Étiquette : Lecture


  • Kevin Gilbert, Le Versant noir

    par Joëlle Gardes

    Kevin Gilbert, Le Versant noir,
    Le Peuple est légendes et autres poèmes,

    édition bilingue, Le Castor Astral, 2017.
    Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Christine Masset.
    Avant-propos d’Eleanor Gilbert.
    Introduction de Kevin Gilbert.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années.

    Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset.

    Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy :

    Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin

    Et j’attrape les lapins

    D’un extrême à l’autre

    Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine

    L’autre des intestins puants de lapins

    ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs :

    debout en force les patriotes et les prophètes

    vont parler comme Pearl l’a fait pour

    la vie précieuse la justice le peuple

    Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué :

    Regarde-le mon frère

    Regarde l’arriviste noir

    […]

    Léchant souriant mentant

    Suçant les Blancs…

    Quand les enfants pleurent

    Et meurent jours et nuits

    Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair.

    « Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles :

    Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir

    De vieilles cabanes que les chiens reniflent

    Des bébés noirs qui meurent dans les ordures

    L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc

    Reviens voir l’entaille

    Que tu as faite dans la poitrine

    De la terre en coupant la tête du Noir

    Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. »

    Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau…

    Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » :

    Tue la légende

    Massacre-la

    Avec ton athéisme

    Ton hypocrisie fraternelle

    […]

    Pour

    Former le moule d’un homme

    À ton niveau et à ton image

    Homme blanc

    ou dans « Renversement » :

    l’avidité et la haine sont à présent la règle

    Où jadis toute vie sacrée

    était aimée

    Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens :

    Donne-moi une petite pièce pour du pinard

    Frère

    […]

    Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir

    Frère

    Si je voulais être ivre par choix

    Frère

    Et me coucher dans le caniveau

    Pas parce que je suis un homme noir,

    Mais par choix

    Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.

    (« Pas choisi »)

    Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée.

    Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir :

    Je suis l’arbre

    la terre dure affamée

    la corneille et l’aigle

    le soleil la gun et la mer

    je suis l’argile sacrée

    qui forme le sol

    les herbes les vignes et l’homme

    je suis toutes choses crées

    je suis toi

    et tu n’es rien

    mais par moi l’arbre

    tu es



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Versant-noir-325x462.jpg 2




    KEVIN GILBERT


    Kevin Gilbert
    Source




    ■ Kevin Gilbert
    sur Terres de femmes ▼

    → The Blackside (poème extrait du Versant noir)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir





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  • Agota Kristof, Clous

    par Martine Konorski

    Agota Kristof, Clous,
    poèmes hongrois et français.
    Éditions Zoé, CH-1227 Carouge-Genève, 2016.
    Traduit par Maria Maïlat.



    Lecture de Martine Konorski



    Clous, voilà un titre qui sonne incroyablement juste pour ces implacables poèmes de jeunesse d’Agota Kristof (1935-2011). Ces poèmes inédits ont récemment paru chez Zoé ; cette édition bilingue est l’édition originale en hongrois et la première traduction en français. Ces textes sont issus des archives de l’auteur qui, peu avant sa mort, avait souhaité leur publication. Les reconnaissant, seulement à ce moment, dignes d’être publiés, alors que l’on sait que c’est la poésie et le théâtre qui sont les écritures fondatrices de l’auteur de la célèbre Trilogie des jumeaux (Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge).

    À travers ses « poèmes-clous », Agota Kristof nous livre des morceaux bruts de sa douleur hongroise, poèmes, ici rassemblés, et qu’elle avait perdus lors de son exil hongrois en 1956.

    Réécrits de mémoire par l’auteur dans les années 1960, lors de son arrivée en Suisse, ces textes, au style tranchant inimitable, touchent le lecteur au cœur et le crucifient. Les mots, aiguisés à la pointe des sens, sont fichés dans la chair de la poète et fixent dans le temps et l’espace, la perte, l’exil, la mort, mais aussi parfois la nature et l’amour : thèmes de prédilection de l’œuvre d’Agota Kristof.

    Sans détours, dans une économie de mots, avec cette « langue-lame » qui la caractérise, Agota Kristof nous plonge au cœur de la perdition humaine, dans le noir qui surplombe l’abîme et qu’illustre magnifiquement le très émouvant poème [Pas mourir] écrit directement en français :

    « Pas mourir

    pas encore

    trop tôt le couteau

    le poison, trop tôt

    je m’aime encore

    j’aime mes mains qui fument

    qui écrivent

    Qui tiennent la cigarette

    La plume

    Le verre.

    J’aime mes mains qui tremblent

    qui nettoient malgré tout

    qui bougent

    Les ongles y poussent encore

    mes mains remettent les lunettes en place

    pour que j’écrive ».

    Clouer la mort par ses mots, c’est ce que nous offre Agota Kristof pour s’écarter temporairement du malheur, alors que quelques faibles notes d’espoir éclairent cet opus. En effet, la poète est « sans ailes », ailes coupées par son histoire d’exil et l’Histoire ; elle semble avancer en titubant, dans un trébuchement où elle trouve toujours cet équilibre fragile :

    « Dans le crépuscule perdant son équilibre

    un oiseau libre s’envole de travers »,

    au bord du gouffre, « au-dessus des fosses et des morts ».

    Dans un rythme et une sonorité propres à l’auteur, « les poèmes-clous » d’Agota Kristof sont habités de mots simples, précis, pointus, concrets, presque quotidiens, et s’ancrent dans le corps comme un aiguillon qui nous rappelle que nous avons à supporter le poids des choses et du temps. En effet, la nostalgie de la douceur du passé,

    « Hier tout était plus beau

    la musique dans les arbres

    le vent dans mes cheveux

    et dans tes mains tendues

    le soleil »

    ne doit pas empêcher d’affronter la dureté des temps :

    « Maintenant il neige sur mes paupières

    mon corps

    est lourd comme le rocher

    mais aucune raison de changer de trottoir

    et aucune raison de

    s’en aller dans les montagnes ».

    Le lecteur se laisse transpercer de part en part par cette langue « efficace et noire », par cette langue d’exil aussi, qui laisse un trou dans l’âme de qui a été mutilé par la souffrance.

    Dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, les mots acérés d’Agota Kristof condensent le réel avec précision dans une écriture « au couteau », quasi « expressionniste », loin de toute grandiloquence. L’attention se recentre sur le point focal du texte et la parole poétique émerge pure, dans sa nudité écorchée, déracinée, restituée dans la vérité d’une langue natale ou adoptée de force (ce que l’auteur explique dans L’Analphabète, récit autobiographique, éditions Zoé, 2004).

    Hommes cloués, dos au mur, voilà ce que nous sommes, aucune échappatoire possible dans cette poésie qui glace le sang, tant l’espoir est éphémère face à la menace de mort car

    « Le soir les lumières sombrent dans le silence

    […]

    ton regard se refroidit

    ta main se refroidit

    ton front se refroidit

    Où vas-tu ici le sentier touche à sa fin

    dans le mur

    le maître a oublié de découper une porte

    il n’y a même pas une seule brèche par laquelle

    tu pourrais regarder de l’autre côté

    il y a une seule possibilité

    se mettre droit debout ».

    Là encore, la ténacité envers et contre tout comme acte de résilience des exilés, damnés de la terre :

    « et je m’efforçais de me persuader que dans la ville étrangère

    j’étais de passage ».

    Quel sens alors donner à l’amour et au « Vivre » auquel la poète s’abandonne… pour mieux disparaître,

    « […] Élever éduquer soigner punir embrasser

    Pardonner guérir s’angoisser attendre

    Aimer

    Se quitter souffrir voyager oublier

    Se rider se vider se fatiguer

    Mourir »

    lorsqu’

    « [a]u-dessus des maisons et des vies

    un léger brouillard gris

    […]

    clous

    émoussés et pointus

    ferment les portes clouent les barreaux

    aux fenêtres de long en large

    ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit

    la mort ».

    Les quelques photos qui émaillent le livre nous montrent une Agota Kristof arborant un léger sourire… les yeux exilés dans l’Ailleurs, puisque « la forêt garda le silence et s’en fut plus loin ». Pour autant, « aucune raison de changer de trottoir », nous dit l’auteur.

    À découvrir absolument.



    Martine Konorski
    D.R. Texte Martine Konorski
    pour Terres de femmes







    Agota Kristof, Clous,





    AGOTA KRISTOF


    Agota-kristof
    Source




    ■ Agota Kristof
    sur Terres de femmes

    Des routes hurlantes (poème extrait de Clous d’Agota Kristof)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Zoé)
    la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof





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  • Terres de femmes | Terre di donne : 12 poètes corses

    par Alain Nouvel

    Terres de femmes | Terre di donne
    12 poètes corses,

    anthologie bilingue (français-corse)
    coordonnée par Angèle Paoli,
    Éditions des Lisières, Collection Hêtraie
    (voix poétiques féminines bilingues), 2017.
    Linogravure de Maud Leroy.



    Lecture d’Alain Nouvel



    COULEURS DE FÉMININ(S) ?



    « rien ce soir

    rien au couchant

    rien à l’aube

    rien »

    Marianne Costa,

    « Solstice d’hiver »



    « La femme, ce continent noir », soupirait Freud, et Lacan poursuivait en affirmant : « La femme n’existe pas ». Or, Terres de femmes | Terre di donne nous donne à lire 12 « poètes » au féminin, et non pas 12 « poétesses ». C’est que le féminin n’est pas dans les images stéréotypées de « LA » femme, ou de ce que devrait être une prétendue « poésie féminine ».

    Ce que j’ai entendu, en lisant ces voix de femmes (et l’objet-livre donne à entendre-voir ces « noms de femmes », appelés l’un après l’autre, avant chaque corps de texte), c’est la couleur du féminin, et, pour tout dire, les multiples couleurs des féminins.

    Le titre du recueil, déjà, renseigne. Le pluriel est de mise. Même si ces femmes sont toutes corses (ou apparentées corses), leur île est multiple. D’ailleurs chacune est « isolée » chaque fois des autres par une page blanche, comme par une étendue marine. Avec chaque poète, nous touchons un nouveau rivage, une terre nouvelle, autre.

    « Nul ne sait que je suis étrangère », dit Catherine Getten Medori, mais nul n’ignore que nous le sommes tous, et Danièle Maoudj, dans son poème dédié à Angèle, semble répondre en évoquant les Antilles : « J’atteins la prunelle du volcan » ou encore : « La nuit des mots épice l’insomnie des archipels » […] C’est que « [m]aronne le sens de la vie », et la poésie pourrait bien m’inviter « à traverser l’épreuve de l’étrangère »…

    Que savons-nous de nos prétendues « identités », de nos genres ? Ne sommes-nous pas obscurs à nous-mêmes ? Comme le dit Anne Marguerite Milleliri : « L’enfance tremble jusqu’aux os | dans le corps d’une femme » et si « [t]remble l’absence », alors, il ne reste plus que « le risque du chemin », « ce risque d’amour qu’est l’amour », et Lucia Santucci semble lui faire écho en faisant chanter « le marin qui s’improvise sage-femme » et qui accueille dans ses bras le nouveau-né de « l’africaine, la migrante ».

    Mais c’est Hélène Sanguinetti qui apporte à cette question la réponse la plus radicale et la plus forte :

    « Le mal ? vouloir tout […] Ici, je sais qui je suis : personne. »

    C’est sur une plage que la révélation peut avoir lieu, au moment où se confondent la mer et la nuit, au moment où « deux surfaces se sont éprises, battent ensemble ». Et l’on peut également penser à ce « Personne » que fut Ulysse.

    Nous sommes nos contradictions, nous en vivons, elles nous bâtissent. « Une mère pleure », dit Marianghjula Antonetti-Orsoni déplorant la guerre qui « anéantit les couleurs de l’humanité », et Angèle Paoli évoque, elle, « l’ultime conciliabule » entre une mère et sa fille, ce passage terrible de la vie au trépas de « mamma », ce moment où « ELLE EST » tandis qu’elle n’est plus, où « elle » passe d’ici en ailleurs, où elle devient autre, où elle devient tout.

    Peut-être que l’un des traits les plus caractéristiques du « féminin » serait cette aptitude à la métamorphose, ce « oui » dit au passage, à l’accueil de l’autre, en soi ou avec soi. D’ailleurs, nous lecteurs, glissons sans cesse de la langue corse au français, du français au corse comme pour mieux entendre ce qui se dit entre les mots, ce qui s’élabore à travers eux et leur échappe. La poésie est dans cet écart, dans ce mouvement de l’une à l’autre langue : « mer masculine en notre langue, mer-femme en d’autres langues », dit Lucia Santucci. Et Marie-Ange Sebasti continue en inventant en corse le mot Migrazione, qui n’existe pas encore mais qu’elle fait exister dans son poème. Elle parle de « villes grouillantes » dans la version française de son texte, ce qui est traduit en corse par cità bufunime (mot à mot, « villes bourdonnantes »)… Nous avons besoin des deux, du grouillant et du bourdonnant, pour entendre et voir ces villes.

    Après vous avoir lues, poètes, j’ose vous dire :

    « Je me sens femme comme vous, poète et corse, comme vous. »



    Alain Nouvel
    D.R. Texte Alain Nouvel
    pour Terres de femmes




    ______________________________________
    NOTE : Les auteures :

    Marianghjula Antonetti-Orsoni, Marianne Costa, Patrizia Gattaceca, Annette Luciani, Danièle Maoudj, Catherine Medori, Anne Marguerite Milleliri, Angèle Paoli, Isabelle Pellegrini-Alentour, Hélène Sanguinetti, Lucia Santucci, Marie-Ange Sebasti.





    Terre di donne Z
    ALAIN  NOUVEL


    Alain Nouvel portrait 2
    Ph. D.R.




    ■ Alain Nouvel
    sur Terres de femmes

    une lecture d’Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest par Angèle Paoli



    ■ Voir aussi ▼

    le site des éditions des Lisières
    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la fiche de l’éditeur sur Terres de femmes | Terre di donne, 12 poètes corses
    → (sur Terres de femmes)
    Kallistè, la Corse, ma terre de mémoire





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  • Dominique Maurizi, La Lumière imaginée

    par Isabelle Lévesque

    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée,
    Éditions Faï fioc, Montpellier, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    L’épigraphe d’Alejandra Pizarnik1 recommande de voir au lieu de nommer pour écrire une poésie qui placerait sous l’oeil du lecteur ce qui fut perçu, dans la restitution idéale (fidèle) de ce qui est observé passé par le prisme singulier de l’être.

    Le début du premier texte peut surprendre :

    « Sur le chemin des chiens mon âme a trouvé mon cœur.

    Sur le chemin des chiens, là où personne ne veut aller. »

    On peut en effet reconnaître là, sans guillemets ni italiques, les premier et troisième vers d’un poème du poète et romancier chilien Roberto Bolaño 2. Un peu plus loin, dans ce même poème nous lirons: « Seules la fièvre et la poésie provoquent des visions. / Seuls l’amour et la mémoire. » Or, en fin de livre, une page indique : « (les voix : Auden, Ausländer, Blake, Bolaño, Celan, Kazantzakis, Pizarnik) ». Ces voix 3 habitent celle de la poète dans La Lumière imaginée, elles se combinent en une voix unique qui chante, scatte, bégaie, martèle, s’essouffle, se tait, puis recommence.

    Voici des poèmes en prose, des textes chaloupés au rythme musical des reprises, entre autres celles des vers de Roberto Bolaño,en anaphores, répétitions, qui rapprochent ces poèmes de la « jazz poetry » américaine.


    La situation emprunte à un Poème d’innocence de William Blake : « La nuit était noire, le père invisible, le petit garçon trempé de rosée, le bourbier profond et l’enfant en pleurs. Au loin les nuées fuyantes. » Le père parti, la mère « contrariée, en colère », menaçante mais présente, qui donne des « claques », et la fille, l’aînée, qui parle et se parle dans le noir. Le « je divague » pour se défendre en imaginant, le titre le laisse entendre, « la lumière » impossible. Nous retrouvons la situation précédemment racontée par Dominique Maurizi dans Petit portrait de ma mère en étoile 4.

    Dans ce théâtre vivant (qui est vivant, qui est mort ?), une voix se débat, les mots viennent, s’agitent, dansent : « [t]ournent tournent en moi les cerceaux fous du cœur », « passent, passent les ténèbres ». Alors le texte se hache, les mots pêle-mêle se font entendre, « [ç]a me parle », phrases courtes, minimales. Les absents sont-ils en cause ? Viennent-ils en bribes de phrases cassées, moulinées par le cœur battant moteur ? Mouvement d’hélice, on entend le bruit régulier de ce qui débute dans les premières pages de La lumière imaginée. Le recours : quelques objets, « livre d’images », « cartes à jouer » contre les « monstres » et « les ténèbres » en soi.

    L’écriture de Dominique Maurizi est alerte : elle soulève les mondes, les mots, elle tourbillonne et invente des parades : « j’imagine des reines partout », « des reines en caravanes pour ne pas – ». Quelque chose refuse, dans ce grand manège, de sombrer. La nuit toujours (caractères romains ou italiques) plante ses crocs dans le texte : contre les futurs prophétiques de Cassandre, une volonté s’exerce, « je cours », fuite autant que trouvailles au milieu des broussailles (« des rois, des fées, des reines » contre « des cris, des coups et des figures aux yeux sans poids »). Poète à faire trembler les obsessions enfouies/ressurgies, chassées par les mots, le chant même saccadé qui s’élève. Dans la difficulté de la formulation, le présent des verbes est actif : force fait foi. Des mots familiers, « [t]empête sous mon crâne » (Hugo revient là), les images enchaînées bousculent les idées reçues, les objets (le réveil et sa « crête et des nattes d’argent »), une mythologie personnelle avérée (intériorisée) agit dans le texte. Or « courir » et « habiter » se cognent comme si l’impossible demeuré, en soi, se dispersait à chaque instant. Liant manquant. Famille, quelle ? Père/mère, sous-jacents (« Est-ce vous ? »), le questionnement constant de la nuit, le rappel comme la mort rejetée du geste d’enfant qui repousse un mauvais rêve et consigne le jour en ouvrant les yeux. Va-et-vient entre l’enfance et maintenant.

    Départ, exil : des mots retentissent, « la porte », « la valise » que la mère donne à sa fille, plus criante essence de cassure que toute autre apparence. Regarder en soi alors apparaît comme secours face au « père invisible » et au « petit garçon trempé de rosée » qu’il faudrait protéger puisqu’on est l’aînée. Ces retours d’images, scandés par le réveil à crête, déclenche l’utilisation du «&nbsp clavier », lettres et mots qui s’écrivent sur la scène intérieure de ce livre. Parce que le cœur, les lèvres, le sang à douze ans façonnent la fièvre, il faut le chant.

    Concilier ces « nuits » hirsutes d’abord, « sur le chemin des chiens » les absorber en soi pour danser, chanter, faire siens les animaux, les objets, les morts. Ils deviendront La Lumière du chant. « Je réside dans d’étranges choses », répète, après Alejandra Pizarnik dans son Cahier jaune, la voix du texte, entre »je » et « tu », une identité qui rassemble les pronoms au milieu d’une nuit qui voudrait s’installer et va se multiplier : « la nuit s’est brisée en étoiles ». « Je compte les étoiles de mes mots », écrivait Rose Ausländer. Dominique Maurizi nous avait déjà présenté sa mère en « étoile ». Elle scande ici : « Les morts nous parlent-ils ? L’école nous dit que non. Mes nuits disent que oui. »

    La rencontre n’est plus de l’ordre de l’imagination qui fait plier le rêve, « la langue » (« et tout tremble en moi »), devenue mouvement de l’autre aimé, jusqu’à la fusion qui permet l’intime rassemblement de forces insoupçonnées, « nous ne sommes plus qu’abondance » : « je vois, j’entends et je sens ensemble », d’une seule traite.

    C’est l’histoire d’un départ. Ou d’une fatalité énoncée au futur. Rien n’est bouclé, le présent ouvre sa brèche et le monologue prononce l’ordre de liberté qui l’exauce. Bien des phrases s’achèvent sur tiret : interruption, silence, ordre de direction contraire. Machine à écrire au clavier sonnant, l’écrire. L’intérieur décliné en « dedans », adverbe absolument tourné vers ce que l’on peut garder « des rouleaux, des rubans, des bobines », celles-là peut-être qui dans le texte se disséminent et couronnent l’intérieur nourri de ces quelques trésors. Longueur variable des textes, parfois très courts, si les objets ne sont pas mentionnés (évidés) comme tiroirs secrets vidés, toujours le clavier les prend : cela qui chante. La voix prend assise en énonçant les adverbes, de lieu, « là », le court, l’évident cri de rester en un lieu sûr. Alors, « visions » provoquées par la fièvre ou la poésie devenue objet-phare, voix du chant.

    « Je suis une fiction éphémère, sans force, faite de boue et de rêve. Mais, en moi, je sens tourbillonner toutes les forces de l’univers », affirme la narratrice, empruntant la voix et les mots de Nikos Kazantzakis.

    L’avant-dernier texte est en vers : « où sommes-nous donc ? », interrogation finale d’un début énoncé qui n’aboutit pas car rien n’est sûr, le « tu » déplacé comme autant d’instances cherchées dans ce récit où la narratrice dialogue avec elle-même, avec l’enfant qu’elle fut, avec la mère disparue, le père absent, et tous ceux qui peuplent La Lumière imaginée, fragile et têtue, que la poète a invoquée pour que soit ce lieu qui est ce livre.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    __________________________________
    1. « La lumière m’enivre. Je ne nomme que la lumière. / Je veux la voir. Je veux voir au lieu de nommer. »
    2. Roberto Bolaño, « Sale, mal habillé », in Les Chiens romantiques, page 31 – traduction de Robert Amutio (Christian Bourgois éditeur, 2012).
    3. À l’exception de William Blake, tous ces poètes ont pour point commun d’avoir connu l’exil.
    4. Dominique Maurizi, Petit portrait de ma mère en étoile (Éditions Albertine, 2006).







    Dominique Maurizi 2








    DOMINIQUE MAURIZI


    Vignette Maurizi




    ■ Dominique Maurizi
    sur Terres de femmes

    [Intérieur] (extrait de La Lumière imaginée)
    Dans l’odeur des algues (extrait du recueil Langue du chien)
    Fly (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Il y a quelqu’un (extrait du recueil Les Tables des matières)
    [Mais qu’ai-je dit ?] (extrait du recueil Septième rive)




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Emmanuel Moses, Ivresse

    par Gérard Cartier

    Emmanuel Moses, Ivresse,
    éditions Al Manar, Collection Poésie, 2016.
    Dessins de Rachel Moses-Klapisch.



    Lecture de Gérard Cartier


    EN BOTTES DE SEPT LIEUES




    Il y a des livres qui s’emparent d’un thème, la mort d’un être cher, la descente d’un fleuve, la célébration d’un amour, et qui, jouant sur cette corde unique, nous saisissent : la grâce efficace. D’autres qui sont des recueils d’instants disparates, qui embrassent tout ce qui fait l’existence, indistinctement, et dont la cohérence tient à l’organisation d’ensemble ou à la forme d’écriture, nous comblant par leur liberté : la grâce suffisante. Ivresse est de ceux-ci.

    Le recueil s’ouvre avec un beau poème sur l’enterrement d’un oncle dans la boue du cimetière hébraïque de Chevilly-Larue, dont le ton rappelle certaines pages élégiaques des Bâtiments de la Compagnie asiatique (Obsidiane, collection Les Solitudes, 1993) ; il se clôt sur la vision de défunts sortant d’un bois pour jouir de la lumière ; en chemin, notre auteur s’est souvenu de son père à la vue d’un hôpital, a regretté sa bien-aimée, s’est indigné que d’anciens nazis meurent dans leur lit, a voyagé en train et déambulé en ville, a écrit un poème d’anniversaire où il est question de Janus et du Psalmiste, s’est désolé de ce qu’il est, a renouvelé le carpe diem et s’est piqué à la « guêpe des adieux », explorant à peu près toutes les émotions humaines, joie, mélancolie, colère, folie, chagrin, méchanceté : rien de ce qui est humain n’est à Moses étranger.

    Tout en parcourant la mappemonde des sentiments, il rappelle à lui la poésie du passé, dont on entend ici et là un écho discret, principalement de cette galaxie de poètes que l’on dit (souvent injustement) mineurs : car c’est l’ironie qui domine ces pages, et une désinvolture (témoin cette exergue empruntée à Tchékhov : « vaut mieux être poète que rien du tout ») qui prend racine chez certains poètes du Moyen Âge et de l’âge baroque, Villon, Saint-Amant (« J’écris ce poème du fond de mon lit… »), Mathurin Régnier. Mais Moses est la liberté même, d’un bond de ses bottes de sept lieues le voilà à la fin du XIXe siècle, saluant fraternellement Laforgue, le voilà au XXe, s’abouchant avec Max Jacob (« Dans l’ascenseur de mes rêves il y aurait un garçon en livrée bleue et ganses dorées… »), avec Francis Carco (« Odeur nocturne / Odeur de seringat… »), le voilà chez lui, dans ce siècle, retrouvant une « réalité qui fait grise mine et interdit de rêver ».

    S’il s’abandonne parfois à la gravité, pour se souvenir (ainsi, à propos de l’étoile jaune : « …je suis un fils de cette faune / Promise à l’infini chagrin ») ou s’indigner – l’Histoire, comme on le sait, assez souvent bégaye –, si l’âge qui s’insinue donne à certains vers une tonalité mélancolique, très vite sa fantaisie le reprend et, avec elle, le désir du monde. La plupart de ces pages semblent écrites dans la vitesse et la jubilation (l’ivresse ?), sans trop s’embarrasser de perfection formelle, tablant plutôt sur la liberté, l’imagination ou la spontanéité de l’enfance (« Groseilles, l’enfance n’a fui qu’en apparence… »), dans un jeu permanent entre feinte et vérité qui redouble le jeu des rimes.

    […]

    Mauvais père et mauvais fils au dernier automne

    Ci-devant mauvais mari, que Dieu me pardonne

    Poète perdu au décours de l’âge

    À qui ne reste que le privilège de la rage

    Frère absent, employé peu fiable

    Neveu sans cœur, débiteur insolvable

    Enthousiaste et velléitaire

    Faux polyglotte et vrai suicidaire

    Fumeur sans suite dans les idées

    Ermite reclus entre les murs de tous les cabinets

    Ennemi du bruit dont retentissent les lieux publics

    Rêvant de finir ma vie d’hôtel chic en hôtel chic

    La tête à demi-morte

    Tant l’oubli s’y déchaîne d’une main forte

    Le cœur en capilotade

    Collectionneur de rebuffades, dégringolades et débandades.

    Ce livre, tout de nerfs et d’humeur, dépourvu de la moindre lourdeur, on s’en veut d’en parler en faisant jouer les ressorts de la machine pensante. Il le faut pourtant, car s’il y a une unité dans ce livre, ce n’est pas la figure de Protée de l’auteur qui la lui donne, mais la forme des poèmes : des vers non mesurés mais rimés ou assonancés. On y retrouve un plaisir qu’on avait presque oublié, celui d’entendre la rime commander au sens (« Je fais un pas puis je m’arrête / Un nuage m’accable, une pétarade m’étête » ; ou bien : « Tu brûlerais ta bibliothèque / Tu pousserais des cris aztèques »), parfois à trois ou quatre vers d’écart. Quant au schéma formel, après une série de poèmes de cinq quintils, il devient plus mobile : quatrains, strophes libres, distiques (« chacun possède son rythme caractéristique / Le mien est peut-être le distique »).

    On se demande parfois comment l’on peut encore, aujourd’hui, se plier à la rime sans étouffer le poème sous la cendre des âges. Eh bien, lisez Ivresse.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Emmanuel Moses, Ivresse 2





    EMMANUEL  MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Galaade)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Emmanuel Moses




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Muriel Pic, Élégies documentaires



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Nathalie Michel, Veille

    par Isabelle Lévesque

    Nathalie Michel, Veille,
    éditions LansKine, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    LETTRE J
    « J » comme « jour […] Premier jour d’une Genèse ? »
    Ph., G.AdC







    De ce jour ne reste que la nuit.
    N.M.




    « J » comme « jour », de « J1 » à « J199 », journées dénombrées de mai à novembre 2015. Ce sont jours de veille : depuis soi-même, la poète note et enregistre son paysage sonore et visuel. Le travail des jours se répète, lent labeur des sillons qu’il faut creuser à la bêche, comme on retourne la terre pour voir les vers nombreux. L’écriture qui sait respirer peut-elle recoudre le monde à coups de bêche ? Les moments minuscules s’accumulent. On regarde dehors, les « [g]randes pluies jetées sur les vitres » : ce sont les premiers mots de J1. On entend. C’est la pluie-vie, l’élan de l’eau (« jetée » par qui ?) ranimant et faisant vie dans Veille de Nathalie Michel. Premier jour d’une Genèse ? Au ciel se lisent les signes d’alliance, les nuages s’écartent. Arc-en-ciel : J2. Est-ce la vie qui revient ? Le poème qui veille guette les signes, infimes parcelles de réalité. La Symphonie n° 3 (1976) de Górecki, dite « Symphonie des chants plaintifs » ou « Chants de deuil » (op. 36), résonne, musique lente, douce et triste dont le chant évoque la guerre. Le dernier mouvement s’achève sur des accords longuement tenus… Quelque chose est fini, un autre temps commence lentement qui peine à sortir de la nuit et de la faille.

    Des notations, à propos de l’heure/la durée, la météorologie, les états de la nature, l’avancée de la saison, ancrent le texte. Avant la formulation développée, les mots non déterminés s’alignent sur la page comme des informations ou des stimulations : « Nuit, rien, souffle ». Le philosophe Henri Maldiney avait évoqué cette « faille, ce vide sans défaut qui s’ouvre avec l’appel. Chaque vide livre son ciel où tout ce qui prétend le contenir est en suspens. L’appel au vide ne veut rien. […] l’existence est une exclamation dans le vide éclaté. Dans l’ouvert, nous pouvons contempler son accès. C’est dans le Rien que nous pouvons contempler son secret. »1

    De cette première impression, l’écriture garde trace comme une onde sismique portée sur la perception.

    « Je ne sais pas ce qui est réel », précise un commentaire bref. Un « je » hésite, regarde comme une photographie le monde pixellisé à une heure précise (« 7H35 »). Un détail, un être dont l’existence est perçue devient la mesure du quotidien :

    « Autrefois une araignée m’a tenu compagnie tout un hiver. Il n’y avait qu’elle et moi dans la maison glaciale. Elle n’a pas bougé durant des mois. » Elle aussi veillait, guetteuse dans sa toile. Quelle était sa perception du temps ? Était-elle identique à celle de la narratrice qui l’observe ?

    Nombre de points infimes, devenus le centre, construisent un mode de perception fondé sur ces détails qui deviennent les constituants uniques du temps.

    Les phrases longues alternent avec de courtes propositions proposant tantôt un rythme déployé, tantôt une cadence resserrée. La note devient parfois poème en vers peu ou non ponctués.

    « La boîte à bourdon.

    Donne à entendre le bruit que fait le son

    l’énergie de la matière

    ce qui passe à travers tout

    le bruit profond

    le fluide

    des transformations

    laissez les flux, laissez passer, laissez… feuillages et migrations laissez… ».

    Les bourdons résonnent en parallèle dans Veille. Bruits du monde jour après jour en ces mois de 2015 à travers la radio et la télévision : réfugiés qui se noient en Méditerranée, réfugiés que nous retenons aux frontières et refusons d’accueillir, crise et misère en Grèce… Fermetures. Frontières réaffirmées.

    Mais on entend aussi des bourdons personnels, comme ceux des soucis de santé ou d’amour. Dans son Journal, Kafka se demandait : « Comment puis-je espérer souder des morceaux pour en faire une histoire vibrante ? » La question se pose toujours devant l’écriture de fragments séparés par des blancs. Les notes tenues tout au long de l’ouvrage en s’entremêlant tissent cette histoire vibrante.

    La narratrice écoute beaucoup de musique. Il s’agit le plus souvent de musique électronique ou électro-acoustique de musiciens qui utilisent justement ces « drones » (ou bourdons) fréquents dans la musique spectrale. Éliane Radigue, Joachim Montessuis, Pan Sonic ou Ryioji Ikada entraînent l’auditrice vers le cosmos. Les voix du Requiem de György Ligeti traversent le corps. Les enceintes vibrent et font vibrer. Les voix passent du murmure au cri. On passe de l’invitation à la méditation puis au dépassement. Peut-on échapper au vacarme du monde qui ne cesse ?

    « Saisir les flux, laisser faire, accorder son corps, son instrument, ses perceptions pour en tirer toutes les nuances, tous les possibles. »

    Parfois la musique porte à la danse, à la transe, comme celle, toute spirituelle, des derviches.

    « Tel un derviche, je tourne, je tourne, je tourne, je tourne […] » (dernière proposition répétée trente-trois fois).

    Les ondes musicales « transport[ent] de l’énergie, ne transport[ent] aucune matière ». Du cosmos et de l’envol, la narratrice revient à la terre et à son travail humble, à ce journal paysan de l’origine qui bêche et retourne comme on heurte le monde pour qu’il advienne. Lors de ce retour à la matière, sur la page, les mots griffonnés seront pleins de cette terre aveuglant les mots tachés, tâchant de dire ce qui est. Le réseau lexical fourmille de rebonds des mots qui résistent, comme sautillent des sons allègres, répétés, assonances du [o], pour les trois ânes au pré, « troizânimos », « chevalos », « se riant de nos dos, aussi bien que nos os » : la comptine, la langue à fourche qui creuse dans les mots des sons espiègles. Les ânes, dont l’un s’appelle Bartleby, sont l’image même du refus de l’horreur quotidienne.

    « Les yeux des ânes dans le champ portent un regard tranquille sur le monde. Je m’assois à leurs pieds. »

    L’immobilité, la patience, c’est aussi un retour à soi.

    « Dans la fraîcheur, avec les ânes, nous veillerons. »

    Veiller : ne pas céder au sommeil dans la nuit, résister et guetter ce qui peut advenir, lumière nouvelle, ouverture d’un chemin possible, peut-être. De quelle imminence la poète est-elle la sentinelle ?

    Dans le livre d’Isaïe de l’Ancien Testament, à la question répétée « Veilleur, où en est la nuit ? Veilleur où en est la nuit ? », le veilleur répond : « Le matin vient, puis encore la nuit. »

    Au milieu du jardin, dans la pensée des racines sèches comme des cordes, la poète médite, imagine ces cordes comme des lignes entrecroisées de vers. Il suffit d’un son, d’un glissement de pensée d’un animal à l’autre, du « chevalo » à la vache, pour que s’effectuent des bonds d’une idée à l’autre. La vache s’est enfuie, à coups de bâtons on la ramène et revient l’idée de l’araignée restée/partie. Monde peuplé, vivant, mais où chacun est enfermé. « Nous défaisons, ruinons les ruines. »

    Parfois les mots sont refusés. Des jours manquent : J5, J10, J11, et beaucoup d’autres ensuite. Certains sont presque sans mots : « De ce jour ne reste que la nuit » (J7). Ou encore : « Les frontières petit à petit se ferment. // Pluie, soleil, vent » (J14).

    Parfois une ligne de mots est remplacée par une série de 5 à 10 barres obliques : « ////////// »

    Le silence occupe l’espace, « [r]ien. Les mots rien. Dire n’est pas. » Alors décousu, le texte suit la saison (les sapins grandissent), l’araignée a disparu.

    Au cœur : construire/détruire. Le minime, apparemment minime, joue sa partition. Le tour de la mouche, « qui se cogne d’une vitre à l’autre », amorce le bruit, entonne la ronde, « le son nous sort » ou les « sons bègues ». La musique peut se faire ritournelle, mode désaccentué de mots répétés (l’âne, « il marche, il marche, il marche » lorsqu’il retrouve la liberté), paraboles constantes des animaux ou des végétaux pris dans un piège ou s’échappant comme nous le faisons, proposant une issue au sens comme le font les rhizomes, « organ[es] de réserve de la plante », image de cette écriture où les fragments sont reliés entre eux.

    La communauté du jardin, du champ, de la maison n’exclut pas la solitude. La préfixation des mots que les traits d’union décousent fourmille dans le texte comme une invitation (peut-être impossible) à recoudre le réel à soi, l’identité au réel. On sent qu’on risque gros, « le son nous joue ». La rédaction d’un vrai journal est refusée, « [n]on pas récit des jours mais autre chose », « [b]équille au poème qui ne se fait plus ? ». Dans son livre précédent, Nathalie Michel proposait des poèmes souvent proches de Veille. Souffle continue2, affirmait le titre. Sans le « e » final, on pourrait penser à ces techniques des musiciens souffleurs qui leur permet de jouer sans silence pour reprendre leur respiration. S’agissait-il de deux impératifs incitant doublement à vivre ou d’une phrase dont le sujet sans déterminant semblait indiquer un essoufflement ? La première partie, « Demeure », proposait des poèmes souvent comme éclatés sur la page, matière qui se défait, se délie pour un être qui s’en va sans disparaître, qui a transmis son souffle. Mais quand le poème se refuse, les notes enregistrent les mouvements telluriques intérieurs. En parataxe, sur le fil, elles répondent au désordre du vécu : le décousu, le provisoire et le lien. Souvent, on se heurte à l’inachevé, « [t]ant d’opposition entre nous… ». Les points de suspension nous laissent libres de poursuivre mais le point simple vient aussi clore des propositions qu’aucune conjonction ne relie. Logique dé-faite d’une perception laissée à l’instant.

    Veille, placée face au monde et dans le monde, une conscience reste vigilante pour lire, regarder, entendre. Lire dans le ciel ce que la nature révèle ou passage par l’écran hypnotique de l’ordinateur et du tchat alors que le travail des champs appelle autour. Criant besoin de lumière, alors que les lucioles ont disparu, « écrasées ». Remontent les racines latines, flux et lux comme évidente nécessité, ou unité de mesure « de l’éclairement lumineux ». Qui manque. Et parfois l’incursion du vers coupe le flux, à contrecourant, des unités courtes énumèrent ce à quoi se tenir avant de sombrer :

    « À la mer

    la plage était minuscule, l’eau verte et chaude

    vieux rivages normands

    des boules, des bouées, des ballons

    le corps des plages

    le son des voix

    la mer montait

    elle avalait tout sur son passage. »

    Traces et souvenirs en bribes.

    Des déplacements, des retours, le mot « fin » souvent (page 63), près de la nuit quand « les astres tombent », l’écran c’est le corps, perdu, les mots coupés par tirets qui désunissent (« Mi-nuit-le-champ ») et le « tu », interpellé.

    « Tu as rêvé d’une rencontre, d’un amour gigantesque, le dernier, pour sauver un peu de ça, le monde cassé. »

    On voudrait un « nous » alors que seule avec ses bêtes la narratrice monte « vers les cimes », se remémore le temps du 2. L’indéfini gagne les déterminants « des corps, des heures, des jours » comme le gris qu’on met partout pour cacher ce qui éloigne d’un « nous » constitué, couple ou humanité fraternelle et solidaire puisque restera :

    « Tout – poudre. »

    La dernière musique présente est le succès de Bourvil, C’était bien (1961)3. L’accordéon y joue une petite valse, mélancolique ritournelle du souvenir d’un amour perdu. Le couple dansait « sur une piste de misère », « parmi les gravats ». C’était juste « après la guerre » « dans ce p’tit bal qui s’appelait… qui s’appelait… qui s’appelait… ». Mais le nom s’est perdu.

    Que faire ?

    « Recours aux vielles, aux violes, aux violoncelles. Aux grands airs, au grand air, aux clairières, aux friches, aux forêts, aux ruines, aux rouilles, aux lichens, à la fuite, à l’errance, à la vie, je vais sortir, je vais courir, je vais crier, je vais tourner, tourner, je m’envolerai, avec les buses, avec les biches, les araignées. »

    À la fin, le « i » se déplace, « veille » devient « vielle », entre les derniers mots et le titre, un pont s’établit. Tournent la manivelle et les danseurs… Oui, « c’était bien ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ____________________________
    1. Henri Maldiney, In media vita (Les Éditions du Cerf, 2013), p. 48. Une partie de cette citation est présente à la fin de Veille.
    2. Nathalie Michel, Souffle continue, avec trois peintures de l’auteur (éditions LansKine, 2012).
    3. « C’était bien (Le petit bal perdu) ». Musique de Gaby Verlor (20 novembre 1921-6 avril 2005), paroles de Robert Nyel (18 avril 1930-26 novembre 2016).






    Nathalie Michel, Veille






    NATHALIE   MICHEL


    Nathalie Michel




    ■ Nathalie Michel
    sur Terres de femmes

    [Alone Together] (extrait de Veille)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Veille de Nathalie Michel




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
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    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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  • Alain Guillard, Quête du nom

    par Gérard Cartier

    Alain Guillard, Quête du nom,
    L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,
    2016.



    Lecture de Gérard Cartier


    SATURNIENNES




    Si Alain Guillard n’est pas tout à fait un inconnu (il écrit depuis longtemps, a été publié par de petits éditeurs méritants et on a pu le lire dans diverses revues), Quête du nom est sans doute son œuvre la plus ambitieuse. Un bel exergue, emprunté à Ottavio Paz, explicite son projet : « La poésie n’est pas la vérité : elle est résurrection des présences ». Ceux qu’il s’est donné pour tâche de sauver de l’oubli, évoqués en un ressassement obsessionnel à quoi le livre doit beaucoup de sa force, ce sont ses parents, tous deux morts inapaisés et qui le hantent par delà les années. Un livre de la mort et de l’impossible résurrection, dédié « à toutes et à tous, à personne ».

    Le livre s’ouvre brutalement sur celui qui en est la figure centrale : « Aujourd’hui, le père a lâché la porte sur le vide ». Sa présence sombre, désolée, incomprise, se profile presque à chaque page. De sa condition d’ouvrier dans l’automobile, puis d’homme à rien faire, Alain Guillard ne nous montre rien. Les scènes où son père apparaît, terriblement insistantes, celles qui ont frappé l’enfant qu’il fut (« J’aimerais tant qu’il y en eût d’autres »), le montrent en proie à l’ivresse et à la solitude, « le visage décalqué sur les vitres des bars avoisinants », y cherchant un semblant d’épanouissement dans des rêves inconsistants, « châtelain d’Espagne sur le fleuve du zinc ». Et l’image de ce père condamné à une vie précaire, qui se refusait à son fils, que celui-ci se désolait de ne pouvoir aider, le poursuit jusque dans l’âge, comme ces spectres non consolés par les rites qui viennent tourmenter les vivants.

    Tu bois à ton comptoir

    Dehors bouffées grises glacées d’automne, fumées automobiles,

    haleines témoignant d’un séjour, pattes de mouche d’un amour

    Ce qui ne rit plus pour toi/ Ce qui

    Ta silhouette effondrée lentement

    La carcasse qui résiste/ Digne

    Mince comme un serment

    Au-dessus du cercueil cerisier se dépiaute

    (la peau autour des yeux des ongles et même des lèvres)

    C’est ainsi : La lumière nous quitte peu à peu ou d’un coup.

    Ou c’est nous qui quittons la lumière pour rejoindre la terre où étouffer

    nos faims nos peines et nos faims

    Quel appétit monstrueux il faut pour vivre !

    La mélancolie des paysages de la banlieue parisienne, quelque part entre La Défense et La Garenne-Colombes, un univers d’immeubles gris, de murs de brique, d’usines désaffectées aux toits de tôle, redouble le sentiment de déréliction qui naît de l’évocation de l’homme – mais, au-delà d’une certaine détermination sociale (un poème est sous-titré « conscience de classe »), on comprend que ce qui l’a perdu, c’est son propre démon. Alain Guillard dresse ici, dans le chagrin et le ressentiment (« Pardonner n’est pas oublier »), un étrange tombeau à ce père absent, divorcé de la vie, qui éteignait le désir et la pensée dans un « vin âpre et pourpre, de moindre qualité » ; et, tout effondré que celui-ci ait été, sans l’accepter ni le comprendre vraiment, il parvient à nous le faire éprouver de l’intérieur, avec une voix qui fait parfois penser à Mathieu Bénézet :

    L’homme s’était retiré – laissant l’ivraie envahir – âme blessée léchant

    ses plaies dans l’oubli des cafés  –  criant alors  –  sa parole divaguant

    négligée.

    Sa mère aurait pu offrir un recours et une consolation rétrospective à l’adulte qui titube sous le poids du passé. Il n’en est rien. Tôt divorcée, mal remariée, astreinte pour subsister à d’ingrates tâches de ménage, son souvenir est lui aussi miné par l’amertume, manifestée en quelques images récurrentes : ses cheveux gris, son visage voilé par la fumée des gauloises, une fenêtre sur la ville, les larmes. Elle, sa faiblesse était un effondrement du sentiment de soi qu’Alain Guillard définit magnifiquement : « terrible blessure à soi-même qu’on a laissé s’infecter », qui nourrissait une haine persistante des autres (l’ancien époux, la société) et d’elle-même, et dont, malgré l’amour qu’il lui portait, l’enfant (« son sanglot était tocsin dans mon corps d’enfant ») puis l’adolescent ont été profondément blessés. Ressentiment accru par un nouveau drame : «  …le suicide de mon frère résonna comme verdict de mort envers elle ». Le seul souvenir heureux qui vienne rédimer ces années est celui d’une grand-mère qui accueillait l’enfant les jours de garde du père, que l’auteur dépeint avec tendresse – et on lui sait gré de ce soupirail dans la cave du malheur.

    On ne guérit pas des blessures des premiers âges (« Il faudrait enfermer l’enfance à triple tour et oublier la clé »). L’enfant a intériorisé les tensions familiales au point d’avoir été contaminé par la haine qui s’échangeait autour de lui. L’âge a pu l’amoindrir, la changer en rancœur, non l’effacer : l’ombre portée de ces années de pauvreté, d’humiliations et de déchirements couvre encore l’homme à distance – fatalité du malheur qui l’a jeté un moment sur des traces honnies (« C’était pour moi le début des années d’alcool »).

    Alain Guillard nous donne là un livre grave, sombre, empreint d’un sentiment qu’on pourrait dire saturnien tant il semble sans remède, qu’on sent profondément vrai, dénué d’ostentation, une souffrance ancienne qu’il prend et reprend pour tenter de lui donner forme dans la langue, sans parvenir à l’épuiser – comme ceux qui grattent sans fin la plaie qui les irrite. C’est évidemment, pour l’auteur, son ouvrage le plus important, l’un de ces livres intimes qu’on porte longtemps avant de s’y risquer et qu’on ne mène pas à bien sans une grande dépense – l’écriture s’échelonne sur une dizaine d’années.

    Comme le veut son ambition, il déploie toutes les formes possibles : vers (le plus souvent très libres), poèmes émiettés, aphorismes, brefs récits en prose, notations de journal. Ce qui le distingue surtout, c’est un usage abondant de l’italique (et, plus occasionnellement, du gras) pour souligner certains mots ; et, parfois, de brusques interruptions de la phrase, comme si la langue était impuissante à comprendre, et même à recréer le passé – ou bien par pudeur : « Onze ans déjà qu’elle. » Avec, parmi ces « moments mêlés », souvenirs sans date, images veuves, bribes de conversations, de belles trouvailles de langue : « Mince comme un serment ». Un livre prenant.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Alain Guillard, Quête du nom





    ALAIN  GUILLARD


    Alain Guillard





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Alain Guillard
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur Quête du nom d’Alain Guillard
    → (sur le site de Michel Diaz)
    une recension de Quête du nom




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires



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  • Stéphane Sangral, Circonvolutions

    par Muriel Stuckel

    Stéphane Sangral, Circonvolutions
    (Soixante-dix variations autour d’elles-mêmes),

    Collection Incises dirigée par Agnès Rauby,
    éditions Galilée, 2016. Préface de Thierry Roger.



    Lecture de Muriel Stuckel



    Mise en question du sens
    « faire nœuds et boucles pour affronter le vacillement
    métaphysique du sens »
    Ph., G.AdC







    CIRCONVOLUTIONS OU LE POÈME-VERTIGE DE LA DÉCONSTELLATION




    « l’unique Nombre qui ne peut pas être un autre »

    Mallarmé





    Publié par les éditions Galilée en avril 2016 et présenté par Thierry Roger dont l’« Anti-préface » s’intitulant « La différance cérébrale » met en exergue deux citations emblématiques de Derrida et de Mallarmé, le dernier livre de Stéphane Sangral, Circonvolutions (Soixante-dix variations autour d’elles-mêmes), exerce sur le lecteur de poésie une force sidérante.

    Vertige spéculaire, voltige typographique, le verbe poétique délie peu à peu ses boucles les plus subreptices pour élaborer une esthétique de la variation autour d’une douleur originelle. Le poème-tombeau esquisse une architecture musicale à peine perceptible, celle du deuil, de la pudeur, de la nécessité intime, mais toujours avec le souci d’une « conscience réflexive » : « Et je l’écris, et je m’écris, et cette boucle / s’écrit, et m’écrit, et ce livre réflexif / la serre […] » (p. 125).

    Une double dynamique ne cesse de se tisser entre l’exigence d’édifier l’œuvre et la tentation de l’effacer, mouvement contradictoire qui semble se résoudre en inscrivant au cœur du livre l’effondrement et sa substance paradoxale « pleine de vide » où vacuité ontologique et plénitude poétique cherchent intensément à faire nœuds et boucles pour affronter le vacillement métaphysique du sens.

    Quand le poète formule l’injonction d’« [é]plucher les édifices et boire / leur pulpe de Néant… » (p. 56), il propose un jeu de variation pour filer la métaphore architecturale et l’enrichir d’un jeu de substitution saisissant entre les deux instruments incisifs que représentent le couteau et la plume. La gestuelle de « [p]lanter / une plume […] dans l’Edifice du Tout » s’accomplit selon un principe d’orchestration numérique annoncé dès le sous-titre et finement décliné au fil des pages, pour faire écho à l’année de naissance du frère défunt (1970), dédicataire de l’œuvre et seul allocutaire réel de cette voix lyrique confinée dans sa solitude de « survivant » (p. 128). En effet, dans le déroulement du poème vertical à déceler dans l’unique texte du « Chapitre 3 » qui se situe au cœur d’un dispositif structurel propre à mimer l’effondrement psychique, le seul « Tu » du livre n’est plus tu. Il se dit, il s’écrit pour se dresser en signe d’« émergence-résurgence » et pour se dé-« crypter » sous le signe de la dislocation syntaxique et de la déconstellation linguistique : « Tu – / viens de mourir- / et je cherche,- / pour y vivre,- / survivre, de solides architectures… » (p. 81).

    Ravivant la « plume solitaire éperdue / sauf » de Mallarmé dans « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », celle de Stéphane Sangral « plante » ses mots sur la page. Proche de l’effet sentencieux, il énonce clairement que « [s]eule la déconstruction véritablement / construit » (p. 65), ce qui l’amène à exhiber le motif majeur du secret tout en avouant se jouer de la dialectique entre la dissimulation et la révélation qui lui est consubstantielle : « Ce texte est un secret ne se révélant que / pour se dissimuler dans la révélation » (p. 61). Aspirant à déconsteller et à disséminer son patronyme, le poète instaure des effets d’échos tant sonores que visuels entre le substantif « sang » et la préposition privative « sans » (p. 61), ou entre le verbe « je sens » et le substantif « sens » (p. 113) : « je / sens qu’émergera par là la tombe du sens… ». Sisyphe du trait d’esprit, il « pousse » le nom propre jusqu’au calembour « Sang… râle » avant que ne se détache la circonvolution clausulaire : « Signe / encrypté d’impossible à la fin nous fait signe » (p. 63). Cette recherche de remotivation cratylienne du signe onomastique primordial et familial, insistant sur les liens de sang qui l’unissent pour toujours à son frère « ab/sent », peut sans doute se déchiffrer comme une tentative d’édifier le sens en le défiant constamment.

    S’effectue sous nos yeux en effet la mise en question du sens, comme face à la reprise incantatoire de l’adverbe « peut-être » qui se déploie avec toute une variation typographique à même de créer un effet d’étourdissement et de disjonction en « peut être » (p. 104). La ponctuation suspensive semble vouloir susciter le rythme dilatoire d’une révélation possible, comme dans nombre de pages du livre. S’opposent le Rien et le Tout, mais aussi le choix de pages vides, d’une intense blancheur abyssale, à peine reliées par des points de suspension comme pour coudre un véritable linceul textuel, et la recherche d’une plénitude architecturale saturant l’espace paginal, parfois avec le souci d’une verticalité symbolique pour dire l’élan imaginatif et le gouffre de « l’horreur » (p. 81), parfois à la limite de la lisibilité avec une typographie délibérément minuscule (pp. 141 à 146). Entre ces deux postulations esthétiques, le poète s’interroge. Dans l’entrelacs de l’édification et de l’effacement de l’œuvre où se risque « un suicide relatif » (p. 73), la question cruciale jaillit : « Comment être au-delà du non-sens trop violent d(u Non-)Être, comment être un poème ? ».

    Serait-ce par une poétique de la « circonvolution » insistante et vibratoire ? L’alliance de l’enroulement lexical et du déroulement phrastique ne manque pas de favoriser l’instillation d’une « musique muette » qui diffuse au bord de l’abîme la « puissance de deux symboles », le dix « logique » et le sept « sensible » (p. 46) pour « pousser… passer du signe au symbole » (p. 63) et tracer ainsi le cheminement heuristique menant à une affirmation troublante, « Et j’écris au bord du (au bord de) n’être pas… » (p. 103), avant le paradoxe suprême qui scelle sur la page l’inscription de l’effacement : « Ceci est un poème absent… » (p. 106).

    « Creuser » la présence de l’absence, telle est la substance originelle, profonde, ontologique de cette poésie dont les boucles verbales esquissent un pas-de-deux vertigineux en ce poème-labyrinthe où, déconstellée, la lyre du « deuil incommensurable » (p. 129) vibre pour murmurer :

    « qu’un sens mort : ce poème… »
    (p. 89).




    Muriel Stuckel
    D.R. Texte Muriel Stuckel
    pour Terres de femmes







    Stéphane Sangral, Circonvolutions






    STÉPHANE  SANGRAL


    Stéphane Sangral
    Ph. © Vincent Macher
    Source





    ■ Stéphane Sangral
    sur Terres de femmes

    [De mes phrases le sens tombe] (extrait de Circonvolutions)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Galilée)
    les pages de l’éditeur sur Stéphane Sangral
    → (sur le site des éditions Galilée)
    les pages de l’éditeur sur Circonvolutions
    → (sur Sitaudis)
    une lecture de Circonvolutions par Christian Désagulier
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Circonvolutions par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur Autre-monde)
    une lecture de Circonvolutions par Marie-Josée Desvignes



    ■ Autres notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Jacques Estager, Douceur
    Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom





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  • Odile Massé, Sortir du trou (extrait)





    Sortir du trou

    Planche hors texte de Jean-Claude Terrier
    in Odile Massé, Sortir du trou,
    L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2016








    SORTIR DU TROU (extrait)




    N’y a-t-il pas ici quelque tige, quelque rameau, quelque bourgeon annonciateur de choses à venir ?


    Je comptais les visages, les comptais sur les doigts de mes mains, sur les doigts de mes pieds, j’ajoutais des doigts aux doigts comme les visages affluaient, et ils paraissaient innombrables, les visages de mes morts, innombrables les souvenirs que j’avais d’eux, innombrables et terriblement doux.
    J’avais envie d’être, moi aussi, visage parmi les visages.
    Parfois il me semblait apercevoir au loin mon reflet, l’un des visages de ma jeunesse — mais bientôt je disparaissais, et la ronde reprenait son cours.


    et moi, où donc me trouvais-je à présent
    en quelle partie de ma mémoire
    en quelle partie de mon corps
    où donc étais-je moi-même et comment le savoir


    À quoi bon, disais-je, à quoi bon savoir que le trou est à l’intérieur de moi, si je ne sais ni le jour ni l’heure ? À quoi bon être où je suis puisque je ne sais qui je suis ? […]



    Odile Massé, Sortir du trou, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2016, pp. 38-39-40-41. Dessins de Jean-Claude Terrier. Lecture d’Emmanuel Laugier.






    Odile Massé, Sortir du trou





    ODILE  MASSÉ


    Odile Massé
    Source




    ■ Odile Massé
    sur Terres de femmes

    [Il fait chaud] (extrait de L’Envol du guetteur)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Sortir du trou d’Odile Massé par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Sortir du trou d’Odile Massé
    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    d’autres extraits de Sortir du trou d’Odile Massé [PDF]







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  • Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière

    par Angèle Paoli

    Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière,
    éditions Rougerie, 2016.
    Préface de Marc Dugardin.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes
    Diptyque photographique, G.AdC
    « Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes.
    L’immobilité glisse »









    « UNE NEIGE D’ENCRE — PRESQUE BLEUE — ÉBLOUISSANTE »




    Dans son dernier recueil – Couteau de lumière, sous-titré Trois pierres à cerf –, Sylvie-E. Saliceti convie le lecteur à partager le mystère de sa création poétique : une création de maître-charpentier abondamment nourrie par une immersion profonde dans les domaines de réflexion qui lui tiennent à cœur. Ainsi que par la fréquentation intime des poètes avec lesquels elle entre en résonance. Poésie philosophie souffle du hassidisme connaissance des mythes et de la symbolique qui s’en dégage ou qui les fonde, réminiscence des écritures anciennes entrent en parfaite symbiose, donnant à découvrir une poésie singulière qui re-noue des liens étroits avec nos origines et fondations premières. Et dévoile des vers d’une fascinante et fulgurante vérité :

    « Écrire incline vers le blanc » / « J’habite ici, dans l’énergie du vide » / « On est léger quand on a tout perdu » / « Écrire est une nage ancienne » / « Il manque une étoile — comme une note absente du clavier… »

    La poète dresse trois stèles anciennes. Trois mégalithes gravés non d’idéogrammes (Segalen), mais de cerfs incisés dans le « regard de la pierre », au creux des nervures des schistes. « Pierres écrites » à décrypter pour en réinventer le chant. Chaque stèle est placée sous l’égide d’un poète : Thierry Metz, le poète qui penche, préside à la confrontation avec la première stèle, « Élan contre la terre », avec ces quelques vers mis en exergue :

    « T’écrire mène souvent

    à l’enfant, à sa tombe,

    à des pierres… ».

    Pierres / enfant / mort. Cette trilogie, outre qu’elle ouvre sur une mise à mort de l’élan, annonce les vers du poème suivant :

    « Un enfant est mort. Le père le porte, son poids penche vers le sol. »

    La deuxième stèle (insolitement initiée en page paire et non en belle page) : « La mer chaude comme un daim » est introduite par des vers d’Erri De Luca. Tirés du recueil Œuvres sur l’eau :

    « Pour celui qui écrit des histoires au sec de la prose, l’aventure des vers est une pleine mer ».

    À quoi répond en écho le vers d’ouverture de la section :

    « Où l’on se baigne dans le poème de la mer ».

    L’intitulé de la stèle annonce celui du poème de clôture emprunté au poète Jean-Claude Renard : « La mer chaude comme un cerf ».

    La troisième stèle (également introduite en page paire), « Vieil homme d’hiver », est un écho au poème en prose « La vie dure » du poète Pierre Reverdy : « C’est un vieil homme d’hiver qui ne meurt pas » (in La Lucarne ovale, 1916).

    Un écho à Pierre Reverdy lui-même : le poème s’ouvre et se ferme sur la date du 17 juin 1960, jour de la mort du poète :

    « C’était le soir du 17 juin 1960.

    […] à Solesmes. »

    Les trois stèles et les trois poètes forment un ensemble réuni sous le titre foudroyant Couteau de lumière. Une expression ambivalente empruntée à Carnet de soleil de Christian Bobin, cité dans la première épigraphe :

    « La vie est un couteau de lumière dont la lame s’enfonce dans le cœur des saints et des cerfs. »

    Sur la même page, après un long interlignage, répond en écho une citation de Pascal Quignard :

    « Il y a une joie d’abîme dans les caprices des cabris » (in Boutès)

    La mise en abyme étymologique — caprices / cabris — conduit la poète à ricocher sur la voie des cervidés et des caprins. Cerf / élan / chevreuil / daim / cabri occupent en effet le noyau de l’œuvre. Même si, au cours de la traversée créatrice, les chevaux font aussi leur apparition. Horses Horses Horses [coming in all directions ?].

    Quel que soit le poète vers lequel on se tourne, la mort est à l’œuvre qui dessine ses ombres antithétiques et aiguise la réflexion. De la flèche qui immobilise l’animal, à la lame qui « creuse le temps », au ciseau (l’amour) qui « taille le feu », jusqu’au « coupe-papier qui incise l’arête des pages », le sectionnement est une image récurrente qui préside pourtant à l’union :

    « Les grains sur la peau s’unissent aux ombres — tout ce qui est séparé se rassemble à l’entaille de ce geste. »

    D’une stèle à l’autre, la poète sème en chemin de multiples signes, tisse un réseau serré de liens, ouvre des pistes, glisse des jeux de lumière (une lumière qui est ici violence, « sauvagerie ») et d’ombres sur les énigmes du poème. Et le construit. En patience et en sagesse. Le chiffre trois scandant sa geste.

    Ainsi croisons-nous le trompettiste Chet Baker dont « le long phrasé » d’Almost Blue clôt la première stèle mais annonce aussi les « presque bleus » du poème d’ouverture de la seconde stèle :

    « Où l’on se baigne dans le poème de la mer

    presque bleus le vent et le delta Presque bleus les

    animaux muets au bord du fleuve — l’eau flam-

    boyante la morte la corrompue Les cerfs ont assé-

    ché le puits de la parole Les hommes patientent aux

    fresques du silence Presque bleue la goutte dense

    de leur sang et nos voix fertiles Presque bleues les

    choses promises à nos yeux. »

    Viennent ensuite, dans le poème consacré à Pierre Reverdy — « Perdre le sentiment » —, le poète Jean-Claude Renard et le vers « La mer chaude comme un cerf » et aussi, implicitement, la Patti Smith de Horses. Dans un même poème, Yves Bonnefoy avoisine le poète de l’école hermétique Giuseppe Ungaretti. La Dunja aux yeux de velours se profile dans l’attente. D’une immobilité à l’autre, celle de la rivière Douve et celle du poète italien, se glissent les « écorces » des mots, seules susceptibles d’établir le lien entre des souffles aussi différents que celui des deux hommes :

    « Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes.

    L’immobilité glisse

    […]

    Les mots sont nos écorces — lettres de plomb sur

    la peau blanche

    La lumière usée des poèmes cloue le fond des

    barques dont aucune nage vivante ne déjoue les

    courants

    Un poète italien attend d’accoster.

    Il attend Dunja — la biche aux yeux de ténèbres. »

    Dans la lecture des pierres, la poète est passée maître. C’est là, parmi les glyphes, qu’elle rejoint sa lignée. Là, sur les surfaces incrustées de signes, qu’elle « interroge l’inscription et l’effacement » ; « questionne la blessure miraculeuse » ; se penche sur les pierres taillées (ainsi des trois dédicataires du recueil), gravures et runes, cherche les signes sous la cendre ; « sous la couche neigeuse », elle déterre des visages. Elle lit dans « les bois vifs de l’enfance » aussi bien que dans les bois chantournés des élans, transmet la « parole du soleil à la mer », fait sourdre sous la caresse « l’écriture humide ».

    « Je lis les pierres à cerfs de ma lignée. »

    Dans sa verticalité essentielle, la pierre est liée à la verticalité de l’arbre, et l’arbre — tronc et ramure — lié aux ramures du cerf. Pierre et arbre sont reliés au ciel. Ensemble ils reçoivent et transmettent la force cosmique nécessaire au souffle de vie à la combustion à la chaleur première au feu initiatique. Ce savoir n’élude d’aucune façon le questionnement :

    « Suis-je cet arbre d’eau dont nulle racine n’est le

    centre ?

    Et qui pourtant me donne un nom. »

    Le poème est la demeure de Sylvie-E. Saliceti, et le cosmos, étoiles vents nuages montagnes rivières bois oiseaux et pierres, a autant d’importance qu’un hameau en ruine ou que les murs d’une chapelle abandonnée au maquis. Les pierres parlent, comme les bois des cerfs et comme les mains. Il suffit de se mettre à l’écoute de ce qui subrepticement se manifeste :

    « Le dieu est là dans le puits. Petit dieu couvert de

    pierres et de figues de barbarie — il appelle la sève

    depuis le fond du texte. »

    Il suffit de peu de chose. Il suffit de faire don :

    « Sur le seuil, j’ai déposé trois boules d’argile. »

    Une boule pour chaque poète, peut-être.

    De cette lecture à trois temps, la poète enfante son triptyque chamanique où se lisent et se lient amour et mort, forces cosmiques de la nature (mer et montagne indissociables), légendes christiques du cerf « prophète » — symbole d’élection, de sacrifice et de résurrection —, sans cesse menacé :

    « Heureux pour lui qu’il soit né avec des sabots

    pour s’enfuir. »

    Et toujours, dans cette traversée de vaticinatrice, l’accompagnent les énigmes, devinettes ou logogriphes. Peut-être à la manière de… :

    « Qui a dit : par degrés, être l’homme qui pose le sel sur la pierre ? »

    « Où est la demeure des oiseaux ? »

    « Pourquoi n’ont-ils rien écrit les oiseaux ? Où s’en

    vont nos silences après le dernier ? »

    Peut-être la réponse se trouve-t-elle en amont, dans l’effacement qui les caractérise :

    « Leur parole fut si simple, elle a traversé le monde, pareille au vent dans la plaine. »

    Comme l’oiseau, Sylvie-E. Saliceti fait le choix du retrait, qui va de pair avec la solitude et le silence. Son travail d’architecte accompli, elle peut dire :

    « Dans ma main il y a une seule vie. Une seule pierre. »

    Couteau de lumière. Trois mots réunis en une œuvre unique. « Une neige d’encre — presque bleue — éblouissante. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Couteau-de-lumière-2015
    SYLVIE-E. SALICETI






    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Le batelier
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture de Couteau de lumière par Marc Wetzel
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une lecture de Couteau de lumière par Marie-Hélène Prouteau





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