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  • Lionel-Édouard Martin | Froufrou des voiles



    Dessiner un arbre au fond de mes prunelles
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    FROUFROU DES VOILES…



          Froufrou des voiles, toiles légèrement empesées : un sillage épicé de cannelle et de vanille, d’embruns de sueur au creux d’aisselles (foule des passantes, houle d’hippocampes à caracos multicolores) excite un désir à l’apparence de brise, un remous presque charnel à la cime des palmiers.


          Palmeraie, cathédrale à l’envol, les ailes des colonnes s’appuient sur le ciel à gestes mesurés. Mais nul arrachement ne vient conclure la période éternelle — qu’un battement de virgules, ponctuation souple des heures.


          Palmes en désir d’envol, de rupture. Pourtant nul souffle en proue de mer la brise est morte : à peine ma parole au bord de ce poème anime une infime étoile, émeut le feu de ma chandelle.


          Table en terrasse, gréée de blanc : mes mots pénètrent la vigie d’un délire insulaire, ma bougie voit des îles au milieu de ma voix, s’agite à cris muets. Que je dise “palme” et l’archipel
          Attise une flamme enthousiaste, un pareil désir d’envol et de rupture, au sommet de mon navire.


          Où palpite la palme, le ciel cesse, et tous les morts — même bleu, le ciel est plein de morts. Est-ce ma parole, mon chuchotis mal perceptible à la tombée du soir et à l’orée du poème, qui prête au cœur-palmier ce mouvement binaire ? J’ai bonnement dit “palme” et la vie tout là-haut soudain s’est mise à battre ; que je lève les yeux, j’y puiserai ce qu’il me faut de sang pour dessiner un arbre au fond de mes prunelles.



    Lionel-Edouard Martin, Litanies des bulles, Soc & Foc, 2010, s.f. Encres de Marc Bergère.





    LIONEL-ÉDOUARD MARTIN


    Lionel-Édouard Martin
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    ■ Lionel-Édouard Martin
    sur Terres de femmes

    Le flamboyant (texte extrait d’Avènement des ponts)
    Ulysse au seuil des îles (extraits)
    La Vieille au buisson de roses (note de lecture d’AP)
    Martinique (extraits)



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    → (sur le site de Marc Villemain)
    un entretien de Lionel-Édouard Martin avec Marc Villemain (paru dans Le Magazine des Livres n° 34, février/avril 2012)
    → (sur Exigence : Littérature)
    une bibliographie de Lionel-Édouard Martin
    → (sur De Litteris)
    une note de lecture sur Brueghel en mes domaines
    → (sur De Litteris)
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  • Lionel-Édouard Martin | Martinique



    MARTINIQUE, SEPTEMBRE 2010 – JANVIER 2011 (extraits)




        Ces longs mouvements de pluie qui d’est en ouest parcourent l’île, tissant la soie compacte du matin, que me disent leurs crissements sur le métier, couvrant tout bruit, même proche, unifiant la rumeur caraïbe ? Qu’ils me préparent la matière universelle d’un habit ? Mais de quel vêtement prétendent-ils recouvrir ma peau ? Celui de la vie, celui de la mort, la toge ou le linceul ? ― Vieillir impulse de telles questions, nombreuses dès qu’au poète tout fait langue et parle à voix feutrée.
        Qu’un feu plutôt, vertical, écorche le ciel jusqu’au muscle  : c’est d’une déchirure que j’ai désir de m’envelopper.




    […]




        La pluie, territoire attendu. Bien au-delà de l’île : animant ses forêts, ses pics, ses oiseaux, brouillant ses osselets dans la paume océane, moulant les empreintes dans le sable et dans la vague ― mais bien plus profondément que le château friable : jusque dans le cœur de l’humus et des laves, œuvrant à la pâte et aux éclosions ; jusque dans les branchies d’abysses, ruisselant sur la peau, tendant, luth, ses cordes sur le test : et la tortue résonne, pleine pourtant d’œufs et de chair, bec cornu dévoreur de méduses mué plectre sous l’averse ― et j’entends ce qui relie, la mélodie factrice de visages neufs : face de bonite, d’acajou, face d’homme confondues en pareille commune gaîté sonore, bouche ouverte à la pluie, la manne, abattue sur la mort, et balbutiant par le mucus, par la sève, par la salive, les premiers termes d’une résurrection.




    […]




        ― Que fais-tu ?
        ― J’attise. C’est l’heure des mots, le feu couve encore en ville, on perçoit les tisons.
        ― C’est un métier ?
        ― C’est l’aube, un souffle. Le monde se ravive à chaque mot que j’expire.
        ― Mourir ?
        ― Rendre. La nuit prend les choses.
        ― La voix ?
        ― Je corde à vue, mot à mot.
        ― Gréements ?
        ― Ce qui relie, pousse vers. Parole en main, nommer-tirer. Soleil-poulie, voiles. D’île en île, tracer la houache, l’eau salée plein la bouche. De celle qu’on recrache en éclat de miroir : entre lèvres et tain, l’image qui se contracte et se relâche, va, vient, créant l’empreinte.




    Lionel-Édouard Martin, Martinique septembre 2010 – janvier 2011, in Brueghel en mes domaines, Petites proses sur fond de lieux, Les éditions du Vampire Actif, Collection Les Échappées, 2011, pp. 94-106-140.





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  • Lionel-Édouard Martin, Ulysse au seuil des îles



    Je rentre dans Ithaque
    Ph., G.AdC






    ULYSSE AU SEUIL DES ÎLES (extraits)




         J’avance à mains nues parmi les mots. Écrire : nager, lutter avec la vague, charnellement, à tout corps. Les tirer (les mots), bras levés et les paumes en crochet, ― qu’ils reflètent ― du ciel, allongé (ciel ou moi) dans la mer l’algue et la méduse dépourvue de sang, chapelet de brûlures : des astres plein le derme, j’y lis des galaxies, mon archipel, caraïbe à paroles.




    […]




         Toute mer s’en retourne aux la(r)mes, vient quelque jour bivouaquer sous les paupières avec le sel corrodeur de syllabes, mangeur de terre, et qui ne laisse en bouche, de l’insula de Virgile, que l’île démaillée par les vagues. Le sable des anses, on le croirait nourri du seul deuil des coquillages et des roches : c’est aussi concours de paroles mortes, consonnes vidées de leurs voyelles comme test d’oursin délesté de sa laitance. Que peut d’autre chanter l’île que ce thrène de fracture, l’écorchure consentie des heures telles reptile apocopant ― pour fuir et survivre à son bris ― une partie de sa membrure ?




    […]




    Ulysse parle :


         « Trouverai-je ailleurs plus ample afflux de mots pour dire l’éternellement pareil du monde, les chemins dans la vague, et l’île où faire escale et dessaler cuir et cœur dans l’eau douce inconstante ? Et en quel lointain ferai-je plus riche cueillette de parole que dans cette abondance toute proche, où il n’est que de tendre la bouche pour boire à l’outre des syllabes, mordre la chair du verbe ? Ma langue natale est ma nourrice et mon porcher, mon lait bourru et mon carré de viande (et le soupir des graisses quand elles s’égouttent sur la braise !) : je rentre dans Ithaque, et c’est ma langue que je rallie, flairant le fumet des phrases d’antan, et l’onde la plus douce et la moins éphémère


         Est celle qui garde souvenir, dans les larmes d’une vieille femme, de la blessure de mon enfance. »



    Lionel-Édouard Martin, Ulysse au seuil des îles, Ibis Rouge Éditions, Matoury (Guyane), 2004, pp. 12 ; 29 ; 41.




    NOTE d’AP : Ulysse au seuil des îles a obtenu le Prix « Poésie » de la 7e édition du Prix du Livre Insulaire (Ouessant 2005).





    LIONEL-ÉDOUARD MARTIN


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  • Lionel-Édouard Martin | Le flamboyant



    Crépitement de maracas ... dans l’alizé d’hivernage ...
    Ph., G.AdC






    LE FLAMBOYANT



         Ta gousse ajoute au ciel, flamboyant, sa lune, au bout de ta maturité, boomerang, décrocheur, en haut des sèves, des vieux morts clignotant dans la nuit.


         Crépitement de maracas : la brise attise une samba de morts, ô que j’entends, ma chasse galopine, les morts remontent, et c’est à la cime un bruit de crécelle,


         Un parler de riz mâché, que l’air hésite à avaler ― celui qui meurt de faim garde aussi le manger longuement dans sa bouche, tâchant de tromper son ventre ―,


         Ta gousse, flamboyant, samba de morts, dans l’alizé d’hivernage, et c’est cela qui laisse aux morts une parole qui dodine ― pompant la sève, mes morts, derrick de branches et de feuilles.


         Et je vous reconnais, mes morts, la vieille langue en bouche, de Saintonge et Poitou, riz de rire, mes morts, qui libres de rivière et d’océan venez jusqu’ici me parler,


         Parole de mes vieux, mes morts, dans la gousse agitée du flamboyant, venus jusqu’à la cime de cet arbre où des oiseaux parleurs contrefont votre parlure,


                               (Gallery torne, torne,
                               Emporté par sen sort,
                               Aquenit, triste et morne,
                               Gle demonde la mort)


         Je leur entends parler la vieille langue, mon poitevin d’enfance et tous mes morts avec, menant la sarabande, et tout ce qui sur l’île


         Bruit d’un rythme sec, escorte cette quête du vieux dire habité de brande, et vous mes morts, parleurs de dialectes sonores, et la clochette au cou des chèvres :


         Leur pis balance entre les haies d’épines, des crins retenus aux buissons la mésange au redoux trame un chant d’existence.




    Lionel-Édouard Martin, Avènement des ponts, Tarabuste Éditeur, Collection Doute B.A.T., 2012, pp. 30-31.



    NOTE d’AP : le texte “Le Flamboyant” a déjà paru dans le n° 2 de la revue DiptYque (été 2011).





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  • Lionel-Édouard Martin, La Vieille au buisson de roses

    Lionel-Édouard Martin, La Vieille au buisson de roses,
    Les Éditions du Vampire Actif, Collection Les Séditions,
    Lyon, 2010.



    Lecture d’Angèle Paoli



    DU ROSIER MYSTIQUE À LA FORÊT CRUIDIENNE




          Elle pourrait être une vieille semblable à toutes les vieilles, tirée des lointains de nos enfances, vieille sans nom gisant dans les mémoires anciennes, bigote sans âge, livrée à une solitude éternelle et marmonnant des mots sans suite, si elle n’était « la vieille au buisson de roses » !


          Le titre donné par Lionel-Édouard Martin à son roman, La Vieille au buisson de roses, a mis d’emblée la lectrice que je suis devant une énigme. Ce titre, à un vocable près, ne m’était pas inconnu. J’ai cherché dans ma mémoire un titre de même facture. Me sont revenus des titres d’œuvres picturales, parmi lesquels a surgi, inattendu, celui du retable de La Vierge au buisson de roses. Qu’il y ait une analogie entre ces deux titres, c’est indubitable, mais existe-t-il une adéquation interne entre ces deux œuvres ? C’est aussi la question que je me suis posée.






    La Vierge au buisson de roses
    Martin Schongauer, La Vierge au buisson de roses
    retable sur bois, 1473
    Colmar, église des Dominicains
    Source





          Œuvre majeure du peintre allemand Martin Schongauer, La Vierge au buisson de roses représente une Vierge à l’enfant. Vêtue dans le drapé savant d’une somptueuse robe écarlate, la Madone trône sur un siège de pierre, entourée d’un buisson de roses de même couleur que sa robe. Pensive, la Vierge médite. Mais, en dehors du buisson de roses contenu dans le titre, quel rapport le roman de Lionel-Édouard Martin peut-il avoir avec ce retable de 1473 ? Dans l’iconographie occidentale, la Vierge est jeune, éternellement. Jeune et vierge, miraculeusement. Quant à la vieille du roman, elle est la sans-nom, celle que l’on nomme « la vieille » tout au long du récit. Seule une notice à la fin du roman livre ses initiales. L.M. Mademoiselle L.M. En revanche, nous savons de la vieille qu’elle est vierge ; depuis toujours, vierge de « toute besogne d’homme » et son ventre « marsupial » n’a jamais été arrondi que par tous les objets qu’elle fourre dans la poche de son tablier. Nous apprenons aussi, dès le premier chapitre du récit, que c’est dans la ville haute d’une petite ville du Poitou, que se déroule la vie de la vieille. On est loin, avec ce début de roman, de la toile de Martin Schongauer. En apparence seulement. Car la parenté entre le titre des deux œuvres (sans parler de la proximité syllabique Vieille/Vierge) modifie la perspective du récit et donne au personnage de la vieille une dimension tout à fait singulière.


          Tout comme la Vierge de la toile, la vieille est en effet indissociable du buisson de roses. Ne partagent-elles pas l’une et l’autre le même attribut ? Hiératique dans son écrin de roses, la Vierge mélancolique, que deux anges s’apprêtent à couronner, tourne le dos au buisson qui prend naissance à ses pieds. Élégamment sculptés dans le bois du retable, les anges musiciens entourent la Vierge. La vieille, elle, fait corps et langue avec le buisson de roses qui grimpe sur la façade de sa modeste maison. Non qu’elle accorde à son rosier un intérêt plus grand qu’aux autres êtres et objets environnants. Mais parce qu’à son insu, elle forme avec son buisson de fleurs écarlates, un corps mystique. D’avant le péché originel. Le mystère divin du buisson de roses se révèlera au cours du récit, lui donnant tout son sens.


          C’est vers la fin de l’hiver qu’apparaît le buisson de roses. La vieille, occupée à verser ses eaux usées dans la cour, « ressasse, dans sa tête, la mélodie, crainte de l’oublier » […] « chante dans sa tête, met dans sa mémoire l’alignement de notes. » Entre ces deux notations musicales prend place la première apparition du rosier grimpant  :


          « Le rosier grimpant qui occupe quasi toute la façade de la demeure est un fleuve à l’envers, embouchure mordant le sol, et tout son réseau d’affluents quête des sources au plus haut du mur. »


          Entre cette description et celle qu’en propose le peintre Martin Schongauer, la parenté semble évidente. D’autres symboles, disséminés dans la toile, seront repris au cours du récit, dans l’aventure de la vieille.


          Quelques pages en amont, annonçant la description à venir, le motif du rosier était apparu dans le traitement métaphorique du chien Diurc (Duc de son vrai nom), par imitation et par empathie avec l’environnement de sa maîtresse :


          « Toutefois : c’est, de l’animal, le dos qui s’empourpre, se métamorphose en rosier dense avec cycle complet de floraison, des éclosions aux faneries, s’il mange trop de carne… »


          Or, à quelque temps de là, vers la Pentecôte, au moment où s’immiscent dans la gorge de la vieille toutes les langues du monde, advient un événement étrange. Alors qu’elle est assise sous son rosier, occupée à plumer une volaille récalcitrante, toujours ponctuant ses gestes sacrificiels de vieilles scansions de messe et distribuant mille et une langues diverses à son entourage – non seulement la vieille « a ses voix » mais elle est, depuis peu, touchée de glossolalie −, la vieille, s’acharnant sur les picots du poulet, s’empourpre, contaminant par son sang le sang du rosier. S’ensuit une composition polytonale ― explosion de mots, de sons, de couleurs, de mouvement et de don joyeux ―, une symphonie florifère à laquelle tous participent, chacun dans son registre, depuis les habitants du rosier ― oiseaux, fourmis, moucherons et pucerons ― jusqu’aux fleurs elles-mêmes et à la rose la plus charnue, celle de la cime de l’arbuste. Tout cet ample mouvement d’élévation ébranle les pétales, qui l’un après l’autre tombent, couronnant de leur incarnat les cheveux de la vieille ou prosaïquement chutant dans la lessiveuse où s’accumule le duvet du volatile. C’est là, au plus puissant de cette partition, que la vieille soudain prise d’une raideur qui la fige toute, s’effondre à son tour. La vieille gît dans un mélange de plumes renversées et de pétales rouges. Première chute. De cet état de mort provisoire qui la livre à un débordement incontrôlé des viscères, la vieille se remet doucement. Mort et résurrection. Puis purification à grande eau dans le cagibi noir. La vieille revient à elle vivifiée. Toutes les langues se réapproprient son corps, les vivantes et les mortes, latin et sanskrit, langue métallique des ustensiles de cuisine et langue gargouillante de la mare aux chatons noyés, langue de Diurc, plus toute la Vulgate… sans parler de la langue séraphique, inépuisable. En effet, au cours de cette cérémonie des ablutions, les anges musiciens s’en donnent à cœur joie.


          Au printemps, au moment où la Scarlet (une Paul’s Scarlett 1916 !) se lance à pleine floraison sur la façade, la vieille, elle, se lance sur la route, à la recherche de la « folie » du marquis de Cruid (du latin cordis/« cœur »), philologue éclairé, linguiste amateur épris des questionnements sur l’origine des langues. La vieille a décidé un jour de remettre à Monsieur le marquis Olivier de Cruid (anagramme de Diurc !) dont elle ne connaît que le nom, le Diurc ― « chien perdu sans collier » ― qu’elle dit lui appartenir. Commence alors le périple de la vieille flanquée de son fidèle compagnon, chanteur de messe en latin. Elle ne peut s’empêcher la vieille de se revoir quelques mois en arrière, en cette veille de Noël où elle avait recueilli Diurc. À la sortie de la messe, côte à côte, ils avaient marché « obscurs sous la nuit solitaire au milieu des ombres ». Et « une même faim noire », « une épaisse fringale » leur avait tenaillé le corps. Mais ce jour de leur marche dans la forêt cruidienne, mangée de broussailles, ils avaient partagé, silencieux, leurs victuailles. Dans la plus parfaite ignorance de la célèbre hypallage du chant VI de l’Énéide : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram. « Le chien ne disait rien. »


          Quant au marquis de, ayant reçu une lettre lui annonçant la restitution prochaine de son chien, il décide de se mettre en quête de l’épistolière dont la missive non signée portait le cachet (la flamme) de la petite ville de M. M(ontmorillon ?), la médiévale, sise au bord de la Gartempe, rivière paisible dont il est peu probable que ses rives aient contribué peu ou prou à l’élaboration originelle des langues. Abandonnant sur la place sa Juvaquatre, le marquis entreprend de mettre ses pas dans ceux de la vieille. Cette originale un peu timbrée qui vit dans la Ville-Haute. Après bien des errances à travers les ruelles de M ― son bistrot, ses gargotes, ses églises, ses souvenirs de jeunesse ―, le marquis, toujours occupé par ses interrogations sur les langues et scandant sa marche au rythme d’hexamètres (dactyliques ?) tirés de Virgile, parvient tout essoufflé, après bien des ripés (grimpettes), devant la maison de la vieille. Personne. Porte de bois. Mais Olivier de Cruid peut bien mourir. Au terme de son errance, l’éblouissement d’un magnolia en fleurs (écho de l’unique rose blanche du retable de Schongauer ?) l’enveloppant dans une « incroyable odeur de mots » a été une véritable révélation. C’est donc là, dans la « matière angélique » du blanc, que le langage tire ses origines. « Langue ange. » « Une épiphanie. » Reste le rosier. Éclatant. Il n’a pas dit son dernier mot.


          Pendant ce temps, l’autocar parti de M. conduit l’équipage de la vieille et du chien jusqu’au calvaire. C’est à cet endroit, souvenir de la passion du Christ, que la vieille descend, puis revient attendre son autocar, après avoir erré sans succès à travers bois dormant et broussailles, dans le labyrinthe inextricable du Domaine de Cruid. La vieille est désespérée. Elle a beau interroger, les voix qui dialoguent habituellement avec elle se sont éteintes. Autour d’elle, « rien qui parle ». En proie à une douleur qui lui broie les entrailles, la vieille se laisse choir, le chien à ses pieds, sur le rebord de pierre du calvaire, au milieu des giroflées, petites fleurs cruciformes, symbole du Christ, également présentes dans le retable de La Vierge au buisson de roses.


          Au terme de ce voyage mystique à travers la langue et le langage, la vieille et le marquis Olivier de Cruid auraient pu se rencontrer. Le marquis et la vieille appartenaient au même monde ancien dont chacun, à sa manière, travaillait à préserver quelque trace. Ils partageaient sans le savoir une part de folie identique. Le destin ― ici l’auteur ― en a décidé autrement. Reste la langue. Somptueuse. Elle les réunit tous trois dans une éblouissante trinité.


          Pour ce qui est de l’auteur lui-même, je rajouterais volontiers qu’il est probablement, selon les mots d’O.V. de L. Milosz, de « …ceux que la prière a conduits à la méditation sur l’origine du langage. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    La Vieille au buisson de roses





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    Froufrou des voiles (texte extrait de Litanie des bulles)
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    Ulysse au seuil des îles (extraits)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des Éditions du Vampire Actif)
    la fiche consacrée à La Vieille au buisson de roses
    → (sur le site de Lionel-Édouard Martin)
    La Vieille au buisson de roses lue par Claire Laloyaux
    → (sur remue.net)
    une recension de Jacques Josse sur La Vieille au buisson de roses (18 mars 2011)
    → (sur le site de Marc Villemain)
    un entretien de Lionel-Édouard Martin avec Marc Villemain (paru dans Le Magazine des Livres n° 34, février/avril 2012)
    → (sur Exigence : Littérature)
    une bibliographie de Lionel-Édouard Martin
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