Étiquette : Ludovic Degroote


  • Antoine Emaz | Un lieu, loin, ici



    UN LIEU, LOIN, ICI
    (extrait)





    sans but
    dans le ressassement des vagues
    la mécanique du corps

    et puis le vent
    la lumière du matin

    une longue courbe d’écume
    sous le soleil
    tire l’œil

    sol stable dans le temps
    plage de mémoire
    la même

    des années de sable




    il y a les vagues
    et ce qui reste là
    le ciel le sable

    ce qui bouge n’avance pas
    plutôt tremble ou tourne
    vibre vaste remue
    pour au bout rester là
    aussi

    on est seul à passer
    vraiment
    seul à traverser
    couper dans l’espace

    sauf peut-être le vent



    Antoine Emaz, « Un lieu, loin, ici », Personne, éditions Unes, 2020, pp. 32-33. Préface de Ludovic Degroote.





    Antoine Emaz  Personne






    ANTOINE EMAZ


    Antoine Emaz portrait
    D.R. Ph. Dominique Houyet




    ■ Antoine Emaz
    sur Terres de femmes


    Cambouis
    Je travaille et je vois, après (poème extrait de Lichen, lichen)
    [Le faiseur] (autre poème extrait de Lichen, lichen)
    Plaie, XV
    Poème des dunes
    Poème-lettre
    La poésie ? (extrait de Lichen, encore)
    Soirs




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Unes)
    la fiche de l’éditeur sur Personne d’Antoine Emaz
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Personne d’Antoine Emaz par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur Poezibao)
    une lecture de Personne d’Antoine Emaz par Isabelle Lévesque






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  • Patricia Cartereau & Albane Gellé | [Verrons-nous les mondes de la nuit | se lever]



    Patricia Cartereau
    Dessin de Patricia Cartereau
    (première de couverture
    de Pelotes, Averses, Miroirs)







    [VERRONS-NOUS LES MONDES DE LA NUIT | SE LEVER]



    Verrons-nous les mondes de la nuit
    se lever,
    remuer la terre des chemins,
    traverser quelques plaines, vivre enfin
    rassurés
    de sentir notre sommeil profond.
    Serons-nous d’un quelconque secours
    à quelqu’un, quelque chose.
    Asseyons-nous dans l’herbe,
    les questions s’arrêtent.



    Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs, L’Atelier Contemporain, 2018, page 133. Lecture de Ludovic Degroote. [en librairie le 16 mars 2018]






    CartereauPATRICIA CARTEREAU


    Patricia-Cartereau-copie




    ■ Voir aussi ▼

    le site de Patricia Cartereau, plasticienne
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur Pelotes, Averses, Miroirs
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Pelotes, Averses, Miroirs par Jean-Paul Gavard-Perret





    ALBANE GELLÉ



    Image, G.AdC




    ■ Albane Gellé
    sur Terres de femmes

    il y a toujours dans la nuit un homme
    [Peut-être que j’en ai un peu marre de la poésie]



    ■ Voir | entendre aussi ▼

    le blog d’Albane Gellé
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche sur Albane Gellé
    → (sur Remue.net)
    un dossier auteur Albane Gellé
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Albane Gellé
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Albane Gellé (que l’on peut aussi écouter en cliquant ICI)
    → (sur le site de France Culture)
    Albane Gellé dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (3 mars 2013)



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  • Ludovic Degroote | [Autour figé, amorti, sans attente]



    [AUTOUR FIGÉ, AMORTI, SANS ATTENTE]




    Autour figé, amorti, sans attente, comme si on y était nous aussi défait de tout mouvement, porté là ailleurs, avec seul dans la gorge qui grommelle le nœud qui grossit ; on regarde, le temps de s’arrêter ça ne veut rien dire, on s’imagine tout reconnaître, on ne voit rien.





    Ni vraiment dehors ni dedans totalement, on s’échappe de tout sans sortir de rien, on marche, on continue, ciel bleu, ciel gris, mer bleue, mer grise.





    Ça vient de si loin, une simple résonance qui atteint, et secoue ; sur la digue, dans le vent, c’est bon. Même sans vent, et même sans digue. Brut c’est meilleur.





    Emboitant le pas, toujours en train de se quitter, écrivant ailleurs, d’une même voix.





    Ce qu’on vit pèse plus que la solitude des autres réunie. On est généreux le temps d’un mot, qui dure le temps qu’on le dit.





    On est là les yeux fermés, exactement comme si c’était une attente. Quand la pluie mouille, l’intérieur est d’abord atteint au cœur, ça va ensuite autour ; là où l’intérieur et le dehors se confondent c’est le plus impossible à toucher, là où la tête repose, au plus près.





    L’imprécision du vide au-dedans emporte tout, pas grand-chose qui ne nous y ramène, la digue, on la recommence — pas plus en dehors d’elle-même ne tiennent les choses qu’elles ne tiennent à l’intérieur de nous.





    Coincé au milieu du flot portant devant, on se retourne sur des images qui reviennent sur les mots qu’elles cachent quand on veut les balayer, les images, elles font comme si elles calmaient les choses, et nous dans le même temps.





    Les mots qui se tiennent au-dehors sont écrits du bout du corps, ils ont quitté l’histoire qui les a menés à cette solitude, pas de paix davantage, ça ne ralentit rien, au bout les cadavres s’empilent, par falaises, comme une épaisse image couleur millefeuille foncé.





    Ludovic Degroote, La Digue, Éditions Unes, 1995, rééd. 2017, pp. 35, 36, 37.







    Ludovic Degroote  La Digue 2






    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source



    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton




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  • Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton




    [MON ŒIL S’EST FAIT CORPS]



    Mon œil s’est fait corps — je regarde avec l’un et l’autre.
    Parfois, l’enveloppe met à nu et travaille la couleur
    des corps sous celle de la peau . Il n’y en a jamais
    une seule, le geste le produit, l’œil la nuance. Ce qui
    flotte prend d’autres couleurs — gris bleu blanc rose
    beige brun — et d’autres formes — arête tordue, pli,
    froissement, des nœuds comme on en a dans la vie
    et le ventre, puisque nous aussi nous changeons de
    forme et de couleur.






    Chaos carton 1

    Chaos carton 2

    Chaos carton 3

    Chaos carton 4

    Chaos carton 5






    Le désordre du corps se tient comme il peut dans
    ses intérieurs. Matière ouverte et fermée, il semble
    parfois se recouvrir d’un autre corps qui en distribuerait
    autrement les vides et les pleins, donnant alors à son
    propre espace le possibilité de se déplacer.






    Chaos carton 6

    Chaos carton 7

    Chaos carton 8

    Chaos carton 9

    Chaos carton 10






    La vie : du temps accumulé, avec ses arêtes bandées
    comme des momies. Parfois, on emboîte les vides
    et cela nous donne quand même l’impression d’être
    présent, sans qu’on sache bien à quoi.
    Les accumuler serait peut-être une façon de vouloir
    agencer le chaos, sans plus de lien symbolique avec
    l’origine — même sous une membrane à la lumière
    utérine — qu’avec la fin.
    D’ailleurs, ce désordre lui-même peut se désordonner
    pour se construire autrement. La vie, en somme.



    Christine Delbecq, Chaos Carton, Images et conception : Christine Delbecq | Texte : Ludovic Degroote, Lycée André-Malraux, 77130 Montereau-Fault-Yonne, 2017, s.f.






    Chaos carton couv 2






    CHRISTINE DELBECQ


    Christine Delbecq





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Christine Delbecq)
    ChaosCarton Installations et ChaosCarton dedans
    → (sur YouTube)
    ChaosCarton dedans




    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici





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  • Ludovic Degroote, zambèze

    par Angèle Paoli

    Ludovic Degroote, zambèze,
    Editions Unes, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Pas tout à fait logbook ni tout à fait carnet de route
    Ph., G.AdC







    « QUOI QU’ON ÉCRIVE, ON ÉCRIT DE L’INTÉRIEUR »




    Pas tout à fait logbook ni tout à fait carnet de route, zambèze de Ludovic Degroote se rapproche pourtant du journal de voyage. Avec le titre comme pierre d’amarre pour un départ imminent. Un journal qui cherche à échapper aux stéréotypes du genre, descriptions exotiques et exaltées du touriste en mal d’aventure sauvage, safaris aux couleurs de clichés cartes postales, aux poncifs inhérents à la bonne ou mauvaise conscience de l’européen nanti. Ludovic Degroote s’y refuse, attentif à ne pas tomber dans le piège du « ça vous fait frederic rossif ». Pas tout à fait récit non plus, zambèze procède par fragments non datés auxquels viennent se juxtaposer des notations qui prennent soudain l’allure de poèmes. Récit poétique alors ? Pour la lectrice que je suis, cela ne fait aucun doute. Une rêverie agrémentée de divagations, petites digressions liées aux auteurs fréquentés par l’adulte, retours en arrière sur d’autres voyages, réflexions qui s’alimentent dans l’enfance puisent dans l’imagerie imprimée dans la mémoire, souvenirs de lectures anciennes qui engendrent d’autres réflexions s’imbriquant les unes dans les autres pour former un puzzle où s’articulent les pièces d’une personnalité — et d’une voix reconnaissable entre mille —, transplantée à un moment donné de sa vie dans un paysage autre. Personnalité attachante sensible qui laisse vagabonder sa pensée au fur et à mesure que se déroule le voyage (en famille) le long du fleuve ou à l’intérieur des terres, trois semaines au moins, peut-être quatre. La seule date vraiment mentionnée est celle du quinze juillet deux mille treize. C’est sur cette date-sésame que s’ouvre le récit :

    « j’ouvre ce cahier au bord du zambèze — huit heures du matin, soleil frais ».

    Une première phrase à la tonalité neutre. Ludovic Degroote ne se laisse pas prendre dans les filets-poncifs du pittoresque. À quoi s’occupe-t-il donc, alors, au cours de cette traversée africaine ? À penser et à tenter de se définir, sans prétention sans jeu théâtral sans se prendre pour un « monsieur important », avec lucidité ; avec une touchante modestie.

    « je traverse l’afrique et je n’en fais rien, je veux dire que je n’en fais rien sur le plan politique ou moral, je continue de la traverser comme tant d’autres choses, non parce qu’elles ne me touchent pas, mais parce que je mets d’œuvre en action ce qui rappelle les bonnes œuvres, non l’action… »

    En cours de voyage, toujours poursuivant la consigne de ses notes dans son cahier, le poète confie à la page la réflexion suivante, à la fois interrogation sur le devenir de ce cahier et sur la forme que prendra son travail, s’il le poursuit :

    « je ne sais si je ferai quelque chose de ces notes : un poème sans doute, des fragments, ou les deux, comme j’aime glisser de l’un à l’autre, quand la prose s’effiloche et devient un vers, mais cela me semble difficile ici, je vois mieux deux ou trois poèmes adossés à des séries de fragments… »

    Voilà qui définit parfaitement cet ouvrage et qui me confirme dans mon approche.

    Il faudra attendre février 2015 pour que se referme le cahier zambèze et que s’achève le long travail d’écriture : « wimereux — la madeleine — août 2014 — février 2015. » Là prend fin une autre forme de voyage.

    Disséminées dans les fragments, de petites touches permettent de discerner ce qui caractérise l’état d’esprit du voyageur Ludovic Degroote. Ainsi de celle-ci, qui conduit le poète à se poser la question : comment faire pour éviter de faire « littéraire » ? Sa nature profonde veille, qui le tient à l’écart de l’esprit-de-la-littérature-de-voyage :

    « anti-gide, anti-leiris, anti-michaux des amazonies, non par principe, mais parce que je n’en ai ni les ressorts ni les moyens — pas plus que ponge et ses structures savantes ; rien qu’un petit bout de poème qui voudrait bien voyager s’il pouvait sortir de mon crâne… »

    Dès lors que sont ex-posées ces évidences, comment faire pour éviter les clichés inhérents à ce genre d’écriture ? Ludovic Degroote avoue son impuissance à y parvenir tout à fait. Pourtant le simple fait de priver les noms propres de leurs majuscules contribue à les ramener au rang des objets ordinaires et à leur faire partager une semblable existence. Ainsi les noms géographiques habituellement drapés du mystère de l’Afrique noire rejoignent-ils la cohorte des noms usuels, propres au pays visité — kafue chongwe mfuwe lodge vervet zambie livingstone baobab crocodile phacochère lusaka…

    Pour tout ce qu’il croise d’animaux de la savane, de gestes, de paysages, le poète s’en tient à des énumérations succinctes, d’abord parce qu’il affirme ne rien retenir, sinon ce qu’il voit :

    « je ne retiens rien qu’arbustes, fleurs, jaunes, ce que mes yeux ont vu, ni les mots ni les noms

    avec les mots et les noms j’ai beaucoup de mal ».

    Il semble également être la proie d’une forme de renoncement qui l’oblige à s’en tenir à un style exclusivement informatif :

    « avons quitté kiambi hier matin — sept heures de route pour livingstone : paysages variés, que dire de plus insignifiant, il faudrait détailler, faire un travail de scientifique ou de romancier, pas le mien, végétation plus ou moins serrée, arbres à collines, plaines, cultures maraîchères, cultures extensives… »

    Pourtant, un mot émerge parmi d’autres, qui retient l’attention du poète. « latérite ». Lié à la couleur rouge, couleur de prédilection de Ludovic Degroote, le mot entraîne le poète dans une déclinaison aux rebondissements multiples, qui procèdent par associations de mots de sons puis d’idées. De sorte qu’à partir d’un seul mot, c’est toute une composition personnelle et passionnante — jubilatoire — qui se déploie, d’une ramification à l’autre.

    « rouge latérite » :

    « aussitôt j’ai pensé à combiner le mot latéral, écrire par exemple couleur latérale en pensant latérite, pour que le poème joigne les deux mots, à moins que je ne veuille cacher la chose, ce qui n’est pas le cas, ni tomber dans l’opacité dont se chargerait une telle expression ; si je construis le poème en ne pensant qu’à moi, je le réduis, si je l’écris en pensant au lecteur je le réduis aussi — mieux vaut ne penser à personne, sauf au poème

    j’aurais pu écrire : latérale latérite mais cela m’aurait semblé forcé dans la mesure où la latérite évoque d’abord la couleur des routes, pas celle d’un trottoir ou d’un bas-côté, on voit l’ornement que les jeux de sonorités auraient fabriqué

    difficile de se représenter le rouge sans croiser le mont juliau de nicolas pesquès : dire jaune, c’est dire la couleur et le geste de soi face au monde que produit le langage, mais l’entreprise de pesquès est l’entreprise d’une vie, d’une œuvre ; mon rouge à moi je l’ai croisé ici, en zambie, là, près de sienne ou dans le vaucluse, plus haut dans ma vie, lorsque, enfant, nous étions allés au mont des récollets chercher des fossiles, dents de requins, à moins que ma mémoire ait fabriqué à partir d’événements différents un épisode qui n’appartient qu’à elle, à la manière de cet orgue de barbarie dont parle proust… »

    Ainsi procède le poète, « à sauts et à gambades » siens. Ainsi en est-il aussi de ses considérations sur les chutes. Des chutes du Zambèze aux siennes propres ; chutes personnelles faites de déceptions et de désillusions auxquelles il dit n’avoir pas été préparé ; « chutes victoriennes » d’où ricocher sur « les chutes vues au gabon » puis sur la « cascade de couz », « au goût de vacances » ; de là, vagabondage dans le pays grand-maternel de Chambéry où il croise Jean-Jacques Rousseau à qui il consacre trois grands paragraphes qui s’enchaînent dans un même souffle ; le tout s’achevant sur un retour à « la belle cascade de couz » et à la chute conclusive sur le Zambèze :

    « de là à penser qu’il n’y a rien pour moi dans ces chutes, ce serait une jouissance égocentrique, à quoi je ramènerais cet endroit, qui en serait honteuse ; disons qu’elles m’ont épaté, saisi, étonné, frappé, mais pas ému, exprimant par là qu’elles m’ont laissé sur place au lieu de m’emmener… »

    Le poète poursuit sa traversée, avec lui-même en miroir. Le paysage défile en effet sans qu’il parvienne vraiment à se départir de lui-même, à s’évader de ce qui le constitue profondément. Se défaire de ses peurs, peur de se mettre en route de s’abandonner à l’esprit du voyage peur d’être rattrapé par ses « pieuvres » innombrables tant physiques que psychiques qui le guettent et l’attendent au tournant et, par-dessus tout, celle de la solitude dont la présence le submerge

    — « tout coule

    sur le zambèze aussi j’emmène mes bas

    en bas je suis toujours seul

    où que je sois dans le monde » —

    et cette mélancolie qui le poursuit, où qu’il aille et quoi qu’il fasse. Avec ce sentiment de décalage amusé et bienveillant — qui fait sourire — qui caractérise le regard qu’il porte sur lui-même :

    « je fais observer aux enfants cette incroyable variété de paysages, ils me charrient en chœur dès que j’ouvre la bouche dans la voiture; il faut bien que je joue au père, je ne dis pas que je n’y prends pas plaisir… »

    Les fragments de zambèze se suivent sans interruption(s) (autres que les interlignes qui les séparent) formant le déroulé d’un fleuve livré à son rythme propre avec ses pauses intermédiaires de part et d’autre du seul point-virgule. Je cherche les confortables « bouées » d’écriture dont parle le poète dans josé tomas, et je tombe sur la magie de cette phrase, qui procède par transposition d’univers et qui imprime, par dérives silencieuses, des images émouvantes inattendues, de celles grâce auxquelles j’entraperçois, de manière imprévisible, l’arrière-pays mental du poète :

    « pirogues silencieuses comme au temps de l’angélus, les doigts joints aux filets, nous aussi dans la barque on dérivait au bruit du clapot, la canne à la main

    chacun à sa hauteur… »

    Ainsi, « quoi qu’on écrive, on écrit de l’intérieur ».

    Ce qui est écrit là, au cœur de zambèze, est admirable. Le livre à peine refermé, « j’ai envie de rester ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Zambèze








    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source



    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    « méfie-toi du pathétique » (lecture de Monologue de Ludovic Degroote par Angèle Paoli)






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  • Ludovic Degroote | Am Timan, Tchad



    AM TIMAN, TCHAD

    11N-20 E
    ÉTIENNE MARCEL






    Il n’y a, dit-on, qu’un début, on s’arrête, on redémarre, à l’image de la vie, quoique celle-ci ne cesse qu’une fois, parce qu’on assimile à la vie mille petits faits qui la composent, vitrail ou mosaïque auxquels vous participez de si près que vous n’en avez pas de vue d’ensemble ; voilà que nous augmentons d’importance un détail qui se dissoudra demain dans la masse

    on ne part jamais que de soi-même

    la vie vous emmène d’un jour blanc au désert de Libye

    ou d’une cave au grenier

    d’Am Timam, grenier du Tchad, à Etienne Marcel, prévôt des marchands de Paris

    articulations que vous franchissez sans y penser

    les yeux glissant vides contre le tunnel

    au fond sait-on ce que l’on traverse sinon un moment de vie

    qui vous traverse

    et qui passe

    le temps

    d’un regard ou d’une pensée

    qui vous accroche

    quand un groupe de tchadiennes dans leurs tenues chamarrées

    apporte à la rame sourires et gaieté la vrai vie masques

    aux souvenirs des machettes.



    Ludovic Degroote, Ligne 4, Le Square éditeur, Collection Carnets de lignes, 2015, pp. 14-15. Illustrations de Cédric Carré.





    Ligne4




    __________________________________________
    NOTE de L’ÉDITEUR

    Et si la poésie se vivait au quotidien ? En projetant le plan de métro sur une mappemonde, vous avez créé 13 voyages sidérants, 13 tours du monde différents qui racontent autant d’aventures, d’impressions, de rencontres. Chaque station du métro trouve un équivalent géographique dans le monde : la station Kléber devient La Nouvelle Orléans, la station Bonne Nouvelle devient Le Caire, la station Lourmel devient l’Ile de Pâques ! Et chaque escale est l’occasion d’une pensée, d’une esquisse, d’un songe réel. […]
    Ce que nous mesurons de nos vies souterraines souvent s’avère déroutant. Voilà qu’on entre chez soi ou dans une habitude qui semble vous ramener à la maison, un détail suffit à ce que votre imagination vous emmène ailleurs, je dis votre imagination par simplification de la réalité qu’elle fabrique, car ces vies souterraines n’ont pas moins de sens que celles qu’on adopte en façade, la façade présentant moins de volume que les intérieurs.

    C’est ainsi que vous prenez le métro porte de Clignancourt et que vous vous retrouvez assis non loin d’un ours blanc.






    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source




    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
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    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Le Square éditeur)
    la page consacrée à Ligne 4







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  • Ludovic Degroote, josé tomás

    par Angèle Paoli


    Ludovic Degroote, josé tomás,
    éditions Unes, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Jose-tomas
    Source







    JOSÉ TOMÁS, UNE FAENA TAUROMACHIQUE ABOUTIE




    L’élégante vignette en noir et blanc de Claude Viallat, ponctuation triangulaire de la première de couverture de josé tomás, peut-elle constituer un indice de lecture du dernier ouvrage de Ludovic Degroote ? Le nom de José Tomás n’évoquant rien pour moi, cette vignette se pose comme une invitation à la découverte. Que voit-on sur cette illustration très stylée/stylisée ? Un toréador et un taureau unis dans le mouvement de cape serré d’un étrange pas de deux. L’ouvrage de Ludovic Degroote serait-il un récit sur la tauromachie ? Un poème épique qui célèbrerait, sur fond d’archétypes, un torero espagnol ? Pour les lecteurs de Ludovic Degroote, le titre du livre et sa vignette ont de quoi surprendre, de quoi susciter la curiosité et le désir de s’engager plus avant dans la passe. Il est peu probable, cependant, qu’ils trouvent sous la plume du poète un poème où métaphores et symboles se bousculent pour faire de josé tomás une espagnolade « couleur locale ».

    ¿qué otra cosa. Énigmatique, le personnage dont il est question ici est abordé, non pas frontalement, mais de biais. Non pas sous la lumière crue d’un portrait « instantané », mais à travers une série de considérations qui s’échelonnent, paragraphe après paragraphe, pour se rapprocher de celui dont le nom n’apparaît qu’à la page 14 et dont nous découvrons progressivement le talent d’un genre particulier. José Tomás. Non pas poète ni peintre ni sportif de haut niveau mais torero. Un artiste. Dans le même temps, le narrateur — le poète, sans aucun doute — établit entre l’artiste José Tomás et lui-même un parallèle constant qui lui permet, de fragment en fragment, par touches comparatives et par glissements — questionnements, paradoxes, oppositions — d’établir des points de rencontre entre l’art dont il est question tout au long de l’ouvrage et l’écriture poétique. On découvre, chemin faisant, que José Tomás est un toréador de grand talent, un magicien exigeant et humble, qui travaille son corps — position des pieds, de la main, courbe du corps, mouvements et sinuosités — avec intelligence et intuition. Grand amateur de corridas, le poète cherche à analyser et à comprendre, sans lyrisme ostentatoire, toute l’émotion qu’il a ressentie au cours de la corrida qui a eu lieu à Nîmes, un dimanche 16 septembre 2012. Avec José Tomás en lice au cœur de l’arène.

    « c’est ainsi que josé tomás s’est donné à nîmes le seize septembre deux mille douze, seul contre six toros de six ganaderias différentes »

    Comment rendre compte en effet, avec justesse, de l’émotion éprouvée lors de cette corrida ? Quelle écriture pour être à la hauteur de ce qui a été donné dans l’art du geste ? Comment tenir la juste tension entre distance et proximité ? Comment se donner à l’écriture comme José Tomás s’est donné ce jour-là dans la solitude parfaite de son art ? Autant d’interrogations qui taraudent l’esprit du poète, le confrontent à de multiples contradictions qu’il tente de résoudre tout en évitant les écueils de la théorie.

    Ludovic Degroote confie son désir « de faire quelque chose de tout ça » tout en révélant la difficulté qu’il rencontre pour mettre par écrit l’équivalent de ce qu’il ressent face aux enchaînements qui s’offrent à ses yeux :

    « à la cape, josé tomás enchaîne les quites pour amener le toro à la pique ; quand ils sont bien menés, les quites offrent un des moments de la corrida les plus beaux : sorte d’enchaînement sensuel entre danse et repli qui invite le toro à dessiner une suite de courbes — manière de vers mobiles à l’intérieur desquels les mots deviendraient articulés ».

    Tout en écrivant, Ludovic Degroote revoit /revit en pensée les passes du torero, la position des pieds dans l’espace étroit partagé avec le toro, l’étrange danse qu’ils se livrent l’un l’autre dans le respect que chacun a pour son partenaire, « l’hommage réciproque » qu’ils se rendent dans cet affrontement égalitaire :

    « à deux ils forment une sorte de bulle dans laquelle s’organise leur ballet ».

    L’homme l’animal seul à seul, dans l’intimité de leur geste. Dénuée de tricherie, de théâtralité. C’est cette bulle et ce ballet — ils se lisent dans la vignette de Claude Viallat — qui donnent leur impulsion à l’écriture et, pour moi, à la lecture de ce recueil.

    Le poète se souvient de la révélation qu’a été, ce matin-là, cette corrida, alors même qu’absorbé dans la joute de José Tomás, il pensait à l’écriture du poème :

    « en le regardant avec son toro, je pensais au poème, sans que je sois empêché d’être pleinement dans sa manière, elle me semblait exprimer en creux l’exigence de l’écriture poétique. »

    Tout en écrivant, le poète s’interroge. Ce qui le passionne, c’est cette « comparaison entre la passe et le vers » : « vers ou fragment — gestes équivalents ». Ce qu’il recherche, c’est la perfection. Passe hors du commun, poème hors du commun. Cette perfection du « poème hors du commun », Ludovic Degroote la trouve chez Baudelaire, dans deux vers de « Recueillement » qui servent d’appui à sa réflexion :

    « sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille »

    De quoi a besoin ce vers, interroge Ludovic Degroote.

    « De rien — or ce qui suit, qui a tout autant sa part d’autonomie, sans rien ôter de la perfection simple d’apparence et de la sobriété complexe du premier, en accroît la beauté, de même que la beauté du second, et la beauté des deux ensemble, de façon exponentielle

    tu réclamais le soir ; il descend ; le voici

    ce degré de perfection, hors du commun, c’est ce que j’ai vu dans chaque passe et chaque enchaînement de passe de josé tomás à la muleta le dimanche seize septembre deux mille douze entre onze heures quarante et quatorze heures aux arènes de nîmes ».


    Cette réflexion trouve sa place entre deux poètes contemporains, deux maîtres. En amont, André du Bouchet pour qui il est nécessaire de « peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il éclate, et livre son ciel… » ; en aval, Pierre Reverdy pour qui, selon Ludovic Degroote, « aucun mot ne recèle la moindre partie de poésie en soi », chacun portant en lui la possibilité d’être introduit « dans un espace poétique ». Deux exemples fondateurs sur lesquels vient s’étayer la réflexion de l’auteur de Ciels.

    Ainsi se tisse, toujours conjuguant le travail précis du toréador et celui du poète, la recherche de Ludovic Degroote. Sans cesse soulevant une nouvelle question, un nouveau point de vue, une nouvelle approche. L’observation de José Tomás dans son travail de toréador permet au poète de poser les jalons de sa pensée, d’énoncer les principes d’écriture qui lui tiennent à cœur et qui le constituent, de nommer les peurs qui le guettent. Celle de tomber dans l’anecdotique ; celle redoutable, de tourner en rond, d’être trop présent à soi ; celle de tomber dans le défaut de parler de soi au risque de se perdre, de se laisser prendre au jeu facile des « bons sentiments » et de la corde sensible :

    « il torée sans colère, malgré la peur : il faut se dégager de soi — pour être pleinement soi : condition nécessaire afin d’être libre »

    Autant d’obstacles qu’il faut tenir à distance pour éviter de tomber dans la mise à mort de l’art.

    Conscient des pièges tendus par l’écriture, Ludovic Degroote se méfie de lui-même, de sa pente naturelle qui le conduit, s’il n’y prend garde, à la facilité qu’il rejette. Se méfier dès lors de l’anecdotique parce qu’il rejoint le divertissement et choisir de s’exposer sans tricher. Sans exhibition factice et sans faux-semblant. Parce qu’écrire, c’est en effet s’exposer et que s’exposer comporte un risque. En écrivant, même sur une « matière » aussi inattendue que celle de « José Tomás », Ludovic Degroote expose sa passion pour l’art en même temps que sa propre manière. Si la manière du torero José Tomás se reconnaît d’emblée, celle de Ludovic Degroote est également reconnaissable entre toutes. Son style ne se caractérise-t-il pas par un usage de la ponctuation qui lui est personnel ? L’abolition systématique du point final entraînant du même coup celle de la majuscule en début de phrase. Hors de tout code typographique traditionnel, les noms propres ne se distinguent pas des noms communs. Abolis également les guillemets qui encadrent les citations. Mais ce parti pris de non-conformité ne constitue-t-il pas, de manière paradoxale, chez Ludovic Degroote, ce qu’il définit lui-même, chez d’autres « poètes reconnus », comme « une forme de sécurité, d’assurance, d’embourgeoisement ». Tout choix typographique n’est-il pas une sorte de « bouée » — qui fonctionne selon des codes que le poète fait siens — qui lui assure « confort et visibilité ». Si le poète, suivant en cela sa pente, exploite sa propre manière, parfaitement identifiable et reconnaissable, il n’en demeure pas moins qu’il le fait avec art. Son josé tomás est une œuvre artistique aboutie, semblable en cela à la faena tauromachique menée « jusqu’à son bout » par le toréador. Une passe passionnante que cet étonnant corps à corps.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli








    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source




    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás )
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton






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  • Ludovic Degroote | [j’aimerais faire quelque chose de tout ça]



    [J’AIMERAIS FAIRE QUELQUE CHOSE DE TOUT ÇA]



    j’aimerais faire quelque chose de tout ça, atteindre ne serait-ce que le mouvement presque fixe du premier pas, qui ouvre au second,  alors qu’ici j’ai l’impression de ne rien fixer,  je bouge tout le temps, comme la prose fait facilement,  à cause de la faiblesse qu’un mot seul porterait si on ne préparait pas sa solitude, qui serait une forme d’isolement ou de marginalité ; je ne sais comment je pourrais donner à chaque mot un tel poids isolé en dégageant son isolement de l’instant de sa sortie afin de le lier à un autre mot auquel il faudrait donner son poids à son tour isolé


    ce n’est pas que je veuille appliquer la tauromachie à la poésie, ce serait une théorie, qu’un procédé d’ailleurs permettrait peut-être de mener à bien ; je me méfie des théories comme des procédés ; je ne m’en plains pas : nous n’écrivons qu’avec ce que nous sommes


    pour ça aussi que josé tomás me fascine : il n’est pas dans une théorie — ce qui ne l’empêche pas d’avoir des principes


    et de les appliquer


    la stature immobile n’est pas une théorie, c’est un principe


    si j’écris de la poésie, c’est un principe, pas une théorie


    josé tomás ralentit le mouvement


    il ne peut rien pour moi


    ni pour ce que j’écris


    moi aussi je suis seul


    face à moi-même




    Ludovic Degroote, josé tomás, Éditions Unes, 2014, pp. 24-25-26. Vignette de couverture de Claude Viallat.







    Degroote José tomas 2








    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
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    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    josé tomás (lecture d’AP)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    3 ciels d’ici







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  • Ludovic Degroote, Monologue

    par Jean-Louis Giovannoni

    Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni







    On ne peut coller un nom à toutes ces sonorités internes ni leur donner un visage. Mais elles sont là et se font sentir à tout propos.
    « On ne peut coller un nom à toutes ces sonorités
    internes ni leur donner un visage. Mais elles sont là
    et se font sentir à tout propos. »
    Ph., G.AdC








    SOTTO VOCE



    Monologue (1) est composé de quatre monologues successifs, tenus par quatre personnes distinctes. Chacun le sien. Celui de Godeleine (sœur décédée à dix-huit ans) ; suivi de celui du père, de la mère et, pour finir, de Ludo monologué par lui-même. Le tout conduit par un seul : Ludovic Degroote.

    Un monologue, par définition, est une voix qui parle dans l’interne de ses mots… Mais à qui s’adresse-t-elle ainsi ? À quelle partie d’elle-même ?

    Les morts n’ont pas de face, les regarder est impossible. La seule façon de les approcher, c’est de leur parler le dos tourné. En aveugle.


    « ainsi ma voix a-t-elle tenté de disparaître


    que tu la relèves nous place dans une relation logique et absurde, ma parole étant devenue vacante et usurpable »



    Lorsqu’on écrit, on n’est jamais du bon côté. Personne alors ne sait vraiment où il se tient.

    Les morts n’ont pas de voix. C’est vrai. Visage et gestes se conservent mieux. Mais pas la voix.

    Même enregistrée, elle ne dure pas longtemps. La réécouter en boucle, c’est la perdre. L’user.

    Peut-être faut-il se vider de ses voix ? Les halluciner pour les incorporer à nouveau et les entendre en sotto voce dans sa propre voix.

    Godeleine Degroote, morte sur une route « non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six », cette voix est une absence comme le sont toutes les voix qui parlent dans les livres. Dans nos têtes… Des absences intériorisées. Des manifestations en creux.


    « […] je ne suis pas certaine de pouvoir exprimer si je me satisfais de cette façon d’occuper ma parole et mon silence, cela reviendrait à dire que je serais contente d’être morte ou de vous avoir infligé ça, or dès que je vous vois je deviens triste »


    Elle remonte, parle à travers. Non pas dans les silences où elle serait inaudible, mais en, et seulement en parole et en écriture. Voix suspendues des mots. Corps transparents de la voix.

    On bouge pour ceux qui ne bougent plus.

    La question n’est pas d’être immobile ou non, mais d’accepter l’envahissement, et cela au-delà de la peau.

    S’entendre, c’est accorder ses voix. Donner de l’épaisseur à l’entre dedans / dehors.

    Un seul côté, est inimaginable. N’a pas lieu. Ne peut tenir. Deux est un chiffre premier. Un battement. Un espace de respiration.



    « le fait est que je suis morte »



    « je suis morte, et j’attends que mes parents viennent me reconnaître »



    Pourquoi parler de présence ou d’absence puisque aucune ne peut jouer sans l’autre ? Sans cet espace qui les relie et les disjoint.

    Comment articuler ce qui n’a pas de mots ?



    « penser à rapatrier mon corps […] »



    Dès la prime enfance, des écarts, des failles se sont fait entendre, çà et là, dans la conduite de notre voix, souvent mal occupée, insuffisamment tenue. Des ouvertures, des voix étrangères ou proches se sont mêlées à nos propres intonations. Nous ont laissé leur empreinte. Ont pris assise.


    « je ne peux oublier tous ceux qui restent en vie, puisque ma matière de morte est condamnée à chercher sa forme à travers eux

    c’est ainsi, dit-on, que les morts continuent à vivre »



    Leur découverte se fait par l’entremise de nos jeux, au début pour se donner la répartie ou dans la solitude des nuits pour se tenir compagnie.

    Puis, un jour – ça se précipite, se bouscule au portillon ; ça vous traverse, et, d’un coup, vous n’êtes plus seul sur la ligne de démarcation. Vous êtes emprunté. Et c’est une famille entière qui truffe vos mots. S’agite en vous. Jusqu’à basculer au-devant de votre voix en ne vous laissant que peu de place.



    « en mourant tu as ouvert ma vie à une suite de logique d’enfermements, j’ai réussi à gagner à peu près tous ceux que j’ai pu croiser, c’est pour cette raison que j’en reviens toujours à toi, comme si le point de départ n’était pas ma naissance mais ta mort, qui a produit ma naissance dans ta mort »

    « parler de toi m’est plus facile parce que je te vois de l’espace où tu me reconstitues et où les mots naissent en me ramenant à des semblants de vie, et quand je te vois écrire ceci je me dis que non décidément, tu es incapable de sortir de ma mort autant que tu es incapable de sortir de toi-même alors il te reste à continuer[…] »



    Aucune de ces voix n’est le produit d’un délire. Elles sont parfaitement domiciliées en nous, font partie des meubles, de cette famille interne que l’on ne peut quitter sans se perdre. La plupart d’entre elles sont inconnues ou venant d’êtres chers effacés. Nous étions jeunes, et elles si paniquées par leur disparition…

    Le souvenir n’est pas un bon marqueur. On ne peut coller un nom à toutes ces sonorités internes ni leur donner un visage. Mais elles sont là et se font sentir à tout propos. Des familières aux occasionnelles, toutes ont leur mot à dire.
    En dehors de nous, nul ne les entend.


    « chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours […] mais nous sommes parmi ces voix de la même portée ça s’écrit et crie dans la même gamme »


    Voix des disparus, introjectées dès l’enfance. Voix de toute une vie qui pèsent chaque année de plus en plus. Nous devenons un jour parents de nos parents, l’ancêtre d’une tribu de disparus.


    « je ne peux me défaire de mourir car je vis dans un processus de reconduction du temps fini qui est passé dans la tête des autres »


    Ces voix sont solitaires et à la fois dépendantes ; isolées et côte à côte sans jamais échanger.


    « dès lors, ils étaient condamnés à errer, chacun dans sa solitude, l’un auprès de l’autre
    et à fabriquer d’autres solitudes
    pour tenter d’échapper aux premières »



    Tout le monde ne ressent pas cela de la même façon. Pas question, ici, de jeter la pierre à celui ou celle qui demeurerait en lui en parfait solitaire ; unique et uni dans sa voix ; sourd à ce qui bruit en dessous. Peut-être que la moindre ouverture en lui, l’externaliserait à tout jamais ?
    Tout le monde ne naît pas troué, équipé pour ce type de courants d’air.
    C’est bien avant sa naissance que l’on est désigné pour occuper cette fonction.

    – Celui-ci sera notre porte-voix ! […] Ou poète.
    Appelez-ça comme vous voudrez, le résultat sera identique : vous serez agité toute votre vie, traversé comme un couloir… ouvert à même la langue. Et il vous faudra écrire. Encore. Et encore. Sans que jamais rien ne s’estompe. Ou si peu.
    Élu par plusieurs générations, des antérieures à celles qui n’ont pas encore eu voix au chapitre, les pas encore nées, les pas encore mortes, mais déjà là, intéressées par la chose. Et tous seront d’accord :


    – Ça sera Ludovic !


    Ces voix te parlent, et ça depuis le premier jour. Père, mère, frères et sœurs ; arrières et encore arrières – qu’importe, nous sommes lieu de passage.
    On naît conducteur ou pas.


    « tu es passée dedans, tu me fais vivre donc j’écris de ma main perdue »


    La main qui écrit est une main creuse où circule ce qui n’a plus ni bouche ni cordes vocales ; mains de « ceux qui sont partis sans me quitter »


    « toi tu es tombée d’un bloc et ta chute a emmené tout ce que tu avais à portée de main »


    « je me suis sentie si seule dans cette rupture » et Godeleine de bouger dans tes mots. Les mots de qui ? Pour qui ? Qu’importe. L’important c’est de bouger. De respirer pour deux. Pour plus, si nécessaire.

    Pensées des morts (2) et 69 vies de mon père (3)… ont déjà laissé entendre certaines de ces voix.
    La mort n’est pas un lieu. « c’est pour ça que je ne peux pas me recoudre »
    Le creux se fait plus grand de jour en jour.
    Nous sommes doublés de nos morts.
    Ici ne repose pas, mais cherche à se soustraire, se déduire de chaque mot écrit du bout des doigts qui inscrivent sa perte.


    « peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »
    « j’ai à la fois conscience d’écrire à partir de moi et à la place de quelqu’un d’autre qui attendrait que je parle en son nom »



    Mais à quel corps se raccrocher lorsqu’on ne demeure plus dans son nom ? Celui d’un frère, d’une sœur…


    « sommes-nous d’ailleurs capables d’être ce que nous sommes, nous qui n’avions qu’à peine commencé, et comment continuer dans ce nous d’un je mal établi […] »



    Jean-Louis Giovannoni
    Rue du Chemin-Vert, mars 2013



    _______________________________
    (1) Monologue, éditions Champ Vallon, Collection Recueil, octobre 2012, 102 pages (11,50 €). Diffusion Harmonia Mundi.
    (2) Pensées de morts, éditions Tarabuste, 2003.
    (3) 69 vies de mon père, éditions Champ Vallon, Collection Recueil, 2006.






    Ludovic Degroote, Monologue








    LUDOVIC DEGROOTE


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    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    « méfie-toi du pathétique » (lecture de Monologue de Ludovic Degroote par Angèle Paoli)
    → (sur remue.net)
    Monologue (note de lecture de Jacques Josse)






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  • Ludovic Degroote |
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures]







    POLYPHONIES INTÉRIEURES
    Ph., G.AdC








    [CHACUN NOUS VIVONS AVEC DES POLYPHONIES INTÉRIEURES]



    chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent



    car il nous est difficile d’ôter le masque où nous vivons, à cause des peurs qui brûlent notre visage et de l’impossibilité que ce serait de vivre tels que nous sommes, dans une chair à vif hideuse et brutale



    peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous



    voilà parfois qu’on découvre sous la sienne une telle voix, non pour faire un travail de deuil, expression idiote dont l’apparence laisse entendre qu’on puisse l’effectuer, c’est-à-dire s’en défaire, quand il aurait été habilement réalisé, et truquée, car on ne fait rien dans un deuil qui ne fasse que la douleur vous fasse, à travers la combinaison du temps qui passe et du temps qu’en vous cette douleur a figé



    godeleine ma petite sœur c’est ainsi que je te rejoins, chaque jour de ma vie, en la peuplant des peurs qui l’assassinent, je ne peux faire autrement, et chaque fois que j’essaie ça ne dure qu’un instant, un instant d’oubli, tu as grandi au milieu de mes peurs et ne les as jamais cachées, pas plus que tu es venue me prendre par la main comme lorsque j’étais petit pour me rassurer, me dire que tu étais là, tu m’as laissé seul et depuis que tu es morte je vis seul au milieu de mes solitudes



    Ludovic Degroote, « monologue de ludo » in Monologue, Champ Vallon, 2012, pp. 71-72.






    Ludovic Degroote, Monologue








    LUDOVIC DEGROOTE


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    ■ Ludovic Degroote
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    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
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    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    « méfie-toi du pathétique » (lecture de Monologue de Ludovic Degroote par Angèle Paoli)
    → (sur remue.net)
    Monologue (note de lecture de Jacques Josse)






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