Étiquette : Louise


  • Isabelle Alentour, Louise

    par Angèle Paoli

    Isabelle Alentour, Louise,
    éditions LansKine, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ELLE INVENTE POUR ELLE « UN BERCEAU QUI CONTIENDRAIT LE CIEL »




    Louise. Derrière la simplicité, derrière l’aménité d’un prénom — qui donne son titre au dernier recueil d’Isabelle Alentour — se profile la complexité d’une femme. La complexité aussi d’une vie. D’une vie de femme. Marquée dans sa jeunesse par une indicible tragédie personnelle qui laissera marquée au fer l’adolescente qu’elle fut. C’est de la vie de cette femme que la poète fait le récit, alternant prose poétique et poèmes dans une langue diaphane, limpide. La force de ce recueil tient à mes yeux dans l’ingéniosité dont fait preuve Isabelle Alentour, qui conjugue dans son écriture tragique et lumière.

    C’est avec la mort que s’ouvre l’histoire de Louise. C’est avec la mort que cette histoire se clôt. Au commencement cinq vers pour dire le passage entre un avant et un après. Un passage « calme » et « feutré » qui s’opère dans la douceur. Une même douceur se dit dans le dernier vers, ouvert vers la lumière, isolé par un long blanc d’interlignage.

    « Alors la belle clarté, alors la belle sérénité du matin. »

    La présence de la lumière facilite l’émergence du souvenir de l’autre que l’on a peut-être accompagné jusque vers l’autre rive. Et plus loin encore, bien au-delà du souvenir, puisque c’est de partage et d’une continuité d’échange qu’il s’agit entre une vivante et une morte :

    « [C]’est comme être avec toi », répète la poète sur trois vers (plus un 4e isolé) pour ponctuer son propos.

    Entre ces deux moments extrêmes — celui du caveau et celui de l’adieu final —, la poète retrace une vie. Elle tente d’en (r)assembler les fragments éclatés. Comme dans toute vie, il y a des seuils il y a des passages, souvent douloureux. Ici, un premier seuil entre l’enfance rieuse, solaire, fruitée, caressante, odorante de Louise ; et son adolescence traumatisée par l’expérience sordide vécue dans sa chair. Plus tard, entre sa vie passée en HP et sa mort.

    Analepses et prolepses se suivent, se juxtaposent, qui suggèrent les brisures de la mémoire et du corps, les fêlures, les failles, indélébiles, inguérissables. Ainsi alternent les flashbacks, les moments accordés aux souvenirs heureux et les incursions dans le présent. En italiques se disent les jours paisibles d’antan :

    « À l’ombre d’un tilleul la mère somnole,

    enveloppée dans ses laines.

    À ses pieds l’enfant joue. »

    Différents « je » s’entrecroisent, celui peut-être de la poète qui suit son amie Louise dans l’HP où elle accompagne ses patients. Louise, âgée, au « visage de brioche », au regard qui absorbe l’autre et le transfigure, aux souvenirs cabossés, aux secrets tenus enclos dans le mutisme. Louise et son « soleil noir ».

    Au fil des pages, l’histoire de Louise prend forme, son visage se recompose à mesure que se dévoilent les meurtrissures. Avec toujours la même douceur qui se dit encore et toujours dans la lenteur. Les mots choisis, leur répétition, leur musicalité justement dosée, confèrent au poème sa beauté. Et enveloppent Louise de toute l’émotion dont elle est détentrice, celle-là même qui émane d’elle. Une beauté simple qui rend presque hors d’atteinte toute mise en mots autre que celle d’Isabelle Alentour.

    Soudain le rideau se déchire. N’est-ce pas plutôt la poète qui intervient pour qu’enfin la parole se libère ?

    « Lentement je déchire le rideau.

    Efface le monde d’un trait de sommeil et te rejoins dans ton soleil noir. »

    Le rideau tiré, les deux mondes brusquement se séparent. Entre rêve et réel. Le rideau s’ouvre sur une page blanche. Il se passe quelque chose. « Quelque chose échappe, je ne sais encore quoi. » Cet autre chose, c’est un j/e éclaté.

    Ainsi l’autre « je » s’est-il un jour morcelé, qui donne son titre à la partie la plus développée du recueil. Scindé en deux, le j/e éclate, la voyelle se séparant de la consonne : j/e. Le décor a changé qui disjoint le réel du rêve. L’enfance perdue et l’HP. Louise : « ventre fauve » ; Louise sa « folie » ; Louise « ventre de fille ébréché ». Louise prise entre ses souvenirs solaires (en italiques) et sa vie de recluse parmi d’autres semblables. La « folle » se souvient, qui voudrait ouvrir les yeux de sa mère sur le réel de ce qu’elle a vécu : « Maman, vois l’erreur sur ce nom qui me cloue ! ». Louise parle, Louise crache ses mots, chapelets de « caillots », qui s’échappent chaque lundi de son « être morcelé ». La « pierre manquante » fait soudain irruption sur la page, qui, d’un poème à l’autre, prend forme, se développe. La pierre manquante, c’est le v.i.o.l. Louise a quatorze ans lorsqu’elle fait l’expérience du viol. Le mot n’arrive que tard sous la plume de la poète. En amont se vit la terreur de l’enfant, la peur de cet autre qui est son beau-père, sa présence « répugnante » et le ravage qu’il inflige à la toute jeune fille qu’elle est. Mère absente, assommée dans son sommeil par les calmants. Impossible de lui confier cette obsession de chaque soir. Impossible de la secouer par des supplications silencieuses : « Qu’as-tu fait de ton enfant, dis, qu’en as-tu fait ? » Impossible d’ailleurs pour l’enfant de mettre en mots « la chose » qu’elle subit, nuit après nuit. Louise de jadis aux robes virevoltant dans le soleil, découvre la réclusion. Le verrouillage. Le refus. Cerveau segmenté. L’innommable résiste au dire. Seuls persistent la peur, la honte, l’incompréhension, le refus, le cauchemar, l’horreur, la bestialité de l’autre. Le sentiment d’avoir été détruite-désarticulée-déconstruite-salie-abîmée. Avec le viol perpétré chaque soir s’en est allée l’enfance, s’en sont allés les rêves, emportés par un en-deçà inaccessible. Comment vivre dès lors ?

    Faire silence sur l’indicible.

    « Lisser lac,

    faire taire tout bruit. »

    C’est tout cela que la poète accueille auprès de Louise. Portée par une infinie tendresse. Avec sa parole, avec son silence, elle lui fait place en poésie, de la manière la plus humaine et la plus douce. Elle invente pour elle « un berceau qui contiendrait le ciel. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Louise Alentour





    ISABELLE ALENTOUR
    [PELLEGRINI]



    Isabelle Pellegrini





    ■ Isabelle Alentour
    sur Terres de femmes


    [Heures douces d’un après-midi d’été] (extrait de Louise)
    [Jamais d’abord, ni contre] (extrait d’Ainsi ne tombe pas la nuit)
    [Lac étal comme un épuisement] (extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes)
    Makapansgat (lecture de Philippe Leuckx)
    [Je me sens vieillir] (extrait de Makapansgat)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Pour ne pas perdre la pluie]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine) la fiche de l’éditeur sur Louise
    → (sur le site des éditions la Boucherie littéraire) plusieurs extraits de Je t’écris fenêtres ouvertes
    → (sur Terre à ciel) une page sur Isabelle Alentour [+ mini-entretien avec Roselyne Sibille]
    → (sur Ce Qui Reste) une page sur Isabelle Alentour





    Retour au répertoire du numéro de mai 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Isabelle Alentour | [Heures douces d’un après-midi d’été]




    [HEURES DOUCES D’UN APRÈS-MIDI D’ÉTÉ]




    Heures douces d’un après-midi d’été.

    Vaste demeure traversée de cloisons.

    À l’ombre du tilleul la mère somnole,

    enveloppée dans ses laines.

    À ses pieds l’enfant joue.

    Dans un coin sa poupée, une jambe

    déboîtée.

    À peine une ombre jetée au soleil.




    Pour ne pas m’enliser dans l’été j/e vagabonde, de bâtisse en bâtisse,
    dans les chambres des gens, dans leurs vies et leurs têtes.
    Mais toujours revient cet immense problème des limites.
    (C’est la partie la plus difficultueuse de l’équation, il me faut bien l’admettre.)

    Car gérer autant d’intérieurs a de fâcheuses implications : impossible de les organiser sans que rien ne sorte de la toile.
    Habilement j/e corrige quelques angles, vérifie quelques nœuds.

    Mais les pensées, c’est comme des photons lumineux, elles n’en font qu’à leur tête, leurs pupilles sont plus excitées que des électrons et leurs noyaux battent comme des portes.




    Quelquefois un mot grossier, échappé d’une bouche, me cingle.

    Un mot mort, presque mort mais qui entaille la longue veille.
    Celle des gamines désarmées aux rubans mal noués.
    Celle des brûleurs de lois aussi.
    À la peau aussi lâche qu’une prière susurrée en bouche molle.

    Tout ventre de fille ébréché est un pays envahi.





    Isabelle Alentour, Louise, Éditions LansKine, 2019, pp. 20-22.






    Louise Alentour





    ISABELLE ALENTOUR
    [PELLEGRINI]



    Isabelle Pellegrini





    ■ Isabelle Alentour
    sur Terres de femmes


    Louise (lecture d’AP)
    [Jamais d’abord, ni contre] (extrait d’Ainsi ne tombe pas la nuit)
    [Lac étal comme un épuisement] (extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes)
    Makapansgat (lecture de Philippe Leuckx)
    [Je me sens vieillir] (extrait de Makapansgat)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Pour ne pas perdre la pluie]




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine) la fiche de l’éditeur sur Louise
    → (sur Terre à ciel) une page sur Isabelle Alentour [dont un mini-entretien avec Roselyne Sibille]





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes