Étiquette : Les Mouches


  • 3 juin 1943 | Création des Mouches de Jean-Paul Sartre

    Éphéméride culturelle à rebours




    JP SARTRE REPETITION LES MOUCHES
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         Le 3 juin 1943 a lieu, au Théâtre de la Cité — ex-Théâtre Sarah-Bernhardt, débaptisé par les Allemands pour cause de judaïté —, la création des Mouches de Jean-Paul Sartre. Première pièce d’un écrivain encore peu connu — Sartre en a entrepris l’écriture à son retour de captivité en 1941 —, Les Mouches est jouée en pleine Occupation à la demande de Charles Dullin. Albert Camus fait partie du public de la générale. Librement inspirée de la légende des Atrides et de L’Orestie d’Eschyle, la pièce, ancrée dans la cité d’Argos, est une dénonciation du régime de Vichy et de la situation que subit la France occupée, mais aussi un acte de résistance (« l’unique forme de résistance qui fut possible à Sartre », a écrit Simone de Beauvoir). Charles Dullin, metteur en scène de la pièce, incarne Jupiter. Olga Dominique, Électre.





    Sartre Les Mouches
    Jean-Paul Sartre, Les Mouches, 1943
    Mise en scène de Charles Dullin,
    décors et costumes de Henri-Georges Adam.
    Photographie de scène Harcourt.
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    EXTRAIT


    D’AUTRES VOIX


         Non, laissez-la parler ! Laissez-la parler. C’est Agamemnon qui l’inspire.



    ÉLECTRE


         Il fait beau. Partout, dans la plaine, des hommes lèvent la tête et disent : « Il fait beau », et ils sont contents. Ô bourreaux de vous-mêmes, avez-vous oublié cet humble contentement du paysan qui marche sur sa terre et qui dit : « Il fait beau » ? Vous voilà les bras ballants, la tête basse, respirant à peine. Vos morts se collent contre vous, et vous demeurez immobiles dans la crainte de les bousculer au moindre geste. Ce serait affreux, n’est-ce pas ? Si vos mains traversaient soudain une petite vapeur moite, l’âme de votre père ou de votre aïeul ? — Mais regardez-moi : j’étends les bras, je m’élargis, et je m’étire comme un homme qui s’éveille, j’occupe ma place au soleil, toute ma place. Est-ce que le ciel me tombe sur la tête ? Je danse, voyez, je danse, et je ne sais rien que le souffle du vent dans mes cheveux. Où sont les morts ? Croyez-vous qu’ils dansent avec moi, en mesure ?



    LE GRAND PRÊTRE


         Habitants d’Argos, je vous dis que cette femme est sacrilège. Malheur à elle et à ceux d’entre vous qui l’écoutent.



    ÉLECTRE


         Ô mes chers morts, Iphigénie, ma sœur aînée, Agamemnon, mon père et mon seul roi, écoutez ma prière. Si je suis sacrilège, si j’offense vos mânes douloureux, faites un signe, faites-moi vite un signe, afin que je le sache. Mais si vous m’approuvez, mes chéris, alors taisez-vous, je vous en prie, que pas une feuille ne bouge, pas un brin d’herbe, que pas un bruit ne vienne troubler ma danse sacrée : car je danse pour la joie, je danse pour la paix des hommes, je dans pour le bonheur et pour la vie. Ô mes morts, je réclame votre silence, afin que les hommes qui m’entourent sachent que votre cœur est avec moi.

    Elle danse.



    VOIX, dans la foule.


         Elle danse ! Voyez-la, légère comme une flamme, elle danse au soleil, comme l’étoffe claquante d’un drapeau — et les morts se taisent !



    LA JEUNE FEMME


         Voyez son air d’extase — non, ce n’est pas le visage d’une impie. Eh bien, Égisthe, Égisthe ! Tu ne dis rien — pourquoi ne réponds-tu pas ?



    ÉGISTHE


         Est-ce qu’on discute avec les bêtes puantes ? On les détruit ! J’ai eu tort de l’épargner autrefois ; mais c’est un tort réparable : n’ayez crainte, je vais l’écraser contre terre, et sa race s’anéantira avec elle.



    LA FOULE


         Menacer n’est pas répondre, Égisthe ! N’as-tu rien d’autre à nous dire ?


    LA JEUNE FEMME


         Elle danse, elle sourit, elle est heureuse, et les morts semblent la protéger. Ah ! Trop enviable Électre! Vois, moi aussi, j’écarte les bras et j’offre ma gorge au soleil !



    VOIX, dans la foule.


         Les morts se taisent : Égisthe, tu nous as menti !


    ORESTE


          Chère Électre !


    JUPITER


         Parbleu, je vais rabattre le caquet de cette gamine. (Il étend le bras.) Posidon caribou caribon lullaby.
         La grosse pierre qui obstruait l’entrée de la
    caverne roule avec fracas contre les marches
    du temple. Électre cesse de danser.                       



    LA FOULE


         Horreur!

    Un long silence.



    LE GRAND PRÊTRE


         Ô peuple lâche et trop léger : les morts se vengent ! Voyez les mouches fondre sur nous en épais tourbillons ! Vous avez écouté une voix sacrilège, elle nous a séduits par se paroles empoisonnées ! À la rivière, la sorcière, à la rivière ! Au bûcher !



    Jean-Paul Sartre, Les Mouches, Acte II, scène 2, Éditions Gallimard, 1947, Collection Folio, 1972, pp. 164-167.






    Voir aussi :
    la très belle fiche de la BnF sur Les Mouches. Fiche réalisée à l’occasion de l’exposition Sartre de 2005 ;
    – (sur Terres de femmes)
    27 mai 1944/Création de Huis clos de Jean-Paul Sartre ;
    – (sur Terres de femmes)
    Rue des Blancs-Manteaux.





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