poèmes hongrois et français.
Éditions Zoé, CH-1227 Carouge-Genève, 2016.
Traduit par Maria Maïlat.
Lecture de Martine Konorski
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Clous, voilà un titre qui sonne incroyablement juste pour ces implacables poèmes de jeunesse d’Agota Kristof (1935-2011). Ces poèmes inédits ont récemment paru chez Zoé ; cette édition bilingue est l’édition originale en hongrois et la première traduction en français. Ces textes sont issus des archives de l’auteur qui, peu avant sa mort, avait souhaité leur publication. Les reconnaissant, seulement à ce moment, dignes d’être publiés, alors que l’on sait que c’est la poésie et le théâtre qui sont les écritures fondatrices de l’auteur de la célèbre Trilogie des jumeaux (Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge). À travers ses « poèmes-clous », Agota Kristof nous livre des morceaux bruts de sa douleur hongroise, poèmes, ici rassemblés, et qu’elle avait perdus lors de son exil hongrois en 1956. Réécrits de mémoire par l’auteur dans les années 1960, lors de son arrivée en Suisse, ces textes, au style tranchant inimitable, touchent le lecteur au cœur et le crucifient. Les mots, aiguisés à la pointe des sens, sont fichés dans la chair de la poète et fixent dans le temps et l’espace, la perte, l’exil, la mort, mais aussi parfois la nature et l’amour : thèmes de prédilection de l’œuvre d’Agota Kristof. Sans détours, dans une économie de mots, avec cette « langue-lame » qui la caractérise, Agota Kristof nous plonge au cœur de la perdition humaine, dans le noir qui surplombe l’abîme et qu’illustre magnifiquement le très émouvant poème [Pas mourir] écrit directement en français : « Pas mourir
pas encore
trop tôt le couteau
le poison, trop tôt
je m’aime encore
j’aime mes mains qui fument
qui écrivent
Qui tiennent la cigarette
La plume
Le verre.
J’aime mes mains qui tremblent
qui nettoient malgré tout
qui bougent
Les ongles y poussent encore
mes mains remettent les lunettes en place
pour que j’écrive ». Clouer la mort par ses mots, c’est ce que nous offre Agota Kristof pour s’écarter temporairement du malheur, alors que quelques faibles notes d’espoir éclairent cet opus. En effet, la poète est « sans ailes », ailes coupées par son histoire d’exil et l’Histoire ; elle semble avancer en titubant, dans un trébuchement où elle trouve toujours cet équilibre fragile : « Dans le crépuscule perdant son équilibre
un oiseau libre s’envole de travers », au bord du gouffre, « au-dessus des fosses et des morts ». Dans un rythme et une sonorité propres à l’auteur, « les poèmes-clous » d’Agota Kristof sont habités de mots simples, précis, pointus, concrets, presque quotidiens, et s’ancrent dans le corps comme un aiguillon qui nous rappelle que nous avons à supporter le poids des choses et du temps. En effet, la nostalgie de la douceur du passé, « Hier tout était plus beau
la musique dans les arbres
le vent dans mes cheveux
et dans tes mains tendues
le soleil » ne doit pas empêcher d’affronter la dureté des temps : « Maintenant il neige sur mes paupières
mon corps
est lourd comme le rocher
mais aucune raison de changer de trottoir
et aucune raison de
s’en aller dans les montagnes ». Le lecteur se laisse transpercer de part en part par cette langue « efficace et noire », par cette langue d’exil aussi, qui laisse un trou dans l’âme de qui a été mutilé par la souffrance. Dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, les mots acérés d’Agota Kristof condensent le réel avec précision dans une écriture « au couteau », quasi « expressionniste », loin de toute grandiloquence. L’attention se recentre sur le point focal du texte et la parole poétique émerge pure, dans sa nudité écorchée, déracinée, restituée dans la vérité d’une langue natale ou adoptée de force (ce que l’auteur explique dans L’Analphabète, récit autobiographique, éditions Zoé, 2004). Hommes cloués, dos au mur, voilà ce que nous sommes, aucune échappatoire possible dans cette poésie qui glace le sang, tant l’espoir est éphémère face à la menace de mort car « Le soir les lumières sombrent dans le silence
[…]
ton regard se refroidit
ta main se refroidit
ton front se refroidit Où vas-tu ici le sentier touche à sa fin
dans le mur
le maître a oublié de découper une porte
il n’y a même pas une seule brèche par laquelle
tu pourrais regarder de l’autre côté
il y a une seule possibilité
se mettre droit debout ». Là encore, la ténacité envers et contre tout comme acte de résilience des exilés, damnés de la terre : « et je m’efforçais de me persuader que dans la ville étrangère
j’étais de passage ». Quel sens alors donner à l’amour et au « Vivre » auquel la poète s’abandonne… pour mieux disparaître, « […] Élever éduquer soigner punir embrasser
Pardonner guérir s’angoisser attendre
Aimer
Se quitter souffrir voyager oublier
Se rider se vider se fatiguer
Mourir » lorsqu’ « [a]u-dessus des maisons et des vies
un léger brouillard gris
[…]
clous
émoussés et pointus
ferment les portes clouent les barreaux
aux fenêtres de long en large
ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit
la mort ». Les quelques photos qui émaillent le livre nous montrent une Agota Kristof arborant un léger sourire… les yeux exilés dans l’Ailleurs, puisque « la forêt garda le silence et s’en fut plus loin ». Pour autant, « aucune raison de changer de trottoir », nous dit l’auteur. |
| AGOTA KRISTOF Source ■ Agota Kristof sur Terres de femmes ▼ → Des routes hurlantes (poème extrait de Clous d’Agota Kristof) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Zoé) la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof |
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