et renouvelée qu’elle réveille. Un nouvel octosyllabe se substitue au précédent, en tête de section : « Concentration, débordement ».

    Si l’interrogation l’accompagne, elle offre déjà une brèche dans l’indistinction des heures et dans l’insomnie criante qui rappelle à l’adulte l’enfant face à la tempête. Le secours viendra car si l’alliance fut ôtée, les temps peuvent se rejoindre. Entre les âges, rien n’est infranchissable. Les aquarelles de Caroline François Rubino figurent-elles ce passage : l’après tendu entre deux rives et l’éclosion possible d’un temps retrouvé pour la parole ? Elles n’élèvent pas des murs, elles ouvrent à l’élan qui sauve :

    « En attisant la foudre, / ils l’apaisent […] ».

    Le flux de la phrase ne sera pas entravé par le vers, chacun se poursuit sur le suivant, le poème s’accroît en naissant, il ne s’interrompt pas, le livre est une longue quête de restauration, traversée de la nuit à laquelle manque l’amer (l’arbre) que le poème peut incarner pour que le « consentement » redevienne l’appui du poème. Les mots « mort » et « neige » sont associés pour que l’un gagne l’autre comme une formule ouvrirait un monde.

    « Dire ensemble » sera la réponse, en dernière partie. Les vers s’allongent (on débute par un décasyllabe), marquent le temps du retour vers le foyer. Premier vers, premières fleurs, les « [r]oses trémières » pour l’alliance retrouvée. Le trajet n’est pour l’instant qu’envisagé. Des mots prononcés distinctement (« la source ») restaureront la confiance, malgré tout, comme si la parole plus forte que l’expérience venait substituer à l’épreuve la nécessité (heureuse) du poème. Elle ne peut être démentie. Prononcer restaure le sens. « [P]orte entrebâillée » : cette fois, elle est tout autre puisque le poème l’a en quelque sorte fécondée et que l’on peut « approfondir la scène, hors cadre ». Les adjectifs de couleur, multiples, auront pour vocation de faire renaître la présence réconciliée et le poème, le phénix et la flamme : alors les « lettres initiales » seront la « résurgence ». Au cœur du dernier poème, un autre adverbe : « toujours ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    __________________
    NOTE d’AP : la lecture ci-dessus est une version développée de la note de lecture parue dans la revue Europe n°1082-1083-1084.






    Pierre Dhainaut  Après





    PIERRE DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3




    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page de l’éditeur consacrée à Après de Pierre Dhainaut




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Albertine Benedetto, Vider les lieux

    par Angèle Paoli

    Albertine Benedetto, Vider les lieux,
    éditions Al Manar, Collection Poésie, 2019.
    Dessins d’Hélène Baumel.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UNE FURIEUSE ENVIE DE VIVRE




    Comment interpréter ce titre étrange, Vider les lieux, polysémique, un brin Janus bifrons au ton impérieux ? Comme une injonction à tirer un trait sur le passé ? Ou comme une injonction à ouvrir sur la vie à venir ? Une nécessaire place nette pour s’autoriser à aller de l’avant ? Ces interprétations sont sans doute simultanément possibles, liées l’une à l’autre. Se détacher est un passage inévitable, un apprentissage régulier sur la durée, en vue de la nuit ultime. Le regard de celle qui se tourne avec tendresse sur la disparition est celui de la poète Albertine Benedetto. Dans ce recueil paru en juin dernier aux éditions Al Manar, Vider les lieux, vie et mort se côtoient et se touchent, intimement mêlées. À la manière d’un effleurement, d’une caresse. Dédiés « à nos aimés », les poèmes du recueil sont accompagnement. Et générosité. Car quelle plus grande générosité que celle qui consiste à choisir de « conduire le deuil en procession de mots » ? La mort/les mots. La mort qu’il faut bien apprivoiser, les mots pour tenter de dire cette approche.

    Les poèmes progressent en trois temps. Lieux/Reliques/Je suis là. Multiples et divers sont les lieux. Quels qu’il soient, il faut prévoir de s’en libérer un jour. De s’en détacher. Lieux de l’enfance – le Glaizil –, à jamais disparus. La maison, le jardin. Il y a ceux qui ont le nom d’ailleurs, promenades et passages. Ceux-là que nous avons un jour effleurés de nos pas, de nos regards. Ces lieux-là ont des noms qui éveillent les souvenirs, mais la poète, dans sa discrétion, en suggère la quintessence mystérieuse plutôt qu’elle ne les enferme dans une trame précise.

    « Le mot cheval souffle doucement sur un pré

    quelque part

    un rideau a bougé

    au cadre d’une fenêtre qui regarde la rue

    on ne voit que des ombres

    passantes sur le pré

    des nuages flottent… » (Villa Adriana).

    La poète laisse ainsi éclore sur la page les images – les siennes – qui viennent se superposer aux miennes – Via Appia, Villa Adriana, Rome, Catacombes de San Callisto. Nos sensibilités s’y rejoignent.

    Que reste-t-il de ces passages ? Peu de choses. Des trouées de poussière, des éclats d’eau ; à la manière des dessins d’Hélène Baumel ; lambeaux de peau, bribes couchées sur la page, traces en

    « forme de récits

    sur des carnets

    illisibles ».

    Chemin faisant, dans cette exploration délicate, la poète se confronte à elle-même, à ce qu’elle fut enfant. Une promenade sur la Via Appia antica fait resurgir en elle le souvenir de la photo du manuel de latin de la classe de 4e. Celle des pins parasols bordant la voie jalonnée de tombeaux. Paysage inscrit dans une durée intemporelle qui habite les mémoires des collégiens qui, comme la poète, ont vécu une année scolaire ce manuel sous la main. En quelques strophes, avec une acuité concentrée et minutieuse, la poète ramène à la surface ce paysage de toujours qui inscrit la mort dans la vie des vivants. Présentes dans les fragments évoqués, les leçons du passé sont leçons pour le futur. Memento mori qu’accompagnent les questionnements :

    « nous les vivants

    descendus sous la terre nous cherchons

    comme un avant-goût des ténèbres

    comme un mode d’emploi ou quoi ? ».

    L’enfance, loin désormais, ne contient-elle pas en elle une ombre de mort ? Il plane pourtant dans les poèmes d’Albertine Benedetto quelque chose d’une enfance heureuse, ses jeux, ses mystères, ses secrets enfouis dans les recoins de la mémoire, qui soudain surgissent au hasard du temps, colorent de leurs images les gestes du quotidien. Quelque chose d’une fraîcheur enfantine non altérée demeure. Rires sous cape, espiègleries et insouciance :

    « Toujours l’enfance bondit

    de pierre en pierre dans le lit du torrent

    avale en grappes les chemins

    à la tombée du jour

    use la liberté et les fonds de culottes… ».

    L’âge adulte est autre. Est-ce la mort qui guette et qui dicte sa loi, dure loi qui conduit à quitter les lieux aimés ?

    Le lieu majeur est la maison. La maison et son jardin. C’est autour d’elle que se concentrent les rêves de jadis et que se nouent les énergies de la vie. Maison-écho de la cabane d’autrefois, maison protectrice et sûre, enveloppante. Mâtinée d’accents bachelardiens, la maison d’Albertine Benedetto tient à l’abri derrière ses murs ses meubles et sa déco. La poète n’est pas dupe, cependant, qui dit cette « protection dérisoire » et lit à même les objets. Lesquels sont autant de reliques (titre du second volet du recueil) avec lesquelles dialoguer. La vie accumule ses signes tout alentour. Chaque objet a sa place, qui forme avec les autres les reliques à venir, dépositaires d’une archéologie future. Les jeux de lumière dans les arbres du jardin ont à voir avec le temps. Ensemble, ils bâtissent un univers étanche où l’éternité de l’enfance, sa durée immobile, viennent se couler dans le présent fugace. Les maisons se confondent. Les pas toujours ramènent sur ce qui a été perdu, dont il reste si peu de traces. Des ombres dans une mémoire, à peine. Les mots seuls, malgré leur incomplétude, permettent de rassembler ce peu de sable qu’il reste, d’un temps défunt. La poésie murmure avec les ombres, échange en demi-teinte, tout de tendresse et en douceur. Destinés aux défunts, les mots ténus du poème leur font « un tombeau léger ».

    Mais la poète est là, qui rassemble autour d’elle ces menus riens qui ont façonné sa vie. Son caractère et sa personnalité. Veilleuse, ordonnatrice, solide et confiante. En affirmant sa présence – Je suis là – (titre du dernier volet), elle leur rend hommage, avec ses mots. Les mots, la poète sait comment en faire usage et quand. Elle sait comment les ranimer alors même qu’ils paraissent endormis. Au fond des tiroirs, au fond des poches. Les mots ordonnent, qui maintiennent vivantes les images emmagasinées dans la mémoire. La vie la mort se rejoignent dans le beau poème final. Les souvenirs coexistent. Celui de la mort des aimés – les parents que l’on cherche encore à tâtons dans leur chambre à coucher. Celui de la naissance :

    « Je me souviens du premier souffle

    cette expulsion

    hors des eaux primitives

    je me souviens

    de mon corps tambour sous les paumes du vent

    ma peau traversée par tous les souffles du monde

    je me souviens de ma vigueur… ».

    Peut-être la poète tient-elle de ce moment unique toute l’énergie qui est la sienne, cette force vitale qui la porte et qui irradie autour d’elle ?

    Derrière ce peu qui demeure demeure l’essentiel :

    « reste le trésor de l’enfance

    cette force d’amour à l’usage du temps

    une furieuse envie de vivre ».

    Reste aussi un très beau recueil.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Albertine Benedetto  Vider les lieux






    ALBERTINE BENEDETTO


    Albertine Benedetto.
    Source



    ■ Albertine Benedetto
    sur Terres de femmes


    [Ordinaire] (extrait du Présent des bêtes)
    Glottes (extrait de Glossolalies)
    [Si calme le piano] (extrait de Sous le signe des oiseaux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Baltique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la page de l’éditeur sur Vider les lieux
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Albertine Benedetto





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  • Caroline Boidé, Les Impurs

    par Sylvie Fabre G.

    Caroline Boidé, Les Impurs,
    Serge Safran éditeur, 2011.



    Lecture de Sylvie Fabre G.






    Nous vivons une vie plus grande que la nôtre, portant en nous tant d’histoires et de lieux, tant d’êtres. Ils peuplent notre mémoire de souvenirs insoupçonnés qu’un jour nos corps ou des voix, vivantes ou mortes, nous révèlent. Nous nous apercevons alors que notre âme les connaissait déjà. Traces empreintes, il ne nous reste plus qu’à les laisser remonter le courant de l’oubli jusqu’à nos lèvres qui les attendent, jusqu’à notre main qui les saisit pour en faire une ligne de mots brûlant au présent de l’écriture. Dans son roman, Les Impurs, publié en 2011 aux éditions Serge Safran, Caroline Boidé se tient à l’avant, au cœur et à l’arrière du temps pour faire surgir l’histoire d’un pays, l’Algérie, dont sa famille est en partie originaire. À travers le destin de ses deux personnages principaux, David et Malek, jeunes juif et musulmane, c’est sans doute un pan de sa propre généalogie qu’elle interroge mais aussi, plus largement, notre histoire collective, éclairant ainsi tout le questionnement de nos sociétés sur la complexité des origines et l’apport des cultures diverses qui les fondent. Elle nous renvoie par là-même à nos manières de vivre l’enracinement et l’exil, la proximité et la différence, l’amour et la séparation.

    David est le narrateur interne du récit, et c’est à travers son regard que l’histoire de son amour avec Malek nous est contée. Toutefois, le point de vue de la jeune fille n’est pas absent, grâce à son « journal intime » qui lui est remis après sa mort. Le roman a une structure originale qui permet des mises en abyme et des retours en arrière. Construit en trois grandes parties, y sont insérés les cahiers et les feuillets que chacun des amants écrit dans un jeu de croisements aux doubles reflets. Ceux-ci nous permettent de mieux découvrir l’environnement historique et culturel, social et familial dans lequel ils évoluent mais aussi leur rapport singulier au monde et à l’autre.

    La première partie, « Kalla ou la fiancée », relate la rencontre et le vécu d’une passion partagée. Éblouissement et fracture, leur relation est montrée dès sa naissance comme un possible dans la circonférence de l’impossible1. La société algérienne de l’époque est soumise aux traditions séculaires qui régissent l’ensemble des communautés, comme les identités propres. David en a conscience, le côtoiement et même l’imbrication des quartiers juifs et arabes, la ressemblance de leurs modes de vie n’empêchent pas les interdits. Arrivé à Alger pour travailler dans l’atelier d’ébénisterie de son frère aîné, le personnage vit le départ de Batna, sa ville d’origine, comme une libération du joug parental mais il reste sous surveillance. Dans ce cadre étroit s’inscrit sa rencontre avec Malek dont il voudrait préserver le secret. Mais parce que tout « se déroule dehors en Algérie », et donc sous le regard des autres, très vite leur relation est révélée à sa famille par les voisins et ils deviennent ensemble la proie des médisances, jugés et réprouvés, « des impurs », comme le souligne le titre.

    Nous sommes en 1955 dans un pays méditerranéen, mais encore aujourd’hui, dans nombre de pays les préjugés religieux et le statut inférieur de la femme conservent le même poids. Le roman de Caroline Boidé a ce mérite de nous renvoyer sans cesse aux problèmes de notre contemporanéité. Dans la position de fils et de mâle, David lui-même n’est pas sans ambiguïté face aux codes en vigueur et à Malek, « cavalière libre et affranchie des servitudes sociales ». Elle le fascine mais aussi lui fait peur. L’attirance érotique qu’il éprouve est teintée d’un désir de possession et d’une demande dont il lui fait sentir la violence jusque dans l’étreinte. La liberté d’esprit de la jeune fille, son ouverture y compris sur le plan religieux, sa volonté d’un amour assumé défient toutes les convenances. Sa capacité de jouissance, couplée parfois de réserve et de silence, l’inquiète. On le sent non seulement prêt à plier devant la loi des pères mais aussi enclin à asservir son amante, même à distance. La suite du récit, malgré les confessions les regrets et la souffrance, le montre plutôt comme un anti-héros, sans réelle grandeur ni dans l’amour, ni dans la rupture, ni dans le mariage arrangé.

    L’auteure fait de Malek la vraie héroïne du roman. Le mystère de son incroyable affranchissement, la force de ses choix, sa quête d’absolu se dévoilent pleinement dans la deuxième partie, « Malek ou l’ange ». La jeune musulmane, elle le confie dans ses feuillets, a été mise au ban de sa famille à cause de sa passion pour les livres et de son désir d’émancipation et d’écriture : « Mon père m’a dit le monde ne passera pas par toi. Tu n’en transmettras rien car ce n’est pas convenable… Tu ne peux pas faire ce que tu veux de la matière de ta vie, Malek. Elle appartient aux autres autant qu’à toi… C’est une faute d’écrire… Pour nous, c’est une honte ». Sa résistance à la soumission la voue inexorablement à la solitude, à l’opprobre et à un abandon qui annoncent l’effondrement final et sa mort tragique : le cerveau détruit, le corps vidé de son sang, elle meurt parce que déjà « consumée », privée de l’amour et de sa vitalité.

    Caroline Boidé nous offre un portrait de femme où chacune de nous, d’une façon ou d’une autre, peut se reconnaître. L’histoire des femmes est tissée de ces vies aliénées, sacrifiées sur l’autel de la domination et de la misogynie dont toutes font un jour l’expérience. Dans La Création étouffée, Duras raconte comment elle-même, à la même époque que celle du roman, a dû mener un combat contre toutes les interdictions, dont celle de se vouloir écrivain. Elle appartenait pourtant à un milieu d’intellectuels français, a priori plus propice. La lutte pour l’émancipation est sans fin, souligne-t-elle plus tard, et l’on voit aujourd’hui combien celle-ci peut régresser sous le couvert de la religion ou de la mondialisation. Ce roman nous offre un émouvant personnage de femme dont la présence permet au narrateur masculin et, par-delà lui, au lecteur, d’accéder à un autre regard sur la beauté des corps, la sensualité des odeurs, des parfums, des mets, à une autre écoute des paysages et des musiques de la terre algérienne. Malek vit son amour comme une voie ouverte, charnelle et mystique, vers l’humain et vers Dieu. L’écriture lyrique et précise, sensitive et imagée de Caroline Boidé nous fait partager tout un univers en partie disparu. Sur le fil de ces vies qui cherchent une improbable harmonie s’entrevoit la capacité d’une coexistence pacifique des communautés et de leurs cultures, à l’instant même où la guerre d’Algérie en train de s’installer détruit leur fragile équilibre et que débutent les exactions les plus atroces, attentats, torture et égorgements qu’égrènent les carnets de David en même temps que les petits bonheurs du quotidien. Après sa trahison à l’amour, et la mort de Malek, l’espoir semble s’éloigner et la séparation entre juifs et musulmans puis Français se concrétiser davantage.

    Dans la dernière partie du roman, « Avèlim ou les endeuillés », nous assistons à toutes les formes personnelles et collectives du déchirement et de l’exil puisque David, après avoir perdu son aimée, perd aussi quelques années plus tard son pays. Assigné à son identité juive et française, il devient « un rapatrié » alors qu’il n’a connu et aimé que la terre native de ses ancêtres algériens dont il soutient la décolonisation mais s’effraie des conséquences que Camus a lui aussi dénoncées. « Algérie, mon enfance, mon amour » : la fin du livre est un plaidoyer contre la violence, une prière « pour rassembler cette terre » et ses enfants. David, face à tous les échecs programmés d’un accord, y fait aussi le bilan de sa vie « passée, dit-il, hors de lui-même », « arraché » d’abord à l’amour, puis « à l’Algérie du juif de Batna pour une race éteinte sur une terre d’asile ». Sur le bateau de l’exil ne lui restent que l’effluve évanescente du parfum de Malek et sa fille Esther, devenue son « rempart » contre la mort.

    Ce roman est donc non seulement un roman d’apprentissage en résonance avec une période douloureuse de notre histoire commune avec l’Algérie mais aussi un roman sur les pouvoirs de l’écriture, sa capacité à éclairer la vie et à parler ce que l’on tait. Ainsi en est-il pour David et Malek qui accèdent chacun au réel qui les entoure et à leur propre intériorité en écrivant leurs « journaux ». La prose de Caroline Boidé dans son intensité de langue et sa quête des origines nous aide à sentir et à penser à la racine du temps et de l’être. La lisant, surgit un monde fait de réminiscences, de visages croisés, d’évènements vécus rêvés, et de tant de lectures inoubliées ; elle lève tout un tissu de réflexions où résonnent les problèmes de notre société en quête de son passé, de ses identités et d’un sens. Les Impurs nous rappelle la beauté et la difficulté de l’altérité et du lien, la nécessité de défier l’augure2 et d’apaiser la tragédie par le dialogue. Son écriture est une invite à accueillir le legs d’une terre commune à réinventer – comme l’humain.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes




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    1. Roberto Juarroz
    2. Hélène Cixous






    Caroline Boidé  Les Impurs





    CAROLINE BOIDÉ


    Caroline-Boidé NB
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Serge Safran éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur Les Impurs




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
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