Étiquette : Les jours suffisent à son émerveillement


  • Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement

    par Michel Ménaché

    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement,
    Éditions Unicité, 2018.



    Lecture de Michel Ménaché




    À l’âge où l’avenir se rétrécit, vient le temps des nostalgies, des souvenirs prégnants ou des brumes de mémoire, la brûlure récurrente des séparations et des deuils. Anne-Lise Blanchard revient sur les instants de bonheur, les chagrins, les surprises de l’existence dans un recueil achronique de fragments autobiographiques, à la troisième personne. « Elle » fait jaillir le merveilleux là où les gens pressés ne perçoivent que l’ordinaire banalité du quotidien. Depuis Hölderlin, cette aptitude de l’accueil relève d’une sensibilité exacerbée à habiter poétiquement le monde. Et c’est en poète que l’auteure cisèle ses proses sensuelles dans lesquelles les odeurs, les couleurs, les rires et les larmes retrouvent leur fraîcheur native. Émotion et légèreté s’accordent dans une tonalité délicate. Avec une économie de mots, un art de l’ellipse qui fixent l’éphémère sur la page, sans lui briser les ailes…

    Dès les premières pages, le rapport tactile et olfactif aux êtres aimés est prépondérant. Enfant, la narratrice reconnaît la présence de la mère à l’odeur de fleur d’oranger  :


    « elle embrasse sa main. Elle se cache dans son cou ».


    Elle a grandi, vécu une première relation amoureuse. Ellipse suggestive  :


    « Ils apprennent leurs mains les yeux fermés. Sans mots. Sans oreilles. »


    Et quand elle va devenir mère, il y a comme un renversement des rôles sous la peau :


    « Elle est de plus en plus légère. L’enfant la porte ».


    Joie profonde éprouvée comme une harmonie totale avec la nature :


    « Ses pieds dansent et l’enfant danse avec elle à l’unisson des mousses et des sources. »


    Du souvenir d’une naissance proche à celui d’une disparition imminente, on retrouve la même confiance, la même tendresse partagée, sobrement évoquée :


    « Elle n’a pas peur. Elle emporte le dernier sourire. »


    Parfois, c’est un détail infime qui a retenu un instant l’attention et qui ne s’est pas effacé de la mémoire, un oiseau qui s’est invité à table, posé sur une assiette. Un autre jour, le sauvetage d’un chaton juste né dont la mère trop âgée n’a pas de lait. Un ciel d’hiver derrière la vitre. Théâtre des choses vues. Parti pris de l’œil.

    Quelques scènes plus intenses recréent un lien fort après des années d’éloignement. Par exemple, un malentendu filial enfoui qui se dénoue au hasard. De passage chez ses parents, la narratrice entend une sonate au piano qu’elle n’identifie pas, demande à la mère si c’est la radio. Celle-ci lui apprend que c’est le père qui joue. Elle n’en revient pas, s’approche, très émue :


    « Elle pleure. Allégeance. »


    Le père lève le voile sur cet instrument qu’elle aussi, enfant, aurait voulu apprendre à jouer. C’était l’époque des vaches maigres, les premières années difficiles après le rapatriement des Français d’Algérie. Réponse abrupte :


    « Mais ma petite, tu voulais que je te dise que je n’avais pas un rond. »


    Autre souvenir marquant d’une visite au cimetière décrite en quelques touches brèves d’une fine poésie. Nettoyage et fleurissement de la tombe familiale. Apaisement intérieur. Délicatesse des trois dernières phrases, parfait tercet lyrique en prose :


    « Un nuage passe sur le soleil. Le soir peut descendre. Elle a bordé ses morts. »


    Une vie d’amour mais une vie émiettée par l’absence répétée du « visiteur », père des deux enfants. L’ellipse métaphorique touche le lecteur avec justesse :


    « Elle l’attend. Sa vie entière est une salle d’attente dont elle aura eu à cœur de renouveler les couleurs. »


    Sans doute ont-ils dansé leur vie mais quand la famille se retrouve démembrée, la solitude pèse encore davantage. Chagrin et nostalgie :


    « Elle pleure tout ce qui s’est défait […] Enfants où êtes-vous ? »


    « Écrire, c’est justifier une vie », affirme Annie Ernaux. Pour Anne-Lise Blanchard, c’est aussi, par-delà les blessures de l’existence, dans la ferveur de l’instant, infuser la joie et les larmes dans l’encre.



    Michel Ménaché
    D.R. Texte Michel Ménaché
    Pour Terres de femmes







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    ANNE-LISE BLANCHARD


    Anne-Lise Blanchard
    Source




    ■ Anne-Lise Blanchard ▼
    sur Terres de femmes


    [Combien de joies vivons-nous en une vie ?] (extrait des Jours suffisent à son émerveillement)
    Éclats
    [La nuit vient en dormant] (extrait d’Épitomé du mort et du vif)
    Le Soleil s’est réfugié sous les cailloux (lecture d’AP)
    [Hurlements sirènes] (extrait du Soleil s’est réfugié sous les cailloux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Elle est à marée




    ■ Voir aussi ▼


    le site personnel d’Anne-Lise Blanchard
    → (sur le site des éditions unicité)
    la fiche de l’éditeur sur Les jours suffisent à son émerveillement




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée
    Maram al-Masri, Métropoèmes
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux






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  • Anne-Lise Blanchard | [Combien de joies vivons-nous en une vie ? ]



    [COMBIEN DE JOIES VIVONS-NOUS EN UNE VIE ?]




    Combien de joies vivons-nous en une vie ? Elle ne saurait les compter. Parfois un visage ou un paysage la traversent, elle sourit. Parfois un air de musique ou une odeur, elle sourit. Parfois un geste ou un silence, elle sourit.



    […]



    Depuis que la maison est vide, elle va à la plage en fin d’après-midi. Une bande d’ombre recouvre déjà le sable. Elle nage nue dans le rayon de soleil. Ses doigts fendent l’eau brièvement, ses pieds restent souples. Plus chaude que l’air en cette saison, l’eau glisse sous son corps. Elle entend sa respiration régulière. Parfois, elle se retourne et se laisse porter par le ressac. Elle contemple le ciel. Quand le froid compresse la tête, elle reprend la nage. Les bronzeurs ont quitté la plage. Elle cherche la bande de sable encore tiède sous le soleil qui faiblit. Vous nagez vite. Elle ouvre les yeux, le regarde. Il est jeune, calme. Il pourrait être son fils. Il a posé ses vêtements à côté. Elle sourit, l’interroge. Lui aussi vient tard, quand il a terminé son travail. Il ouvre des restaurants. Il lui indique les meilleurs de la région, ils sont rares. Ils bavardent, elle oublie l’heure jusqu’à ce qu’elle frissonne. Vous avez froid. Ses doigts effleurent sa cuisse. Puis il lui tend sa robe. Ils sont silencieux dans leurs sourires. Une entre-vie.



    […]



    Elle ralentit le pas. Elle se laisse distancer, elle n’est pas pressée. Elle regarde tout ce vert, tout ce rose qui se précipite sur le chemin. Une telle éclosion est comme une offrande à l’amour qui la balaie. C’est un chœur chatoyant dont elle veut qu’il persiste. Elle limite son vœu à un an, elle se résigne. Elle n’ose pas être excessive avec le bonheur. Elle le voit enfin qui surgit après un massif de rhododendrons. Elle le regarde avancer d’un pas têtu, paysan. Pourtant aérien. Il lui fait un petit signe de la main. Il avance les mains croisées, les pouces dans les passants des bretelles du sac. Il dépose un baiser dans son cou. Le soleil se fait plus doux sur ses épaules. Avec soin il rajuste son sac. Elle se laisse faire dans une sorte d’extase. Elle aime regarder ses gestes, sa façon de réfléchir en même temps. Rester là à le regarder. Dans la profusion des couleurs. Pour ne pas avoir peur d’une fin.



    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement, Éditions Unicité, 2018, pp. 7, 52, 58.






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    ANNE-LISE BLANCHARD


    Anne-Lise Blanchard
    Source




    ■ Anne-Lise Blanchard ▼
    sur Terres de femmes

    [La nuit vient en dormant] (extrait d’Épitomé du mort et du vif)
    Les jours suffisent à son émerveillement (lecture de Michel Ménaché)
    Éclats
    Le Soleil s’est réfugié sous les cailloux (lecture d’AP)
    [Hurlements sirènes] (extrait du Soleil s’est réfugié sous les cailloux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Elle est à marée




    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel d’Anne-Lise Blanchard
    → (sur le site des éditions unicité)
    la fiche de l’éditeur sur Les jours suffisent à son émerveillement






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