Étiquette : Lecture


  • Roselyne Sibille, Ombre monde

    par Marie Ginet

    Roselyne Sibille,
    Ombre monde, Les éditions Moires,
    Collection Clotho, 2014.



    Lecture de Marie Ginet



    [QU’EST-CE QU’ÊTRE EN VIE ?]




    J’ai acheté Ombre monde l’été dernier à Sète, mais j’ai tardé à m’y plonger parce que la quatrième de couverture m’avait fait un peu peur :

    « En février 2011, mon père a eu un accident vasculaire qui l’a laissé paralysé et aphasique pendant quatorze mois jusqu’à sa mort […] nous l’avons accompagné en soins palliatifs à domicile […]. Durant tous ces mois j’ai écrit des poèmes qui sont devenus ce recueil. »

    Il y a tant de raisons d’être triste en ce monde constellé d’injustices et de perte, fallait-il en rajouter ? Je suis donc entrée dans ce recueil avec méfiance, à petits coups de pages feuilletées, d’abord rassurée de n’être pas plombée, puis de plus en plus présente aux mots. J’en suis devenue lectrice réelle et attentive, prenant le temps de lire et de relire, de poser le livre, d’en recevoir l’écho : de pauser, de penser, revenir.

    « Quand je me promène dans les jardins noirs

    je ne sais comment passent les chemins

    les maisons s’appuient sur leur toit

    pourquoi les impasses ont fermé leurs entrées

    si la lumière au loin mène au lac ou se brise

    ni quand les verticales s’arrondiront. »

    Ombre monde ouvre des questions à la fois connues et inconnues. Comment peut-on aimer son père ainsi ?

    « Je tombe où il trébuche ».

    J’ai pensé au recueil de Sophie G. Lucas : Nègre blanche, et je l’ai relu. Elle aussi raconte comment elle a veillé son père dans ses dernières semaines de cancer, elle dit le fil de rancœurs et de haine les ligotant l’un à l’autre, les laissant incapables de communiquer. Ici, dans Ombre monde, malgré l’aphasie du père,

    « Il y a      dans sa bouche

    de petits blocs cassés entre les dents

    qu’il ne peut dire     ni déglutir

    des bégaiements     des bris »,

    il m’est apparu que le lien entre Roselyne Sibille et son père restait possible et lumineux. Inlassablement revient le mouvement de la main qui touche :

    « On sait pourtant

    par en dedans

    qu’il faut monter

    ou descendre le long de ta main

    très soigneusement et lentement

    apaiser ton corps ».

    Quel choix, quel geste feriez-vous face au père mourant ? Ce n’est là que l’une des innombrables questions que pose Ombre monde aux lecteurs :

    « Faut-il que je devienne sable ? »

    « Que deviennent les mots perdus »

    « Quand l’ombre se tend vers la fumée

    offre-elle

    des ailes

    au vide ? »

    « En mâchant l’interrogation majuscule

    on peignera peut-être sur les vagues

    On essaiera ».

    Elle essaie en effet, faisant naître des fragments de beauté. « L’autre moitié de l’ombre est granulée de neige bleue », malgré la présence de la peur. « La peur se balance à l’intérieur ». Avec l’injonction qu’on adresse aux enfants, aux aimé-e-s : « N’aie pas peur ».

    Ombre monde pose à chaque lecteur et chaque lectrice une question fondamentale : Qu’est-ce qu’être en vie ? Non dans l’agitation, les gloires et déboires sociaux, les distractions, les cache-peurs, les blablas, mais dans la nudité même.

    Ombre monde est un livre métaphysique même si — et peut-être aussi parce que — le corps y est éminemment présent, fragile et mis en suspension. Ce n’est donc pas une publicité mensongère que de prétendre que ce recueil est porté par ce que Roberto Juarroz nommait la verticalité de la transcendance. Mais on y trouve aussi chair et réel, révolte de l’esprit qui aime. Et c’est cette proximité d’humanité qui émeut le lecteur.




    Marie Ginet
    D.R. Texte Marie Ginet
    pour Terres de femmes
    (Lille, novembre 2015)








    Ombre monde





    ROSELYNE SIBILLE


    Roselyne Sibille
    Source



    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    [L’ombre est une ligne de crête] (poème extrait d’Ombre monde)
    Les Langages infinis (extrait)
    [Pose ton visage dans une brèche] (poème extrait de Lisières des saisons)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (note de lecture d’AP)
    Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Moires)
    une page sur Ombre monde





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  • Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom

    par Muriel Stuckel

    Gunvor Hofmo,
    Tout de la nuit est sans nom, édition bilingue,
    Collection « Pour une rivière de vitrail »,
    éditions Rafael de Surtis, 2009. Préface de Ole Karlsen.
    Traduit du norvégien par Pierre Grouix et Grete Kleppen.



    Lecture de Muriel Stuckel



    GUNVOR HOFMO, VOIX D’OMBRE ET DE NEIGE : UNE POÉTIQUE DU MURMURE




    « L’œuvre solitaire du poète
    ciselant la matière précieuse des mots
    est l’acte de débusquer un vis-à-vis. »


    Emmanuel Levinas





    La publication en 2009 de l’anthologie bilingue Tout de la nuit est sans nom (éditions Rafaël de Surtis) a eu le mérite de nous révéler la singularité d’une voix poétique de Norvège, celle de Gunvor Hofmo (1921-1995), une poète du Nord qui, selon Ole Karlsen (dans sa présentation de l’ouvrage), « peut se mesurer à des poètes tels que Georg Trakl, Nelly Sachs et Paul Celan ».

    Élaborant une poétique du murmure, cette œuvre nous touche par son refus de tout effet lyrique. Sous « l’éclat stellaire du deuil », une voix d’ombre, bouleversée par la disparition tragique de l’amie juive Ruth Maier, victime de la grande rafle en Norvège du 26 novembre 1942, s’énonce pour esquisser une dramaturgie de l’intime, dès le poème inaugural « Je veux rentrer » :

    Je veux revenir habiter parmi les hommes-

    tel un aveugle

    transpercé dans l’obscurité

    par l’éclat stellaire du deuil.

    (p. 15)

    Cet oxymore, où se redouble l’idée de lumière cosmique, succède au motif de l’ombre qui, par l’intercession de « l’aveugle transpercé dans l’obscurité », avoue sa force expressive : ne figure-t-il pas la poète constellée par le deuil, source véritable de sa création poétique ? D’autant plus après l’épreuve du silence douloureux qu’elle s’est infligé durant ses longues années d’enfermement, de 1955 à 1971.

    Or, quand elle formule le désir de « revenir habiter parmi les hommes- », le tiret qui crée un effet de suspension à la fin du vers laisse pressentir la mise à l’écart de sa voix poétique :

    mais je suis de l’autre côté, là où les brins d’herbe

    sont des cloches qui sonnent de deuil, d’attente amère.

    Je tiens la main d’un être humain,

    regarde dans les yeux d’un être humain,

    mais je suis de l’autre côté,

    là où l’être humain est une brume de solitude et d’angoisse.

    (p. 17)

    La mise à l’écart, la mise « de l’autre côté », se précise en des termes relevant bien d’une voix d’ombre :

    mais je suis un être humain jeté aux confins,

    et j’entends bruire le silence,

    j’entends crier le silence

    depuis des mondes plus profonds que celui-ci.

    (p. 17)

    Cette voix des profondeurs n’est pas sans révéler ses inflexions orphiques, à l’écoute du silence des confins que l’acte poétique seul pourra métamorphoser en murmure endeuillé :

    J’ai vu mon amie,

    l’unique, je l’ai vue

    partir pour la mort.

    Et depuis, les arbres sont en deuil,

    et depuis, la Mort a tiré

    mon corps, mon âme, ma voix

    dans l’océan du désespoir !

    (p. 25)

    La voix d’ombre et de deuil se fait voix de nuit, même si « la nuit n’est pas assez obscure », pouvant « exploser d’elle-même ». Elle culmine dans un poème dont le titre pose une équivalence métaphorique saisissante : « La nuit est un dieu. » Grâce au mot très doux d’« effleurement » qu’il comporte, on appréhende l’effet de sourdine qu’implique l’effacement de la voix énonciative Je : souvent la voix d’ombre s’inverse en voix de neige.

    Loin de souscrire au symbolisme hyperboréen de la neige plutôt convenu qui chercherait à lire Hofmo seulement comme une poète du Nord, on peut au contraire dégager les ressources signifiantes de cette métaphore pour saisir la singularité de son écriture poétique. Certes, on ne peut nier le symbolisme thématique de la voix de neige : elle émerge d’un paysage de l’entre-deux, entre l’automne et l’hiver, pour dire sa froidure intime, son cœur glacé d’effroi : « Le givre est déjà sous les mains des êtres humains, sous leurs pas ». Mais ne constituant pas toujours un motif concret ou étant seulement perceptible avec les « icebergs sous-marins qui dérivent dans la mer », la neige se présente aussi avec une double valeur d’abstraction et d’altérité, pour symboliser l’aspiration au renouvellement que suggère la blancheur paradoxale de la neige, à la fois virginale et génitrice :

    C’était une autre neige,

    une autre obscurité

    que dans cette nuit-là

    La neige accoucha de ton avenir

    […]

    Mais ensuite tu reconnus

    tout. Tous tes pas

    à travers le Monde

    résonnaient venus d’un enclos

    blanc de neige

    sous une lune qui voit.

    (p. 79)

    Dans le poème « Pas morts », où se proclame dès le titre le refus de la mort, la voix de neige résulte d’une métamorphose originale, subie par les mots eux-mêmes : des mots en neige, puis des mots en bouche, bouche qui aspire à une dimension cosmique, tissant des liens entre la terre et le ciel, pour apaiser sa soif de lumière et d’étoiles : la bouche même du poète au sens universel, ou la bouche de son double spéculaire, comme le suggère le jeu de l’interlocution ?

    Car la poésie de Gunvor Hofmo pose la question de la voix énonciative mise en scène de façon souvent problématique, oscillant entre l’affirmation d’un Je, l’apostrophe d’un Tu, la multiplication des Ils et l’effacement de toute personne, brouillant parfois le cheminement heuristique du lecteur.

    Si l’on relie deux poèmes qui se font écho, un véritable questionnement ontologique se formule : à la triple anaphore qui formule l’interrogation majeure de l’être dans « Suis-je ? » (p. 29) répond celle du dire dans « Testament pour une éternité », où les instances énonciatives entremêlent confusément un Je et un Tu pour réfléchir la scission du moi (p. 35).

    Mais le discours lyrique d’Hofmo élaborant souvent une mise en sourdine du Je, la voix poétique se fait également voix de neige. Cela nous amène à superposer au symbolisme thématique de la neige un symbolisme d’essence lyrique, désignant avec précision cette voix blanche qui s’énonce sans emphase, sans artifice, jusqu’à effacer ses propres notes, voire jusqu’à ensevelir ses propres traces.

    Ainsi le poème « Au sujet de “je” » ne comporte paradoxalement aucune occurrence de la première personne : la voix de neige, qui efface et ensevelit le Je qui la profère, se décrypte sous le subterfuge discret d’une triple tournure infinitive, au cœur du poème :

    Retentir, prendre soi-même forme

    dans les larmes perdues de Dieu,

    à mi-chemin entre agneau et vipère,

    laisser en vain le venin témoigner !

    (p. 21)

    Le lyrisme d’Hofmo propose des variations pour cette procédure d’étouffement du Je poétique, comme dans le poème éponyme « Tout de la nuit est sans nom », où la préposition de valeur privative prend tout son sens :

    Tout de la nuit est sans nom

    Calmes, heure après heure,

    les choses posent

    leur nom

    l’arbre et la pierre

    interprètent la voix de l’univers,

    perdent leur identité

    propre.

    (p. 83)

    À la privation du nom et à la perte de l’identité se conjugue une démarche interprétative qui prend valeur universelle : « la voix de l’univers » se substitue à celle discrète, effacée, blanche, de la poète, ne serait-ce que pour lui conférer de l’ampleur, lui permettre de résonner et de « chuchoter l’éternel », comme dans le poème « La bouche du soir », lui aussi dépourvu de Je.

    Cette voix de neige, à la fois blanche et universelle, sans effets lyriques appuyés mais reconnue de tous comme personnelle, se retrouve dans le poème qui traite symboliquement du motif immémorial des « Pyramides » :

    Patience ! dit le sable.

    Et les pyramides se dressent

    comme d’immenses cyprès

    comme d’éternelles nuques de dieux

    portant le poids du ciel.

    Le monde dont la pierre

    ressemble à celle de la lune

    Le monde dont la soif d’éternel

    Reflète les étoiles

    Les habite

    Et dans le sang des humains

    se confondent dieux et

    mortels.

    (p. 65)

    Effacer les traces du Je poétique grâce au recours à la troisième personne permet de refonder par le verbe l’architecture audacieuse des pyramides qui traverse les âges, miroir de ce « monde dont la soif d’éternel / Reflète les étoiles ». La voix de neige se fait alors discrètement cosmique, pour que « dans le sang des humains / se confondent dieux et / mortels. »

    Mais cet effacement ne permet-il pas de nouer voix d’ombre et voix de neige pour que s’élabore une poétique du murmure, à la fois discrète et intense, se situant entre le silence et le cri, se faisant incantatoire pour faire advenir un chant ontologiquement personnel ?

    Nulle imposture poétique, nul travestissement esthétique, nul déguisement rhétorique : la voix d’Hofmo nous touche par sa recherche d’authenticité, issue d’un entre-deux précaire, fragile, déchirée entre le silence de la douleur et le cri de la révolte : « De mille gorges j’ai parlé à travers la nuit » (p. 35). De même dans « D’une autre réalité » :

    On tombe malade à force d’appeler la réalité

    J’étais trop près des choses,

    à m’en brûler à travers elles

    (p. 17)

    Mais refusant de vibrer « comme un cri allant crescendo », la voix poétique d’Hofmo fait plutôt le choix musical de s’énoncer mezza voce. En harmonie profonde avec la thématique du murmure, elle s’affirme comme une voix de l’entre-deux, une mi-voix, qui entrelace douceur et douleur, comme dans « Les derniers mots », où le murmure se profère par les morts pour dire « trop tard, trop tard » (p. 27), ou dans « Hiver » où il se trouve indissolublement lié à la mort :

    Comme de la cendre, comme des ossements, tu resteras couché, devinant les nuits au-dessus de toi, les hautes maisons murmureront en toi, à jamais. (p. 47)

    Dans le poème consacré à « Vincent van Gogh », le murmure, négation du cri humain, se fait douceur harmonieuse :

    La nuit des ombres est passée

    les couloirs longs

    où les humains ne crient pas

    mais la solitude

    où la beauté du vase

    était encore un murmure

    d’harmonies

    non vécues.

    (p. 61)

    Murmure et solitude s’entremêlent aussi pour s’amplifier dans « Sans cesse murmurent des voix » où s’apprécie la richesse de la palette lexicale pour dire le murmure incessant entre le silence, le bruissement et la voix :

    Sans cesse murmurent des voix dans

    des rues vides d’êtres humains

    on dirait un bruissement de vent

    on dirait un bruissement de pluie

    les voix des humains pénétraient

    des façades, des trottoirs,

    des panneaux

    mais veulent retourner à

    l’humain

    et réclament en silence

    leur propre corps !

    (p. 87)

    Puis, comme dans le poème dédié au poète Henrik Wergeland qui évoque « les profondeurs murmurantes de l’univers » (p. 67), Hofmo associe étrangement le murmure à des instances qui le dépassent ou l’annihilent, comme l’universel ou l’éternel. Ainsi, dans le poème de clôture « La bouche du soir » :

    La bouche du soir se referme

    mais son murmure résonne

    dans les arbres, les rochers

    Elle chuchote l’éternel

    et la nuit qui vient

    où les éclairs, les uns après les autres,

    te montrent les images du Monde !

    (p. 101)

    La voix poétique vibre avec une tonalité véritablement mezza voce, pour restituer sans la compromettre la résonance universelle du murmure, à la fois végétale « dans les arbres » et minérale dans « les rochers ». Mais à cette dimension universelle se superpose l’évocation explicite de l’éternel, avec un jeu de variation lexicale nous faisant passer du nom « murmure » au verbe « chuchoter », pour l’adjoindre de façon oxymorique à « l’éternel ». Il s’agit là d’une belle trouvaille poétique, à même de symboliser toute l’intensité suggestive de la modalité mezza voce.

    Enfin, quand il est question dans « Invité sur la Terre » de « profondeur », d’« incessante création », du « défilé […] de millions d’années », la voix poétique emblématise tout cela par « un murmure neuf du néant », formule magnifique. Ne reflète-t-elle pas la poétique du murmure, parfaite conciliation symbolique de la voix d’ombre avec l’idée de « néant » et de la voix de neige avec l’idée de « neuf » ?

    Ainsi, par sa recherche d’authenticité, la poésie singulière d’Hofmo s’apprécie comme mise à l’épreuve du lyrisme convenu pour avouer sa modernité. Car si l’on compose avec ses plus belles trouvailles poétiques une constellation signifiante, ne peut-elle pas se définir comme « un murmure neuf du néant » désireux de nous dire « sous l’éclat stellaire du deuil », par-delà l’ombre et la neige : « sans un son ta voix atteindra chacun » ? Mieux encore : « À présent ton âme se faufile à travers l’éternel ».

    « Sans un son » ou plutôt avec un murmure mezza voce, sa voix si personnelle parvient bien à « se faufiler à travers l’éternel », à nous atteindre au plus profond par la justesse de sa lyre intime. Ce faisant, elle devient universelle, illustrant la définition que propose Emmanuel Levinas du poème : « Il va vers l’autre. Il espère le rejoindre délivré et vacant ».

    Nul doute qu’Hofmo sache encore « débusquer » en chacun de nous « un vis-à-vis » mais, bien sûr, grâce au talent conjugué de Grete Kleppen et de Pierre Grouix, excellents passeurs de poésie, « ciselant » eux aussi « la matière précieuse des mots », entre la Norvège et la France.



    Muriel Stuckel
    D.R. Texte Muriel Stuckel
    pour Terres de femmes





    ___________________
    NOTE d’AP : une version synthétique de cette note de lecture a paru dans la revue Europe n° 983, mars 2011, pp. 352-354.




    GUNVOR HOFMO


    Gunvor Hofmo




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Les hommes sans épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Gunvor Hofmo
    → (sur Recours au Poème)
    Voix d’ombre voix de neige (suite de poèmes de Muriel Stuckel dédiés à Gunvor Hofmo)
    → (sur le site du Ceriel)
    une notice bibliographique sur Muriel Stuckel



    ■ Autres notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Jacques Estager, Douceur
    Stéphane Sangral, Circonvolutions






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  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Angèle Paoli

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN VOYAGE IMMOBILE AUTOUR DU MONDE



    Avant même d’entreprendre la lecture du Voyage de Bougainville, le lecteur a l’intime conviction qu’il va voyager. Comment pourrait-il en être autrement ? En premier lieu parce que le titre est une invite explicite à l’embarquement immédiat et à la circumnavigation, ensuite parce que le patronyme de son auteur, Gérard Cartier, n’est pas sans évoquer celui du grand explorateur malouin, Jacques Cartier, découvreur en 1534 des embouchures du Saint-Laurent. Cartier, Bougainville. Voilà déjà deux entrées possibles auxquelles vient s’ajouter, comme en filigrane, le nom de Denis Diderot, encyclopédiste et auteur du célèbre Supplément au voyage de Bougainville. Comment ces quelques bribes d’informations vont-elles s’agencer les unes avec les autres ? À elle seule l’interrogation suffit à susciter un désir de lecture.

    Le recueil de poèmes — car c’est bien de poésie qu’il s’agit ici — est cependant précédé d’un préalable platonicien inattendu :

    NUL NE PÉNÈTRE ICI

    S’IL N’EST GÉOMÈTRE.

    Je ne suis ni une géomètre au sens premier du terme, ni une Académicienne, mais plutôt une dame arpenteuse des mots-et-textes. Ce qui m’a conduite à ne pas me laisser dissuader par un tel avertissement. Fort à propos, sur la page précédente, figure en épigraphe à ce Voyage une longue citation empruntée à Fénelon (Les Aventures d’Aristonoüs), laquelle évoque divers domaines de savoir qui exercent sur le jeune Aristonoüs une curiosité qui le conduit à l’étude introspective de lui-même. Voilà qui est réconfortant ! Je poursuis mon entreprise, bien décidée à suivre Gérard Cartier dans son périple, tout à la fois scientifique, littéraire et historique, à travers sa propre vision du Voyage de Bougainville. À la re-découverte de mondes disparus et à la découverte de lui-même. De cet autre monde qui est l’homme. Gérard Cartier.

    Autre surprise : la présence in fine (en fin d’ouvrage donc) d’une liste de passagers clandestins que le lecteur n’a de cesse d’identifier, souvent par tâtonnements et supputations, au cours de sa lecture. D’époques et de provenances diverses, tous se côtoient sur la même page, première énigme passagère qu’un poème aidera peut-être à élucider. Au lecteur de se laisser prendre au jeu, si toutefois cela lui sied, et de tenter de deviner où se cachent Yves di Manno, La Fontaine, Baudelaire, Tite-Live, Jacques Cartier, Tchékhov et les autres… Sans oublier bien sûr Louis Antoine de Bougainville. Un monde d’hommes exclusivement. Tous célèbres chercheurs philosophes écrivains navigateurs hommes politiques ou poètes.

    Suit la table des matières, qui répertorie la série des sections qui structurent l’ouvrage. Six sections au total, qui renvoient chacune à un domaine spécifique de savoir, depuis « Histoire Naturelle » jusqu’à « Littérature » en passant par les domaines « Géographie » « Sciences » « Histoire » et « Philosophie ». À l’intérieur de chacun d’eux, douze chapitres et leurs intitulés (on retrouve bien là le praticien de la géométrie raisonnée et l’ingénieur futé, mais pragmatique). L’ensemble se clôt sur un chapitre à part  : « .Encyclopédie. » En homme de gauche — disciple de Marat et habité par l’idée d’Une cause commune —, pour qui le partage du savoir se doit d’être universel,

    — « l’Ars dialectica

    Et la science des choses tout le savoir pour tous » —,

    Gérard Cartier énonce sa croyance en Wikipédia, « cabinet // Infini de curiosités », accessible en « cent langues ».

    Quant au poème d’ouverture du recueil, il donne à l’ensemble sa tonalité poétique. Dans le foisonnement des informations, des images, des épithètes (parfois « homériques »), des espaces qui ouvrent sur l’Orient et sur l’infinie variété des mondes qui s’offrent, la poésie de Gérard Cartier s’inscrit dans l’épique. Vingt vers se suivent d’un seul tenant — il en sera ainsi tout au long du recueil —, laisse d’un seul souffle sans ponctuation autre que les points qui encadrent le titre :

    . Le voyage de Bougainville.

    et les points de suspension qui clôturent ce premier poème sur le nom de La Boudeuse…, qui préside à l’embarquement. Dans ce poème inaugural, le poète assoit en effet le paysage de l’arrière-pays mental qui le fonde, lié aux souvenirs des anciens grands voyages, espaces marins et hommes

    « déchiffrant l’inconnu       du temps que la raison

    Se promettait l’empire du monde »

    et lui-même s’interrogeant sur ses origines et les raisons de sa nostalgie :

    « suis-je de ce siècle

    À embrasser des passions perdues       dernier peut-être

    Des bâtards semés sur les deux hémisphères

    Par les héros de La Boudeuse… »

    Interrogation première que l’on retrouve plus loin dans le poème .N 49° 40′- W54°00′.

    « Suis-je issu de l’audacieux qui dans l’inconnu

    Trois fois insolemment poussa ses vaisseaux

    Me volant dès l’enfance mon état civil

    De troubles aventures     

    moi qui pensif m’afflige

    D’abandonner mes murs palissés de livres

    Au 7e jour de juillet… »

    Le lecteur soupçonne que cette complexion singulière de l’esprit du voyageur Gérard Cartier l’accompagnera dans chacun des poèmes. Au fil des textes, le poète se dévoile, qui rassemble entre les vers les morceaux éclatés du puzzle qui se reconstitue autour de lui. L’ensemble s’apparente au bilan d’une vie, et le poète, « Homme des bois à l’égal des sauvages », s’ingénie « [à] couvrir de rameaux » son « Monomotapa ». Le rêveur d’aujourd’hui n’en oublie pas pour autant ceux de nos semblables qui ont traversé l’enfer et ont péri dans les charniers.

    De caractère plutôt indolent, « le voyageur immobile » passe beaucoup de temps allongé dans sa « méridienne », « l’esprit flottant » et contemplant le ciel. Il semble appartenir à la catégorie des « pensifs » à qui « suffit // Le récit du monde. » Peut-être est-il résigné, « [i]mpuissant à exister » et préfère-t-il s’absorber dans la fuite des formes que sa vie « ne prendra jamais » ? Ainsi, dans le poème « .Lapides. » (in corpus) [.Roches.](in table des matières), Gérard Cartier évoque-t-il l’époque désormais lointaine où, jeune ingénieur, il était confronté aux projets de son temps, occupé pour sa part, avec d’autres, pour le bien de tous et pour le rapprochement des peuples, à l’aventure énorme du creusement du tunnel sous la Manche. Et tandis qu’il pataugeait dans le bruit des machines et dans l’odeur de gazole, tandis qu’il était absorbé dans « le chantier de Sangatte », « craie » « gouffre » « eaux saumâtres », l’Histoire sévissait à Sarajevo :

    « et tandis qu’à Sarajevo

    La lourde roue de l’Histoire broyait les utopies

    Je jubilais casqué deux cents pieds sous la mer »…

    Et le poète de conclure, peut-être avec amertume, trois vers plus loin :

    « mais rien

    Qui ne me reste mien… »

    Ni les grands événements de l’Histoire (la section « Histoire » occupe une position centrale), ni les actions qui ont marqué sa propre présence au monde ne lui appartiennent en propre. Toutes les illusions se sont dissoutes, toutes les utopies se sont effondrées. L’épopée personnelle du poète se poursuit ailleurs, parmi planches et classifications en tous genres et, pour peu que le lecteur soit sensible à la magie des mots, il se prend à accompagner le rêveur dans ses déambulations et circonvolutions d’encyclopédiste, puis se prend à herboriser avec lui et à s’absorber dans la pensée du :

    « Silène      Alchémille      Armérie maritime

    Et de minuscules collections de lichens

    Argentant les rochers      infimes forêts

    Nées avant l’homme et l’insecte      qui peut-être

    Dureront après eux      flore d’ermite      rien

    Qui offusque la pensée      vie élémentaire

    À quoi sans effort s’accorder » (in . Flores.) [corpus] .Fleurs. [table des matières])

    Si le lecteur traverse nombre d’univers inconnus de lui, il est pourtant loin des images idylliques qu’il s’était initialement forgées en ouvrant le livre. Chaque rive abordée recèle ses désastres. Le progrès scientifique n’a pas tenu ses promesses. Quant à l’Histoire, quelle que soit l’époque, elle a trahi. La traversée sanglante des temps se clôt sur le massacre de Gaza, « l’antique Gaza des Maccabées » à laquelle le poète anéanti dédie

    « un poème sans art

    Sans mots assonants comptés sur les doigts

    Qui troublent et imitent les larmes […] que mes vers soient les ruines

    Où les morts s’envolent devant des foules noires

    Les femmes dans leur sang et les nourrissons

    Avec les combattants… »

    Le paradis, on s’en doute, a depuis longtemps déserté le monde :

    « et nous voici

    À greffer des scions et sur la double échelle

    Marauder dans la foison des arbres

    De frêles paradis ».

    Et les leçons de philosophie pourraient bien se résumer toutes dans cette fine observation :

    « une pomme

    Roulant dans l’herbe m’est un traité

    Lumineux de philosophie… »

    Quelle issue alors pour le poète ? Sinon celle de s’exiler du monde, de s’éloigner de son tumulte et de ses outrances, et de renoncer. D’abandonner là les manuscrits en cours, de fuir la « stérile confrérie » des poètes et de s’inscrire, comme avant lui Baudelaire, dans le silence.

    « pas de vers sur ma tombe […]

    Une borne nue sous un pied d’églantine

    PASSANT      FAIS SILENCE »

    Peut-être ne faut-il voir dans l’expression de ces souhaits qu’une posture un brin formelle, avec ce rien d’insincérité que l’on pourrait lui attribuer ? Peut-être s’agit-il tout au contraire d’une déclaration d’intention à prendre au sérieux ? Peu importe si l’interrogation demeure, seule importe l’image qui s’imprime de cet homme à l’orée de l’âge, voyageur immobile et tendre, délesté de ses illusions. Un homme attachant qui nous ressemble. Le regard douloureux qu’il porte sur le monde, sur nos cultures défuntes, sur nos histoires détruites, est aussi le nôtre. Saluons en Gérard Cartier, poète-voyageur, notre semblable… notre frère.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





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  • Rodica Draghincescu, Rienne

    par Angèle Paoli

    Rodica Draghincescu, Rienne,
    Éditions de l’Amandier,
    Collection Accents graves/Accents aigus, 2015.
    Hors-texte de Suzana Fântânariu.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Rienne à la maniere de ben
    Image, G.AdC







    UNE POÉTIQUE DE LA DEVISE OU RIENNE EST PLUS COMME AVANT



    Rienne. Féminin de rien ? Néologisme (si adjectival) forgé par Rodica Draghincescu pour son dernier recueil de poésie. Rienne. Est-ce elle ? Ou est-ce elle qui rienne ? Le titre s’affirme d’emblée tant par sa redondance consonantique que par l’aspect énigmatique de sa forme, donnant une existence réelle à un mot apparemment in-existant – pas tout à fait un hapax ni une u-topie toutefois, puisque le toponyme existe bel et bien, tout comme le verbe (plutôt rare à mon sens) rienner (« ne rien faire », bonsoir Mr Barbey). Pour sûr, Rienne surprend et dérange. Avec ses 2 [n], le monème |rienne| mime comme par rebonds l’écho lointain du latin rem, la chose dont il semble tirer son origine. « Rem » ? Oui, cette CHOSE-là même, ce ren à la Tardieu que l’on croise dans la Res Publica… Rienne donc. Rien ne quoi ? La poète décline le mot selon des intonations et des graphies/fantaisies diverses. La table des matières est à lire comme une partition. Variations multiples sur le même… Il en est ainsi de « Choses, corps décédés » du chapitre 4. « CH-OSE » – 1 à 9 puis « Ch-OSE ? CH-oses ! Chaus-Se ; cH-ose ; Ch-Oses(e) ; Ch-eau-Z ; CHO-Ses ; CHOSEs à d’écrire ; Choses à grimper. » Autant de jeux — neuf en tout — (apparents) sur les mots leurs combinaisons phoniques graphiques homonymiques.

    Autre particularité du recueil : avec le [R] de Rodica et le [N] différemment audible de Draghincescu mais aussi avec le [R] de Fântânariu et le double [N] qui file de Suzana à son nom, le dialogue se noue entre la plasticienne roumaine et la poète, ou l’inverse. De l’une/l’autre. De l’autre/l’une. Un même mouvement, une même peau. Synergie et réversibilité. Riennes de femmes sur les objets défunts autour desquels l’une avec l’autre tourne. Avec, en arrière-plan, le maître-philosophe Michel Foucault, à qui est dédié ce recueil — ainsi qu’à ses traducteurs et à ses disciples. Ici, Rodica Draghincescu/Suzana Fântânariu. Les Mots et les Choses. Ceci n’est pas une pipe. L’œuvre majeure de Michel Foucault se profile, qui draine avec elle Le Journal utopique de Suzana Fântânariu, et Rienne, le recueil de Rodica Draghincescu. Deux œuvres liées l’une à l’autre par la réflexion sur la composition — [re-]composition artistique ; l’interrogation que présuppose le rapport entre les mots et les choses ; et sur le regard que nous leur accordons.

    Est-ce là, dans cette mise en perspective des deux artistes avec le philosophe, que se forge la « tRIENité » selon Rodica D. ? Nouvelle « trinité » qui s’opère par glissement d’un [e] entre les interstices des phonèmes pour donner naissance à un nouveau néologisme à trois têtes (l’ajout d’un deuxième [e] donnerait à ce rien un air d’éternité qui n’a pas lieu d’être, puisque « rien n’est éternel », nous dit RD). Deux femmes et un homme donc. Et entre eux trois, les mots | les choses.

    Corp(u)s de choses de noms de corps. Le Journal utopique de Suzana Fântânariu en livre quelques exemples, assez faciles à identifier. « Petits objets » de rien, (r)assemblés là, comme si de rienne était, dans leur espace ; des carrés de toile de jute peints ? Déterminés par des coutures de raphia ou de papier. Plumes d’oiseaux (objet récurrent) ; branche de lunettes ; ampoules ; fermeture éclair ; cordons ; bouton ; flacon ; crayons minuscules ; godet ; pile électrique ; lanières ; épingle à nourrice ; té ; porte-clés ; crochets. Objets défunts ? (ré)unis là, comme rendus soudain à une vie autre. Arte povera qui s’expose à notre regard et l’interroge. Force la réflexion. Sortir les objets des clichés dans lesquels ils sont tenus enclos, les libérer de leur gangue-carapace qui les immobilise. Mais le fait de nommer ne détourne-t-il pas l’objet de son être propre. Ou bien ne l’ombralise-t-il pas ? Objets assujettis donc à nos interprétations, à nos humeurs ainsi qu’à l’épistémê du moment.

    « Et puisque rien n’est éternel et immuable, l’objet pleure dans le jeu, avec le nom qui le compose », peut-on lire dans « Objectum. Le Journal de Khéops » (chapitre III)

    Ou encore, dans « Corp(u)s » (chapitre II) :

    « La pensée crée des noms.

    Le vide bat son plein. »

    « La pensée crée des nuages et des lumières. » Ainsi ombralise-t-elle les objets, créant entre elle et la chose pensée une dépendance étroite qui nuit à la plénitude de l’objet en tant qu’objet.

    Et moi, lectrice (ou riéniste après tout ?, merci Anatole), peu versée (semble-t-il) dans les abstractions philosophiques sur le « rien », pas plus que sur son double antithétique, le « tout », ne suis-je pas en train de cerner d’ombre les objets plutôt que de les rendre à leur vérité première et intrinsèque ? Ne suis-je pas, en bonne platonicienne, en train de privilégier l’ombre des choses plutôt que la chose elle-même ? Malgré tout, en dépit des ou peut-être bien en raison des réflexions que ce recueil suscite en moi, je n’ai pas du tout envie de lâcher prise. Je poursuis ma lecture, habitée de questions.

    Alors ce « Journal » ? Utopique journal ?

    J’examine le corpus des titres.

    « Objectum. Le journal de Khéops » (chapitre III)

    « Choses, corps décédés. Le journal de Khéphren » (chapitre IV)

    « Ces hasards. Le journal utopique » (chapitre VII)

    Je note trois occurrences du mot « journal ». Mikerinos survient (chapitre VI) qui complète, conformément à mon attente ordonnée, la trinité égyptienne des pyramides. Mais de « journal », il n’est plus question. Dans l’intervalle s’est glissé, chapitre V, le nom de Gizeh. Qui impose aussitôt à ma mémoire son sphinx. Et introduit dans le même temps un écart. Car Gizeh, ce ne sont pas les pyramides. Même si elles sont proches et appartiennent à une même « archéologie du savoir ». Un savoir constitué d’images parcellaires sur des pierres défuntes.

    Autre écart : l’absence du mot « journal » pour caractériser ce chapitre V. La poète joue sur nos attentes, les bouscule, les déplace. Elle dé-range. N’est-ce pas l’une des fonctions de l’artiste que de jouer sur les distances, de jouer avec la distorsion, et de dé-jouer ainsi les attentes convenues de lecture et d’interprétations ? En revanche, le terme réapparaît au dernier chapitre dans le titre Le journal utopique. Cet ultime intitulé reprend en écho celui de Suzana Fântânariu. En même temps que la contradiction interne qu’il véhicule. Magnifique oxymore, qui ouvre une nouvelle voie au genre du diario, temps et lieu désinscrits en un « blanc de mémoire. »

    Car si l’écriture et la composition d’un journal répondent à des injonctions précises de temps de lieu d’émetteur et de destinataire, les deux créatrices roumaines n’en ont cure. Ici le lieu est un hors-lieu, un ailleurs non donné, une a-topie ; le temps un hors-temps, une a-chronie qui conduit à des strates indistinctes de morts. Objets défunts, « corps décédés ». D’où ? De quelle époque ? Les règles de l’écriture journalistique sont annihilées. Où l’on retrouve le « rien » dans le nihil ou le nil latin. Ainsi l’Égypte n’est-elle qu’un trompe-l’œil. L’Égypte ancienne est là, hors mémoire, nommée mais vidée de ses objets, de ses mystères de ses écritures de ses morts. Il ne reste d’elle que des noms, mais pour avoir été trop surinvestis, ils ne laissent qu’un grand vide. Pour autant, sous ces noms et leurs intitulés, il y a bien un texte. Qui n’offre cependant que très peu de résonances avec le titre qui le précède. Un texte décalé lui aussi. Qui s’inscrit dans l’écart. Il nous faut revenir au Ceci n’est pas une pipe de Michel Foucault (mise en abyme de la fameuse peinture de Magritte). « Les pierres de Gizeh » parlent de tout autre chose. D’amour par exemple :

    « Quand les choses se mettent à respirer ensemble, c’est que nous sommes déjà séparés. L’un de l’autre. De deux choses l’une. 2 : 2. No-Us. Nous deux», peut-on lire dans le fragment « 2 : 2= un petit rien ».

    « B(l)anc.

    Absorption ferme l’attente ».

    Il n’y a rien dans Rienne qui puisse satisfaire un désir de tourisme poétique. Et le texte ? Oui, qu’en est-il du corps du texte ?

    Sous-titré « poésie », le recueil fait partie de la collection Accents graves/Accents aigus des éditions de l’Amandier. Dans le chapitre premier, intitulé « Zéro », Rodica Draghincescu donne la tonalité de son écriture poétique :

    « Motto : Nous sommes le cerveau de la chose.

    La chose est l’extérieur de notre cerveau ».

    Avec ce « motto » (« devise », à ne pas confondre avec le moto de con moto) ainsi qu’avec les deux assertions qui le composent sous forme de chiasme, la poète imprime l’apophtegme au cœur même de sa pensée. Pensée conceptuelle, énigmatique, qui s’appuie sur la réversibilité. Dont elle dénonce « l’hérésie ». Ainsi du vice-versa. Inversions, va-et-vient, formules à « rebrousse-poil » ou à « contre-courant » jalonnent les aphorismes qui nourrissent la pensée de la poète et lui donnent cette si belle coloration.

    Ainsi trouve-t-on :

    « Dans le corps des noms, les noms du corps ».

    ou encore :

    « Dans les écrits de l’eau, l’eau de l’écrit ».

    Plus loin, dans le fragment « Lignes » (Chapitre VII, Ces hasards. Le journal utopique), la poète s’insurge contre un double emprisonnement : celui que subissent les mots et celui que ces mots imposent :

    « Mur de(s) mots.

    Mots de(s) murs.

    Démons de-mûrissez ! »

    De même peut-on lire dans le même chapitre, fragment « déclive » :

    « Les mots désignent des choses et les choses désignent des mots ». La poète porte sa réflexion jusqu’à l’empathie totale, jusqu’au fusionnement, par sédimentation du savoir :

    « À l’intérieur des mots, les motschoses se déposent sur des chosesmots, tels les joueurs d’échecs sur leur pensée inspirée de l’absence connaissable. »

    De cette réversibilité naît la duplicité du corps. Au cœur des choses et dans leur corps se glissent les jeux sur les mots, polysémies, emboitements ; et jeux d’échos du titre au fragment :

    « D’un regard à l’autre »/« d’un regard à l’autre » ; « Au pied de la fenêtre »/« au pied de la fenêtre » ; « AU NOM DU NOM »/« au nom du nom ! » ; « Poupées vaudous »/« poupées vaudous »…

    Et le dernier chapitre de Rienne — le 7e —, qui se décline en fragments individualisés par leur intitulé, se clôt sur le « refrain de tout ce qu’il n’y a plus ». Les mots, dégagés de leur gangue et de la structure rigide qui les enserre, s’estompent peu à peu, l’un après l’autre, dans l’im-prononcé. Et rejoignent le silence.

    Sortie(s)

    « De gauche à droite : ici, loin.

    Choses, êtres obscurs et autres disparus.

    Innocente et pressée. »

    Les « motschoses/chosesmots » disparaissent comme en fin de spectacle, les acteurs, tirant leur révérence, quittent la scène et ses didascalies pour habiter l’ombre.

    Partir en quête d’une logique cartésienne dans laquelle 2+2 font 4 dans l’évidence de l’infini ne sert à rien dans l’(ap)préhension sensible de Rienne. Plutôt confier à la magie des mots, au-delà du carcan dans lequel le lecteur les emprisonne, le pouvoir d’agir à contre-courant de nos attentes. Et se laisser porter par la beauté intemporelle du texte. Ainsi du fragment Au pied de la fenêtre :

    « La lune me fuit. Elle tombe dans mon corps. Ton indifférence la fait briller encore plus, au pied de la fenêtre. À gauche du crépuscule, la torche du vent s’est éteinte. L’horizon distribue ses charmes sur ma peau humide. Rien n’est plus comme avant. Mes mains y ont composé une levée du sens. La lumière tient encore en haleine les choses exorcisées. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Rienne
    RODICA DRAGHINCESCU


    Rodica_draghincescu



    ■ Rodica Draghincescu
    sur Terres de femmes

    Blé blanc (l’artdurien)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    EX(o)ilium
    → Interview de Cécile Oumhani par
    Rodica Draghincescu



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Rodica Draghincescu
    l’e-magazine trimestriel Levure littéraire (édité par Rodica Draghincescu)



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  • Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond

    par Marie-Hélène Prouteau

    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond,
    Éditions La Part Commune, 2015.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Pablo-picasso-maternite
    Pablo Picasso, Maternité,
    Pastel, 65 x 50,5 cm
    1905
    Collection privée
    Source







    MATERNITÉ



    Publié aux éditions La Part Commune, Ma fille au ventre rond, le nouveau recueil de Pierre Tanguy, se situe dans la continuité d’une œuvre poétique riche d’une quinzaine de titres. Il reste fidèle à lui-même pour dire le simple et l’essentiel. Dans ces pages, le poète regarde sa fille enceinte.

    C’est à cette métamorphose du corps et de tout l’être que la parole poétique nous convie. Et à une venue au monde.

    Voici une trentaine de courts poèmes, illustrés par une dizaine de dessins de Mariano Otero, peintre qui a exposé un peu partout dans le monde. Les dessins sont au crayon ou au fusain, celui de la page de couverture en couleurs, jeune femme enceinte, un bras masculin posé sur son ventre.

    Car l’ensemble du recueil se centre sur la jeune femme qui porte l’enfant. Le lecteur se trouve ainsi devant une sorte de colloque intime où seront convoqués autour d’elle et de l’enfant porté, la mère de celle-ci, son compagnon qui a sa place dans cette attente et lui-même, père attentif et aimant. « Elle », « Il » : nous ne saurons rien de plus de chacun, le parti-pris de la simplicité et de l’universel étant manifeste.

    J’aime bien que le regard sur cette expérience de la grossesse soit celui d’un homme et, singulièrement, celui d’un père. C’est dire si l’on n’est pas dans L’Art d’être grand-père. Mais bien dans le livre de la fille devenue mère.

    Approche nouvelle, incarnée et audacieuse dans l’acuité sensuelle qui la sous-tend. Car, chez Pierre Tanguy, tout est sensation, émotion, dans chacun de ces instantanés traversés par le mystère de la vie. Il y a la vue, le corps de sa fille, ventre et seins qui se métamorphosent, il y a le toucher qui permet de sentir bouger l’enfant.

    Avec, dans chaque poème, la reprise en refrain de « Ma fille au ventre rond », nous entrons dans une sorte de ballade. Cette rondeur d’elle, corps assoupi en son fauteuil, que son père voit ou imagine, se modifiant mystérieusement en ses formes et en son sein devient pour lui l’emblème de la vie qui augmente. De la vie qui arrondit le temps, qui s’accorde au mouvement de la nature. Car le poète, familier du haïku, est sensible au passage des saisons, ici l’hiver, le printemps.

    Mais cette provision d’avenir n’est pas séparable de la peur, de l’inquiétude. Le poète donne la parole à sa fille, à ses interrogations, à ses certitudes heureuses :

    « Tous mes plants sont morts

    Assommés par le vent et le froid

    Même les plantes aromatiques

    Dit ma fille au ventre rond

    Mais aujourd’hui

    J’ai bien quelqu’un qui vit

    Au creux de mon corps »

    Dans un autre poème, sa fille se tourne vers sa mère pour savoir comment elle a vécu ce moment.

    Et que de projections déjà sur l’enfant à naître ! Le temps des verbes au futur s’ouvre à ces possibles, ainsi la chute des pétales de cerisier est l’occasion pour le poète de faire parler l’enfant :

    « De la neige tombe des arbres

    Dira un jour l’enfant

    Dans les bras de sa mère ».

    Touchante aussi est l’allusion aux ancêtres, suggérés dans les boutures des plus belles fleurs qu’ils ont jadis plantées, la vie ne cessant de continuer dans la ronde des jours. Et par magie, les années s’annulent entre la fille devenant mère et elle, nouveau-née en pleurs dans son premier bain, ou bien entre le poète jeune père et lui, aujourd’hui, attendant l’enfant de son enfant. L’émotion toujours là.

    Le poète nous restitue la beauté et la perfection de cette présence, renouvelée dans le mélange des âges :

    « Ma fille au ventre rond

    Fut un petit enfant

    Sorti d’un ventre rond ».

    Le présent accueille ainsi une fécondité plus grande que lui. Pierre Tanguy s’attache à dire de façon simple cette éclosion merveilleuse :

    « Majesté du ventre rond

    Bonheur des femmes »

    C’est aussi le sens du petit post-scriptum, « L’enfant aux yeux tout ronds ». Maintenant, celui qui n’était pas encore tout à fait dans le monde est là, dans sa vie commençante. Interrogatif, étonné d’avoir perdu la maison bien à lui qu’était le ventre maternel.

    Et le recueil se clôt sur ce final où la rondeur se multiplie en d’heureux échos :

    « L’enfant ouvre ses yeux ronds

    Quand il sent le lait de sa mère

    Il referme ses yeux ronds

    Quand il s’adosse à son sein rond »

    Sur la page d’en face, le très beau dessin de Mariano Otero saisit une mère qui allaite son enfant, dont le tracé et les formes rappellent celle de Picasso dans son tableau Maternité.

    La voix de Pierre Tanguy célèbre la venue à la vie, dans la mémoire des âges. Pas d’excès de mots et une extrême pudeur toujours chez lui. De cette expérience unique, souveraine, qui dépasse nos propres vies, le poète réussit à faire un pur moment de lumière.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond





    PIERRE TANGUY


    Pierre-tanguy
    Source




    ■ Pierre Tanguy
    sur Terres de femmes

    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La Part Commune)
    la fiche de l’éditeur sur Ma fille au ventre rond



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même



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  • Anne Malaprade, Lettres au corps

    par Angèle Paoli

    Anne Malaprade, Lettres au corps,
    éditions isabelle sauvage, Collection présent (im)parfait, 2015.




    Lecture d’Angèle Paoli


    DANS LA “CHAMBRE D’ÉCRITURE” D’ANNE MALAPRADE



    Lettres plurielles pour un corps singulier. Lettres au corps. L’énigme du titre happe l’attention. Quel être au corps ? Pour quel alphabet ? Ce corps unique est-il celui de l’écriture ? Corps qui lie Anne Malaprade, l’épistolière de cet ouvrage, et son auteur, à l’écriture des autres ; non pas tous les autres mais quelques-uns ; qu’elle fréquente et qu’elle aime — corps et mots. Corps des mots.

    Lettres. Adressées à. Quoi ? Qui ? Depuis quelle temporalité ? Il faut chercher jouer le jeu, tenter de deviner sous les indices ou derrière. Admettre de se tromper de ne pas trouver. S’essayer à. Décrypter, pour le plaisir de déchiffrer. De cerner les rouages. De livrer un diagnostic. Qu’est-ce qui meut Anne Malaprade ?

    Lettres au corps. Sept lettres sans destinataire apparent. Singulières. Énigmatiques. Hors normes. En jouant sur les invariants formels de l’art épistolaire, Anne Malaprade déconcerte. Adresse, espace-temps, énonciation, signature du scripteur. Tous les codes sont décalés — non sans un certain humour — et s’offrent au plaisir du déchiffrage. Détournement d’un genre pour aller au-delà. À la recherche de l’écriture. D’une écriture.

    Ainsi de la première lettre, adresse et final :

    « Paris, présent continu / À l’inconnue, dans l’accord au nom des choses et relations, […] Chère inconnue, j’ai promis d’écrire la nécessité en toutes lettres. »

    Au-delà du jeu épistolaire, ces lettres sont bien autre chose. Fondatrices d’une écriture qui s’affirme dans ses choix. Lesquels vont aux écritures qui interrogent la « tentation de l’ordre ». Anne Malaprade aime que les textes qui la portent procèdent par écarts, distorsions, déhanchements. Qu’ils lui opposent une résistance. « Je choisis vos inventions inaccessibles », écrit-elle dans Le mari amant, l’un des deux, ni un ni deux, trois ?

    De ces résistances naît le désir du déchiffrage. Ainsi, dans l’excipit du recueil, « Pour ne jamais en finir », Anne Malaprade met-elle l’accent sur cet exercice constant qu’elle pratique de longue date, révélant la méthodologie qui est la sienne :

    « Non pas travailler, non pas jouer, mais déchiffrer, avec ce qu’il y a de rigueur mathématique et de décompte intérieur, avec ce qu’il faut d’abandon au sentiment et au sexe : ce qu’aucune chambre d’hôtel ne peut surprendre ni suspendre. »

    Aborder le texte de l’autre comme l’on s’attarde à déchiffrer une partition. Dans la durée mais avec légèreté. « À peine accompagner. Essayer, reprendre, interrompre et passer outre. » Sans s’imposer. « Elle déchiffre et ne laisse pas de trace. » Plutôt s’attarder à découvrir, dans la ferveur et la lenteur, le plaisir que cet « envol » engendre. Déchiffrer, pour tenter de rendre au texte sa liberté première.

    « Elle voudrait qu’un texte s’en prenne à l’espace et qu’il s’échappe par la fenêtre du dernier étage. »

    Comment écrire, interroge Anne Malaprade ? Depuis où écrit-on ? Quel est le point de départ ? Cela dépend. Cela dépend des mots des autres et de ce qu’ils entraînent de résonance en elle, de décalage, de distorsions. En tant que lectrice d’abord, en tant qu’écrivain ensuite. Pour la destinataire dont il est question dans la lettre-aveu J’aime votre féminité salée, le départ de l’écriture est multiple ; foisonnant ; ouvert.

    « Vous écrivez depuis le Sud […] Vous écrivez depuis un féminin engagé par une maladie et son histoire […] Vous écrivez depuis une famille et un nom […] Vous écrivez depuis un alphabet que je redécouvre […] Vous écrivez depuis des filles qui cherchent la femme […] Vous écrivez depuis l’accident […] Vous écrivez depuis la main ». Mais aussi : « Vous écrivez l’orpheline qui a trouvé la couleur du manque […] Vous écrivez en névralgie, vous semez, vous déjouez. »

    Que se passe-t-il ensuite ? Une fois décryptés les points d’ancrage de l’écriture de l’autre ? Une fois trouvés les angles d’appui ? Il s’ensuit un « renversement général ». Celui-là même qui fait conclure l’épistolière par une déclaration bouleversante :

    « J’écris depuis la certitude de votre être ».

    Le « renversement général » se poursuit. On en trouve la présence, ailleurs, dans la lettre à Dorothée.

    « De Théodore à Dorothée, la bouche en hiver, février déporté | Vous seriez un don de Dieu ? »

    À partir de cette interrogation court la question du pacte entre épistolière et destinataire. Anne Malaprade avoue :

    « J’aime vos confidences qui renouvellent le pacte sans jamais l’énoncer ».

    Première entorse. Premier renversement. Lequel se poursuit un peu plus loin et se déclare ouvertement :

    « Ce matin vous relisant la lumière s’évapore. Vous contredisez l’hiver par des propositions : “nulle part”. Tout se renverse, la part du nul, la catégorie du féminin, le genre et l’aube, l’indistinction des lieux. De vos livres une pensée blanche persiste à tenir et sous ce verbe je devine d’autres équations, des soulèvements, une rupture en fracas. Il nous reste à frapper le ciel, à attendre d’autres déluges… »

    Ailleurs, dans la lettre adressée à Vous dont le prénom hésite, d’un masculin si féminin, l’épistolière conclut : « Je salue vos entorses de toute beauté. »

    Quant au brouillage dans l’énonciation, il apparaît dès le texte d’ouverture : « L’être à l’importe quoi ». À travers les allitérations en « l », souvent anaphoriques, se décline l’instabilité des pronoms personnels Il/Elle. Qui fusionnent en une entité nouvelle : Ilelle/Ellil. Avant de permettre au je « de s’introduire de manière insistante : « Je reviens… je reviens… je reviens… je reviens… je retourne… » ; puis de laisser la place à l’élision : « ‘lle s’habille/’lle a résisté… »

    Dans l’intervalle des vers de la « Lettre à l’importe quoi » se délie le poème. Il se dénoue, livrant dans les interstices ses questions sa temporalité son histoire ses souvenirs. Jusqu’à la conclusion :

    « L’importe qui gît entre la sœur et le poème »

    Autant de morceaux glanés çà et là au cours des lectures. Avec lesquels recomposer un puzzle qui révèle fractures et séismes. Et qui pourtant persiste à nourrir l’imaginaire de l’épistolière.

    Ainsi lit-on dans la lettre à Dorothée (sixième lettre) :

    « De vos lettres j’ai recouvert mes murs. L’une, démesurée, sur un papier délicatement cadré, expose une situation dans un paysage, une adresse dans un champ, une table de bois sur un mur blanc, un espace pour préparer le texte comme on cuisine les mains dans les épices. Toutes les odeurs dans le tissu des lettres, votre alphabet pour écharpe. »

    D’où écrit-on ? Les Lettres au corps reviennent sans cesse sur cette question. De quel lieu, depuis quel moment, à partir de quel pronom, depuis quelle personne ?

    « Depuis tout lieu pourvu qu’il soit de nuit, subjonctif imparfait, date précipitée »

    ou bien

    « Présent antérieur, janvier en chute libre, brouillard déguisant votre maigreur »

    Le point de départ de l’écriture, comme les codes qui en sont le prétexte, est souvent distorsion par rapport à la norme. Entorses. Mais aussi, contournement des obstacles. Cela commence avec le « lire ».

    « Lire à l’envers, depuis ce qui n’est pas dit, depuis votre tu. »

    « Mettre à jour et au jour » les obstacles. Ainsi, dans la première lettre, la lettre À l’inconnue, l’aveu d’obstacles à surmonter s’énonce clairement :

    « On m’a demandé d’écrire sur parce que je ne sais pas écrire »

    ou encore :

    « J’écris à côté, ne sachant départir le lieu des lectures de celui de leur réception. »

    Il s’ensuit une déclinaison de possibles : Écrire sur | Écrire sous | Écrire à côté. Écrire en dessous.

    « Elle écrivait : en dessous. Sous les mots d’autres mots dévorent les premiers. Vos mots disposent de cette grâce qui libère les jalousies autant que les envies. Je glisse dans vos mots, soufflée, essoufflée. »

    De « Elle » à l’autre, homme ou femme, l’épistolière se glisse. Tâtonne. Entre dans le paysage. Cherche dans la « chambre d’écriture » de l’autre écrivain, la sienne propre, en écho. En dessous. Et, suivant son exemple, pose d’autres mots. Sous. Ainsi se composent des strates. Sous lesquelles ouvrir son propre chemin. « J’existe parce que je lis et lie », affirme-t-elle dans « L’être à personne. »

    Parfois, cet engagement est cruel. Se nourrissant des évocations de l’autre, la poète en adopte les monstres. Réveille — en l’autre ? en elle ? — des souffrances oubliées.

    « Dans chacun de vos livres se glisse un souvenir, semblable à ce cauchemar par sa nécessité. Je glisse à nouveau sur la torture  : violence à vomir », confie Anne Malaprade dans Vous dont le prénom hésite, d’un masculin si féminin.

    Les mots s’intercalent, qui prennent place dans un espace de partage. Dans ce tressage où se mêlent s’entrelacent allusions personnelles et images mentales, le drame émerge, rendu soudain visible par le dialogue que la poète instaure entre elle et l’autre. Quelque chose de poignant se dégage, qui avoue son impuissance et sa défaite. Qui bat en retraite. Et va jusqu’à l’aveu de la « stérilité » et du « désêtre » :

    « Tu m’as demandé l’être et j’ai attendu entendu le désêtre : une vie de lectures qui ne sait que crier malmener les préfixes les enfants les souvenirs

    d’entre les vivants », écrit Anne Malaprade dans « L’être à personne ».

    Quoi qu’il en soit, quel que soit le mode d’écriture et la lecture qui l’engendre, « lire lier la terre au corps » préexiste. Et si le « je » peut s’affirmer, c’est qu’il existe par les autres, par le bruit de leurs mots. Les mots des autres se cherchent du bout des lèvres avant d’exister pour soi. Cheminement dans le mystère et le silence. Temps suspendu.

    « Contre tes livres contre tes lèvres m’endors. »

    Avec Lettres au corps, Anne Malaprade donne à lire un texte d’une force bouleversante. Un grand texte. D’une beauté singulière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Malaprade_15





    ANNE   MALAPRADE


    Anne Malaprade 2
    Source




    ■ Anne Malaprade
    sur Terres de femmes

    Au conditionnel, dans la ferveur, quoique lente (extrait de Lettres au corps)
    Une presqu’île. Presqu’elle, presqu’il (extrait de Notre corps qui êtes en mots)
    Négatif, inspiration | Tirage, expiration (extrait de Parole, personne)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Anne Malaprade
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une présentation de Lettres au corps d’Anne Malaprade





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  • Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour

    par Isabelle Lévesque

    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour,
    Cheyne éditeur, Collection grise, 2014.
    Préface d’Antoine Wauters.



    Lecture d’Isabelle Lévesque





    Mon sens se givre.





    Tout recommencer : d’un coup refonder l’alphabet.

    Je, d’un accident ou d’amour, au comble, le narrateur sujet sans verbe, contre quel nom a-t-il buté ? Un arbre, une phrase : les substantifs inondent la ligne. Le titre lui-même où se fonde « je » identité bouleversée, virgule en tête : avant la causale ? Les deux noms de l’alternative seront exposés dans le texte comme des équivalents ou le fruit conjoint de la rencontre (chamboule-tout).

    Parenthèse enchantée d’une semaine à Paris au mois d’août ou début d’un amour fort et durable, amour d’acier ou de fonte ?

    Hadrien, le narrateur, sort du travail à 17h30, fait un tour au jardin du Luxembourg et fait la rencontre d’Adèle aux yeux verts assise sur l’une des mythiques chaises vertes (en acier ou aluminium) du parc parisien. Le mythe se concentre sur un prénom, une couleur fondatrice, le vert (le thé bu ensemble l’est lui aussi). La jeune femme lit Sur la plage de Chesil, de Ian McEwan, qui leur donnera une accroche pour les mots de rencontre. La difficulté à se trouver physiquement dans l’amour pour les personnages du romancier anglais contraste avec l’entente immédiate d’Adèle et Hadrien. Amour parfait : sensuel et intellectuel. Goûts philosophiques, littéraires, gastronomiques, œnologiques… Et union physique… Tout est partage : unisson. Promenades dans Paris et discussions le jour, amour la nuit. Hadrien s’absente de son travail, se déclare malade. Mais, le cinquième jour, Adèle doit reprendre le train Gare de l’Est, pour, à 300 km de Paris, retrouver Martin… De son côté, Hadrien a rompu l’histoire routine et « déroute » avec Delphine. Envahi par la pensée d’Adèle et son départ douleur, Hadrien perd le contrôle de sa voiture et percute un arbre. Coup de foudre ou/et choc : la tête sur le volant, grand bruit dedans, son langage se trouble. Les verbes disparaissent de ses phrases.

    Adèle, partout des noms glissent et phrases autres : syntaxe troublée. Hadrien entreprend d’écrire le livre de son amour pour Adèle. Mémoire intacte d’Hadrien.

    Loïc Demey dit avoir eu cette idée en entendant Arthur H chanter le poème d’amour sensuel de Gherasim Luca, Prendre corps, dans lequel les verbes sont remplacés par des noms ou des adjectifs qualificatifs. Mais sa langue dans Je, d’accident ou d’amour invente. Ce qui pourrait n’être qu’un procédé un peu mécanique et lassant, devient, au contraire, une langue souple et sensuelle, humoristique parfois aussi (« Je m’acier »). Forme inattendue pour une rencontre unique.

    Parfois le nom sonne comme un verbe et produit un curieux effet polysémique : « Mon sens se givre », « Je me lit, je me draps et les rideaux tirés ». Les mots glissent, refondent, se substituent à d’autres. Les expressions toutes faites se reconstruisent autrement. Pas assise en tailleur : « Hier soir encore, ici-même, assise en couturier après l’amour et bouteilles de vin blanc tiède. » Tout ce que fait Adèle entre en langue nouvelle traduisant son exception. Déroge à la règle Adèle (unique !). Des mots disparaissent, simplement, établissant le nouvel ordre syntaxique et temporel de l’ère Adèle : « Elle se saphir dans le regard, paupières précieuses et clignements. / Je la lèvres. Enfin. » Un nom en remplace un autre : « Plus rien d’importance depuis cette fille sur une chaise verte du jardin du Luxembourg, voiliers miniatures et lecture de poche. » (lecture/livre) Langue bouleversée pour dire le bouleversement de la vie depuis la rencontre.

    Jours heureux dans Paris. L’éditeur nous apprend que l’auteur vit en Lorraine, à Hagondange, qui pourrait bien être aussi la ville où habite Adèle. Région de la sidérurgie, le métal est le matériau du texte : ainsi les amoureux en bateau-mouche admirent le Pont-au-Double, constitué d’une arche en fonte avec des entretoises d’acier, couvert de cadenas, comme la passerelle du Pont des Arts, mêlant les signes anonymes des amoureux qui passent là et veulent laisser une trace. Autrement nommé Pont des amoureux, pour Adèle et Hadrien… Le moment de la séparation est particulièrement sidérurgique : « Un enlacement, un dernier contact. Un ultime baiser. Elle se fauteuil, je m’acier. Elle se fusion, s’effusion. Je me sidérurgie, me sidération. On se laminoir et anéantissement. » Volcanique assise, ébullition syntaxique mimétique de la fusion organique et du coup de foudre.

    Initier les lettres. Adèle. Point zéro, voyelle origine. Or Adrien a dérapé : -h- incidemment vient débuter le nom. Patronyme, non. Adam et Eve, on est là. Tout commence : on va dire comment ? 1. Chaque fragment numéroté, de 1 à 16, enclenche. Un acte, une page du scénario, une scène ou le pitch. Adèle a envahi la trame : pratique, le –a– amorce et son nom prolifère en tête, en livre :

    « Elle m’obsession. »

    Le lexique dénote sa présence par son nom (appel, rechute, envahissement). Tout semble actualisé : « [h]ier soir encore, ici même », simultanément, partout, toujours Adèle. L’éternité dans le présent des pensées rassemblées. Dit l’excès, la redondance « depuis cette fille sur une chaise verte du jardin du Luxembourg ». Point zéro passé par. Met Delphine au placard et les mots derrière où se bousculent les idées. Verbes absents (décimés) restés dans pensée logique — or Adèle. Un autre temps. Conjugaisons devenues encombrantes. Ralentisseurs. Les verbes ont vécu :

    « Mon langage se confusion ».

    Les pronoms, excès, sujet-objet, les deux. La mesure, c’est elle. Où ? Si loin. Repart d’où elle vient (300 kilomètres) et le narrateur en désordre loupe un virage, la syntaxe, se cogne et rien de possible.

    Or cet ébranlement, hébétude d’un nom totem sur les lèvres, trouble la diction qui se calque sur le ressenti limité à elle (Adèle), soumis à une incapacité prédictive. Des noms seuls, juxtaposés, phrases courtes et aléatoire passionnel : « désordre », « confusion », « amour », « au revoir », « cadeau d’un baiser ». En lieu et place du verbe, des noms entiers sans la dispersion passé/présent/futur des temps de conjugaison. En apnée, la syntaxe :

    « Je dérapage. Un arbre. Ma tête se coup dans le volant […]. Depuis ma pensée se confusion et mon langage se désordre. »

    Au dérapage de perdre, l’oiseau s’envole, Adèle sur le quai repart et boum ! La langue de stupeur avale les verbes incapables. Tout se substantive — verbes de l’ordre de la vie rangée disparus. Alchimie, Adèle est passée :

    « Mégot dans le cendrier lorsque sonnerie du téléphone. Cinquième appel, patiemment et nerveux. Nouveau, long temps du message. Delphine se colère et se plaintes.

    Mais Adèle, rien qu’Adèle. »

    Et Delphine ? Stop.

    Horizon sémantique et seul horizon d’un nom qui occupe l’espace, le nouvel espace (le cœur). Autour, rien : une périphérie ordonnée et vide, « [e]n cause d’Adèle ? ». Monde soumis à la rencontre : lettres de l’alphabet de son nom d’où tout dater. « Jour premier » sans elle, temps caduc. Comme un enfant revenu à une pulsion immédiate et accaparante : c’est pourquoi cela gagne la langue. Rien n’échappe, la grammaire subit l’accident d’Adèle (l’enchantement).

    Son apparition déclenche les mots-lumière :

    « Elle me soleil et m’étoiles, je me des astres à venir. »

    Dialogue limité, centré sur l’essentiel à dire :

    « Hadrien.

    — Adèle. »

    Pas plus. Jour premier encore, ils se retrouvent et corps :

    « Mais nous, ici et uniquement. »

    Le passé dit brièvement n’a pas la force :

    « Je l’affection aussi Delphine. Mais, depuis quelques mensualités, nos sentiments se pâles et se fades. Le rouge se rose et le blanc se boue. »

    Pas debout, le passé se range derrière. Quand Adèle prend le pas, des groupes nominaux (classiques) étayent le texte – ou le sapent :

    « Une déclaration, une dernière phrase. Un ultime mot. »

    Avant le départ d’Adèle : la syntaxe classique existait mais depuis que le wagon s’est éloigné, tout se nominalise. Le nom, au cœur de la phrase, semble un verbe absolu, non modalisé, non conjugué. Noyau absolu du sens. Comme si deux époques, l’avant / l’après Adèle, avaient été culbutées en fossé. Mort du conjugué qui borne et limite. Éternité de maintenant gagnée. Mythe fondé.

    Pour finir, les verbes d’Adèle dans une lettre, restitués à l’infinitif absolu des promesses. Et là, miracle, la structuration syntaxique du dernier fragment, le 16 (« J’ai reçu, ce matin, d’Adèle une lettre. »), de nouveau vacille :

    « Car je, d’un accident et d’amour. »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    __________________________________
    1. L’épigraphe du livre dit : « Au commencement était le Verbe (…)». / Évangile selon Jean.





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    LOÏC DEMEY




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur lasemaine.fr)
    une page sur Loïc Demey




    ■ Autres notes de lecture (53) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Didier Pobel, Un beau soir l’avenir

    par Sylvie Fabre G.

    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir,
    Éditions La Passe du vent, 2014.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Pobel
    Ph., G.AdC







    D’UNE RIVE À L’AUTRE DE LA VIE



    « Ce soir, j’arrête. Ce soir,
    je passe à autre chose. »

    Didier Pobel





    «  J’ai tant rêvé, tout dit, dans mon pays / j’ai joué du feu, de l’air et de la lyre. » Ces deux vers de Charles Cros me reviennent en mémoire à l’instant de parler du dernier livre de Didier Pobel, Un beau soir l’avenir, paru ce printemps aux Éditions La Passe du vent. Drôle de jeu car le feu est celui auquel il s’est brûlé pendant trente ans en auscultant les événements majeurs et mineurs du monde en tant que journaliste dans un grand quotidien régional ; et en reste-t-il autre chose, se demande-t-il, que des cendres dispersées au vent de cette sorte de journal informel qui relate quelques mois de sa vie, de l’été 2010 à l’hiver 2013, après un départ à la retraite vécu comme « une échappée » plus ou moins volontaire ? Drôle de jeu, oui, car aussi celui de l’air et du passage pour l’homme qui arpente ses pays et paysages du dedans et du dehors, qui tente de défroisser les plis des jours, de repasser leurs feuilles pour retrouver le visage tremblé de sa vérité. Et du passé à l’avenir, du matin lointain au soir débutant de sa vie, il cherche « le sentier perdu » où « les mots roulent » au rythme des « coups feutrés de son cœur ». La vraie quête à mener n’est-elle pas en effet pour lui qui a tant rêvé, tout dit, la quête de « cette voix qui sans cesse parlait en lui » et qui est « comme un miroir brûlant », le son enfin accordé de sa lyre ? Pas étonnant alors que résonne aussi en moi, à l’heure où j’écris, la musique de ses vers, présents ou non dans son récit…

    Quelle clef mettons-nous dans la serrure du temps et de la langue pour ouvrir la porte d’une vie ? Parfois un poème — de soi, d’un autre : C’est ma vie il faut que je la reconnaisse / C’est ma vie et c’est moi cette chanson faussée // Un beau soir l’avenir s’appelle le passé // c’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse. Celui d’Aragon, placé en exergue de son récit autobiographique par Didier Pobel, lui donne à la fois son orientation, son ton et sa structure, chacun des vers étant l’intitulé d’une partie.

    La première s’ouvre par un retour en arrière sur le « mercredi 30 juin », date à laquelle Didier Pobel a quitté définitivement « le Journal ». Il utilise, comme il le fera à de nombreuses reprises par la suite, des extraits en italiques des carnets qu’il a tenus à l’époque. Il y mentionnait et commentait ce qu’il vivait ou écrivait. Cette mise en abyme lui permet une plongée dans les sentiments qui l’habitaient lors de ce départ vécu dans une sorte de « torpeur ». Or il s’agit, quatre mois après, de ranimer, par delà cet instant, ce qui a fait la réalité, heureuse et malheureuse, d’une carrière professionnelle pensée d’abord comme « une vocation » puisqu’elle avait à voir avec le désir des mots qui le taraudait. Dans le Journal, ce sont ceux qui « informent, expliquent, mettent en perspective » jour après jour la marche souvent terrible du monde qu’il utilise. Didier Pobel analyse « l’étrange mission » du journaliste faite de jeunes espérances et de vieilles désillusions. Sur un mode humoristique, souvent à ses propres dépens, il s’emploie à en dénoncer les rouages ou les effets. Il cible « la mécanique à rhétorique » de la classe médiatique et politique, « le dérisoire des mots » qui mettent sur le même plan « l’annonce messianique » de l’hiver et celle banalisée de la menace terroriste, le « Grand pschitt » des « rendez-vous décisifs » avec le peuple ou les lecteurs. Grand-messe, pseudo-révélations, et désenchantement, rébellion de celui même qui y participe mais n’est pas dupe. Chez Didier Pobel, l’humour caustique, l’ironie sans méchanceté, est un effet de la sensibilité, une protection et un recul dans les situations difficiles. Assez fréquents dans sa poésie, qui s’apparente parfois à celle d’un Jules Laforgue, ils le sont encore davantage dans sa prose. J’ai ri à lire certains passages. Il y a quelque chose de salutaire dans cette capacité à donner à voir « la pièce » et à cerner les rôles. Ici dans le théâtre d’un métier menacé, comme beaucoup, par « les consultants et les banquiers », l’informatisation et le mensonge. Dérive de la société et des hommes qui la font, le monde tel qu’il va, nous murmure l’auteur, ne peut nous faire entendre qu’« une chanson faussée » dans laquelle chacun discerne aussi sa propre voix.

    Et pourtant, rajoute-t-il, on peut sentir parfois « au visage un peu d’air » quand souffle le vent de la fraternité, de l’amour ou de la littérature. Car l’auteur tente, dans ce drôle de journal, de reconnaître et de retenir aussi l’essence positive de la vie en se plaçant « dans l’autre temps », non dépourvu d’attentes et d’angoisses, qui s’ouvre devant lui. Pour mieux se retourner sur le passé, vivre le présent et éclairer l’avenir à l’ombre portée de la mort, il faut encore « croire » aux hommes et aux mots, il faut « Écrire » en accueillant l’inconnu devant soi. Toute l’œuvre poétique de Didier Pobel est empreinte d’un sentiment métaphysique et d’une recherche de sens : « Le néant saute aux yeux lorsque le temps est clair », a-t-il écrit jadis dans Liaisons intérieures et autres lignes, un recueil paru chez Cheyne Éditeur en 1990… On retrouve la même lucidité dans son récit. À la retraite, fini ce qui parfois faisait écran : le brouillard dû au tourbillon des occupations quotidiennes, à l’insouciante jeunesse, à la fièvre de l’actualité permanente, à la rumeur assourdissante du monde. Il n’y a « plus de paroisse » où s’oublier. Le voilà face aux pages mal ou vite tournées de l’histoire publique ou privée et dans le souvenir ou le plaisir d’aigus bonheurs de voyages ou de lectures. Il les médite à la lumière du soir, dans la lenteur et le silence qui entrent en lui. Il « fait les comptes » et le compte de ce qui compte vraiment : la femme et les enfants à qui le livre est dédié, les parents, les amis, tel Charles Juliet, son voisin dans l’Ain, « les monuments » de livres qui l’aident à continuer ou à avancer, les noms des écrivains compagnons sur leurs couvertures, « les pays » et d’abord celui de l’enfance, charnel et mental, auquel on revient comme on revient à la source des mots et des images.

    Si la fontaine des années coule autrement, Didier Pobel sait bien qu’elle va tarir, que son eau deviendra de plus en plus un filet. Alors il se penche pour y abreuver encore sa langue à la présence des aimés, vivants et morts, et aux délices de campagne drômoise ou de ville berlinoise ou vénitienne. Alchimie de poète, l’eau de parole et de mémoire devient une encre qu’il voudrait indélébile mais qui un jour s’effacera, laissant seulement « empreintes d’homme, on ose l’espérer ». Le récit entier n’est-il pas d’ailleurs une déambulation qui, dans ces quatre étapes, emmêle les époques, les âges et les registres, révélant ainsi les ressorts intimes d’une existence ? Critique, révolte et humour, nous l’avons dit, mais aussi ferveur, angoisse et mélancolie, le lot commun. L’auteur cherche peut-être dans l’écriture à résoudre l’éternelle question de l’apaisement chère à Marcel Arland, autre figure tutélaire du livre. Didier Pobel, qui le lit en même temps qu’il écrit son récit, ne retrouve-t-il pas, comme lui, ses racines et ses mots dans La Terre natale ? La Bresse des années 1950-60 et celle d’aujourd’hui sont revisitées à l’aune d’une éternité dont « il ne subsiste qu’un souffle » mais si puissant qu’il faut, vie et mort, l’habiter. À Bény, la maison familiale est à nouveau le lieu où être. Elle met la chambre d’écriture, où clignote maintenant un écran à côté des livres et des carnets, dans la proximité des bois, des étangs baignés de lune et des grands prés sous la brume. Si on écoute, on peut y entendre l’écho des voix proches ou lointaines butant sur le Mont Mion couvert de neige ou sur le mur illuminé d’un « tranquille cimetière ». Chants de père et de mère, de femme, d’enfants ou d’oiseaux, qu’importe la retraite venue ou l’ombre à venir si le chant est pur, on en vient alors à penser, dit Didier Pobel, que « l’avenir a encore de beaux soirs », et des poètes pour l’exprimer. D’une rive à l’autre « la vie s’en vient la vie est là ». Puis elle s’en va. Et l’épilogue nous rappelle que c’est larmes, miracle et énigme.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Didier Pobel, Un beau soir l'avenir







    DIDIER POBEL


    Pobel




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Auteurs en Rhône-Alpes)
    une fiche bio-bibliographique sur Didier Pobel
    → (sur le site Les vendangeurs littéraires)
    une lecture d’Un beau soir l’avenir par Bernard Revel



    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Alain Freixe, Vers les riveraines

    par Angèle Paoli

    Alain Freixe, Vers les riveraines,
    Éditions L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Ni rouge ni blanche mais rouge avec blanc et blanc avec rouge comme un rose
    On aimerait s’arrêter là,
    en apesanteur au-dessus du prisme vertigineux
    de la couleur.
    Image, G.AdC







    « CES LUEURS QUE DISSIPENT LES SOUFFLES »



    Qui sont-elles ces riveraines ? Longtemps le lecteur s’interroge pour poser un visage, un nom, sur celles qui donnent son titre au recueil d’Alain Freixe. Vers les riveraines. Longtemps le lecteur s’interroge pour comprendre par quels cheminements de mots le poète va passer pour les rejoindre. Happé par d’autres titres qui jalonnent l’œuvre d’Alain Freixe, on pense croiser au hasard des pages quelqu’une de ces « Dames de nuit » ou d’autres encore, momentanément échappées de Madame des villes, des champs et des forêts. Peut-être la « table » sur laquelle se clôt ce nouveau recueil poétique apportera-t-elle son lot d’indices ?

    Il y a bien, dans l’intitulé de la première section, l’idée d’un mouvement. Échappées réfractaires. Et avec le dernier, une direction. Qui n’est pas exactement un écho au titre du recueil mais le prolongement d’une itinérance, peut-être un aboutissement : Vers les jours noirs. Entre les deux cairns, trois étapes. Chacune introduite par un infinitif en « p », qui porte en lui les marques implicites d’une démarche à entreprendre pour lever les obstacles : « Parler/Porter/Parier ». Et trois noms qui accompagnent les verbes : « Morts/Temps/Dorveille ». À l’intérieur, la seule image de femme présente — par le titre — est celle de « l’étrangère ». Il faut donc s’immerger dans le recueil, alternance de fragments en prose et de poèmes, pour croiser, peut-être, en chemin de lecture, celles que le titre du recueil promet.

    Cela commence avec des murs. Des murs qui enserrent le monde. Monde fermé, pris en étau, barré, empêché. « Ici, on ne passe pas ». Encerclé, cerné. Partout les ombres de la mort tiennent prisonnier. Sous le boisseau, « dans la nuit du sens ». De sorte que la première tentation est celle de la recherche désespérée d’une issue. Qui dit mur dit brèche, faille, césure par où s’infiltrer pour retrouver l’air libre. « Par où passer ? » Le poète lui, cherche les fissures par où faire que les mots traversent. Meurtrières/Nuit/Noir. Qu’ils trouvent la faille pour des échappées, plus ou moins réussies, douloureuses, meurtries, cerclées de noir. Dès les fragments de la première section — « Échappées réfractaires » —, le ton est donné et la couleur dominante du recueil sera le noir. Le noir parsème le texte — vers et prose — de ses gemmes d’ombre. « Les veines du noir/Fichu noir/Virage au noir/Velours noir de la nuit… » Jusqu’au « silence noir de l’été »… Pourtant le livre est là, qui progresse vers. Et le lecteur est là, lui aussi, qui chemine dans le sillon du poète, dans son propre déchiffrage des énigmes. Solitaires l’un et l’autre sur « l’avancée des phrases ». Aux prises l’un et l’autre, dans un même partage, avec les mots du froid. Avec « le temps disjoint ».

    Avec le mot « temps » s’ouvre la brèche qui porte en elle deux questions, intensément chevillées l’une à l’autre :


    « Comment portez-vous le temps qui vous porte ? »

    « Comment parlez-vous des morts ? »


    Mot sésame, le temps pousse la porte de la première section : « Parler des morts ». Puis celle de la seconde section : « Porter le temps ». Image d’une circularité dont, semble-t-il, il soit impossible de sortir !

    Pour parler des morts, il faut d’abord parler de leur terre, du lieu qui recèle dans le silence et l’oubli, les noms effacés de ceux qui ont vécu là avant nous et dont nous portons le nom. Ce mystère. La terre du poète est celle d’un passé défunt. Un pays ancestral. Un village, son abbaye en ruine, des pierres abandonnées ou ruiniformes. Mais aussi « les eaux fatiguées d’un étang qui se ferme ». « Une odeur de terre et de soleil ». Une maison. Quelques images qui persistent encore à trouver leur place dans la mémoire. Celle d’un bleu écrasant des chaleurs de l’été, d’un olivier de Bohême dont le feuillage tremble sous le vent, d’un cheminement de femmes. Premières riveraines nouées au noir, déjà. Et vouées à l’oubli. D’autres viendront. La servante qui « veille », « en attente des souffles » ; les lavandières qui « étreignaient/dans les linges blancs/la poussière des jours » ; « la porteuse d’eau/et de lait » ; « Marie la noire… ». Puis, plus tard, dans le poème final « Vers les jours noirs », « la dame des jours noirs » dont le poète guette la venue. Silence. Sévérité. Feuilles mortes. Ombre. Douleur. Folie. Le poète traverse. Il est « l’homme qui passe ». Il passe dans cet oubli, parmi les tombes. « Dans l’impasse des noms. » « Nom de mort » que la « voix silencieuse du poème » ne parvient pas à exhumer. Muni de sa « lanterne des morts », le poète se livre à un long cheminement solitaire (il a abandonné le « nous » qui le liait à son lecteur) pour tenter de saisir ce que « l’autre côté » recèle. « J’ai écouté le vent/J’ai caressé le velours noir des nuits/J’ai cherché parmi les morts… ». Il a arpenté « les gorges obscures par où était passée la vie ». « Je marche parmi les os », écrit-il dans « La voix perdue des morts ». Il ne recueille sur son passage que squames de terre qui s’écorcent en lamelles successives de morts, effilochements d’histoire (souvenirs de la Grande Guerre), « images dépareillées ». Pareille au cyprès noir qui dresse sa silhouette et « se tait », la langue des morts est muette. Surgissent dans la langue d’autres « riveraines ». Avec les mots-stèles qui jalonnent la marche : tombes, croix, mousses, herbes, « pauvres et souveraines ». Autant de traces sur lesquelles trébuche le poète. Qui ne livrent des origines qu’une « fiction d’oubli ».

    Comment, dès lors, poursuivre ces errements ? Le temps n’est pas encore celui de la révélation. Il est celui de la quête. Délaissant la prose fragmentée, le poète se lance dans un long appel, scandé comme un chant qui étoile le silence. « Qui appeler » ? interroge le poème. Une voix survient qui accompagne celui qui déjà est rejoint par un âge avancé. Une voix intérieure dissuasive, qui murmure : « N’appelle pas la mort/n’appelle pas les morts ». Puis, plus loin : « ne poursuis rien/il n’y a rien au bout/invente donc/sans y croire/ce qui embellit/le gris du jour. » « Appelle les hommes »… Aucun espoir pour guider vers une autre lumière que celle du souterrain qui attend, « de l’autre côté du monde », que les chemins se referment sur celui qui s’avance. Pas même un cheveu d’or pour distraire un instant le poète de « ce noir humide » qui le guette. Les « musements » de Perceval ne lui sont pas d’un grand secours. « Une fois dépassé le rouge/et les bords couturés de neige », la vie va son chemin « sans nous ». La première section du recueil se referme et « personne n’est là/pour lever les yeux. »

    S’ouvre alors « Porter le temps ». Cet ensemble, qui alterne poèmes et fragments en prose, est inauguré par le poème dédié « À l’étrangère ». Les images sont là, identiques, obsédantes. Nuit, noir, caverne humide. Rien ne semble avoir changé, sinon le rapport au temps qui s’articule sur un mouvement de balancier « avant/après ».

    « Je vois des flammes/d’avant les flammes/se balancer » ; « J’entends une neige/d’après la neige/se perdre » ; « silence/d’avant tous les silences » ; « attente/d’après toutes les attentes »… Peut-être est-ce là, dans ces interstices d’un temps circulaire, qu’une lueur va pouvoir poindre ? Une lueur conduite par le mouvement de la main qui cherche dans le vertige de la spirale le point où s’originent les mots. Peut-être le poète retrouvera-t-il alors, l’espace d’un instant, « les restes de l’ombre/d’une robe rêvée rouge »… Pourtant, l’impuissance du poète demeure. « Les murs aveugles » restent sourds à la misère. Le poète a beau racler quelques mots, « nul futur n’arpente leur épaisseur ». L’ordre du chaos est inchangé et « la chute se poursuivait/dehors ».

    Le poète, lui, poursuit sa marche. Poursuit sa quête à travers mots. Écrire comme marcher, l’un et l’autre soudés dans la même fatigue, confrontés aux mêmes obstacles. Poursuivre malgré tout, « passer les ronces ». « Marcher vers cette soif qui renoue l’eau au corps qui l’aime. » Aller au-devant de soi, opter, enfin !, pour la légèreté :


    « Surtout ne pas peser. Suspendre ses pas, ses pensées du jour et ses mots de toujours. Ne rien faire. Laisser le soleil agir. Laisser transpirer la pierre et que le ciel boive son ombre. »


    Est-ce là une étape ? Une escale nouvelle où prendre appui pour d’autres dispositions, d’autres départs ?


    « J’avais désencombré un espace. Décidé à maintenir nue et propre la déchirure, cette porte du cœur. Par où passer pour d’autres voyages. »


    Le voilà parvenu au bord. Guidé par « l’oiseau du soir ». « Un oiseau troué d’air ». Avec lui, survient « le ciel sans trace. Sans plaie. Sans cicatrice ». Le voilà parvenu au bord de la « Dorveille ». Ce n’est pas que « la nuit souterraine » retienne désormais dans ses lacs, les images de « lune noire » et d’os blanchis par le temps. Ce n’est pas non plus que les mots aient enfin trouvé leur espace pour entourer la mort de davantage de douceur. C’est plutôt que l’état de demi-sommeil de Perceval gagne. Cet état hypnotique que le chevalier, dans l’expérience de son recueillement, a traversé. Voilà que les poèmes de cette section se teintent de l’empreinte du mythe gallois. Dans la lettre et dans l’esprit. Ainsi du poème « Rose couleur nouvelle » qui prend explicitement appui sur le récit de Chrétien de Troyes :


    « s’avancent un cheval

    et son cavalier

    sous un ciel laiteux

    déchiré par les ailes

    d’un vol d’oies sauvages

    que l’attaque d’un faucon

    rend erratique… »


    De ce « musement » ancré dans un récit qui habite le poète naît l’oubli et de l’oubli naît l’écriture. Celle-là même qui s’empare de la couleur et transforme l’apparition de « trois gouttes de sang » dans la neige en une vision qui transfigure le réel. Entraînant le poète dans un monde autre qui jusqu’alors lui demeurait inaccessible.


    « Couleur naturelle

    couleur nouvelle

    ni rouge ni blanche

    mais rouge avec blanc

    et blanc avec rouge

    comme un rose

    un rose incarnat

    mais de juxtaposition

    comme l’épaisseur d’un flux

    l’intensité de l’air traversé

    la profondeur d’un courant… »


    On aimerait s’arrêter là, en apesanteur au-dessus du prisme vertigineux de la couleur. Sur les bords du volcan des mots pris dans la fluidité de la matière. On aimerait, avec le poète, laisser filer l’oiseau « jusqu’au ciel/que ces ailes creusent/avant d’y disparaître. » Et, « dans le feu humide/des herbes du sommeil », saisir avec lui « ces lueurs que dissipent les souffles ».*



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    __________________________
    * in dédicace de l’auteur à A.P.








    Vers les riveraines







    ALAIN FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli





    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
    Bleu plié au noir
    Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    Contre le désert (lecture d’AP)
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Vers les riveraines
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours
    → (sur Terres de femmes)
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d’AP)





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  • Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux

    par Gérard Cartier

    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux,
    éditions Henry, Collection La main aux poètes, 2013.



    Lecture de Gérard Cartier



    Charrue
    Des hommes, dont la vie a le poids de la charrue
    Photo © Yann Arthus-Bertrand
    Source








    DONNER VIE




    En dépit de son format réduit (celui de la collection noire La main aux poètes qui, à côté d’auteurs chevronnés, poursuit un travail méritoire d’exploration de la jeune poésie), et de la brièveté des poèmes (rarement plus de huit vers, d’un mètre court, avec une prédilection pour l’hémistiche), voilà un vrai livre. Non pas une liasse d’instantanés arbitrairement nouée par un titre, mais un ensemble construit en vue d’un projet : arracher à la blancheur de leurs morts répétitives les lignées de paysans et de travailleurs dont l’auteure est issue.

    Cécile Guivarch a fouillé les archives, remonté les filiations, parcouru les lieux où ils vivaient. De la plupart, dans le grand arbre des générations à la cime duquel elle écrit, il ne reste rien, occupés qu’ils étaient « à vivre tout simplement » — ce ne sont plus que « des morceaux de ciel ». Quand ils en ont laissé, les traces de leur passage sont rares et discrètes : des triplets de prénoms (souvent les mêmes, quatre ou cinq, en une litanie dont l’ordre seul distingue les individus, au bout de quoi celui de Cécile semble d’un autre monde), un acte de naissance ou de dot (« trente blouse  /  quatre caraco  /  douze chemises… »), quelques photographies, une adresse, un nom de métier, et les tombes où ils dorment les pieds tournés vers le ciel. Cécile Guivarch s’empare de ces bribes, seuls témoins de toute une existence, pour redonner vie aux êtres et les faire fulgurer un instant. Des hommes, dont la vie a le poids de la charrue, qui ont aimé sans savoir le dire, « plein la bouche du travail du vin », sinon qu’ils s’effondraient quand leur compagne mourait en couches. Des femmes surtout, absorbées par les tâches ménagères, les jardins légumiers et les petits métiers :


    cantinière d’eau de vie

    vos lèvres devaient trembler

    autant que vos mains

    à verser autant de vie

    dans la coupe des hommes


    S’il n’y a pas de poésie féminine, si le sexe ne régit pas le travail des formes, il colore nécessairement images et sentiments. Beaucoup de mères ici, pleurant les enfants morts, pressant sur leur sein ceux qu’effraie la tempête, accouchant dans la terreur, en ces temps où les gestes de l’amour engendraient si souvent la mort :


    mon enfant me pousse vers la terre

    sors vite mon petit

    prends tes ailes et traverse la pierre


    L’expérience de la maternité (Te visite le monde, éd. Les Carnets du Dessert de Lune, 2009), qui inscrit si fortement les femmes dans la continuité des générations, semble à l’origine du désir de Cécile Guivarch de retrouver ceux qui vivent dans [son] corps  /  circulent dans [son] sang. Mais, au lieu de prétendre accoucher de ses aïeux sur la page, comme l’aurait fait tout homme, ce sont eux, écrit-elle, qui souffrent et enfantent dans chaque parturiente : « dans chaque naissance  /  ce sont vos cris que l’on ressent » ; les chairs nouvelles émergent « du profond de vos entrailles ». Les morts nous mettent au monde. Par nous renaissent leurs mots pétrifiés.


    Gérard Cartier
    D.R. Texte Gérard Cartier







    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aieux



    CÉCILE GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes


    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    [J’ai marché sur les morts]
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]




    ■ Voir aussi ▼

    J’écriture(s)[le blog de Cécile Guivarch]
    → (sur le site des éditions Henry)
    la fiche de l’éditeur sur Vous êtes mes aïeux
    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires





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