Étiquette : Liliane Giraudon


  • Denise Le Dantec | [Beau temps sur la planète]


    [BEAU TEMPS SUR LA PLANÈTE]





    Beau temps sur la planète
    Une poudre d’étoiles dans le noir de l’univers
    un chemin vert //

    Un homme marche au soleil      (la pluie est un rêve)

    c’est ta bouche… l’eau de ta voix…

    (j’habite un songe)


    … J’ouvre la fenêtre… la parole s’envole     le mot etcetera

    des nuages d’ozone flottent sur la jachère céleste

    une mousse d’émeraudes / des écailles de hareng

    _tout est argent

    les œufs au thé… la liqueur barbabaro [

    3 peupliers… un cheval [[


    EN-HEDU-ANNA

    1 ligne fragmentée

    2 lignes manquantes

    4 lignes fragmentées

    (ici s’interrompt la forêt ombreuse)




    Denise Le Dantec, ENHEDUANNA, La femme qui mange les mots, L’Atelier de l’agneau, Collection cordelle, 2021, page 5. Dessins de Liliane Giraudon.






    Denise Le Dantec  Enheduanna





    DENISE LE DANTEC


    Denise Le Dantec
    Image, G.AdC




    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes


    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    La Seconde augmentée (lecture d’AP)
    [La Seine est verte] (extrait de La Seconde augmentée)
    [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après)
    Guillevic | À Denise Le Dantec
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture d’Enheduanna de Denise Le Dantec, par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le site de L’Atelier de l’agneau)
    la fiche de l’éditeur sur Enheduanna





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  • Liliane Giraudon, Le Travail de la viande

    par Angèle Paoli

    Liliane Giraudon, Le Travail de la viande,
    P.O.L éditeur, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « UN POÈME EST UN POÈME EST UN POÈME »





    Happée par la flagrante trivialité du titre — Le Travail de la viande —, j’ai d’abord imaginé une tripotée de bouchers de Rungis, tabliers blancs maculés de traînées de sang, s’activant à décharger des carcasses sanguinolentes. Me sont simultanément revenues en mémoire les célèbres toiles de Rembrandt et de Chaïm Soutine. Bœuf écorché, écartelé et souffrant, offert aux regards obscènes du spectateur. Je peux tout autant imaginer le travail au scalpel du chirurgien anatomiste taillant dans les chairs à vif d’un corps à nu. Mais pourquoi les images qui s’imposent aussi durablement à moi sont-elles celles des portraits torturés de Bacon ? Ces couleurs violacées et blanchâtres de visages aux chairs révulsées ? Je continue de m’interroger.

    Avec cet opus signé Liliane Giraudon, le lecteur pressent que Le Travail de la viande aura à voir avec le travail de la poète, de la poétesse. Travail sur la langue, travail de la langue, travail autour de la langue. La langue étant ce muscle de chair polyvalent, capable de malaxer les aliments enclos dans la cavité buccale, à même de tournoyer dans les baisers ardents, ou de s’activer pour formuler, parler et dire (Liliane Giraudon ne mâche pas ses mots !) ; à même aussi d’élaborer un système de signes propres à la communication, orale et écrite. Si le titre reste à première vue un brin énigmatique (Liliane Giraudon fournit en d’autres lieux des explications en lien avec sa vie présente), la quatrième de couverture, elle, est plus explicite. On y croise des noms en rapport avec la littérature : Meyerhold/Oreste/Reverdy/Bessette. On y croise des allusions au genre littéraire : « Traversées des genres ou extension » / « la fille aux mains coupées ». Quant à la « viande », elle est présente dans la métaphore choisie (sur cette même quatrième de couverture) pour illustrer la composition du livre :

    « on peut […] le parcourir comme un abattoir où sont débités des morceaux de textes. »

    Morceaux de choix qu’il est possible de lire dans l’ordre ou dans le désordre. La poète prend cependant grand soin de préciser que « Fonction-Meyerhold » occupe une place centrale au cœur de l’ouvrage. Et que ce texte « rayonne comme centre des opérations. » Trois textes précèdent celui-ci : « La fille aux mains coupées » / « Mouvement des accessoires » / « Oreste pesticide ». Trois autres le suivent : « Cadavre Reverdy » / « L’activité du poème n’est pas incessante » / « B7 : un attentat attentif. »

    Quant au titre lui-même de l’ouvrage, une seule occurrence figure dans l’ensemble de l’ouvrage. Dans « Fonction Meyerhold ». Accouplée à un autre syntagme nominal :

    « mécanisation du sexe

    travail de la viande ».

    Le travail qui est ici à l’œuvre est à la fois « le fruit d’un braconnage dans la vie de tout le monde » ; le fruit de lectures multiples qui resurgissent parfois au hasard de la vie :

    « Je tente d’avancer.

    Mais pas seule, non.

    Avec la somme de tous ceux et celles que j’ai lus, pillés puis oubliés. »

    Le fruit aussi de multiples rencontres, essentielles et vitales. Parmi ceux que la poète fréquente et avec qui elle travaille figurent des noms d’acteurs, de poètes et d’écrivains, d’éditeurs, de metteurs en scène, de photographes. Marc-Antoine Serra, Nicolas Maury et Robert Cantarella, Laurent Cauwet, Christian Tarting, Isabelle Garron et Yves di Manno, Frédérique Guétat Liviani et Michel Maury. Ainsi que Paul Otchakovsky-Laurens, bien sûr.

    De ce travail résulte un assemblage de textes cousus ensemble ; « des proses, des mélanges de montage en montage ». Des textes différents par le genre littéraire auquel ils appartiennent ou auquel le lecteur voudrait les apparenter ; par les thèmes ou sujets qu’ils abordent et par l’écriture qui les porte. Avec cependant des passerelles, des échos qui transitent, résonnent de l’un à l’autre et une voix unique qui les ajointe. Celle de la poète. Voix colère qui dénonce, voix rageuse qui secoue, voix qui vibre et qui proteste comme une mise en garde :

    « arrêtons de voir

    la littérature comme un enclos

    protecteur une

    réparation du vivre

    il faut cracher dans la soupe

    pour lui donner du goût

    dégobiller dégobiller

    leur faire renifler

    l’odeur de ce qu’ils sont

    ce que dégage

    cette infecte couverture appelée

    l’art au service du peuple

    quand le peuple

    est bien commode pour ceux qui s’en réclament… » (in « Fonction Meyerhold »)

    Et c’est cela sans doute qui justifie le côtoiement de ces textes et, au-delà, leur assemblage et leur mise en perspective. Ce qu’annonce d’emblée l’exergue emprunté au cinéaste Harun Farocki :

    « Les paveurs au travail lancent haut un pavé puis l’attrapent, chaque pierre est différente mais ils comprennent au vol où elle doit se poser. »

    Le Travail de la viande est travail de la langue. La langue mise en pièces, débitée en morceaux — conte, théâtre, lettre, poème, monologue —, rapiécée, rajustée recouturée. Fruit d’un travail permanent, attentif, exigeant. Un travail de création. Soit « un étrange exercice de dépossession » (in « Cadavre Reverdy »). Dont le propos à la fois dérangeant et décapant infuse et se répand, par-delà le vouloir de la poète, dans les veines et artères de ceux ou de celles qui se l’approprient. Parce que le poème ici est tout autre chose qu’

    « un simple petit

    ossement décoratif

    déposé là et sans usage ».

    Le livre s’ouvre sur un récit, reprise et adaptation par la poète d’un conte de Grimm. Comme bon nombre de contes merveilleux, La Fille aux mains coupées est un conte cruel. Le souvenir de ce conte, relié aux lectures de l’enfance, est aussi rattaché à un événement récent dont Liliane Giraudon a vécu la violence. Comme dans le conte de Grimm où la jeune fille vit le sacrifice castrateur qui lui est infligé comme une mise à l’épreuve (amputation des deux mains), la poète vit la mort de son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens (Éditions P.O.L) comme une épreuve douloureuse qui la confronte à l’incapacité d’écrire. L’adaptation de ce conte pour une performance est l’occasion pour la poète de s’interroger sur la notion d’espace. Et de s’interroger sur elle-même, sur son devenir face à l’écriture :

    « Les chairs enveloppant le poignet occupent-elles un espace qui peut être tranché au couteau ? »

    Et la poète de conclure par cette suite d’interrogations inquiètes :

    « Ces mots jetés dans le vide puis repris longtemps après rejoindront-ils les larmes de la fille aux mains coupées ?

    Lui rendront-ils son sourire ? Sa force d’agir

    Où est la fille ?

    Dans quel espace de quel poème peut-elle aujourd’hui tracer des signes ? »

    « Mouvement des accessoires » (second texte) évolue comme un jeu de mikado dont les baguettes sont lancées au hasard. En cinq mouvements et cinq mises en espace, les baguettes composées de phrases identiques retombent les unes sur les autres dans un ordre aléatoire. Qui dit variation sur le même, dit aussi modifications infimes, à peine perceptibles et pourtant présentes.

    Avec « Oreste pesticide », Liliane Giraudon revisite le mythe des Atrides à travers le personnage d’Oreste. La poète délocalise le mythe dans la ville de Marseille, au sein d’une enquête policière contemporaine avec violences et bavure mortelle. La scène — avec didascalies — se déroule en quatre tableaux. Avec deux flics femmes et lesbiennes, « poupées gonflables au service du capital » ; employées à la « dé/ra/di/ca/li/sa/tion ou dé/ra/ti/sa/tion » ; un transgenre cultivé, infirme, cynocéphale et « nègre » pornographe, finalement assassiné par l’une des fliquettes. Le quatrième tableau reprend la matière précédente pour en faire une pièce de théâtre avec metteur en scène et acteurs. Le tout sur fond de sexisme, de racisme et de violence. Violence des temps soumis aux exigences des dieux (Daech) ; violence des femmes elles-mêmes dont le sujet « n’est pas frontalement abordé ». Violence des mots et des propos. Cette tragédie gore, avec personnages destroy adeptes de la dérision et filles « déviergées » en quête de cliniques pratiquant l’hyménoplastie, dialogues pris sur le vif et langage parlé et cru, tourne à la tragi-comédie et l’on rit bien souvent des trouvailles et des répliques que Liliane Giraudon introduit dans les situations et met dans la bouche des personnages. Le mélange des genres, des tons, des êtres, inversions et perversions, rend comique cette pseudo-tragédie. Elle est aussi pour la poète l’occasion de s’interroger sur le théâtre, sur son rôle et sur son devenir.

    Le « morceau » central de l’ouvrage, morceau de choix qui irrigue tous les autres et les irradie, s’intitule « Fonction Meyerhold ». Dénommé « poème » par Liliane Giraudon, le long échange qu’elle entretient avec Meyerhold – dramaturge et metteur en scène russe du siècle dernier — met l’accent sur nombre de préoccupations, rébellions et interrogations révélatrices d’un choix de vie et d’un choix d’écriture :

    « mon livre est engagé

    puisque c’est lui

    qui m’engage

    à vivre ce que j’écris ».

    L’une des fonctions de ce poème est donc de focaliser l’attention sur ce qui aujourd’hui comme hier contribue à menacer l’équilibre du monde.

    « plus ça change

    plus c’est la même chose

    le soleil n’en finit pas

    de se noyer dans son sang ».

    La mise en lumière de ce qui a été écrit, inventé et vécu par Vsevolod Meyerhold, condamné, torturé et exécuté sous Staline parce que tenu pour un ennemi du peuple russe, sert de point d’appui à la réflexion et au travail de la poète. La redécouverte dans sa bibliothèque de Théâtre années vingt, Tome IV de Meyerhold, pages annotées par elle en août 1992, renvoie Liliane Giraudon à une lecture ancienne, aux phrases de Meyerhold qu’elle avait soulignées. Cette année-là, 1992, c’est aussi l’année de la fondation de la revue If, aux côtés d’Henri Deluy, de Jean-Charles Depaule et de Jean-Jacques Viton. C’est aussi l’année de la publication d’un Marina Tsvétaïéva, en collaboration avec Henri Deluy. L’Union Soviétique est alors au cœur de ses centres d’intérêt. Un temps révolu. Cependant, grâce aux phrases soulignées dans ce Tome IV du Théâtre années vingt, la poète revisite le texte du dramaturge russe et l’environnement qui est le sien en même temps que celui de ses contemporains : Tchekhov, Essenine, Maïakovski, Mandelstam, Gogol, Khlebnikov, Chostakovitch, Prokofiev… Époque dure de combats et d’engagements pour défendre de nouvelles formes de langage théâtral et poétique ; époque de poursuites judiciaires et de menaces. De procès :

    « pouvez-vous croire que je sois un traitre à la patrie un contre-révolutionnaire que j’aie mis le trotskisme en pratique dans mon art consciemment pratiqué au théâtre un travail hostile destiné à saper les fondements de l’art soviétique ».

    La relecture de cet ouvrage et l’écriture qu’il contribue à faire naître — celle que nous sommes en train de lire — nourrissent le regard critique que la poète pose sur son siècle. Ainsi dénonce-t-elle, comme Meyerhold l’a fait en son temps, les barbaries et le sang, les tragédies ininterrompues, l’asservissement des peuples, les ententes du pouvoir pour généraliser le crime, l’alliance entre Poutine et Bachar el-Assad pour venir à bout de la Syrie, et les accords tacites qui sont autant de violences insoutenables et inquiétantes :

    « là-bas comme ailleurs

    ici bientôt peut-être

    les grandes puissances ont délivré

    au régime une licence pour tuer

    il y a peut-être un lien

    entre déni de crime

    et déni de révolution

    mais tu sais tout ça bien mieux que moi ».

    Il arrive pourtant que la voix se fasse plus intime. Que frôle le désarroi. Que l’émotion affleure. Ainsi de ces vers :

    « parfois j’écris n’importe quoi

    à défaut de ne plus pouvoir vivre

    n’importe où

    je me demande jusqu’où

    va aller la soumission

    des peuples pourquoi

    ce qui nous arrive nous arrive ».

    Et, quelques pages plus loin, ce questionnement bouleversant que Liliane Giraudon adresse à Meyerhold :

    « si toi tu te souviens

    de pourquoi il y a vingt-six ans

    j’ai souligné au crayon

    ce passage du livre retrouvé hier

    dis-le-moi éclaire-moi

    je ne suis pas encore morte

    mais il semble que ma vie s’efface

    ce que j’écrivais m’apparaît souvent

    comme écrit par une autre

    qui ne serait plus celle que je suis devenue ».

    Un poème dédié à Laurent Cauwet, fondateur des éditions Al Dante.

    « Cadavre Reverdy » — quel coup de poing que ce titre ! — est « une sorte de document-fiction » que Liliane Giraudon adresse à Pierre Reverdy. Afin de réaliser ce « document-fiction », Liliane Giraudon a pris soin de relire Reverdy. Une relecture qui s’accompagne de « prélèvements » de vers et de « formules » que la poète intègre dans sa propre réflexion et qui nourrit son écriture. Chemin faisant à travers l’œuvre du poète « pas très catholique de Solesmes », elle interroge Pierre Reverdy sur lui-même. Ses allures de « dandy voyou », ses accès de violence, ses écrits, ses amitiés. Ainsi croise-t-on au passage le destin tragique de Max Jacob — poète que l’on retrouve sous les traits du mage dans Le Voleur de Talan — et l’amante Coco Chanel, « agent nazi » à qui il dédicacera un exemplaire de Main-d’œuvre. Liliane Giraudon iconoclaste ? Oui, sans aucun doute. Car qui se souvient de la relation amoureuse du poète avec Coco Chanel ? Qui se souvient aussi du rôle joué par l’icône parisienne de la mode auprès de la Gestapo ?

    Sensible à la voix de Reverdy et au souffle qui la porte, Liliane Giraudon s’arrête sur les blancs qui ponctuent ses poèmes, fascinée à la fois par « cette coagulation visuelle des mots distribués » et par la « soufflerie corporelle » qui l’orchestre.

    Le cheminement progressif de la réflexion de Liliane Giraudon sur le « poète considérable » est marqué par une succession de paragraphes — et donc de blancs d’interlignages —, chacun d’eux abordant une question nouvelle qui retient l’intérêt de la poète :

    « Monsieur Reverdy, qui est ce cadavre ?

    Un portait décomposé-recomposé par vous ? »

    Ou encore :

    « Je reviens aux portraits comme à ce que nous appellerons les accessoires… »

    Et plus loin :

    « Je pense souvent à cette première enfance. La vôtre… ».

    L’importance que Liliane Giraudon accorde à Reverdy est elle aussi « considérable ». C’est d’ailleurs à Reverdy qu’elle doit le titre de l’un de ses premiers livres — Je marche ou je m’endors (1982). Le roman onirique du Voleur de Talan lui inspirant l’expression « voleuse de talent » qu’elle applique à elle-même.

    C’est à Reverdy enfin qu’elle emprunte cette phrase. Une phrase vitale : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »

    « De quelle autre activité pouvons-nous rapprocher l’activité du poème ? » s’interroge Liliane Giraudon dans la sixième prose de son ouvrage. « L’activité du poème n’est pas incessante. » Peut-être de « celle invisible des vers dans le cadavre ? » Car cette activité se fait « sans nous » ; à notre insu ; « dans un dedans extérieur ». Et cela sans doute depuis l’enfance. Depuis le temps où lire se prolongeait dans écrire. « J’éprouvais je me souviens un plaisir fou à écrire. » Écrire. Activité indissociable, pour la poète en herbe, du jeu des osselets.

    « Aujourd’hui encore je suis intriguée par l’association Jeu d’osselets/Acte d’écrire.

    Ce Jeter/Lancer/ Ramasser… ».

    Où l’on pense au « camarade Mallarmé ». Et à son coup de dés. Mais on retrouve aussi les trois gestes — jeter/lancer/ramasser — qu’implique le « Mouvement des accessoires » (seconde prose), soumis au hasard du jeu. En partie autobiographique, cette prose fait intervenir nombre d’autres voix. Tant de voix croisées au cours des ans, à travers les lectures, à travers les textes écrits par d’autres voix. Voix oubliées et voix connues. Voix des contes qui s’immiscent dans les ténèbres, voix cruelles corrélées au sang et au meurtre. Voix étranges et étrangères que la poète enfant laisse monter jusqu’à elle et dont elle s’empare. « Comme une voleuse. » Et parmi les voix qui comptent, celle de Gertrude Stein « la grammairienne ». Dont Liliane Giraudon reprend à son compte le principe de la variation :

    « un poème est un poème est un poème ».

    Le Travail de la viande se clôt avec « B7 : Un attentat attentif ». Consacré à Hélène Bessette, ce monologue est uniquement constitué de prélèvements opérés dans quatre de ses œuvres. À partir de ces prélèvements et d’une montée à Notre-Dame de la Garde sur les traces d’Hélène Bessette (qui en fit « l’ascension » en 1946), Liliane Giraudon a réalisé un film (cosigné avec Marc Antoine Serra). Ce film éponyme (avec texte en voix off) a été projeté à Cerisy-la-Salle à l’occasion du colloque organisé en août 2018 pour le centenaire de la naissance de la grande romancière et dramaturge que fut Hélène Bessette (1918-2000).

    Parmi ces fragments, en voici quelques-uns, prélevés au hasard :

    « Qui sont ces gens ?

    Qui est derrière moi ? »

    « La grammaire en démolition n’arrange pas le drame » (phrase présente dans « Mouvement des accessoires »).

    « « On » pronom indéfini souffre

    D’une manière infinie non définie

    Mais certaine »

    « Je suis sidérée d’être vieille

    Je pensais tant ne l’être jamais ».

    Comment conclure une telle lecture ? Tant ce livre est inépuisable. Qui laisse ouverts de multiples champs d’exploration. Un livre qui remue et qui dérange. Par son originalité formelle (ou informelle) ; par les questions brûlantes qu’il aborde ou qu’il soulève. Par l’émotion qui circule entre les lignes. Un livre-phare, qui secoue et qui émeut. Un grand livre.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Liliane Giraudon  le travail de la viande









    LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    Oreste pesticide (extrait du Travail de la viande)
    Hier La Poète… (extrait de La Poétesse)
    La Poétesse (lecture de Jos Roy)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    le site personnel de Liliane Giraudon
    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Liliane Giraudon
    → (sur YouTube)
    Liliane Giraudon, Le travail de la viande (vidéo)
    → (sur le site de P.O.L éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur Le travail de la viande
    → (sur Il Manifesto)
    mars 2020
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  • Liliane Giraudon | Oreste pesticide




    ORESTE PESTICIDE
    (extrait)





    Flic 2
    Maintenant ça suffit. Vous allez répondre à nos questions. C’est bien vous qui vous faites appeler Oreste ? Pourquoi ?

    Oreste
    Parce que je suis un reste. Mais ça c’est personnel. Privé. Et que je reste ici ! Ici, c’est-à-dire dans cette foutue ville, ce foutu quartier ! avec des gens comme vous qui entrent chez moi quand ça leur chante !
    (Silence. Changement de ton.) Et à cause de l’Orestie. Mais ça évidemment, ça vous dépasse… Votre préoccupation à tous c’est l’état d’urgence… L’état d’urgence… Quel mot… L’Orestie ! Ha ! Ha ! L’Orestie pour des flics ça peut bien être quoi ? Voyons…Peut-être l’adresse d’une pizzeria ou d’un parc d’attractions…

    Flic 1
    Ça suffit. On est pas ici pour parler d’Eschyle ni de Clytemnestre ! Que votre modèle soit un matricide et un pauvre type complètement manipulé par une famille de cinglés on s’en tape ! Alors maintenant vous arrêtez de nous prendre pour des débiles et vous répondez à nos questions !
    (Elle sort un carnet tandis que Flic 1 commence à inspecter l’atelier.)
    Donc vous ne connaissez pas Madame Sannom ? Juliette Sannom ?

    Oreste
    Oh, mais c’est que j’ai affaire à du beau monde ! On m’a envoyé une fliquette qui sait lire ! Ça alors, ça s’arrose… (Il recule rapidement son fauteuil, ouvre un tiroir et en sort une bouteille. Boit directement au goulot.) Sauf qu’Oreste n’est pas manipulé par l’horrible famille des Atrides mais par ces saloperies de dieux qui sont en train de revenir. Et vos services policiers je peux vous dire qu’ils ne vont plus être d’un grand secours pour personne… Enfin, vous pourrez toujours aller calmer vos nerfs sur ces petits cons de manifestants qui redécouvrent les charmes du cocktail Molotov…
    Les dieux c’est comme les noms. Ça bouge, ça évolue… Comme les couches ou les Tampax on peut aussi en changer. Vous devez le savoir toutes les deux puisque maintenant vous avez le droit de vous marier. Au fait c’est qui qui l’emporte quand les sexes sont les mêmes ?… Après le mariage c’est quel nom qui l’emporte ?
    Vous me parlez de Juliette Sannom ou de Juliette Ça Non ? Parce qu’à une lettre près ça change tout ! Alors soyez précises ! Cassandre va prédire le sort réservé à la maison des Atrides et Artémis protège les faibles mais cette fureur de mutuels homicides qui s’empare du monde, il va vous falloir l’affronter et ça va être une autre paire de manches que de venir m’emmerder avec une enquête demandée par une bonne femme au nom approximatif ! Je lui aurais fait quoi à cette Juliette ?

    Flic 2
    Et votre fille ? Où se trouve actuellement votre fille ? Celle qui doit épouser le fils de Madame Sannom ? Ici, l’appartement est bien à son nom ?

    Oreste (riant aux larmes)
    Mais qu’est-ce que vous me racontez ? De quelle fille vous parlez ? J’ai plusieurs filles mais elles ne savent pas que je suis leur père ! Elles ont toutes un père légal qui n’est pas moi et Dieu merci leurs mères sont de bonnes épouses à qui on ne réclamera jamais le moindre test génétique. Leurs bâtardes marchent le front haut ! Ça fait plaisir à voir ! Et mon foutre a fait du bon travail ! Et en plus j’ai travaillé gratuitement alors que certains monnayent leur purée !

    Brusquement il se met à tousser et à trembler de manière inquiétante.

    Flic 1
    Qu’est-ce qui se passe ? Vous vous sentez mal ? Vous voulez un peu d’eau ?

    Oreste
    Non, c’est rien, ça va passer… C’est dur d’habiter une carcasse humaine…la mort est bègue et elle finit pas ses phrases et on ne l’entend pas mais elle est là !… La mort est légion, personne ne peut la joindre ni la prévoir ! elle est dispersion et elle frappe ! Ou plutôt elle entre sans frapper ! Regardez-vous toutes les deux… On vous croirait loin d’elle, vous avez l’air intouchables, trop jeunes, trop fortes ! trop vitales !… Mais qui vous dit qu’une tumeur n’est pas en train de germer dans vos jolis seins, au creux de ces ventres pourtant plats et musclés ? Le malheur est toujours le fils du crime, et vous, les traqueuses de crime, vous allez finir par l’asticoter le malheur alors hein ! Attention aux asticots, les filles, attention ! pour Oreste c’était les mouches mais pour vous les filles ce sera les asticots !… Ils grouillent déjà le long de vos strings !

    (Un bruit de mouches envahit la pièce.)



    Liliane Giraudon, « Oreste pesticide », Tableau III, Le travail de la viande, P.O.L éditeur, 2019, pp. 47-50.





    Liliane Giraudon  le travail de la viande


  • LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon Guidu
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    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    Le Travail de la viande (lecture d’AP)
    Hier La Poète… (extrait de La Poétesse)
    La Poétesse (lecture de Jos Roy)




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  • Liliane Giraudon, La Poétesse

    Chroniques de femmes – EDITO/SOMMAIRE

    Liliane Giraudon, La Poétesse, P.O.L., 2009.

    Lecture de Jos Roy


    2   La Po-tesse est ...
    Ph., G.AdC






    LA POÈTE, ELLE BRICOLE



    La Poète, elle bricole, elle organise son monde.


    Elle fabrique La Poétesse en trois coups de découpé-mélangé-collé. Attention, La Poète n’est pas La Poétesse. (Trop évident). La Poète c’est elle.

    La Poétesse, c’est un corps constitué : de La Poète, des fiancés, du père mort, de la mère morte, du lys aux précédents offert, de Jack Spicer, de Joséphine Baker, de la chatte infanticide, du Fils, des « choses Arrachées décousues », de Calamity Jane, de Carl Einstein, de carnets bleu, vert, gris, du garçon vierge, et plus, d’une poitrine dégrafée, et plus, de femmes dévorées vivantes, et plus.

    La Poétesse fait dans le service trois pièces : « Ma chérie je t’ai fait des phrases trouvées partout » ; « Kara Walker n’est pas Joséphine Baker », « Le goût du crabe ». À la première palpation de l’œil, on devine la complexité essentielle du tout.

    La Poétesse est un corps homobiographique. C’est que La Poète bricole, on l’a déjà dit. On la soupçonne même de s’essayer à la manipulation génétique. En croisant une autobiographie avec une biographie, en ajoutant quelques parts de rêves vivants et de choses savantes, en greffant sa patte d’écriredessiner, elle donne naissance à l’homobiographie, espèce inconnue mais non dépourvue de familiarités singulières, à l’enveloppe incertaine, une « mosaïque liquide ».

    La Poétesse est un corps globulaire. On précisera un corps globulaire à forte tendance charnelle : « j’ai rêvé d’un livre à manger cru » et de préférence sphérique. Eisenstein est heureux.

    À trop croquer dans cette généreuse trinité, on se casse parfois une dent. Faux. C’est La Poète qui se casse une dent. On confond. On se trouble. Il y a du grand mélange dans l’air :

    « La Poète a plus peur d’un dentiste que d’un quatrain. C’est ce que La Poète se dit en s’endormant. » Nous, on vertige ; on s’accroche aux meubles qui basculent : on collectionne les majuscules délocalisées, les ponctuations de couleur qui couvrent les cahiers plutôt que les poèmes, on voyage dans des cieux peuplés d’Orion et de Saturne chasseurs de crabe où l’on retient que « lire dans les Astres c’est renouer un destin », on ne sait plus à qui appartiennent les mains du Fiancé (elles sont belles), les repères sombrent. Apparaissent des monstres qui font des lectures, greffent des « phrases prélevées » sur des corps improbables. Entre les chattes tombées du toit, les tiges de haricot et des broderies de mémoire, on navigue en se disant : « (t)u n’es pas encore en voie de disparition », en évitant « cette drogue terrible (à savoir soi-même) que chacun absorbe dès qu’il est seul ».

    Comme son nom ne l’indique pas, La Poétesse est un corps féminin tranché. Elle décide que stigmate, anchois et après-midi sont des filles, affirme que charnière n’est pas le féminin de charnier. Elle relève au passage quelques décapitations littéraires du même sexe que le sien, quelques coffres-vagins et seins coupés, des mains vacantes.

    Un corps féminin tranché, cela fait soustraction. Les soustractions laissent des traces puisque « écrire est une soustraction », pense la Poète, Hier.

    Et dans la « marque […] inscrite dans le corps, toujours à gauche », de « Hop ! Hop ! Ma chérie c’est sûr, un message s’y trouve, il ne s’adresse qu’à toi. » La Poète opère un déploiement de monde, nous gratifie de sa nuée volcanique : « ‘IL N’Y A D’EXPLOSION QUE LE LIVRE.’ Hop ! Hop ! Ma chérie, la formule est à creuser… »

    Liliane Giraudon est La Poète qui fait La Poétesse, homobiographie parue en 2009 aux éditions P.O.L. Celle qui bricole. Qui organise son monde. Qui hurle à ses lecteurs quelque chose comme : Circulez ! Il n’y a rien tout à voir dans les « occasions » du poème.






    1 La Po-tesse est ...
    Ph., G.AdC


    Jos Roy
    D.R. Texte Jos Roy/Terres de femmes



    __________________________
    * Note : les textes entre guillemets sont des citations tirées de l’ouvrage.




    LA POETESSE

  • LILIANE GIRAUDON




    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    Hier La Poète… (extrait de La Poétesse)
    Le Travail de la viande (lecture d’AP)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Liliane Giraudon



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  • Liliane Giraudon | Hier La Poète…



    INOPINE
    Image, G.AdC






    HIER LA POÈTE …



    Hier La Poète a pensé à
    Marseille. Marseille, la ville où
    elle dort. Elle se disait: « Tu dors
    près d’un continent liquide
    dont les berges sont solides et
    les populations nomades depuis
    au moins le paléolithique. » Elle
    trouvait ça plutôt réconfortant.

    Hier, en promenade, La Poète a
    cueilli du thym et photographié
    le crottin d’un cheval invisible.
    Sur le Ventoux au loin, calotte
    neigeuse. Une meringue dans
    l’air.

    […]

    Hier La Poète a perdu son
    blouson rouge et fait pleurer
    une femme voilée en lui parlant
    du comportement violent de
    son fils pendant le ramadan. La
    Poète ne voulait pas faire
    pleurer la mère mais le fils. Elle
    se disait que s’il était si violent
    c’est parce qu’il n’arrivait plus à
    pleurer.

    […]

    Hier elle a parlé de la poétesse
    vietnamienne Hô Xuân Huong.
    Son insolence. Dans son siècle.
    À sa place. Près du grand lac
    d’Hanoï. En plein XVIIIe siècle.
    Sa crudité sexuelle enfouie sous
    de simples objets (éventail,
    balançoire, fruit). Comment le
    fait qu’en vietnamien le verbe
    « traduire » signifie aussi
    « contaminer ». Ça n’intéressait
    pas plus le public que la fois
    précédente.

    […]

    Hier La Poète a vu sur le
    trottoir de l’urine fumer.
    L’urine dessinait l’image exacte
    de la botte italienne. Il était six
    heures quarante-cinq et la nuit
    était brumeuse malgré le froid
    sec. La Poète a ressenti un
    curieux sentiment de bonheur.
    Le simple fait d’exister.

    […]

    Hier elle a bu un thé superbe
    appelé « Baïkal ».

    […]

    Hier rêvé un petit dialogue:
    « Moi si j’avais pu choisir mon
    nom, j’aurais dit Carence. Pas
    Clarence, non, Carence. »
    « Bonjour Carence. Moi c’est
    Inopinée. »

    […]




    Liliane Giraudon, La Poétesse, Homobiographie, P.O.L, 2009, pp. 19-20-22-23.





    Liliane Giraudon  La Poétesse





    LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon





    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    La Poétesse (lecture de Jos Roy)
    Le Travail de la viande (lecture d’AP)
    Oreste pesticide (extrait du Travail de la viande)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Liliane Giraudon



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