Étiquette : Les Émigrants


  • 4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants

    Éphéméride culturelle à rebours



    JOUR SANS CONTOUR
    Ph., G.AdC






    AMBROS ADELWARTH, EXTRAIT



        4 décembre : cette nuit, en rêve, traversé avec Cosmo l’étendue vide et scintillante du fossé du Jourdain. Un guide aveugle nous précède. Il montre de son bâton une tache sombre à l’horizon et crie plusieurs fois à la suite er-Riha, er-Riha. Quand nous nous rapprochons, il s’avère qu’er-Riha est un groupe de maisons sales, envahies par le sable et la poussière. Tous les habitants se sont réunis en bordure de village, à l’ombre d’un moulin à sucre délabré. On a l’impression qu’ils sont tous mendiants ou voleurs de grand chemin. On s’étonne de voir que beaucoup sont déformés par la goutte, bossus, infirmes. D’autres ont la lèpre ou d’énormes goitres. Je m’aperçois maintenant que ce sont tous des gens de Gopprechts. Nos compagnons arabes tirent en l’air avec leurs fusils. Suivis par des regards mauvais, nous passons à cheval. Au pied d’une colline au sommet arasé, les tentes sont montées. Les Arabes allument un petit feu et préparent avec de la mauve et des feuilles de menthe une soupe vert foncé dont ils nous apportent une portion dans un récipient de fer-blanc, avec des tranches de citron et du blé concassé. La nuit tombe vite. Cosmo allume la lampe et déploie sa carte sur le tapis multicolore; il pointe du doigt l’une des nombreuses taches blanches et dit : Nous sommes maintenant à Jéricho. L’oasis fait quatre heures de marche de longueur et une de largeur et elle est d’une rare beauté, comme seul l’est peut-être à part elle le merveilleux jardin de Damas. Ici, les hommes ont tout ce dont ils ont besoin. Quoi qu’on sème, tout pousse aussitôt dans ce sol léger et fertile. Les jardins sont couverts à foison de fleurs somptueuses. Dans les clairières, entre les bouquets de palmes, les blés verts ondulent sous la brise. L’ardeur de l’été est tempérée par les nombreux ruisseaux et les prairies humides, les couronnes des arbres et les frondaisons des vignes qui abritent les chemins. Et pendant l’hiver il fait si doux que les habitants de ce pays béni peuvent se promener vêtus de simples chemises de lin, même si tout près, sur les monts de Judée, tout est blanc de neige. ― La description du rêve de Riha est suivie dans le petit agenda d’une série de pages blanches. Ambros a dû être occupé tout ce temps par le recrutement d’une petite troupe d’Arabes ainsi que par l’acquisition du matériel de l’équipement et du fourrage nécessaires pour une expédition vers la mer Morte, car le 16 décembre il écrit : Partis il y a trois jours d’une Jérusalem envahie par des hordes de pèlerins, et descendus à cheval par la vallée du Cédron pour rejoindre la région la plus basse du monde. Puis, en contrebas de la montagne de Gueshimon, longé le lac jusqu’à Aïn Guedi. Généralement, on s’imagine que ces rives, détruites par les braises et les feux sulfuriques, ne sont plus depuis des millénaires que sel et cendre. Du lac, qui est à peu près aussi vaste que le Léman, j’ai moi-même entendu dire qu’il était immobile comme du plomb fondu, mais aussi parfois travaillé à sa surface par une écume aux reflets phosphorescents. Aucun oiseau, dit-on, ne peut le survoler sans étouffer dans son atmosphère, et selon d’autres relations, il arrive que dans les nuits de lune une lueur sépulcrale couleur d’absinthe monte de ses profondeurs. Nous n’avons rien constaté de tout cela. Le lac au contraire présente une surface merveilleusement transparente et le ressac se brise dans un murmure contre le rivage. Plus à droite, sur les hauteurs, on trouve des gorges vertes d’où jaillissent des fontaines. L’œil est attiré par une mystérieuse ligne blanche qui, au petit matin, sillonne le lac dans sa longueur, pour disparaître quelques heures plus tard. Personne, à en croire Ibrahim Hishmeh, notre guide arabe, n’en connaît la raison ni ne saurait l’expliquer. Quant à Aïn Guedi, c’est un endroit béni par une source pure et une riche flore. Nous avons établi notre camp près de buissons sur la rive, où piètent des bécasses et où chante l’oiseau bulbul, au plumage bleu et brun et au bec rouge. J’ai cru voir hier un gros lièvre foncé et un papillon aux ailes tachetées d’or.



    W.G. Sebald, Ambros Adelwarth in Les Émigrants, Actes Sud, 1999 ; Babel, 2001, pp. 168-169-170. Récits traduits de l’allemand par Patrick Charbonneau.





    Sebald





    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes

    18 mai 1944 | Naissance de W. G. Sebald (+ un autre extrait des Émigrants)
    14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald
    W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture d’AP)






    Retour au répertoire du numéro de décembre 2010
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 18 mai 1944 | Naissance de W. G. Sebald

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 18 mai 1944 naît à Wertach, en Bavière du Sud, Winfried Georg Maximilian Sebald.








    Sebald
    Image, G.AdC







    Écrivain de langue allemande, auteur de nombreux essais, W. G. Sebald connaît un succès international avec la publication en 1992 de Die Ausgewanderten : vier lange Erzählungen (traduction française : Les Émigrants, 1999). Sebald est également l’auteur des Anneaux de Saturne (1999), de Vertiges (2001) et de Campo Santo (2009).

    Dans Les Émigrants, W. G. Sebald retrace, à partir de ses souvenirs, « la trajectoire de quatre personnages de sa connaissance que l’expatriation aura conduits – silencieux, déracinés, fantomatiques ― jusqu’au désespoir et à la mort. » La traduction française (par Patrick Charbonneau) des Émigrants a reçu en 1999 le prix Laure-Bataillon.








    Statue of Liberty, New York, 1930, photographed by Margaret Bourke-White
    Source








    Dr HENRY SELWYN, EXTRAIT


    À la mi-mai 1971, nous avons quitté Prior’s Gate parce que Clara, un après-midi, avait acheté une maison sur un coup de tête. Nous regrettâmes les premiers temps le vaste panorama, mais en échange s’agitaient maintenant presque sans répit devant nos fenêtres, même les jours où le vent ne soufflait pas, les feuilles lancéolées, gris-vert, de deux saules. Les arbres étaient plantés à quinze mètres à peine de l’habitation et la vie de leurs frondaisons paraissait si proche qu’on croyait souvent, en regardant à l’extérieur, en faire partie. Assez régulièrement, le Dr Selwyn nous rendait visite dans cette maison encore presque vide et nous apportait des légumes et des herbes de son jardin ― des haricots jaunes et bleus, des pommes de terre soigneusement nettoyées, des patates douces, des artichauts, de la ciboulette, de la sauge, du cerfeuil et de l’aneth. À l’occasion d’un de ses passages, Clara était allée en ville, nous nous engageâmes tous deux dans une longue conversation, initialement motivée par la question du Dr Selwyn, qui voulait savoir si je n’éprouvais jamais de nostalgie. Je ne savais trop que répondre, mais le Dr Selwyn en revanche, au bout d’un temps de réflexion, me fit l’aveu ― un autre mot serait inadéquat ― qu’au cours des dernières années le mal du pays l’avait de plus en plus assailli. Comme je lui demandais quel était ce pays qui se rappelait à lui, il me raconta qu’à l’âge de sept ans il avait quitté avec sa famille un petit village de Lituanie situé dans la région de Grodno. Oui, à la fin de l’automne 1899 ses parents, ses sœurs Gita et Raja et son oncle Shani Feldhendler étaient partis pour Grodno dans la carriole du cocher Aaron Wald. Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. Je vois, dit-il, l’instituteur du cheder que je fréquentais depuis déjà deux ans me poser la main sur la tête. Je vois les pièces vidées. Je me vois assis tout au sommet de la carriole, je vois la croupe du cheval, la vaste étendue de terre brune, les oies dans la gadoue des basses-cours et leurs cous tendus, et aussi la salle d’attente de Grodno avec, au beau milieu, le poêle surchauffé entouré d’une grille et les familles d’émigrants regroupées autour. Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train, je vois les alignements des maisons de Riga, le bateau dans le port et le recoin sombre du pont où, autant que l’entassement le permettait, nous avions installé notre campement familial. La haute mer, le panache de fumée, l’horizon gris, le bateau se soulevant et replongeant au gré du tangage, la peur et l’espoir que nous portions en nous, tout cela, me dit le Dr Selwyn, je le sais comme si ça ne datait que d’hier. Au bout d’une semaine environ, beaucoup plus tôt que nous ne l’avions escompté, nous arrivions à destination. Nous entrâmes dans une large embouchure de fleuve. Il y avait des cargos partout, des grands et des petits. De l’autre côté de l’eau s’étendait une terre plate. Tous les émigrants s’étaient rassemblés sur le pont et attendaient que surgisse de la brume mouvante la statue de la Liberté, car tous avaient acheté un passage pour l’Amerikum ― comme on l’appelait chez nous. Quand nous touchâmes terre, il ne faisait pour nous aucun doute que nous foulions le sol du Nouveau Monde, de la ville promise de New York. Mais en réalité, comme il s’avéra à notre grand regret au bout de quelque temps – le bateau était reparti depuis belle lurette –, nous avions accosté à Londres. La plupart des émigrants se firent, contraints et forcés, une raison, mais quelques-uns néanmoins, en dépit de toutes les preuves contraires, persistèrent à croire qu’ils se trouvaient en Amérique. […]


    W. G. Sebald, Dr Henry Selwyn in Les Émigrants, Actes Sud, 1999 ; Babel, 2001, pp. 27-28-29. Récits traduits par Patrick Charbonneau.





    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes

    W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture)
    4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants
    14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald






    Retour au répertoire du numéro de mai 2010
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle

    » Retour Incipit de Terres de femmes