Étiquette : Lecture


  • Denise Le Dantec, La Seconde augmentée

    par Angèle Paoli

    Denise Le Dantec, La Seconde augmentée,
    Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « DANS L’ASYNDÈTE DU MONDE »




    Philosophe et botaniste, amoureuse de la nature dont elle a une connaissance tout à la fois encyclopédique et personnelle, faite d’expérience, d’observation et d’amour, Denise Le Dantec est une artiste dont les carnets regorgent de trésors. Croquis et dessins, esquisses et aquarelles sont chez elle indissociables du monde de la poésie. Les grands poètes des siècles derniers n’ont pas de secrets pour elle et sa propre poésie leur accorde une place de choix. D’origine bretonne – son amour pour L’Île Grande n’est-il pas son amour le plus cher ? –, elle est la fière descendante de druides celtes. Fidèle à ses ancêtres, Denise Le Dantec est versée en cosmologie et détient des secrets qu’elle est seule à connaître. Magicienne, experte en constellations et en mystères, elle est une véritable pythie qui nous rappelle que la poésie est souffle et la parole, cryptée et divinatoire. Elle est celle qui écrit :

    « Sur la photo

    Je suis Isis

    Mon rêve est

    Gnostique

    – Il fait noir »

    Placé sous les auspices de la musique, son dernier recueil poétique – La Seconde augmentée – convoque et assemble tout le patrimoine culturel qui est le sien. Mythologique / chamanique / druidique / astrologique / musical. Poétique et historique… Mystérieux et original, le titre emprunte au domaine musical la notion d’intervalle. Il invite ainsi la lectrice que je suis à s’interroger sur le « mouvement disjoint » auquel la définition de cette « seconde augmentée », mise en exergue, fait allusion. L’adjectif « disjoint » est-il à prendre au pied de la lettre ? Quels sont dans la poésie même de ce recueil les effets de cette disjonction ? Je ne suis pas certaine de parvenir à esquisser une réponse. La suite de cette note de lecture le dira. Peut-être.

    L’univers premier de la poète est celui de la magie. Fille de druides, elle a hérité de savoirs occultes, planètes et plantes, breuvages et solstices. Elle tient à sa disposition recettes et formules, parfois inquiétantes :

    « Écrasez le vert de l’absinthe dans un disque avec euphraises, mauves et débrouillardises. Tournez. Ne parlez plus jamais. »

    Ou encore :

    POUR SALUER L’AUTOMNE, ON PEUT :

    POSER UNE FEUILLE D’OR (enduire d’un gesso ;

    souffler sur la feuille pour l’humidifier ; la brunir)

    LIRE UN POÈME DE GUILLAUME APOLLINAIRE

    FAIRE LES DEUX

    En poète initiée, Denise Le Dantec interprète les rituels ainsi que les pratiques qui les caractérisent :

    « Quelques-uns écrivent autour de la pierre naufragée, à la surface de l’eau ».

    Des chamanes, elle possède des talents qu’elle éprouve au cours de ses journées d’automne :

    « Entre deux lessives comme entre deux textes. Qu’est-ce que les heures après une journée ?

    Elle coud la feuille de laurier avec la première page.

    Bêche avec un pied.

    Trempe son balai dans la rivière. Mange des grenouilles.

    Attend la Résurrection. »

    Maîtresse es-« mécaniques célestes », elle s’ingénie à réunir ce qui au monde s’oppose.

    « La pesée du Soleil et la pesée de la Terre.

    Nos heures primordiales. Nos courbes souterraines. »

    Elle fait confiance aux vents pour rassembler ce qui en elle sépare. Rejoindre/délivrer/coudre sont des verbes qu’elle affectionne. La poète visionnaire évolue dans une dimension sienne dont elle est seule à posséder les clés. Tout à la fois spectatrice et actrice :

    « J’assiste à la comptabilité des semences. À la collecte des fleurs.

    Je touche au bois des choses.

    La lune apparaît et disparaît.

    Je vois la lumière où elle n’existe pas. »

    Cependant, au cœur même de cet univers dont elle a une parfaite maîtrise, la poète n’est en rien coupée de l’Histoire. C’est avec l’Histoire que s’établit, me semble-t-il, la disjonction majeure de ce recueil. Et avec l’inclusion soudaine de poèmes ayant une relation avec le passé de l’immédiat après-guerre. Cet ensemble de poèmes introduit une rupture dans le temps idéal de l’enfance. Et dans le recueil. Il diffère en effet par sa tonalité et par les références récurrentes à un vécu douloureux. De cosmiques, chamaniques et stellaires, les poèmes deviennent historiques, lourds de menaces. « L’ange de l’Histoire » a fait irruption dans la vie de l’enfant :

    « Issue du brouillard, l’enfant. Son chapeau rouge

    Avec les noms des saisons brodés dessus

    Et les étoiles… ».

    L’Histoire charrie avec elle les noms qui ont marqué ces temps de noirceur et d’angoisse. Elle fait le jeu de la peste. De toutes les formes de peste. Noire. Rouge. Brune. Nombreuses sont les allusions aux signes funestes qui ont assombri son époque. Ainsi de l’ensemble de ces vers :

    « Peste noire

    Peste rouge. L’après-guerre a duré plus longtemps que prévu.

    Les femmes-des-ruines

    Amassent des briques

    Dans les rues

    Europe

    Apporte un pain

    Que nous modelons

    – Avec nos poings

    Salomé danse entre lune et étoile dans une rue du ghetto.

    Les violons se taisent.

    Une voiture Ford s’arrête à l’entrée du champ

    Peste brune

    – Masquant la lune

    À la lune

    Le tournis des jours. Les soulèvements rimbaldiens.

    Marina Tsvetaïeva : « Il n’y a pas de réponse/ il y a des apostrophes – des résonances ».

    Nombreuses sont les interrogations qui ponctuent le long poème. Époques et espaces se mêlent dans un brouhaha indistinct ; annonciateur du pire. « Le cadran saigne ».

    « Est-ce que tu entends

    Ce que j’entends ?

    – Des rumeurs sur une guerre

    Proche. »

    En ces temps d’incertitude, la poète convoque les voix qui lui sont chères. Peut-être est-ce un appel à l’aide ? Mandelstam/Tsvetaïeva/Celan/Artaud/Rimbaud/Gertrud Kolmar… Et Ezra Pound, pour retrouver la voie de la poésie :

    « Venez, mes poèmes, parlons de perfection : nous nous rendrons passablement odieux ».

    Et la poète de poursuivre avec sa propre voix :

    « N’écris

    Que ce qui est :

    La furie des vents

    La femme nue

    – Le vol des bernaches ».

    L’inquiétude demeure qui rappelle la noirceur du Welt. Dans ce contexte où dominent les signes noirs, la poésie peut-elle encore quelque chose ?

    « – Cela finira-t-il par s’arranger ?

    Écrire ici est un échec. »

    Et la poète de définir génialement son inquiétude dans cet aveu :

    « Je cours dans l’asyndète du monde, l’anaphore patience, patience me poursuit ».

    Par-delà cette disjonction majeure en lien avec l’Histoire, il me semble en discerner de plus simples, de plus immédiates. Le mouvement disjoint ne provient-il pas également de l’association des contraires ? De leur juxtaposition  ? Nombreux sont les vers qui vont par paire, constituant ainsi un mouvement diatonique :

    « je déploie sa surface

    je ne déploie pas … »

    ou encore :

    « Je passe sous le pont

    Je passe pas

    (Je recommence)

    Et plus loin :

    « Je vis

    Je ne vis pas … »

    Ou ici, dans ce très beau passage, qui pourrait résumer à lui seul la geste cosmique et unificatrice de la poète :

    « je confonds les dangers

    ce qui tombe et ce qui s’élève

    le monde et la destruction du monde

    mon passé est présent

    mon futur est présent

    mes gestes sont les variations de courant atmosphérique ».

    D’autres formes de disjonctions apparaissent, dont la présence de caractères italiques au cœur du poème – citations latines, noms de fleurs. Ou encore dans l’usage de l’italique pour un seul et même poème. Ainsi de ce curieux poème aux accents liturgiques qui occupe toute une page :

    « C’est ma honte

    Mon pain d’escargot

    Ma caisse de carton

    Ma raison aux cinq doigts

    Ma prosopopée crasseuse

    Le beurre de mes sacrements ».

    La scansion latine, de nature aussi musicale sans doute, rythme ces vers. Une façon poétique pour la poète de décliner le mystère de son âge :

    « – je n’ai pas cent ans

    une brève une longue

    une brève illimitée… »

    Ailleurs, dans un long poème en italiques, l’alliance jonction/disjonction assure aux vers leur mouvement de balancier :

    « entre le céleste

    &

    le terrestre… »

    […]

    « qui se tourne

    & se retourne

    […] »

    Une fois éprouvés au plus près ces mouvements binaires, une fois éprouvée la malveillance des Nornes – lesquelles président au destin de tout un chacun et de tous –, Denise Le Dantec renoue avec ses rites ancestraux. Visionnaire, elle convoque « les choses cachées » et s’en remet à cet aveu qui résume tout son être : « Mon image du monde selon les quatre saisons ». Forte de cette grande sagesse, la poète restitue à l’histoire les lucioles perdues. Elle rassemble dans sa main d’or tout ce qui constitue l’essentiel de sa vie et nous fait don de la beauté qu’elle cultive avec art.

    « Des poussières de sons. Des cosses de mots. Une pluie de pollen. »

    Ainsi offre-t-elle à ses lecteurs son rêve d’union :

    « Comme si le soleil tenait tous ensemble les vivants dans la lumière. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Denise 2






    DENISE LE DANTEC


    Denise Le Dantec
    Image, G.AdC




    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes

    [La Seine est verte] (extrait de La Seconde augmentée)
    [Beau temps sur la planète] (extrait d’ENHEDUANNA)
    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après)
    Guillevic | À Denise Le Dantec
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Laura Tirandaz, Signer les souvenirs

    par Philippe Leuckx

    Laura Tirandaz, Signer les souvenirs,
    Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2019.
    Gravures d’Anne Slacik.
    Prix de la Découverte poétique
    Simone de Carfort de la Fondation de France 2016.



    Lecture de Philippe Leuckx



    Les vrais auteurs de voyages en poésie contemporaine sont rares : Timotéo Sergoï, connaisseur de Cendrars, Serge Delaive et quelques autres, dont Laura Tirandaz, qui, dans ce deuxième livre, offre un témoignage insigne sur un voyage en Amazonie profonde, avec une poésie subtile qui hisse les habitants perçus à une conscience juste de leur condition humaine, à protéger des mauvais regards, des clichés.

    Voyager, c’est « perdre des pays » selon Pessoa ; ici, voyager offre des vignettes de pure poésie, dans « l’attente d’un bus », dans l’observation d’un « Anglais » cossu, exhibant sa montre, dans la perception d’une nature et de « son vol de pélicans qui s’abattent sur le poisson », métaphore de certain tourisme ?

    « Le lac à peine éveillé », « à rio Bijano / Des feuilles fendues comme des sabots », « Le vent contrariait le sens du labourage » : autant de visions qui privilégient l’essence d’un monde à découvrir, « à découvert », à l’aune de ce constat « celle qui décrotte ses bottes avant le matin », tâche à laquelle s’assigne la poète : se décrasser le regard pour ne faire vibrer que l’essentiel.

    « Le monde une étoffe brûlante

    Retrouver les eaux de l’hiver dans le lit de l’été

    nous marchons côte à côte

    mes années liquides et moi ».

    Décrire au plus vrai, au plus juste et arrêter la vision sans doute pour que tout devienne ce poème que je lis, pour que par une capillarité intime se transfuse de la poète à moi ce voyage qui a changé le regard et fait entrer sans effraction les gens d’ailleurs, pour une communion d’âmes ?

    Les gravures d’Anne Slacik, fluides bleus d’ombres de corps, relaient exactement le propos aquatique de la poète sensible aux pirogues de la mémoire, celles qui « signent » les souvenirs âpres et beaux d’un voyage, de l’autre côté du monde, à l’envers de nos pauvres certitudes de nantis. Lévi-Strauss eût aimé ces textes fluides, très anthropologiques dans l’abord du monde.

    « Cayambe

    Dans le bus le coup d’œil des passagers

    nous traversons leurs questions pour nous asseoir

    Dieu reste près du rétroviseur

    La radio accompagne la sortie de scène

    de toutes ces vallées vertes ces vaches blanches

    Le lait frémit devient crème

    Tout ce temps pour qu’une chanson d’amour fasse le tour du monde ».

    La poète sait nommer la béance, la solitude, la suspension :

    « La nuit était douloureuse injuste

    comme une gifle pour l’enfant étourdi ».

    Dans la volonté évidente de nommer en les énumérant les « visages », les « amis qui se font des tendresses », de saisir « la nuit (qui) a cloué le sommeil », Laura Tirandaz nous donne à lire les traces épuisées de longs cheminements où la langue, l’effort d’écriture, la ferveur pour les gens et la justesse pour en conserver les images cernent la beauté dans ce qu’elle a de plus inaltérable, de plus partageable aussi : comme ce « quelqu’un  » qui « s’est approché / dans la plainte des vaches / dans l’acquiescement des cochons ».

    Une fois le livre terminé, une fois le voyage remisé, que reste-t-il ? « [L]a vie m’a reprise », dit-elle… « je suis déjà rentrée », forme d’épilogue nostalgique (« Il n’y a plus de musique »).

    On attend avec impatience de retrouver cette voix dans un troisième opus.


    Philippe Leuckx
    D.R. Texte Philippe Leuckx
    pour Terres de femmes






    Laura Tirandaz  Signer les souvenirs 2






    LAURA TIRANDAZ


    Laura-tirandaz-1
    Source




    ■ Laura Tirandaz
    sur Terres de femmes


    Guayasamín (extrait de Signer les souvenirs)
    [Sillons des dunes sillons des cous des femmes] (extrait de Sillons)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    Signer les souvenirs de Laura Tirandaz
    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Signer les souvenirs de Laura Tirandaz






    Retour au répertoire du numéro de septembre 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie-Josée Christien, Affolement du sang

    par Marie-Hélène Prouteau

    Marie-Josée Christien, Affolement du sang,
    éditions Al Manar, collection Poésie, 2019.
    Encres d’André Guenoun.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    ÉLÉGIE DE LA VIE EN SOUFFRANCE



    Marie-Josée Christien a publié de nombreux recueils de poésie et anime la revue Spered Gouez/L’esprit sauvage qu’elle a fondée à Carhaix en 1991. Elle a reçu en 2016 le Grand prix international de poésie francophone pour l’ensemble de son œuvre. Pour la lecture de ce nouveau recueil (Affolement du sang) publié aux éditions Al Manar, la préface très sobre de Jean-François Mathé donne une clé. Derrière cet affolement du sang évoqué par le titre, il faut entendre une polyglobulie, un cancer du sang que la poète ne nomme jamais, préférant une mention ironique du patronyme d’Henri Vaquez, le médecin qui décrivit pour la première fois cette maladie rare (mais non orpheline, comme il est parfois dit à tort). Quant aux encres d’André Guenoun qui accompagnent le livre, elles sont en parfaite résonance avec le poème. En jouant des vertus liquides de l’encre, entre transparence et opacité, ce plasticien sait rendre un univers organique proche de celui de Marie-Josée Christien.

    Comment inventer une langue qui dise la maladie quand celle-ci est pour beaucoup synonyme de mort ? Une langue qui parle à ceux qui ont connu cette expérience comme à ceux qui ne l’ont pas vécue. Nombreux sont les écrivains et les poètes, de Claude Roy à Georges Perros, qui ont confronté leur écriture à la maladie et à la hantise de la mort. L’écriture de Marie-Josée Christien est celle du lyrisme vibrant, grave, d’une lucidité aussi évidente que sa détresse.

    Le recueil se présente en trois parties, « Poème absent », « Affolement du sang » qui donne son nom à l’ensemble, et « À la lueur du poème ».

    La première partie est empreinte d’une tonalité sombre, on imagine l’annonce de la maladie, la pénible attente. Le choc émotif, intense, s’éprouve dans le silence qui s’entend à chaque page et a quelque chose de médusant. Pour la poète, c’est l’heure crépusculaire ou nocturne avec son lot d’insomnies qui exprime le mieux ce qu’elle ressent. Repris en leitmotiv, le mot désespoir est à la mesure de la violence de l’épreuve. Les vers semblent martelés, énoncés presque souffle coupé.



    La mort en moi


    Exceptées deux références au vent, le monde extérieur, sa réalité et ses couleurs, ont disparu : il n’y a plus que l’être seul face à cette révélation bouleversante, au sens le plus fort du terme. Expérience-limite qui pressent le réel de la mort proche au creux du corps :

    « je me résous à consentir à la fatigue

    des mots tremblants

    à ne plus espérer ».

    Dans ce moment premier du recueil, le thème de l’attente – des résultats, des soins, on ne sait – et le motif de la solitude s’entrecroisent. La poète a l’impression d’un « l’éloignement » du monde dont parviennent « juste quelques paroles/ au loin ». Car la maladie enferme dans ce corps qui, à présent, fait défaillance jusqu’à isoler des autres :

    « À l’instant

    où la main

    tendue

    se replie sur le vide ».

    La seconde partie, « Affolement du sang », évoque quelques références à la maladie, jamais cliniques cependant. Comme le montrent les images « l’ecchymose du jour » ou « l’azur coagulé » où se fait jour une écriture oblique, travaillée par les formes de syncope et de distorsion des vers. La parole de Marie-Josée Christien a cette vertu de déréaliser et de poétiser les moments de cette traversée douloureuse avec une violence presque baroque :

    « La moelle affolée

    essaime ses larmes coagulées

    dans la chaleur du sang épaissi ».

    Ce faisant, c’est moins à la maladie que la poète s’attache qu’à l’écho du mal en elle, à l’effet qu’elle provoque dans son univers mental et affectif. Rien de larmoyant ni de complaisant pour autant. Elle se figure elle-même avec une lucidité triste :

    « Une ombre à bout

    de souffle

    chancelle

    de peur et d’espérance ».

    Dans la dédicace de cette partie « À Vaquez l’ami fidèle », la poète trouve le moyen de sourire, en détournant sa véritable relation à ce médecin sur le mode de l’antiphrase. Tout se passe comme si elle voulait mettre à distance la maladie, faire silence sur une partie de ce qui a trait à celle-ci, les soins, les traitements et jusqu’à son nom. C’est sa manière à elle de lutter, de prendre force de sa faiblesse même.



    Je et la blessure


    Avec la présence du je, la poète veut habiter sa douleur, la restituer dans son acuité. C’est à une élégie de la vie en souffrance que nous convie Marie-Josée Christien. La parole oscille entre des mots percutants comme des coups de poing, tels gouffre, supplice, naufragée, des néologismes « me désastrent ». Comme si les mots habituels étaient usés et impuissants. L’interrogation ne peut manquer de surgir : entre les vivants et les morts, où est la place du sujet ?

    L’écriture se fait laconique, dépouillée :

    « La douleur m’écarlate ».

    Les expressions disant l’irréversible, « ne… plus », « ne plus… que », reviennent à plusieurs reprises : « Je ne parviens plus / à retenir la vie ». La vie à présent devient synonyme d’engourdissement, de fermeture, de perte des jours d’avant. Le souvenir de la vie d’hier s’épanouit dans une page, « Ce temps-là », dédiée à Xavier Grall, autre clin d’œil à la maladie. Ailleurs, un conditionnel pointe le vouloir-vivre : « je voudrais dire la vie. » En vain. Ne lui répond que le vide au cœur de la nuit. Le jaillissement sans retenue de l’émotion atteint par moments une sorte de cri. Cri de désespoir devant l’épreuve et sa fatale menace.

    La circulation de l’émotion jusqu’à la montée des larmes s’écrit sans pathos, sans fioritures. Le lecteur est face à une parole essentielle. Face à la vérité nue d’un sujet qui assume sa faiblesse et dit sa peur de mourir. Car le sujet qui parle est traversé par une ambivalence. Il est à la fois celui qui a le courage d’entrevoir sa mort proche et celui qui dit dans l’effroi son existence laminée. Cet inexorable, la poète le rapproche des peurs d’enfance. Comment mieux énoncer la fragilité et la force que par cette superbe alliance des contraires : « j’aguerris mes larmes » ?

    La dernière partie « À la lueur du poème » entrouvre un peu de lumière et d’espoir. Écrire, c’est reprendre le dessus, redevenir le sujet d’une vie où toute la place n’est plus prise par le mal. La poète se tourne vers le cercle des amis convoqués dans les dédicaces. Quelques pensées lumineuses irriguent ces pages. Le regard a changé. Des mots tels rêve, espoir, force d’appui, chant d’amour, tendresse semblent pouvoir se décliner à nouveau.

    Le recueil se boucle sur un moment d’épiphanie. L’enfermement mortifère du début, symbolisé par la main tombant désespérément dans le vide, fait place au geste vers l’autre : « À nouveau / je tends la main ».

    Le lecteur imagine ce qu’il a fallu chercher au plus profond pour parvenir à cette sortie de soi. La vie, la mort, le poème : sur la ligne de crête entre la puissance de la mort et la fragilité de l’être, Marie-Josée Christien a trouvé les mots. Graves et magnifiques.



    Marie-Hélène Prouteau

    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Marie-Josée Christien  Affolement du sang  éditions Al Manar  collection Poésie  2019.





    MARIE-JOSÉE CHRISTIEN


    Marie-Josée Christien à Quiberon  2013
    Source



    ■ Marie-Josée Christien
    sur Terres de femmes

    [Je creuse les mots](poème extrait d’Entre-temps )



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Marie-Josée Christien
    le site personnel de Marie-Josée Christien



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube

    par Murielle Compère-Demarcy

    Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube,
    éditions La Part Commune, 2019 .



    Lecture de Murielle Compère-Demarcy







    L’opus est de tout recueillement, La Minute bleue de l’aube d’Estelle Fenzy ouvre un opéra intimiste et intérieur où tous les sens à l’éveil, les perceptions qu’ils déclenchent, la voix du poème qu’ils murmurent, jouent la partition d’une musique de chambre avant que la symphonie du monde entame avec l’aurore l’ébrouement, voire le vacarme, de ses manifestations. À l’instant précis et trouble où l’aube paraît – dans la clairière où se répondent encore, avec des correspondances subtiles de pénombre et de lumière, la nuit et le jour – la poétesse est à l’écoute et détecte par ses mots les paysages intérieurs / extérieurs :

    « Entends-tu le pouls ralenti

    de la nuit

    L’aube

    comme une paix retrouvée

    une convalescence »

    avant les « premières voitures / sur l’avenue », avant le « bruit d’enfer » des déchets d’une semaine passée qui tombent dans la benne des camions poubelles, avant que

    « [l]a lumière se faufile

    entre les branches

    Flaques de ciel

    où étancher nos soifs ».

    Toutes les lignes de l’univers tremblent, vibrent, au diapason du cœur et du recueillement, à cet instant où la poétesse peut « à l’aube / découvrir (s)on cœur intact / au milieu des cendres » après avoir « un soir / fai(t) un feu avec (s)es poèmes » pour « les entendre crépiter joyeux / Compter les étincelles ».

    La Minute bleue de l’aube d’Estelle Fenzy est ainsi, telle une étincelle d’espoir et de joie ravivant son souffle par-dessus tout, afin que dure le feu du poème.

    « Je suis celle

    qui désire le jour

    et aspire à la nuit

    Les ailes désaccordées

    d’un même oiseau »,

    écrit Estelle Fenzy, l’âme (ré-)conciliatrice des différences, des états ou éléments contraires. Poète-médiatrice, tel le souffleur d’une représentation de cette farce qu’est la vie :

    « Quelle comédie la vie

    Heureusement

    j’ai choisi

    le rôle du souffleur ».

    Le lecteur sent bien qu’une quiétude – même en partie inquiète – porte ces aubes et leurs poèmes. Le silence accompagne, sous-tend, cette partition, « incessant voyage » maintenant « le poème en suspens », oscillation sensible palpable et tendue vers ses interrogations, entre « l’attente et la soif ».

    Le ressenti douloureux de l’absence flotte par intermittences dans le regard de la poétesse, voilé aussi par la mélancolie (l’absence évoquée nous reporte à un livret précédent d’Estelle Fenzy, publié aux éditions La Porte : Sans, dont la poésie contenue et poignante face à la perte d’un être cher avait été remarquée).

    Les poèmes d’Estelle Fenzy crépitent ou frémissent dans l’âtre / l’âme / dans l’espace de la page, tel le craquement doux d’une feuille d’automne sous la marche, tel le souffle avenant d’une étincelle. Leur lumière est celle de l’aube, ni violente ni obscure, à mi-parcours entre la nuit mystérieuse et l’aube frissonnante. Les mots réunis dans le chant matutinal du poème sont « un autre silence », ils avancent sous la peau / sur la carapace du monde, à pas feutrés, sans nous heurter, sans nous brusquer, nous tenant à leur lisière attentifs, alertes et consentants sur le seuil de l’écoute absolue, celle de La Minute bleue de l’aube.

    « Mon poème

    commence par une aube

    une extrémité du jour

    une lisière du temps

    et continue »,

    écrit Estelle Fenzy. L’écriture ici déroule à la pointe du jour et de ses perceptions / émotions la bobine d’un film intimiste tourné sur « un territoire d’aubes éraillées / de ciels parallèles » mais aussi d’aubes légendaires (au sens étymologique de legenda : « ce qui est à lire » ; « l’aube est une légende », écrit d’ailleurs la poétesse), fraîcheur de rosées riches en filigrane de l’ivraie contenue dans le jour qui vient.

    Le sentiment de l’absence circule dans cette « Minute bleue » mais aussi l’amour, la mélancolie, la mort, le bonheur, le laps de la page blanche, le chagrin, des rires d’autant plus éclatants qu’ils secouent l’introspection du silence. Ces rires remontent et fusent de l’enfance.

    « Emmitouflés jusqu’au museau

    les enfants jouent au loup

    au chat à la souris

    Tout le jardin est une course

    J’entrouvre la fenêtre

    Ce n’est pas le froid qui vient

    mais le sillage de leurs rires

    l’éclat de cet instant ».

    « L’éclat de cet instant »… certains de ces poèmes condensent l’aube en leur robe cousue de lettres et de sensations suggestives, d’une lumière instinctive fugace et fugitive, surprenante, à la manière parfois de haïkus.

    « Prends garde

    Cette grenade

    entre tes mains

    dégoupillée

    C’est mon cœur ».

    Leur allure quelquefois aphoristique éclaire le flux poétique qui court / couve au réveil sous les cendres du sommeil encore chaudes, et peut révéler l’un des visages du jour :

    « Le jour tarde à se lever

    Il a dû passer une nuit blanche ».

    La poétesse nous embarque avec elle par la voix du Poème sur le cours apparemment tranquille, silencieux de « l’eau vive de (s)on ruisseau » et nous suivons volontiers sa navigation, quitte à déborder, de sortir parfois du « lit de cailloux » que nous glissons aussi dans notre poche pour nous souvenir d’où nous venons. Nous avançons au fil de l’aube, dans « la Minute bleue » d’un silence autre, messagers lucides de ce qui nous sépare : nous singularise, au coeur d’un univers dont nous sommes partie intégrante et dont nous tissons une part de la totalité dans l’harmonie dissonante de nos gestes et de nos paroles.

    Nous trouvons trace dans La Minute bleue de l’aube de nos vies minuscules, grandies par la voix du Poème à l’écoute du vivant / vécu qui trame et ourdit sa toile translucide, à pas feutrés / comptés / esquivés aussi quelquefois, comme les chats savent guetter pour mieux (re-)bondir dans l’invisibilité éclairante de la nuit – « une perle de sang à l’oreille ». Car l’aube est bondissement – « Aube » avec un « A » majuscule et sans article pourrions-nous écrire, dans la lignée d’un poète qui en célébra les illuminations : Arthur Rimbaud, et qui personnifia lui aussi « la déesse » comme Estelle Fenzy écrit :

    « L’aube s’est jetée

    à ma bouche

    Elle était nue

    Je l’ai aimée ».

    Par la beauté concise et la grâce des mots d’Estelle Fenzy, ces aubes saisies en leur « Minute bleue » nous sont perceptibles à ciel ouvert, qu’elles soient intérieures ou extérieures. Estelle Fenzy fait venir l’aube en notre réalité, autrement dit là où elle existe.

    Le ciel circule aussi en ces poèmes qui lui donnent couleur, envergure, voire un nom même où l’aube en son point indéfini, sans limites déterminées, s’entrevoit mieux que ce qui serait « mesure pâle / entre la nuit et le jour. » Le ciel, libre… où demeurer un peu, en passant ; rassemblant son territoire et ses orages, ses accalmies ; là où respirer avec le silence  : là où le poème nous élève…


    Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
    D.R. Texte Murielle Compère-Demarcy
    pour Terres de femmes







    Estelle Fenzy  La Minute bleue de l'aube 2






    ESTELLE FENZY


    Estelle Fenzy portrait
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Estelle Fenzy
    sur Terres de femmes


    [Je n’ai jamais dit adieu] (poème extrait du Chant de la femme source)
    [Faire fi(n) | de l’exiguïté du temps] (poème extrait de Coda (Ostinato))
    Man’za] (poème extrait de Gueule noire)
    [Un seul pays natal](poème extrait de La Minute bleue de l’aube)
    [Rêve silex] [poème extrait de Chut (le monstre dort)]
    [Mon tablier déborde de prières](poème extrait de Mère)
    [Père, | tu le sais](poème extrait de Par là)
    Poèmes Western (lecture d’AP)
    [Retrouver la neige](extrait de Poèmes Western)
    Rouge vive (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rouge vive (lecture d’AP)
    Sans (lecture d’AP)
    [Toi les yeux moi la voix] (extrait de L’Entaille et la Couture)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Part Commune)
    la page de l’éditeur sur La Minute bleue de l’aube






    Retour au répertoire du numéro de septembre 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pierre Dhainaut, Après

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Dhainaut, Après,
    éditions L’herbe qui tremble, 2019.
    Aquarelles de Caroline François-Rubino.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    FEUILLETS AUX VENTS DE LA VIE ET DE LA MORT




    Il est des lieux qui nous ramènent entier à notre condition humaine. L’hôpital en est un. Nous y voilà soudain comme dessaisis du monde, de toutes ses promesses et de tous ses divertissements, nus au cœur d’un réel que nous avons parfois tendance à occulter dans l’état de santé. Le dernier livre de Pierre Dhainaut, Après, paru ce printemps aux éditions L’herbe qui tremble, évoque ce moment où la vie bascule dans la douleur physique, la souffrance morale et un silence où s’affronte seul le risque de mourir.

    Après revient sur cette expérience récemment vécue par le poète, montre les traces ineffaçables qu’elle a laissées en lui, soulevant par là-même des interrogations taraudantes. Pour pouvoir à nouveau habiter la vie mais aussi le poème, l’auteur a dû tenter de saisir par la mémoire et dans les mots la substance de ces instants de lutte, d’angoisse et de perte, cerner ce qui a été ébranlé de son être dans la proximité extrême avec la mort pour pouvoir se reconnaître, mais transformé par l’épreuve, et continuer.

    Le livre est donc un cheminement construit en quatre parties, plus une postface et des ajouts qui en éclairent le contexte et les enjeux, vitaux. Il s’agit pour le poète de trouver un sens qui unifie la traversée, l’avant et l’après de cet événement.

    L’aquarelle de la première de couverture, réalisée par Caroline François-Rubino, dans sa sensibilité en trace et colore la résonance. L’écriture en vers — notes ou poèmes, hésite Pierre Dhainaut — semble relever d’un défi qui met en jeu l’ensemble des choix de l’homme et du poète. Sa volonté est de « revivre avec le langage l’épreuve » passée mais aussi d’accepter « la place qu’a occupée la poésie » durant cette longue période d’hospitalisation et de convalescence pour qu’« à nouveau elle soit possible ». Car, écrit-il : « Pourquoi accorder tant d’importance à la poésie si dans les circonstances les plus rudes elle n’offre aucune aide ou pire, si l’on ne songe pas à lui en réclamer une ? ». Répondre à ce questionnement est la condition pour lui de se garder vivant en recouvrant sa foi en l’acte d’écrire.

    « Voir de face » : le titre de la première partie souligne donc la nécessité de ne rien occulter de ce qui a été perçu, senti, pensé à l’heure du péril, en ces heures où

    « dès que

    l’on pénètre en ces chambres, on est seul,

    à la nuit ajoutant de la nuit ».

    Les sept poèmes initiaux en effet saisissent au présent les premières heures passées aux urgences avant l’opération du cœur que le narrateur a subie. Le sentiment aigu de l’enfermement est traduit par l’évocation des murs, les affres du froid et de la lumière artificielle, le « fatras » d’une pensée soumise aux « visions noires » et aux « lèvres scellées ». La dépossession de soi, le sentiment de la séparation qui l‘accompagne, sont aussi symbolisés par le dépouillement du corps malade de tout objet personnel, vêtements et alliance. Pierre Dhainaut arrive à cerner tout ce qui fait l’effroi de ce type d’expérience d’une façon saisissante. Ainsi l’évocation de la descente sur un chariot au bloc opératoire s’apparente-t-elle à une descente aux Enfers :

    « il fait froid

    de plus en plus, de plus en plus bas

    on descend, des couloirs se succèdent… ».

    La deuxième aquarelle de Caroline François-Rubino, masse de gris foncé trouée fugitivement de blanc, renvoie autant au poids d’angoisse qu’à l’éclaircie produite par une parole humaine avant l’anesthésie. Le sommeil prolonge le sentiment de l’inconnu devant soi, éprouvé à l’entrée dans la salle d’opération, un après de « généreuse ignorance ». Lié à l’image de la neige « brillante, fondante » sous un regard d’enfant, il suggère pour le poète une remontée vers la source qui ramène à une lumière où fin et commencement se confondent.

    Les quatorze poèmes suivants, qui forment la seconde et la troisième partie, sont une retombée dans la dure réalité post-opératoire. Intitulées « Cela (I) » et « Cela (II) », elles décrivent cet entre-deux où la conscience revient en un difficile réveil. La salle de réanimation est un hors-lieu où les repères habituels d’espace et de temps deviennent opaques de par l’absence d’ouverture, une durée vague et l’état même du malade, proie du mal-être et de la douleur. En quête des contours de son corps et de sa propre identité, l’homme redevient cet être dépendant qu’il a été à la naissance, et la présence à son poignet du bracelet qui l’identifie, en témoigne. À travers les sensations tactiles et auditives qu’il ressent, — « spasme », « frôlement » sur la peau, « bribes » de bruits, voix lointaines —, le narrateur tente désespérément de se réapproprier un nom et une place :

    « Qui es-tu ? non,

    mieux vaut que tu demandes

    où tu te trouves… ».

    Se savoir soi-même exister, nous montre Pierre Dhainaut, ne se fait que dans le lien et par le langage. L’injonction qu’il s’adresse,

    « réponds-lui,

    son visage

    te rendra un visage »,

    clôt symboliquement cette partie comme un déjà premier retour à la vie.

    La troisième aquarelle, la peintre l’a donc voulue aérée et ses couleurs gris-bleu, plus claires, entérinent cette avancée. Les sept poèmes de « Cela (II) » qui suivent, insistent davantage sur les manifestations d’une souffrance, marqueurs d’une lucidité retrouvée : sur fond de soins, les insomnies, les plaintes, les « larmes » sont autant d’« appels au secours » car, nous dit le poète, « toutes les douleurs // sont d’enfants » et demandent consolation et présence. Les rêves revenus d’éléments naturels comme l’arbre, le vent, la neige, « cendre allégée », se déclinent certes encore au conditionnel mais sont signes d’une renaissance comme le bel arbre de la dernière aquarelle de Caroline François-Rubino dont le tronc bleuté s’élance vers le ciel pour la frondaison.

    « Dire ensemble » — titre éloquent de la quatrième partie du livre — s’ouvre d’ailleurs sur l’évocation de « roses trémières », fleurs de la convalescence du corps mais aussi de la langue. Pendant l’épreuve, la « promesse d’une source // impérissable, les mots n’ont pas su la tenir » certes, mais le poète peu à peu se rend compte que celle-ci n’en demeurait pas moins là, souterraine. Il en reconnaît maintenant le manque car « la passion de dire » se confond avec la passion de vivre et ne peut se perdre. Il ouvre donc à nouveau la porte des mots restée jusqu’alors close et fait revenir ce qui, derrière, même « au plus noir des phrases », continue à remuer : les couleurs heureuses des adjectifs, les noms communs de la transfiguration, tels « âme » ou « larme », et cette parole qui prend en charge « les pertes, les résurgences et les augures ». Le poème, « gardien de la route silencieuse » dont parle Isabelle Lévesque citée en exergue de la postface, est promesse qui ne nie pas les contraires d’ombre et de lumière. Il englobe « la haie vive et le mur de briques », les « belles heures » et le vent mauvais, comme la vie englobe la mort. À nous d’entrer avec lui dans la circulation des souffles.

    Avec Après, Pierre Dhainaut nous offre un livre d’une grande humanité car il nous ramène à l’essentiel : chacun fait l’expérience, tôt ou tard, de la maladie, de la douleur, de la mort. Lorsque le corps souffre trop, la vie entière vacille, tous les visages et les mots du bonheur s’enfuient. Si l’épreuve s’éloigne pour un moment (car nous savons qu’elle reviendra), alors nous pouvons en sortir grandis, malgré notre désarroi de mortels, en sachant mieux nos fragilités et nos espérances. Il y a dans ce livre de grandes ténèbres, l’intense clarté d’une résurrection, une vie renouvelée qui n’ignore rien de l’amour, de la poésie et de la mort.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Pierre Dhainaut  Après




    PIERRE DHAINAUT




    Pierre dhainaut profil 3






    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    Sept questions d’Isabelle Lévesque à Pierre Dhainaut
    → (sur Ce qui reste)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, Portraits de l’air




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





    Retour au répertoire du numéro de juin 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée

    par Michel Ménaché

    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée,
    Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2019.



    Lecture de Michel Ménaché




    Dans son dernier recueil au titre nostalgique, Comme une promesse abandonnée, Mireille Fargier-Caruso s’interroge sur les désillusions et le désenchantement d’une génération habitée par « le désir fou de vivre » qui s’opposait à toutes les oppressions, qu’elles fussent exercées au nom du socialisme totalitaire ou dans la sphère du libéralisme déshumanisé. Si sa poésie se défend de tout didactisme, l’auteure ne se tient pas à l’écart et pose un regard inquiet sur « l’avenir ceinturé » de « notre espèce en débâcle ». Après avoir rêvé de s’accorder au monde, elle tente de goûter encore le chant du « merle moqueur », de combler le manque en recueillant toujours précieusement « le pollen d’une histoire perdue ».

    Si la foi de l’auteure en l’homme s’obstine à perdurer afin que vivre ait encore un sens, elle admet que pour elle « le ciel s’est tu depuis longtemps ». Elle oppose au pessimisme ambiant l’optimisme gramscien de la volonté et de l’action : « la vie se gagne ». Surtout, la vigueur régénératrice de l’amour la porte encore :

    « tous les soupirs des lits défaits

    de la tendresse à nos genoux

    cela nous rend plus fort ».

    Sans nier les fragilités du corps vieillissant qui rendent plus vulnérable, épuisent l’énergie vitale. L’écriture à la fois nerveuse, elliptique, rend compte de cette tension physique et morale qui s’exacerbe :

    « un jour le corps

    trahit notre confiance

    l’innommé nous déborde ».

    Le couperet de l’âge n’épargne personne. L’urgence du poème le crie sans épanchement, presque froidement :

    « pas de compte à rebours de sursis

    au bout de l’allée si courte

    quelques pelletées dessus

    définitif ».

    Jusqu’au vertige du néant, rendu perceptible par le raccourci d’une antithèse abrupte : « le rien est là si plein ». La poésie de Mireille Fargier-Caruso est d’autant plus expressive qu’elle ne dilue ni l’émotion ni l’angoisse existentielle, elle cristallise le sens, avec une économie d’images volontiers paradoxales, sans intention rhétorique :

    « très tôt on entend le silence

    comme réponse à nos questions

    on sait l’horizon troué ».

    La violence du monde, « les massacres à côté de nous », la multiplication des laissés-pour-compte, les cadavres d’enfants rejetés sur les plages, l’injustice grandissante, tous les saccages indignes résonnent dans le poème comme le gong d’une défaite des idéaux perdus ou dévoyés :

    « les écrasés

    les enlisés

    les en retrait

    les minuscules

    l’insensibilité indispensable qui dissout l’inacceptable

    ranger ses émotions

    ravage ».

    Mais l’auteure se refuse au renoncement, l’espérance du poème frémit encore :

    « vomir toute la souffrance

    un jour il faudra bien

    pour pouvoir dire ensemble

    la vie est à nous ».

    Les utopies évanouies cependant reviennent en mémoire. Elles étaient tellement fortes, tellement fédératrices :

    « on avait cru que le Nord et le Sud

    se partageraient le soleil

    on avait chassé l’au-delà

    par plus tard

    on voulait tellement croire

    l’espoir rebondit toujours ».

    Le consumérisme orchestré, le formatage des esprits continuent de nous déshumaniser : « devenir n’est pas l’avenir ». Une dérision inquiète traverse la fin du recueil ponctuée d’un vers récurrent résumant le décervelage de masse : « du pain des jeux et stéréo ». Et demain ?

    Loin de tout nihilisme, Mireille Fargier-Caruso continue de porter haut « l’émotion / des foules solidaires ». Sa poésie élague le passé des « jours abîmés / tous les chemins où Poucet s’est perdu ». Et de l’enfance retrouvée aux « lendemains qui déchantent », l’auteure garde les yeux ouverts, sans illusion :

    bien sûr on veut y croire

    l’étoile du berger en repère

    on en oublierait presque

    on vit moins longtemps que nos rêves

    […]

    resteront ‘‘les voix écrites’’

    des étoiles dans les yeux des enfants ».

    Et de citer Nietzsche à la toute fin du recueil : « Nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité. »



    Michel Ménaché
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Michel Ménaché






    Mireille Fargier-Caruso  Comme une promesse abandonnée




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source





    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance] (extraits de Comme une promesse abandonnée)
    L’arôme du silence
    [Tu avances] (poème extrait du recueil Ce lointain inachevé)
    Entendre
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    Presque rien… l’eau du poème où se désaltérer (article sur le recueil Ces gestes en écho)
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait du recueil Ces gestes en écho)
    [sur la plage] (extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans (poème extrait du recueil Un peu de jour aux lèvres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement
    Maram al-Masri, Métropoèmes
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux





    Retour au répertoire du numéro de mai 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine-Gabrielle Konorski, Bethani

    par Angèle Paoli

    Martine-Gabrielle Konorski, Bethani,
    suivi du Bouillon de la langue,
    Le Nouvel Athanor, 2019.
    Préface d’Emmanuel Moses.



    Lecture d’Angèle Paoli




    DIRE EN BETHANI LE POSSIBLE RECOMMENCEMENT





    Dire Bethani, chanter Bethani, nommer Bethani. Errer vers Bethani. Attendue, espérée de longue date, la ville au loin guide le peuple en marche. Pareille à une étoile fidèle, visible de tous, tout à la fois accessible et inaccessible. Le murmure de son nom attise le désir. Attise aussi la douleur. Bethani, rejoindre la ville et retrouver la maison. L’unique. La seule possible. BETH-ANI. La Maison de l’Affliction.

    En un long poème inspiré, la poète Martine-Gabrielle Konorski est ici celle qui nomme. Son dit porte le nom de Bethani. Le poème se fait ainsi psaume. Suit un second poème, intitulé Le Bouillon de la langue.

    Par sa parole et par son chant, Martine Konorski s’institue chantre de l’histoire. L’histoire d’un peuple en marche. Une longue marche, une anabase réelle ou rêvée, archétype de toutes les marches, résonne en nos mémoires oublieuses et absentes. Une marche dans le désert, qui s’étire dans le hors-temps de l’Histoire et qui dit l’humanité en quête de son lieu d’être. Comment nommer Bethani ? Comment inscrire le nom de Bethani dans les circonvolutions de la mémoire ? Seule la poésie, portée par le souffle et le sel qui la fécondent, peut faire jaillir sur la page, en une suite de poèmes que rythme leur musicalité propre, les traces effacées par le vent des sables. Les strophes se succèdent, brèves, économes de mots mais non d’images. Souvent isolés, les mots s’inscrivent en retrait dans les vers les plus longs.

    La chronique de cet exode est prise in medias res, alors même que le peuple — innommé, sinon par le pronom indéfini « eux » ou par le nom de « caravane » — est en marche. Au commencement est la route, au commencement est son sillon de poussière, la traînée de cailloux déplacés, les crissements d’essieux et les grincements de roues, les obstacles. Un futur imaginaire dessine les promesses de portes entrouvertes pour l’accueil. Ivresses et larmes conjuguent tout ensemble leur présence. Le paysage est celui d’une terre aride d’où émergent les frondaisons des oasis. Pays du soleil implacable et de la soif. Pays des transhumances et des migrations nomades, qui avancent tout en lenteur, de puits en citernes, sur les croûtes brûlantes de la terre. Avec un rêve. Rejoindre Bethani.

    En lisant le récit de cet exode, je songe à la peinture murale de Delacroix — La Lutte avec l’Ange —, à cet arrière-plan où se vit la longue remontée de la tribu de Jacob à la rencontre d’Esaü, son frère, cheminement hasardeux à travers les trouées de lumière, où se bousculent chevaux et chameaux, « petit et gros bétail ».

    « Dans la fournaise

    les hommes du vent

    font confiance aux chameaux

    Tous avancent somnolents

    aimantés

    par l’horizon

    des jours qui passent ».

    Le nom de Bethani scande le rythme de la marche. Il revient en leitmotiv, sous-jacent à d’autres mots qui dessinent avec lui une frise — frise géographique, frise historique, frise poétique. Main, sable, larmes, frontières, exil, désert, trace, empreintes, chagrin… Pourtant, malgré ces stèles qui ancrent le poème dans un espace tout autant connu que désiré, le paysage échappe. Même si au passage le lecteur croise la vigne et l’olivier, le shofar, le Temple et les noms de David et de Salomon. Quelques vers plus loin, avec l’allusion explicite aux « Esclaves d’hier » et à la fuite hors d’Égypte ne subsiste plus de doute. Le peuple en route vers Bethani est bien le peuple hébreu.

    Deux vers, peut-être, pourraient à eux seuls nommer cette double quête, celle du peuple nomade comme celle de la poète :

    « Intraduisible rêve

    cette route de Bethani. »

    Intraduisible sans doute, parce que le rêve recèle en lui sa part de souffrance et de misère. Mais aussi sa part de violence et de sidération. Rejoindre Bethani est une entreprise douloureuse, semée d’embuches et de luttes. Qui dit le déchirement, la perte d’identité, l’errance, et jusqu’à l’éradication :

    « Bethani

    Survivre à l’effacement. »

    D’où l’importance, toute biblique, de nommer. Comme dans ces versets de la Genèse, où « Celui » qui heurta la hanche de Jacob dit à ce dernier :

    « Quel est ton nom ? » — « Jacob », répondit-il. Il reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. »

    Minée par le doute et par l’« inespérance », la caravane qui progresse conduit avec le ciel un « dialogue d’éther », d’incandescence, de feu et de larmes. Au bout de la nuit survient un nouveau souffle. Une lueur d’espoir annonciatrice de la reconstruction. Une parole bienfaitrice qui renaîtra de ses blessures. Bethani surgit au lendemain d’intenses traversées.

    Une lumière s’accorde pour dire en Bethani le possible recommencement.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Martine Konorski  Bethani 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]





    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Éric Sautou, La Véranda

    par Angèle Paoli

    Éric Sautou, La Véranda,
    Éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    CE « PRESQUE RIEN À SE DIRE »




    Existe-t-il un lieu plus propice à la rêverie qu’une véranda ? Dans l’imaginaire de tout un chacun, rêve et véranda sont corrélés. En premier lieu, par l’envol du [v] et la vibration du [ʀ]. Une balancelle entre le dedans et le dehors. Entre l’intime et l’étendu. Entre des mondes poreux dont les frontières s’estompent, qui laissent toujours filtrer un rai de lumière. Qui dit véranda dit aussi exubérance florale, chaleur tiède, même au plus vif de l’hiver. La véranda, ses verrières qui captent et le jour et la nuit, convoquent l’exotisme d’un monde floral odoriférant et une démultiplication amplifiée de l’univers.

    Mais rien de semblable dans la véranda d’Éric Sautou. La véranda du poète s’ouvre sur un exergue singulier, à deux personnages claudicants dont les voix ne se rencontrent pas :

    « Voix du rêve, dis-moi ton nom –

    (mais Voix-du-Rêve ne peut rien) »

    Cela déjà est un indice fort.

    Par-delà, les feuilles que l’on y trouve sont souvent (tombées). Comme les fleurs. Et la pluie y est davantage présente que le soleil. C’est que le recueil intitulé La Véranda est une embarcation fragile habitée par les souvenirs liés à la mère défunte, à qui le livre est dédié. « En souvenir de Marcelle Sautou (1928-2014) ». Jadis occupée par la mère, la véranda est ce lieu habité par la mémoire d’un temps arrêté. Depuis longtemps. Sur la solitude et sur la lenteur, sur la répétition des menus gestes du quotidien, sur une semblance de silence et de suspens. Sur l’attente infinie du fils. Et sur l’appréhension de son départ.

    « (c’est toi qui me manques qui me manques le plus) »

    « (mais tu t’en vas déjà) ».

    Le temps appartient au passé, un passé perdu dans le lointain :

    « (c’était il y a déjà longtemps) ».

    Un passé auquel s’est substitué un présent réduit par la vieillesse à une effluence insipide, enclose dans une monotonie qui efface :

    « est-ce que je dors

    est-ce que je vis »

    confie la mère. Et s’effacent ses certitudes. Ce qu’elle est, ce qu’il est. Ce qui compte pour elle est pourtant qu’il soit là. Se contenter de sa présence. Lire ensemble côte à côte. Cette simplicité-là. Est-ce ce qui la rattache à la vie, à elle-même ? À lui ?

    Ainsi, tout, dans la véranda de la mère, est-il empoissé dans le ralenti d’un temps qui passe à l’identique sans que jamais rien ne se passe vraiment. Tout semble être pris dans une sorte d’engluement qui génère le recommencement du même. La répétition inchangée de ce peu dont sont tissés les jours. Ce qu’il reste d’une vie, d’un partage ancien – « d’avoir été deux nous sommes » – se résume à peu de mots. Les mots eux-mêmes se sont absentés. Restent « les feuilles  »/« les fleurs »/« la pluie »/« l’arbre (un olivier) »/« les choses »/« les jours »/« le jardin »… Avec l’absence du fils, le vieillissement, le sentiment d’une vie devenue sans objet, (in)signifiante. Avec, pour unique horizon, la mort.

    La mort est comme la pluie. Elle se manifeste par effleurements « (c’est à peine s’il pleut) » ; à peine suggérée, la mort :

    « il n’est ici que tristesse attendre que frôle (que frôle) ».

    La mort est une passagère furtive. Jamais elle ne s’attarde. Mais elle revient, jour après jour.

    « la mort

    est une idée qui passe (et puis le jour d’après) ».

    Quant à l’échange avec le fils, il se fait davantage dans le silence qu’avec des mots :

    « presque rien à se dire

    nous étions

    mère et fils et c’était

    arrivé ».

    Parfois, dans le reproche de ces mots à lui, qui les éloignent plutôt qu’ils ne les rapprochent, tant l’univers du fils est une énigme :

    « tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien

    qu’à dormir

    ou pleurer (qu’à dormir ou pleurer parfois) ».

    Pourtant ce peu qui faisait la trame indistincte des jours, la mère en éprouve le regret ; avec, noués à la gorge, les mots de cet aveu douloureux mais tellement émouvant :

    « tu sais je regrette

    mais maintenant vraiment tout ça

    oh tu sais vraiment tout ça

    que tout ça disparaisse ».

    Ce qui étreint dans la poésie de ce recueil, qui étreint au-delà de ce que nous percevons de la relation qui unit la mère et le fils, au-delà de l’émotion tendre, douce-amère, que cette relation suscite chez le lecteur, c’est la fascination qu’exercent sur la sensibilité du lecteur le jeu des répétitions et leur écho affaibli par les parenthèses. Toute la complexité de ce travail de canevas nostalgique tient dans le contraste entre l’extrême économie des moyens (brièveté des strophes, brièveté extrême du vers, extrême simplicité du vocabulaire et de la syntaxe) et la subtilité qu’entretiennent avec elle répétitions et parenthèses.

    Le poète répète, inlassablement, les mêmes mots. Il les reprend, parfois leur ajoutant une variante ou apportant une infime modification, un mot, à peine ; parfois en complétant de plusieurs mots proches par leurs consonances. La parenthèse fait partie de ces reprises. Elle est susurrement. Chuchotement du même, de peur de… Peut-être. Peur de troubler la litanie des jours, la litanie de ce qui tombe ; de ce qui n’est plus. Mais qui se poursuit dans le mouvement présent de la chute, ce mouvement de tomber qui enserre avec lui le mot « tombe ». On ne sait plus au juste ce qui tombe. Fleurs/feuilles/jours/choses. Séparément et ensemble.

    « c’était il y a déjà longtemps où les choses

    qui tombent

    (les choses ou bien les jours)

    les choses ou bien les jours les feuilles

    (tombés) ».

    Le poète raboute parfois de nouveaux syntagmes aux syntagmes déjà utilisés. Ce qui – par-delà l’effet d’écho qui se prolonge – crée un effet de labyrinthe sonore dans lequel on se perd.

    « personne n’est là je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe

    ce que je dis parfois je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe ce que je fais je ne sais pas ».

    Il arrive que la pensée trébuche sur une ellipse qui laisse la phrase en suspens mais qui rebondit trois vers plus bas, par la répétition d’un même segment. Ainsi de cet ensemble de vers :

    « c’est un autre jour de demain c’est difficile

    nous allons vers les choses qui elles aussi

    de simples feuilles

    et fleurs

    qui elles aussi ».

    Je ne sais pourquoi cette écriture, ce « presque rien à se dire », m’émeut tant. Sans doute en raison de la tonalité en mode mineur de ce recueil qui se clôt sur ce « je-ne-sais-quoi »* nommé silence.

    « deux chaises dans

    la véranda ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ___________
    NOTE d’AP : j’emprunte délibérément ce « je-ne-sais-quoi » au philosophe Vladimir Jankélévitch.






    Veranda






    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)
    À son défunt (lecture d’AP)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Éric Sautou





    Retour au répertoire du numéro de février 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis

    par Sophie Brassart

    Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis,
    éditions Pourquoi viens-tu si tard ?,
    Collection Poésie n° 20, novembre 2018.
    Texte et photos de Marilyne Bertoncini.
    Préface de Carole Mesrobian.



    Lecture de Sophie Brassart




    Souvenez-vous de l’étoffe portée par William Shakespeare, celle « dont les rêves sont faits », qui soulève tout ou partie la question de notre existence ? C’est la profondeur de cette matière, dans les replis de l’étoffe enrichie du fil dénudé des souvenirs, que le recueil de Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis, nous convie à parcourir superbement de l’œil, et dans tous les sens.

    « J’erre au labyrinthe sans fin

    d’un palais des glaces et du souvenir ».

    L’ouvrage, dans son élégant format à l’italienne, est composé de quatre éléments qui s’accordent avec le mouvement même de l’intériorisation : en premier chef, c’est l’image qui noue toutes les acceptions du motif du « repli », grâce à la présence des photographies réalisées par la poète. Sous la main, nul élément trop personnel qui se donnerait à voir ; il s’agit bien d’une entrée en matière, celle de la révélation des souvenirs, favorisée par les jeux de drapés en principe d’alternance, dans l’affirmation d’une vie où se déterminent pour chacun l’espace et la lumière — réminiscence qui appartient à son auteure aussi bien qu’à nous tous.

    La vibration des couleurs est intense, la matière imposant elle aussi une véritable présence, forme intégrant tout à la fois le présent et le passé. Ces strates existentielles savamment tissées dans les fibres naturelles ou végétales trouvent écho dans les mots qui « crissent comme le sable dans l’infini du sablier », convertissant à leur tour chaque étape de l’âge et du témoignage.

    « et ce mot faillirait au moment de le dire

    toujours              au dernier souffle              au dernier

    éclat

    du cri ».

    Les trois parties du recueil constituent les lignes de sauvegarde comblant les zones où meurent les motifs : voici « Sous la carte d’amnésie », « les Distilleries idéales », enfin les « Conseils de survie pour le monde à l’envers ».

    Les « replis » résident dans la moire du sable transportant sous les mots micellaires les traces d’un chemin, du « Sahara de mon enfance » jusqu’à « quelle porte de l’Enfer » : « portes muettes désormais », « derrière les rideaux », s’élève « l’air un peu flou d’un lointain paysage » dont nous n’avons que peu d’indications topographiques, hormis « les plages de Wissant », « le port de Dunkerque » ainsi que la « rue Blanche ».

    Car la poète tisse fil à fil et mot à mot le lien métaphorique entre le blanc de l’oubli et l’origine, entre souvenir réel et souvenir rêvé. Du « serpent sinuant sur la croix d’émeraude », aux « longues jambes du pont », à la « tiède caverne », encore les « tendres rhododendrons », « boutons de nacre / comme des yeux sans vie », ce sont aussi nos souvenirs qui sont évoqués dans leur délicatesse comme dans leur première frayeur : qui n’a pas eu peur des majuscules du « Loup » ? Qui n’a pas rêvé des « Antipodes » ? Et nous replongeons intacts lecteurs et enfants dans le langage des choses muettes et des fleurs, ce « miraculeux bouquet de myosotis […] à l’abri du temps ».

    L’étoffe du poème se convertit alors en fragments d’histoire, transcendant l’ordre du quotidien :

    « Dans le sommeil je reprends

    libre

    mon cours de fleuve enfant ».

    L’auteure œuvre ici pour le terme d’un double trajet, celui de l’accès au souvenir, ce dernier étant sublimé par « la porte prohibée » qu’elle franchit à la suite d’un long parcours initiatique, et l’aboutissement, à l’issue duquel le lecteur s’en trouve lui-même transformé, puisqu’il est invité à opérer son propre retour :

    « En nageant jusqu’au bout de ton rêve

    tu parviens

    outre la porte des songes

    sous les algues flottantes du sommeil

    dans l’aurore de blancs coquillages ».

    Privilégiant la relation dynamique au mythe orphique, Marilyne Bertoncini renoue avec l’energeia antique en s’appuyant sur la force créatrice de l’expérience du rêve, qui rend possible le surgissement de la vérité. Savoir irrévélé jusque-là, qui établit avec minutie le rapport de l’homme au « jadis / j’ai vécu d’autres vies », comme à l’émerveillement premier de « l’Aube originelle ».

    Mais il y a une responsabilité à avoir quant à la nature hypnagogique du souvenir ; en effet il s’agit d’accueillir le mouvement même de son apparition avec la plus extrême vigilance, au risque de tout perdre :

    « Sois attentif alors à ne jamais fixer

    la lumière

    sinon l’ombre minuscule d’échardes de soleil

    lacèrerait la peau du monde ».

    Alors chacun, à commencer par la poète, peut choisir un sens à travers les volutes de la mémoire… C’est dire combien ce très beau recueil nous renvoie à une infinité de dialogues, comme au mystère de tous nos possibles.



    Sophie Brassart
    D.R. Sophie Brassart
    pour Terres de femmes







    Marilyne Bertoncini  Mémoire vive des replis




    MARILYNE  BERTONCINI


    Bertoncini
    Source




    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes


    [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida)
    La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP)
    [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    Sable (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    → (sur Recours au poème)
    plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la revue Texture)
    une lecture de Mémoire vive des replis de Marilyne Bertoncini, par Philippe Leuckx





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2018
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Isabelle Lévesque, Le Fil de givre

    par Jean Marc Sourdillon

    Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, éditions Al Manar,
    Collection Poésie, 2018. Peintures de Marie Alloy.



    Lecture de Jean Marc Sourdillon



    L’HYPOTHÈSE D’ISIS


    La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe, les promesses fécondes ?



    Au commencement du geste d’écrire, il y a chez Isabelle Lévesque, on peut du moins le supposer pour ce livre, l’événement d’une perte ou d’une séparation. Quelque chose a été perdu, de primordial, quelque chose de nécessaire pour vivre… Sans doute quelqu’un, un père, un amour, mais aussi la parole qui allait avec, la parole née naturellement de la plénitude pour la soutenir, et qui a pour nom poésie.

    Tout est « loin » désormais, à distance.

    Voilà pourquoi écrire, qui est une manière de prolonger, fût-ce artificiellement, dans le présent ce qui a été perdu, est pour elle vitale :

    Elle écrit, c’est sa vie.

    Mais ce qui s’est perdu, avec la relation qui permettait de vivre, c’est précisément ce qu’il faudrait écrire : « le poème ». Le poème qui tenait ensemble, ou plutôt qui demeure la seule trace vivante de cela qui autrefois tenait ensemble ce qui injustement a été séparé.

    Portant haut les mots, tu lisais les poèmes.

    Tout se passe, dans l’écriture, comme si le poème au commencement avait explosé – soufflé par une déflagration – et qu’il était désormais derrière celle qui écrit, souffle coupé, comme s’il était devenu perpétuellement manquant.

    Du poème il ne reste que des bribes, du grand feu de la vie ensemble, ne restent que des braises. Nous ferons poème de bribes. Avec tout cela comment faire un présent ?

    D’abord, semble-t-il, en prenant acte de la dispersion inaugurale : Nouer les mots au feu de la dispersion.

    Oui, mais comment un tel geste, aussi paradoxal, aussi contradictoire, se manifeste-t-il concrètement dans l’écriture ? Par le recueil et la disposition des bribes restantes. On voit des mots, des signes jetés en vrac sur la page, sans liens, sans fils, sans syntaxe ni coordination, parfois même sans articles. Ce sont les simples pièces d’un puzzle sans l’image qui les rassemble. Ou la partition déchirée d’une chanson dont il ne reste que quelques mots sans la mélodie qui les portait sur le silence. Accord disloqué, poème brisé, dévoré par le silence.

    Souffle – à peine, léger.

    Conte, s’il vole.

    Fée change, baguette souple, coudrier,

    Trace où vit le soir, et l’alerte

    or et le jour,

    l’or trouvé

    dans les légendes.

    Un poème en pièces détachées. Voilà tout ce qu’on a. Les fragments dispersés d’un conte qu’il faudrait écrire. Mais manque ce qui permettrait de les mettre en ordre : la magie d’un commencement, la baguette qui fait surgir la source sous le silence ou le souffle qui soutient les mots au-dessus de lui, ce qu’on appelle tout simplement la parole. Pas d’intrigue ni de mélodie, pas d’unité ou de cohésion atteignables dans ce moment du temps. L’écriture serait la seule ressource, mais où trouver le commencement ? Là est la déchirure.

    La dispersion sera ce point de départ.

    Du poème dont on a perçu la grande forme englobante autrefois dans l’écoute, ne restent peut-être que des bribes. Mais ces bribes sont infiniment précieuses, braises d’instants autrefois vécus et surgissant dans le présent à la faveur des mots qui les nomment. Ou plutôt signalées par eux, désignées au loin par des sortes de notes, juste un mot ou deux comme on en griffonne à la hâte pour ne pas oublier, des sortes de pense-bêtes, d’indices sur quoi s’appuie la mémoire. Voilà pourquoi, au moyen des mots, il faut aller chercher une à une ces braises, les recueillir sinon les rassembler, les faire tenir dans un même moment, sur une même page même si manque le fil qui les tenait. C’est en quoi consiste le geste d’écrire. Une conquête sur le silence et l’oubli, une manière de « cogner » à coups de mots le temps qui toujours éloigne et décompose, grand pourvoyeur de vide.

    Voilà tout ce qu’on peut, voilà à quoi ressemble un poème d’Isabelle Lévesque dans ce livre. Un poème d’un ici et d’un présent empêchés. Séparés. Un poème sans le poème mais qui le suppose, c’est en quoi il est tout de même poème. Un poème qui se souvient de ce qu’a été la poésie et qui croit encore en elle, et tend éperdument vers elle sans pouvoir la trouver.

    C’est pourquoi, on le comprend, toute son écriture est un appel. Une façon de se tourner en l’appelant vers celui qui tenait en cercle le jour autour de lui et rendait possible le poème, sa totalité claire, son unité soutenant, illuminant la vie, faisant d’elle un feu continu et ordonné. Et ainsi, par ce geste, cet appel, ce qui se tente, difficilement mais non vainement, c’est de susciter à nouveau le poème qui donnait au jour sa perfection circulaire d’absolu, le soir tenant au matin sans passer par la fin.

    C’est dans l’appel, Isabelle Lévesque l’a bien compris, dans « l’invocation tutoyante »1, que se situe la possibilité d’un commencement. Si écrire est d’abord disposer les éléments recueillis dans un même silence, une même blancheur sur la page, comme le fait naturellement la glace, qui laisse le florilège, trace à peine, c’est surtout par l’adresse qu’on peut sortir de l’isolement et de la séparation. C’est en s’adressant à celui (ou celle) qui tenait en ordre le temps et lisait les poèmes. En lui disant « tu », en tentant de le rejoindre, de reconstituer avec lui le pronom « cousu au point de lune » de la communauté perdue que seul aimer peut inventer. Ce « nous » ouvert sans quoi il n’est pas de « je » ni de poème, ni même de vie continue à l’intérieur du temps puisque celui-ci travaille en sens contraire à la défaire.

    On retrouve là, peut-être quelque chose du grand chant courtois. Par l’adresse, par la parole, on s’avance vers celui qui toujours au loin appelle et sans cesse se dérobe. Mais qui par sa seule présence ou son souvenir indique une direction, fait de la distance une sorte de chemin, et permet ainsi que se recrée le fil qu’on a perdu, d’une histoire, d’un sens, d’une mélodie qui par son ordre rend la vie musicale, lumineuse, simplement vivable ou humaine. Sortie de l’inertie et du hasard.

    Le « tu » à qui l’on s’adresse, ou parce qu’on s’adresse à lui dans le poème, en même temps qu’il féconde à distance une parole, l’oriente, a le pouvoir de mettre en ordre, comme autrefois il le faisait, les éléments qu’on lui propose. Alors ta venue changeait l’ordre et nous, certains, cheminions.

    C’est ce qu’il veut : que celle qui écrit, par ses mots, fasse ressurgir un ordre, et au cœur de cet ordre une vie qui pourrait illuminer de l’intérieur comme un feu ou un baiser le présent qui s’est glacé. Il est celui qui montre l’exemple, qui enseigne à dire oui.

    Tu veux. Des poèmes.

    Je m’attèle. Tu souris. Alors possible.

    Je ferai, juré, les phrases ou les vers.

    Le poème, toute l’entreprise poétique devient alors une sorte de lettre qu’on écrit en dépit de la fin et de la séparation à l’être absent parce que même dans son absence, par les mots avec lesquels on s’adresse à lui, il peut se faire guide, suggérer lui-même ces mots et conduire vers le lieu du confluent des vies : J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents .

    Je voudrais formuler à propos de la poésie d’Isabelle Lévesque une hypothèse. On le sait, dans le célèbre mythe de l’Egypte antique, Osiris a été assassiné par Seth, son frère, jaloux de ses amours avec leur sœur commune, Isis, déesse du Nil et de la fécondité. Il a été non seulement assassiné mais aussi démembré et les morceaux de son corps ont été éparpillés dans le vaste paysage de la vallée du Nil. Isis par amour pour Osiris veut retrouver ces morceaux épars afin de pouvoir ensuite les rassembler, reconstruire et ranimer ce corps dépecé, littéralement lui rendre vie. L’écriture selon Isabelle Lévesque obéit, me semble-t-il, au même projet. Elle recueille elle aussi les morceaux du grand corps, du grand poème dispersé. Et, dans ce livre, elle est là, debout devant la tâche qui s’impose à elle. Et elle se pose la question d’Isis : comment faire pour que l’unité se refasse et que la vie revienne, circule à nouveau ?

    Face à la dispersion, sa réponse, on l’a vu, est dans la disposition et l’adresse. Il faut dans le cours des jours, entre soirs et matins, maintenir la relation, parler à cela qui gît en morceaux devant soi, présenter par la parole ces morceaux, les disposer sur la page en attendant le souffle improbable, générateur d’unité et de vie. Mais comment être sûr qu’il viendra ? L’adresse, la disposition, si elles permettent un commencement, ne suffisent pas pour donner l’accomplissement. C’est pourquoi d’autres réponses se suggèrent dans ce livre. Elles le sont parfois sous la forme d’une question comme si celui à qui elle s’adresse répondait par l’interrogative, esquivant l’affirmation et testant la capacité d’aimer ou d’espérer de celle qui écrit : crois-tu ? Crois-tu en la possibilité du poème ? En son pouvoir de redonner vie et forme à ce qui a été perdu et détruit ? La croyance ou la confiance est une réponse. Une autre est donnée, esquissée tout à la fin ; elle est dans une certaine façon d’utiliser la parole : la promesse. Il s’agirait, si l’on comprend bien, de s’appuyer sur les promesses autrefois fécondes, au temps où l’autre était là et lisait les poèmes, pour fonder dans l’aujourd’hui défait l’unité du poème et sa plénitude rêvée autour d’un avenir qui n’existe pas encore mais envisagé comme possible, mais projeté. Tout autant que son contenu, c’est la forme de la promesse, parole performative, l’acte de tenir effectivement parole, qui, parce qu’elle fait se relier le passé et l’avenir par-dessus le présent défaillant, permet d’instaurer une unité dans le temps, de littéralement tenir le temps et de substituer au fil de givre fragile et glacé le fil de vivre qui sous-tend de son chemin d’or toute poésie authentique et vivante.

    La dispersion est peut-être la condition du temps. On a pu l’appeler parfois « désastre », le désastre du sens surgissant au cœur même de l’écriture. La poésie, tout en étant lucide, consiste à ne pas se borner à le constater mais à chercher à le dépasser par tous les moyens que le langage et l’imagination mettent à notre disposition, à inventer des solutions à chaque fois singulières et nouvelles pour en sortir. Là, comme le montre ce livre courageux et exigeant, dans le refus de la résignation, est sans doute la fragile force de la parole poétique, là sa raison d’être et sa nécessité.

    Il se peut alors que, par une sorte de miracle, même si ce mot peut sembler étrange à celle qui écrit, un poème s’esquisse, fugitivement, évasivement, et que l’on soit d’un coup porté au bord des retrouvailles le long d’un fil incandescent.

    Ce que nous fûmes résonne.

    Image morcelée avant le soir.

    Braises et ricochets. Sur la mer,

    fragments dispersés du jour

    à la lumière des baisers.



    Jean Marc Sourdillon
    D.R. Texte Jean Marc Sourdillon



    1. La formule est de Jérôme Thélot dans La Poésie précaire (PUF, 1997)



    _________________________
    [Une version abrégée de ce texte a été publiée dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n°1196, parue le 16 juin 2018]






    Isabelle Lévesque  Le Fil de givre






    ISABELLE  LÉVESQUE


    Isabelle Lévesque
    Source




    ■ Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes

    [Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
    [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
    Le Fil de givre (lecture d’AP)
    C’est tout c’est blanc
    [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
    Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
    Chemin des centaurées (lecture d’AP)
    Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
    Nous le temps l’oubli (note de lecture d’AP)
    [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
    Ossature du silence (note de lecture d’AP)
    [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
    Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
    [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
    Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
    Voltige ! (note de lecture d’AP)
    Isabelle Lévesque | Pierre Dhainaut, La Grande Année (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Territoire
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Le Fil de givre
    → (sur Paysages écrits n°30 – octobre 2018)
    une lecture du Fil de givre par Sanda Voïca
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Isabelle Lévesque




    ■ Notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2018
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes