Étiquette : Ma Mor est morte


  • Paul de Brancion, Ma Mor est morte |
    lecture d’Angèle Paoli (2)

    Paul de Brancion, Ma Mor est morte,
    Éditions Bruno Doucey, 2011.




    Lecture d’Angèle Paoli


    LA VÉRITÉ AU RISQUE DU MEURTRE




    Comment, même morte, peut-on venir à bout de sa propre « Mor » ? Mor ? Maman, en danois. C’est avec la mort de « min Mor » que Paul de Brancion a rendez-vous dans son dernier ouvrage : Ma Mor est morte. Avec la mort de sa mère. Dès le texte liminaire, l’auteur de Ma Mor est morte pose la question du meurtre. Murder of the mother. Le meurtre de la mère. L’avant-texte en italique livre en effet une clé linguistique déterminante : « mord », en danois, signifie « meurtre ». De quel meurtre s’agit-il au juste ? Celui de la mère ? Celui du fils ? Des deux sans doute, intimement et inextricablement mêlés. Jusqu’au dégoût, jusqu’à la répulsion. Et jusqu’à l’excès de la passion.

    Perdu depuis l’enfance, « fortabt i de store dybder, lost and nearly dead i mørket/perdu au-dessus des grands fonds, perdu, presque mort dans l’obscurité », depuis la naissance en mal d’amour de ses parents, le fils ne tente-t-il pas, en rôdant autour de la mort de sa mère, en la malaxant avec ses mots et ses « souvenirs déchus », en triturant la peur de sa Mor à travers langues, de tuer en lui l’enfant ? Et dans le même temps, par une sorte de prouesse, de mettre au monde une autre Mor. Non pas un double de la Mor haïe/aimée mais une Mor inattendue, face inverse de la « bordélique Mor ». Une troublante mère enfant, une « petite Mor » inconnue, « éternelle petite fille » qui entraîne avec elle, dans la perte, le fils. Étrange constat. Contradictoire, comme les sentiments incompréhensibles et incohérents dont souffre le narrateur. Double deuil, double doler. « Ainsi Mor est morte comme une enfant. En la perdant, j’ai aussi perdu un enfant (ma mère), et pour ma part je me suis perdu. Je dois me retrouver. Nécessairement. »

    De quelle cuisante morsure, de quel honteux remords, le fils est-il la proie ? Contre toute attente, la mort de « min Mor » s’accompagne d’une souffrance dont la force échappe au langage, que les mots d’une langue unique sont impuissants à dire. Il faut trois langues au fils de Mor, parfois quatre, pour venir à bout de sa Mor. Mais au bout du compte, que reste-t-il ? Reste le terrible aveu :

    « Je suis né et mort le jour où je suis devenu père. »

    « Et le constat final qui clôt Ma Mor est morte :

    « Déjà les enfants partent alors qu’on est à peine advenu. »

    Entre ces deux extrêmes, « la vie s’avance », et avec elle, advient le texte.

    En soixante chapitres de longueur inégale (parfois en un seul paragraphe), le fils affronte sa mère. En trois langues et en deux versions. Page de gauche, la version originale. Page de droite la version française. L’auteur (comment le disjoindre de celui qui dit « je » ?) affronte la réalité fastidieuse et fascinante de « min Mor », dans l’enchevêtrement de l’anglais, du danois et du français. Les images qui collent au corps et à la mémoire nécessitent le maillage des trois langues pour que le fils parvienne à s’approprier Mor, à l’apprivoiser et à la mettre à juste distance, hors de portée de nuire. À l’aimer. « La vérité au risque du meurtre » passe par la fusion babélienne des deux langues maternelles ―  l’anglais et le français ― avec le danois, langue de l’exil, « la troisième langue du chant des mots » :

    « Massive Mor er vaek nu. Det trøster mig ikke. My pledge is devant moi. Je suis extremly surprised by my emotion. I do nearly cry. Comment puis-je pleurer ainsi cette femme qui a si furieusement ødelagt alt omkring her ? » (version originale)

          « Maman massive est partie maintenant. Cela ne me console pas. Ma tâche est devant moi. Je suis extrêmement surpris par mon émotion. Je pleure presque. Comment puis-je pleurer ainsi cette femme qui a si furieusement détruit tout autour d’elle ? » (version française)

    Avec elle et derrière elle, Mor entraîne dans son sillage, outre son monde de vieilleries obscènes et ce petit dernier aux airs de fille qu’elle malmène, ses cinq filles et son pâle époux. « Min far, mon père » ne bénéficie pas, comme Mor, d’une majuscule mais il se voit affubler par ce fils qu’il « prend pour une bille » d’expressions peu glorieuses. « Le vieux panard… le vieux caleçon, den gamle røv ». Pourtant la vengeance a ses limites et s’il est incongru et intolérable de poser son imagination, ne serait-ce qu’un bref instant, sur les copulations du couple parental, in-envisageables, une tendresse insoupçonnée surgit, qu’il est difficile de refouler, comme il est difficile d’éradiquer la primitivité érotique de min far et de min Mor. La question brûlante de Ma Mor est morte réside bien dans les « ravages » que Mor a imprimés dans la chair de son fils par l’intermédiaire de son robuste corps maternel, seins sueur sexe. Ravages dont seule l’écriture, salvatrice, peut venir à bout.

    « Je suis convaincu que sans l’écriture et sa pratique quotidienne je serais déjà Mor d’elle, d’eux. Écrire a sauvé ma vie, sauvé ma vie avec ou sans lecteur car je suis le premier lecteur de moi-même », écrit Paul de Brancion au chapitre 28.

    Un soir de 14 juillet, à la Vaccaja de Pigna, en Balagne, Paul de Brancion lit des extraits de Ma Mor est morte. Je me souviens avec émotion de sa voix portée par le métissage multicolore des langues. Et de la fascination exercée par ce tressage serré de l’une à l’autre. Avec dans le tissé des phrases le retour des « or », comme autant de pépites semées sur l’ourlet de la vague. Mor, mort, mord, for, Fortabt, store, hvorfor, foreign, derfor, nor, encore, door, « Château d’or ». More. Never Mor. Polysémique Mor. Polymorphe mère « cauchemère ». Je la retrouve ici, au cœur des phrases, pareille à une divinité effrayante et mouvante. Émouvante. Vivante toujours, à travers l’écriture de son fils. Au-delà, un très beau texte, animé par un souffle intérieur qui tient en haleine. Et m’a rendu attachant le « fils de Mor ». Vulnérable et audacieux.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Paul de Brancion, Ma Mor est morte






    PAUL DE BRANCION


    Paul de Brancion
    Source



    ■ Paul de Brancion
    sur Terres de femmes

    [Il y a cette pluie] (extrait de Concessions chinoises)
    Ma Mor est morte (lecture d’Evelyne Morin)
    Sur un bateau léger | Nant’a u ligeru battellu (extrait du Marcheur de l’oubli)
    Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Tristesse du soir] (extrait de Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre)
    Cheval aquacole (extrait de Rupture d’équilibre)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site de Paul de Brancion
    → (sur le site de France Culture)
    Mor est morte, dans Pas la peine de crier, par Marie Richeux (émission du 5 janvier 2012)
    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    un entretien vidéo où Paul de Brancion parle de la naissance de son recueil Ma mor est morte
    → (sur YouTube)
    Paul de Brancion lit un extrait de son recueil Ma mor est morte
    → (sur YouTube)
    un extrait du film Musique et poésie à Aubaron, le film de la soirée, avec les participations de Paul de Brancion et de Jacques Estager





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  • Paul de Brancion, Ma Mor est morte |
    lecture d’Évelyne Morin (1)

    Paul de Brancion, Ma Mor est morte,
    Éditions Bruno Doucey, 2011.




    Lecture d’Évelyne Morin


    LETTRE, ENTRE MASQUE ET MANQUE



    Ma Mor est morte, dit le titre.

    Homophonie qui ouvre le jeu, en même temps que l’œuvre.

    Ma mort est morte, pourrait-on entendre.

    Avec la lettre manquante t dont la béance ouvre sur tous les possibles : si « ma Mor est morte », « ma mort » l’est-elle aussi ? Est-ce que je peux vivre enfin ? Me donner naissance ?

    Par la délivrance de l’écriture : les mots tranchant le cordon ombilical avec la Mor morte.

    Pour cela, il faut créer sa propre langue, qui ne sera pas celle de Mor : « Qui m’a donné la langue en quoi je me débats ? Mor. » Entremêler les langues, donc – français, anglais, danois – pour ne pas parler la langue maternelle, langue mortelle : « Massive Mor er væk nu. Det trøster mig ikke. My pledge is devant moi. Je suis extremely surpris by my emotion. I do nearly cry. Comment pleurer ainsi cette femme qui a si furieusement ødelagt alt omkring her ? »

    Comment parler ? Car parler est une nécessité vitale. Parler pour ne pas étouffer. Parler, même si, une fois écrits, les mots apparaissent en deçà de la violence qui les a produits, l’ordre des mots étant incompatible avec le chaos. Alors il faut piéger la parole : l’obliger à jouer double, triple jeu, dans la multiplicité des traces et des vides.

    Pour que la vérité cesse de fuir. De cette fuite emblématique de l’histoire familiale. Ainsi, du père, et de « l’histoire mensongère qu’il commençait à raconter afin de mieux s’échapper. » De la mère : « C’était une mère fuyante. » Du fils : « mais quand j’avais vingt ans j’ai fui, je me suis sauvé et cela m’a sauvé. » « je devais fuir cette vieille famille sénile, fuir là-bas, fuir. »

    Car la fuite est survie. Quelle vérité est-elle si dangereuse qu’elle ne puisse être dite ou entendue qu’au risque de mourir ou de provoquer le meurtre (mord) de l’autre ?

    À l’origine est l’origine inconnue.

    « Ma Mor ne savait pas qui était son père. » De quel nom le nommer, si c’est la mort qui est au bout ? « Père/Far/Father/Papa/Daddy/Dad/Mort ». La multiplicité des signifiants enlève toute valeur au signifié, le renvoyant au néant de l’innommé.

    « Qui fut mon père sans nom ? » se demande aussi le fils, une fois que Mor est morte. Et pourtant, dit-il au moment de clore le livre : « Je suis né et mort le jour où je suis devenu père. » Donner la vie ne peut qu’être lié à la mort.

    D’avoir dit la défaillance originelle, d’avoir dit l’indicible a-t-il tué la mère, comme Hamlet tua Gertrude de lui avoir donné à voir ce qui ne devait pas être vu ? « Elle cherchait ce que je lui avais dit. Elle l’a entendu. Sauf qu’elle en est morte, peut-être, peut-être pas. »

    Au risque de la mort, il fallait, il faut, dire la violence d’avoir vu l’obscénité, l’obscénité de Mor ; et dire la violence de l’obscénité d’avoir vu. Celui qui voit est aussi coupable que celui qui montre. Représentation spéculaire qui ne peut laisser indemnes ni l’acteur ni le spectateur. Il y a ici une mise en abyme de la scène, sorte de scène primitive à laquelle convient inconsciemment Mor puis le fils, qui à son tour nous donne à voir : « cette ogresse-là, furibarde, chantant la vie à gorge déployée. Effroyable spectacle reproduit sous nos yeux incrédules. Nous qui fûmes spectateurs bafoués de cette farce obscène. »

    Ne pas mourir de voir. Sauf à nier avoir vu en Mor une femme. Sauf à nier toute filiation avec elle : on ne peut être que l’enfant d’une femme. Or « Mor n’était pas une femme. »

    Comment être « Fils de Mor ! » Fils de Mort ?

    Fils de Mor/Mort peut s’entendre comme fils qui reçoit mais aussi comme fils qui donne la mort : « la vérité au risque du meurtre. » Avec la culpabilité d’avoir enfreint l’interdit : « La petite Mor est morte, double deuil. Mor, mord, morsure, remords. » Car l’affrontement entre la « mère » (bien que ce mot ne soit jamais inscrit tel quel dans le texte) et le fils est un corps à corps sans merci. Hamlet provoque la mort de Gertrude mais celle-ci ne partira pas seule dans la mort.

    Donner à voir, c’est aussi faire que cela qu’on voit n’ait pas (eu) lieu. Ainsi l’évocation de la fausse mort de Mor, « Cette nuit cauchemar, cauchemère », dit-elle la répétition du « grand passage ». Plus que la scène primitive, la mort est le spectacle impossible à regarder. Aussi impossible que celui de sa propre mort. Reste la re-présentation de la mort pour conjurer celle-ci. Se faire démiurge pour enfin avoir pouvoir de vie et de mort.

    Et pourtant, cela est. Cela a été : « et que ma maman est morte, il y a deux ans et c’est exactement comme si c’était hier. » Alors le titre Ma Mor est morte tel le « Aujourd’hui maman est morte » de L’Étranger dit la réitération de la mort à l’infini, à la fois passé composé et présent, afin de délivrer Mor du temps.

    Ce qui est un acte d’amour pour combler le manque : manque de la Mor ; manque de l’amor.

    Ce livre est un adieu d’amour post mortem, réponse à l’au revoir de Mor : « Elle m’a dit au revoir. J’ai reçu son adieu mais je n’y ai pas répondu, je n’ai rien dit… » Silence masquant l’interrogation déchirante, impossible à énoncer, sinon outre-mort : m’a-t-elle aimé ? Mes parents m’ont-ils aimé ? Se sont-ils aimés ? Est-ce que je peux m’aimer de cet amour manquant ? Alors, il faut signifier l’amour dans les manques, dans les interstices des lettres, dans la polysémie des signifiants : Ma Mor, M’amor est morte. Mon amour est mort(e).

    De le lui dire, maintenant, toujours, conjure le « Never, never Mor, never Mor » du texte antépénultième, faisant advenir l’écrivain à sa langue.



    Évelyne Morin
    D.R. Texte Évelyne Morin
    pour Terres de femmes








    Paul de Brancion, Ma Mor est morte






    PAUL DE BRANCION


    Paul de Brancion
    Source



    ■ Paul de Brancion
    sur Terres de femmes

    [Il y a cette pluie] (extrait de Concessions chinoises)
    Ma Mor est morte (lecture d’AP)
    Sur un bateau léger | Nant’a u ligeru battellu (extrait du Marcheur de l’oubli)
    Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Tristesse du soir] (extrait de Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre)
    Cheval aquacole (extrait de Rupture d’équilibre)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site de Paul de Brancion
    → (sur le site de France Culture)
    Mor est morte, dans Pas la peine de crier, par Marie Richeux (émission du 5 janvier 2012)
    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    un entretien vidéo où Paul de Brancion parle de la naissance de son recueil Ma Mor est morte
    → (sur YouTube)
    Paul de Brancion lit un extrait de son recueil Ma Mor est morte
    → (sur YouTube)
    un extrait du film Musique et poésie à Aubaron, le film de la soirée, avec les participations de Paul de Brancion et de Jacques Estager
    le site de poésie d’Évelyne Morin





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