Étiquette : Les Pas perdus


  • 9 décembre 1920 | Francis Picabia, vernissage rue Bonaparte

    Éphéméride culturelle à rebours



        Il y a quatre-vingts ans, le 9 décembre 1920 à minuit, débutait à la galerie La Cible, rue Bonaparte, à Paris, le vernissage d’une exposition des œuvres de Francis Picabia. Ce vernissage un peu particulier, auquel participait Tristan Tzara, s’est fait sur une musique du « jazz-band parisien » de Jean Cocteau.

        Le jazz-band est composé de Georges Auric et de Francis Poulenc au piano, et de Jean Cocteau au trombone, à la grosse caisse, aux castagnettes, au mirliton et au klaxon. Cette nouvelle musique fait souffler « un vent dangereux et tentateur de sublime nihilisme », proclame Francis Picabia. Parmi les invités, on remarque Max Jacob, Paul Poiret, Pablo Picasso, l’ambassadeur de Cuba… et la cantatrice de l’Opéra de Paris Marthe Chenal.







    Rastadada 2
    Francis Picabia,
    Tableau Rastadada, 1920.
    Collage sur papier, 19 x 17 cm.
    © Collection privée – Jacqueline Hyde.







    FRANCIS PICABIA




        « On ne prête pas à Francis Picabia, non qu’il ne soit le plus riche des hommes, mais parce que tout commentaire à son œuvre ferait l’effet d’une surcharge et ne saurait être tenu que pour un acte d’incompréhension. Toute l’activité de Picabia est en opposition ardente à cette surcharge. Se corriger, aussi bien que se répéter, n’est-ce pas aller en effet contre la seule chance que l’on ait à chaque minute de se survivre ? Vous n’avez pas cessé de courir et, quelque distance que vous pensez avoir mis entre vous et vous, vous laissez sans cesse sur votre route de nouvelles statues de sel. Entre tous serez-vous seul à ne jamais sentir le cœur vous manquer ? Et qu’on ne m’objecte point que Picabia doit mourir un jour ; il suffit que pour l’instant cela me semble insensé. […]

         Nous n’avons pas trop de tous nos yeux pour embrasser cet immense paysage et, ce faisant, l’émotion de jamais vu nous laisse à peine le temps de respirer. L’élan calculé en fonction de sa brisure et en prévision de nouveaux élans ; une pensée ne répondant à aucune autre nécessité connue qu’à la foi en sa propre exception ; cette perpétuelle sécurité dans l’insécurité qui lui confère l’élément dangereux sans quoi elle risquerait à son tour de se faire enseignante ; l’humour, inaccessible aux femmes, qui au-delà de la poésie même, est ce qui se peut opposer de mieux à la mobilisation, militaire ou artistique, aussi bien qu’à la mobilisation « dada », ce qui est amusant (l’humour et le scandale qui en procède) ; tous les talents aussi, avec le secret d’en user sans délectation particulière, comme de la chance au jeu ; l’amour par-dessus tout, l’amour inlassable dont ces livres : Cinquante-deux miroirs, Poésie ronron empruntent le langage même et épousent les charmantes machinations, font que nous sommes quelques-uns qui, chaque matin, en nous éveillant, aimerions consulter Picabia comme un merveilleux baromètre sur les changements atmosphériques décidés dans la nuit. »


    André Breton, Les Pas perdus [1924], in Œuvres complètes, I, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1988, pp. 280-281.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    16 janvier 1922 | André Breton, « L’Esprit nouveau » (autre extrait des Pas perdus)





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  • 16 janvier 1922 | André Breton, « L’Esprit nouveau »

    Éphéméride culturelle à rebours


    L’ESPRIT NOUVEAU




    BRETON ARAGON DEUX MAGOTS    Le lundi 16 janvier, à 5h10, Louis Aragon montait la rue Bonaparte quand il vit venir en sens inverse une jeune femme vêtue d’un costume tailleur à carreaux beige et brun et coiffée d’une toque de la même étoffe que sa robe. Elle semblait avoir très froid en dépit de la température relativement douce. À la faveur de la lumière de la librairie Coq, Aragon constata qu’elle était d’une beauté peu commune et qu’en particulier ses yeux étaient immenses. Il eut envie de l’arrêter, mais se rappela qu’il n’avait sur lui que deux francs vingt. Il y pensait encore quand André Breton le rejoignit au café des Deux Magots. « Je viens de faire une rencontre étonnante, lui dit ce dernier à peine assis. En remontant la rue Bonaparte j’ai dépassé une jeune fille qui regardait à chaque instant derrière elle, bien que vraisemblablement elle n’attendît personne. Un peu avant la rue Jacob, elle fit mine de s’intéresser à la devanture du magasin d’estampes, de manière à ce qu’un passant incroyable, tout à fait immonde, qui l’avait remarquée, lui adressât la parole. Ils firent ensemble quelques pas et s’arrêtèrent pour deviser, tandis que je stationnais à quelque distance. Bientôt ils se séparèrent et la jeune fille me parut encore plus désorientée. Elle tourna un moment sur elle-même puis, avisant un personnage d’aspect subalterne qui traversait la rue, elle alla brusquement à lui. Quelques secondes plus tard, ils se jetaient dans l’autobus « Clichy-Odéon ». Je n’eus pas le temps de les rejoindre. J’observai qu’ils restaient sur la plate-forme cependant qu’un peu plus haut dans la rue, le gros homme de tout à l’heure demeurait immobile, comme en proie à un regret. » Aragon, comme nous l’avons dit, semblait surtout avoir été frappé de la beauté de l’inconnue, Breton de sa mise très correcte, ce côté tellement « jeune-fille qui sort d’un cours » avec on ne sait quoi dans le maintien d’extraordinairement perdu. Était-elle sous l’effet d’un stupéfiant ? Venait-il de se produire une catastrophe dans sa vie ? Aragon et Breton avaient beaucoup de mal à comprendre l’intérêt passionné qu’ils portaient tous deux à cette aventure manquée. Le second était persuadé que, quoiqu’il eût vu la jeune fille partir en autobus, elle était encore au même point de la rue Bonaparte. Il voulut en avoir le cœur net. En sortant il rencontra André Derain qui lui demanda de l’attendre aux Deux Magots. « Je reviens les mains vides », disait-il à Aragon quelques instants après. Ni l’un ni l’autre ne pouvait prendre son parti de cette déconvenue et, quand Derain arriva, ils ne purent s’empêcher de lui confier le sujet de leur émotion. Ils n’avaient pas plus tôt commencé à le faire que Derain les interrompit : « Un costume à carreaux, s’écria-t-il, mais je viens de la rencontrer devant la grille de Saint-Germain-des-Prés ; elle était avec un nègre. Celui-ci riait et je lui ai même entendu dire textuellement : « Il faudra bien changer. » Auparavant, j’avais vu de loin cette femme arrêter d’autres gens et j’avais attendu un instant qu’elle vînt aussi me parler. Je suis certain de ne l’avoir jamais vue par ici, et pourtant je connais toutes les filles du quartier. »
        À 6 heures, Louis Aragon et André Breton ne pouvant renoncer à connaître le mot de l’énigme, explorèrent une partie du VIe arrondissement : mais en vain.


    André Breton, Les Pas perdus [1924], Éditions Gallimard, Collection Idées, 1969, pp. 101-102-103.




    Les-pas-perdus-breton 1924





    ANDRÉ BRETON


    Breton
    Image, G.AdC



    ■ André Breton
    sur Terres de femmes


    André Breton, Lettres à Aube (note de lecture)
    7 octobre 1926 | André Breton, Nadja
    29 novembre 1948 | Lettre d’André Breton à Aube
    28 septembre 1966 | Mort d’André Breton


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Express)
    des extraits des Lettres à Aube
    le remarquable site Arcane 17 de Fabrice Pascaud
    le site André Breton






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