Étiquette : L’Étrangère


  • Florence Noël, L’Étrangère

    par Angèle Paoli

    Florence Noël, L’Étrangère,
    Bleu d’encre Éditions, 5500 Dinant (Belgique), 2017.
    Dessins de Sylvie Durbec.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    EN ATTENDANT « LE VENT SEC/DES RÉDEMPTIONS »



    Elle est « L’Étrangère », si étrange être de poésie. Est-ce elle, est-ce une autre ? Elle, c’est Florence Noël, poète. L’autre, c’est L’Étrangère. Celle qui n’existe que dans les « entailles » où elle trouve asile. L’autre, c’est la poète.

    Les poèmes, que Florence Noël voudrait « secs », ne le sont pas vraiment, du moins pas tout à fait. Tout au plus sont-ils menus, économes en mots, friands de brièveté. C’est sa manière à « elle » d’exister, sans excès ni débordements, sans lyrisme incongru. Pour ne pas « inexister », « elle » écrit, et pour écrire, « elle » se cherche des points d’étayage, des encrages amis. Elle, Florence Noël. Les poètes qu’elle convoque ont pour nom Emily Dickinson, Geneviève d’Hoop, José Saramago. Et d’autres encore. Ils ont aussi pour nom Marc Claude et Sylvie. C’est à eux qu’est dédié ce recueil : L’Étrangère. Il y a aussi des morts anonymes à ses côtés, en une proximité singulière :

    « parfois

    je séjourne comme

    les morts

    la tête obstinément fixée vers un ciel

    alors animé

    d’astres vertigineux

    d’autres fois

    je m’essaye à rester debout »

    Ainsi sommes-nous invités à accompagner la poète dans son univers. Et l’on sent bien qu’il faut peser ses mots. En dire trop ne peut convenir. Mieux vaut opter pour la brièveté tout en s’offrant quelques gambades, comme le suggèrent les dessins de Sylvie Durbec qui ponctuent le recueil de leur fantaisie. Légèreté, drôlerie, humour. De quoi jouer les funambules entre les mots, entre ces « riens qui la rendaient/partout/étrangère ». Se glisser à son tour dans la faille entrouverte sur « la liturgie des malheurs ».

    L’Étrangère (ou son double poète) a une écriture étrange. Je ne suis pas sûre d’en cerner toutes les subtilités, toutes les nuances, tant celle-ci surprend. Ce que je pressens, c’est la souffrance, la douleur. Mais de quoi souffre-t-elle ? Du manque d’amour ou du trop d’amour ? Ou du trop d’imperfection dans l’amour ?

    « je vous écris

    d’entre les lèvres d’une blessure », confie-t-elle.

    Ailleurs, elle s’interroge :

    « — comment aimer

    sans l’aune de la perte — »

    Et la poète de poursuivre, dans le même poème :

    « si j’y vais

    ce ne sera pas sans

    ce sac épais

    d’os et de larmes

    ma boiterie les sanglots longs

    et ce regard perdu

    que tu m’offris un jour

    en guise d’alliance »

    On le voit, on croise au passage d’autres amis, notamment Jacob et sa « boiterie », héritage du combat nocturne avec l’Ange et signe de l’Alliance avec Dieu ; un Jacob laïcisé cependant en guise d’amant ; Verlaine aussi, et les « sanglots longs » de la « Chanson d’automne » ; ainsi que le compositeur et interprète israélien Asaf Avidan : My tunnels are long and dark these days. Le tragique est au cœur et la poète oscille entre mélancolie et tonalités plus austères.

    « L’Étrangère » voudrait faire d’elle un « poème possible ». Elle hante les morts et les fréquente. Sa poésie est vertigineuse car insaisissable, intraduisible avec les mots courants, les pensées ordinaires. Ses mots sont si simples, pourtant ! Mais ils disent un ailleurs inconnaissable, qu’elle seule semble pouvoir aborder. Le poème emprunte cependant, parfois, des phrases entendues dans la conversation courante, mais celles-ci n’en deviennent que plus singulières. D’autres fois, la poète évoque de lointaines comptines d’enfance. Ce que l’on peut dire, c’est que cette poésie se dérobe. Ses mots bercent en même temps qu’ils raniment d’anciennes blessures qui ne demandent qu’à affleurer. Une grande tristesse respire entre les pages, qui résistent, un peu rêches, un peu grenues au toucher. À l’identique des mots qui s’ébrouent pour confier au poème à la fois la blessure et cette soif d’absolu (qui en est peut-être l’une des composantes primordiales).

    Je feuillette à nouveau le recueil pour saisir les inflexions d’une voix, et voici ce qui s’offre à moi :

    « l’inflexion d’une main

    inconnue

    exécutant la danse

    qu’un rêve nous

    offrit »

    Plus loin, cette découverte interrogative incroyable d’où surgit le plaisir paradoxal :

    « c’est un peu fou d’inexister

    avec tant de ferveur

    de densité rêveuse

    ça doit être cela, ce sourire

    parfois »

    Le sourire, c’est celui du chat du Cheshire.

    Dans ce recueil, ce qui prédomine, c’est l’image de l’envers. La chute dans le vide, la catabase, tête première, mais aussi l’enroulement de l’écuyère ou de la trapéziste. Tant de mystère dans la poésie de L’Étrangère, tant de poésie indicible qui se déroule, encercle, enlève, enlove, ailleurs, au-delà, dans un univers qui n’existe peut-être que dans les rêves ou dans l’imaginaire poétique. Car elle est bien étrange celle qui se définit ainsi :

    « elle est une farce

    une anomalie »

    et qui plus loin écrit :

    « elle n’écrit que dans

    l’insondable tristesse

    ou l’insondable joie

    là ce qui n’a Nom

    réside

    amoureusement »

    Faut-il voir un zeugma entre « ce qui n’a nom » et ce qui tient à l’imprononçable ? Le Nom de Yahweh ? Tenter de donner une réponse transparente serait contraire à la vision et à la démarche de la poète, et à celle de la dessinatrice. Il faut donc se résoudre à suivre la ligne de la poète sans vouloir apporter de réponse tranchée :

    « et vous cherchiez encore

    quel sens

    lire par là »

    L’essentiel n’est-il pas de suivre les gués qui s’offrent en cours de chemin et de faire halte ? De prendre le temps de la méditation avant de poursuivre ?

    « dans l’écriture

    des choses brèves lui viennent

    inaugurant des ponts

    tendus entre embrasements

    et néants

    ces passerelles

    continuent à se balancer

    à l’aplomb des gouffres

    où mystères et indicible

    se disputent

    les dents des morts »

    En attendant « le vent sec/des rédemptions ». Ou peut-être cet « appel » qui ouvre sur l’espoir :

    « il reste des mots pour

    communier à l’allégresse »

    Riche d’échos auxquels nos esprits cartésiens sont devenus trop souvent insensibles, la poésie de L’Étrangère est une poésie troublante et exigeante. Imprégnée de spiritualité, de délicatesse et de douceur. Lente et extrême. Une poésie inspirée, une poésie des contrées hautes. Une anabase.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Florence Noël  L'Etrangère  Bleu d'encre Editions  2017 4






    FLORENCE NOËL


    Florence Noël 3





    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    un entretien avec Florence Noël
    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    Solombre (lecture d’AP)
    [tu dis c’est l’heure jaune] (extrait de Solombre)
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    autant revivre en mon jardin






    Retour au répertoire du numéro de janvier 2018
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Florence Noël | [parler de soi]


    [PARLER DE SOI]



    parler de soi
    c’est si facile
    nous sommes des constellations
    de peu dit
    des myriades d’étincelles
    aussi brèves
    que brûlantes
    vastes comme un peuple
    un océan
    un univers

    et quel que soit le voyage entrepris
    nous ne tournons
    qu’autour de ce même petit
    moi pale
    et troublant




    je vous écris
    d’entre les lèvres d’une blessure




    Florence Noël, L’Étrangère, Bleu d’encre Éditions, 5500 Dinant (Belgique), 2017, pp. 73-74. Dessins de Sylvie Durbec.






    Florence Noël  L'Etrangère  Bleu d'encre Editions  2017 4






    FLORENCE NOËL


    Florence Noël 3





    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    un entretien avec Florence Noël
    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    Initiation au crépuscule
    Solombre (lecture d’AP)
    [tu dis c’est l’heure jaune] (extrait de Solombre)
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    autant revivre en mon jardin






    Retour au répertoire du numéro de décembre 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Tanella Boni | Le détail des choses




    LE DÉTAIL DES CHOSES



    L’harmattan n’ignore pas le détail des choses
    Il se lie d’amitié avec la peau des humains
    Il fait corps avec la mer au lever du jour
    Vient-il du Nord ou du Sud
    Le vent sec et froid ne souffle pas
    Il cohabite avec le temps des saisons
    Il ne déclare pas ses origines
    Il diffuse en fines poussières les mots et les prières
    Qui s’élèvent en spirale des rumeurs de la ville

    Il a fallu que le pays se sépare en mille branches
    Que la fraternité espérée retombe en miettes
    Que la terre nourricière oublie herbes et rhizomes
    Que les mots vides s’emparent des rayons du Soleil
    Depuis la première floraison des armes
    L’harmattan mémorise le détail de nos blessures

    Un coup de feu dans l’eau dormante a suffi
    Pour ouvrir les vannes du fleuve de la haine

    L’harmattan consigne les mots de sable
    Sur le tableau des saisons meurtrières
    Il nous rappelle les faux départs
    Les chants guerriers des belles arrivées
    Il roule parmi ses fines poussières
    La clé des origines qui rompt les liens

    Seul un vent saisonnier saisit la valeur de l’eau
    Le sel des liens et les mots du partage


    (Décembre 2010)
             



    Tanella Boni, « Le détail des choses et autres poèmes » in L’Étrangère, revue de création et d’essai, numéros 33-34, « Poésie d’Afrique francophone » (anthologie coordonnée par Nimrod), 2013, pp. 15-16-17.







    TANELLA BONI


    Tanella Boni
    Source




    ■ Tanella Boni
    sur Terres de femmes

    [Me voici à la porte du jour le plus long] (extrait de Là où il fait si clair en moi)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site l’IEA de Paris)
    une notice bio-bibliographique sur Tanella Boni
    → (sur le site des éditions La lettre volée)
    une page sur la revue L’Étrangère, numéros 33-34, « Poésie d’Afrique francophone »





    Retour au répertoire du numéro d’août 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Gabriela Mistral  |  L’étrangère


         Mistral
        Image, G.AdC







                                  LA  EXTRANJERA


         A Francis de Miomandre


    ― « Habla con dejo de sus mares bárbaros,
    con no sé qué algas y no sé qué arenas;
    reza oración a dios sin bulto y peso,
    envejecida como si muriera.
    En huerto nuestro que nos hizo extraño,
    ha puesto cactus y zarpadas hierbas.
    Alienta del resuello del desierto
    y ha amado con pasión de que blanquea,
    que nunca cuenta y que si nos contase
    sería como el mapa de otra estrella.
    Vivirá entre nosotros ochenta años,
    pero siempre será como si llega,
    hablando lengua que jadea y gime
    y que le entienden sólo bestezuelas.
    Y va a morirse en medio de nosotros,
    en una noche en la que más padezca,
    con sólo su destino por almohada,
    de una muerte callada y
    extranjera. »



    Gabriela Mistral, Tala [Ediciones Sur *, Buenos Aires, 1938], Pehuén Editores Limitada, Santiago de Chile, 1986, página 87.



    * Tala a été publié en 1938 par Victoria Ocampo au profit des enfants espagnols.







                                      L’ÉTRANGÈRE


         À Francis de Miomandre.


    « Elle parle avec un arrière-goût de ses mers sauvages
    avec on ne sait quelles algues, avec on ne sait quels sables ;
    Elle prie un Dieu sans forme ni poids,
    Elle est vieille comme si elle allait mourir.
    Dans notre jardin, qu’elle nous rendit étranger,
    elle a planté des cactus et des herbes dentelées.
    Elle exhale le souffle du désert,
    ses cheveux sont blanchis par des passions
    qu’elle ne raconte jamais et, si elle nous les contait,
    ce serait comme la carte d’une autre étoile.
    Elle vivra parmi nous quatre-vingts ans
    et elle sera toujours comme l’heure de sa venue,
    parlant une langue qui halète et gémit
    et que seules comprennent les bestioles.
    Elle va mourir au milieu de nous
    une nuit qu’elle souffrira davantage,
    avec son destin pour unique oreiller,
    d’une mort muette, étrangère. »




    Gabriela Mistral, Saudade, in Tala [1938], Poèmes, édition bilingue, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1946, pp. 24-25. Traduction et postface par Roger Caillois.







                                      L’ÉTRANGÈRE


         À Francis de Miomandre.


    « Elle parle avec son accent de ses mers barbares,
    avec je ne sais quelles algues et je ne sais quels sables ;
    elle fait sa prière à un dieu sans corps et sans poids,
    vieillie comme si elle allait mourir.
    Dans notre jardin, qu’elle nous a rendu étranger,
    elle a mis des cactus et des herbes griffues.
    Elle nous souffle l’haleine du désert ;
    elle a aimé d’une passion qui l’a blanchie,
    qu’elle ne nous raconte jamais et si elle nous la racontait,
    ce serait comme la carte d’une autre planète.
    Elle pourra vivre parmi nous cent ans,
    ce sera toujours comme si elle venait d’arriver,
    parlant une langue essoufflée et gémissante,
    comprise seulement des bestioles.
    Et elle va mourir au milieu de nous,
    une nuit où elle souffrira trop
    avec son seul destin pour oreiller,
    d’une mort sans bruit et étrangère. »




    Gabriela Mistral, Tala, in Poèmes choisis, Éditions Stock, 1946, page 121. Poésie traduite par Mathilde Pomès. Préface de Paul Valéry.





    GABRIELA MISTRAL


    Gabriela Mistral 1
    Ph. D.R.
    Source




    ■ Gabriela Mistral
    sur Terres de femmes

    La cendre
    Cordillera
    Désolation
    15 novembre 1945 | Gabriela Mistral, Prix Nobel de littérature
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    un autre poème de Gabriela Mistral (Ausencia)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur books.google.fr)
    l’intégralité du recueil Tala (en espagnol)


    Pour lire et/ou écouter d’autres poèmes (en espagnol) de Gabriela Mistral, cliquer
    ICI





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2010
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes