Étiquette : Marie Etienne


  • Marie Joqueviel-Bourjea (sous la direction de),
    Marie Étienne : organiser l’indicible

    par Patricia Godi

    Marie Étienne : organiser l’indicible,
    textes réunis et présentés par Marie Joqueviel-Bourjea,
    Éditions L’improviste, 2013.



    Lecture de Patricia Godi



    Organiser l'indicible 3
    Ph., G.AdC







    ÉCLAIRER LES PAROIS DE LA GROTTE




    Certains livres semblent étonnamment vivants, intensément présents, et ils interpellent, ne serait-ce, au départ, que par le mystère d’une illustration, d’un titre.


    Ainsi de l’ouvrage collectif Marie Étienne : organiser l’indicible, dont la photographie1 de couverture montre la place arborée d’un lieu à la fois familier et traversé de signes d’étrangeté. On croirait reconnaître le marché aux fleurs et aux oiseaux de l’Île de la Cité, et l’on est transporté au cœur du Japon, à Tokyo, dans les allées du sanctuaire Yasukuni-Jinju. Autant dire l’expérience d’écriture située entre le proche et l’ailleurs, le concret familier et les territoires du rêve, la voix personnelle et le masque, à laquelle invite l’art de Marie Étienne, et que restitue le livre dirigé par Marie Joqueviel-Bourjea.

    Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la poésie française contemporaine et spécialiste de l’écrivain, Marie Joqueviel-Bourjea a déjà coordonné pour elle le numéro 47 de la revue Nu(e) paru en avril 20112. C’est dans son sillage comme dans celui des publications de Marie Étienne parues la même année, que s’inscrit le présent volume, Le Livre des recels, Les Yeux fermés ou les Variations Bergman et Haute lice3, à travers lesquels se dessine la diversité d’une œuvre abondante et neuve. Sans doute, le parcours biographique de Marie Étienne, rendu atypique par de nombreux séjours en Asie du Sud-Est et en Afrique, la collaboration avec deux des grands intellectuels du 20e siècle, Antoine Vitez et Maurice Nadeau, n’y sont-ils pas étrangers.

    L’ouvrage se fait également l’écho de deux manifestations importantes organisées en 2011 autour de l’œuvre de l’écrivain4. Marie Joqueviel-Bourjea inscrit les voix de leurs participants dans un volume qui a pris le parti de faire alterner des analyses critiques (Serge Bourjea, Marie-France Étienne, Marie Joqueviel-Bourjea, Laure Michel, Gérald Purnelle) et des textes créatifs, de faire des textes critiques un lieu de création (Isabelle Garron, Paul Louis Rossi), et de restituer le travail de l’éditeur (Yves di Manno) tout en restant fidèle à celui de l’écrivain. On peut dire de ce volume qu’il entraîne dans une véritable aventure de lecture et qu’il rend hommage à une œuvre qui refuse de se laisser enfermer dans un seul genre littéraire.

    S’il attire l’attention sur la place essentielle de la poésie dans le parcours de Marie Étienne, comme en témoignent les recueils parus à un rythme soutenu depuis les années 1980, il n’oublie pas non plus ses liens avec le théâtre. Les écrits de celle qui fut la collaboratrice d’Antoine Vitez pendant douze ans (évoqués par Marc Quaghebeur, « Les années Vitez ») sont en relation « non seulement avec le texte du théâtre et de la scène, mais avec les couloirs, les loges, l’atelier des costumes, les dépendances et même les souterrains » (Paul Louis Rossi). Le récit Antoine Vitez, le Roman du théâtre porte en son titre aussi bien l’immersion dans le théâtre, le dialogue des genres (Gérald Purnelle, « tout est forme chez Marie Étienne ») qu’une forte attirance pour la prose5.

    L’ouvrage souligne aussi l’interdépendance de l’œuvre avec le monde et l’Histoire (Laure Michel, « Le poème et l’Histoire »), le cinéma (Serge Bourjea, Isabelle Garron, Paul-Louis Rossi), le dessin (« Dessinécrire », Marie-Joqueviel-Bourjea). Il se referme sur une série de croquis inédits de l’auteur, un récit en images d’un voyage à Venise, qui invite à l’échange entre écriture et arts plastiques. Une œuvre ouverte, donc, à la fois concentrée sur les paysages intérieurs et le travail d’écriture, et inscrite dans le dialogue des genres littéraires et des arts (non seulement dans ses livres mais dans sa pratique de la critique littéraire), des époques et des lieux, des êtres réels ou imaginaires.

    « Ce que cherche à comprendre […] Marie Étienne, écrit Marie Joqueviel-Bourjea dans sa présentation, serait donc cette voie négative […] ouvrant […] à ce qui nous échappe : l’indicible, l’imprévisible, l’inconnaissable. Apprivoiser ce que j’appellerais, chez elle, la “matière de nuit”, que le goût des chiffres cherche à sa façon à organiser […]. Il ne s’agit cependant aucunement de régenter, de mettre en cage […], de donner des explications qui épuiseraient l’inépuisable, l’indicible — mais d’accepter l’opacité tout en cherchant pourtant […] à éclairer les parois de la grotte… Il y a, nous disent les “Fragments de fresque” de Dormans, cette “nécessité de la clarté dans l’incompréhension, le langage, l’écriture, comme une lampe à huile que l’on promènerait sur les parois originelles” ».

    Il faudrait, pour être plus complet, pouvoir citer longuement les textes de chacun des participants, inventifs, explicites ou rêveurs, et les inédits du cahier central. Mais ce que nous écrivons n’est-il pas toujours imparfait ? « L’inachevé est notre lot », « nous fabriquons de l’improbable ».6



    Patricia Godi
    D.R. Patricia Godi
    pour Terres de femmes





    _________________________________________
    1. Photographie de l’éditrice, Anne-Élisabeth Halpern.
    2. Revue Nu(e), dirigée par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio, Nice.
    3. Le Livre des recels, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, Les Yeux fermés ou Les Variations Bergman, José Corti, et Haute lice, José Corti.
    4. Une journée d’étude à l’université Paul-Valéry de Montpellier organisée par Marie Joqueviel-Bourjea et une session spéciale au congrès annuel du Conseil International des Études Francophones (C.I.E.F.) à Aix-en-Provence.
    5. La Face et le Lointain, Ipomée, 1986 ; Clémence, Balland, 1999 ; L’Inconnue de la Loire, La Table ronde, 2004 ; Les Passants intérieurs, Virgile, 2004 ; Les Soupirants, Virgile, 2005 ; L’Enfant et le Soldat, La Table ronde, 2006…
    6. Marie Étienne, Dormans, cité par Marie Joqueviel-Bourjea.








    Marie-etienne-organiser-l-indicible





    MARIE ÉTIENNE


    Marie Etienne
    Source


    ■ Marie Étienne
    sur Terres de femmes

    Haute lice (note de lecture d’AP)
    Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
    L’aigrette (extrait du recueil Le Livre des recels)
    La femme dit son premier jour (autre extrait du recueil Le Livre des recels)
    22 novembre 2009 | Marie Étienne, Les Yeux fermés (extrait des Yeux fermés)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    Marie Étienne | Ce qui reste


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’improviste)
    la page de l’éditeur sur Marie Étienne : organiser l’indicible





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  • 22 novembre 2009 | Marie Étienne, Les Yeux fermés

    Éphéméride culturelle à rebours



    Arcade
    Source





    ÉCRANS URBAINS
    (extrait)



    (Lundi 22 novembre 2009)


         Quand je me rends rue Saint-Antoine, au-delà, vers les quais, et encore au-delà, en direction de l’île Saint-Louis, des cinémas, des librairies autour de Saint-Michel, je passe par les jardins de l’hôtel de Sully. Pour que le rituel réponde à mon attente, bien qu’il soit récurrent, que je le reproduise imperturbablement avec la même avidité pleine d’espoir jamais déçu, je dois y arriver par les arcades qui commencent rue du Pas de la Mule.
        L’entrée de loin est minuscule, un peu à gauche, je la guette d’où je suis non sans laisser glisser mon regard sous les voûtes, leur alternance de briques rouges et de pierres pareilles à celles des bâtiments qui entourent la place. Je discerne peu à peu, au fur et à mesure de mon approche, l’ocre foncé du mur de gauche, dans le prolongement de l’ouverture, la tache vert des massifs, en bas des marches, au pied du mur ; sur l’écran clair de l’ouverture, outre les taches de couleurs, des silhouettes sombres, comme celles des spectateurs qui arrivent en retard, dont on voit l’ombre sur l’écran, avant qu’ils n’aient trouvé leur place.
        Les silhouettes, ici aussi, sont celles des spectateurs, qui au lieu de s’asseoir, ont à descendre un escalier et à marcher dans les allées. Or voici qu’au contraire ils s’arrêtent, pétrifiés, barrant la vue, la route : ils sont saisis d’admiration.
         C’est que la porte était petite, ils auraient presque pu la manquer. Comment auraient-ils pu imaginer accéder, par sa grâce, à autant de beauté ? Le jardin est carré, clos de hauts murs sur les côtés, prolongé vers la rue Saint-Antoine, par une terrasse surélevée, puis par l’hôtel lui-même, une cour, et un porche, tout cela rigoureux, ordonné, très français, donne un contentement qu’on ne s’explique d’abord pas. On éprouve seulement l’assurance que tout (les bancs le long des murs, les allées, les massifs, la terrasse en hauteur, les dimensions du bâtiment, la hauteur des fenêtres, les lucarnes au-dessus, le fer forgé et les sculptures), occupe sa vraie place, et dans les proportions, les dimensions qui sont les bonnes, exactement déposé là par une main divine, un jour de création du monde.
        Ce qui m’attire, me convie si souvent dans ce lieu, à cheminer sous les arcades, à guetter la trouée, son écran minuscule dans la pierre de la place au bout de son allée voûtée n’est pas ce qui m’attend après avoir franchi le seuil, la beauté suffocante et parfaite de l’hôtel de Sully, c’est l’ouverture même, la promesse du seuil (de tout seuil ?) et le basculement. Pas la beauté vraiment, mais ce qui la précède : l’instant de son dévoilement.



    Marie Étienne, Les Yeux fermés ou Les Variations Bergman, Éditions José Corti, Collection « en lisant en écrivant », 2011, pp. 62-63-64.





    Marie Etienne, Les Yeux fermés.jpg 2





    MARIE ÉTIENNE


    Marie Etienne
    Source


    ■ Marie Étienne
    sur Terres de femmes

    Haute lice (note de lecture d’AP)
    Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
    L’aigrette (extrait du recueil Le Livre des recels)
    La femme dit son premier jour (autre extrait du recueil Le Livre des recels)
    Marie Étienne : organiser l’indicible (lecture de Patricia Godi)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    Marie Étienne | Ce qui reste



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    la page consacrée aux Yeux fermés





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  • Marie Étienne | L’aigrette



    L’AIGRETTE


    2008



        […] Nous revenions de la forêt où nous n’avions d’ailleurs pas désiré entrer, puis de la ville où le musée s’était, chaque fois, dérobé, le long de rues qui sinuaient, de canaux colorés, de constructions modernes gardées par des gardiens insensibles à l’anglais, qui répondaient imperturbablement à nos questions dans une langue rauque, la leur, le japonais.
        Le fleuve, le pont de bois nous attendaient, nous sommes descendus dans l’eau, le regard attiré par un oiseau à contre-jour dans l’air du soir. Il serait vain à son propos d’évoquer l’élégance absolue et discrète, qui s’en tenait à quelques traits, tracés d’une main sûre par un pinceau qui ne quittait pas le dessin car le dessin était mobile, l’oiseau levait la patte et délicatement il la posait plus loin, il avançait, il regardait autour de lui le soleil, les passants, ou l’eau qui miroitait, mieux encore les poissons, puis il recommençait, il continuait, elle continuait, l’aigrette, à pas comptés, à mener son affaire d’aigrette, indifférente à nous qui la prenions pour un chef d’œuvre, pour une incarnation d’un art inaccessible, presque parfait.






    Trac-s d-une main s-re par un pinceau (1)
    Tu                            m’appel
                                       les l’Aigrette
                                       dit l’Aigrette
                                       mais tu i
                                       gnores que je suis
                                       l’Oiseau
                                       qui vient de cette Nuit     Là-bas

    au cœur                    de la Forêt
                                       ce n’est pas la Noirceur
                                       mais souvenir de la Noirceur
                                       ce n’est pas la Lumière
                                       mais souvenir de la Lumière
                                       qui entretient et remercie

    j’ai regagné              le Fleuve
                                       je m’y tiens à présent
                                       comme une pierre en plein midi
                                       une prière sur son socle
                                       ô Ciel
                                       ap
                                       proche ta joue

    et sens                      un Dieu
                                       combien au fond d’un Dieu
                                       l’Amour est long
                                       à être mu
                                       selé
                                       approche et sens

    la                                Terre
                                       comme un Dieu chaud
                                       à
                                       ton oreille
                                       tou
                                       te journée
                                       trace son

    Contre-jour dans l-air du soir
    O                                mbre dans mon
                                       lit je le sais
                                       il n’y aura
                                       aucun moyen
                                       d’empêcher l’Abandon
                                       sur l’Autel de famille

    j’avance                    à pas comptés
                                       une pat
                                       te levée
                                       l’autre tremblée
                                       dans l’eau
                                       pareille à l’Encre

    je veux                      savoir
                                       ce qui se cache au fond
                                       de Kat
                                       sura
                                       sous To
                                       getsu

    […]




    Marie Étienne, L’Aigrette, Le Livre des recels*, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2011, pp. 317-320.





    Note d’AP : dans le numéro spécial (n° 47, avril 2011) de la revue Nu(e) consacré à Marie Étienne (pp. 296-298-300-302), l’extrait ci-dessus est accompagné en regard d’une partition en cours d’écriture, pour voix chantée (mezzo-soprano) et violoncelle, de Jean-Yves Bosseur.





    Le Livre des recels





        * Le Livre des recels réunit l’essentiel de la poésie de Marie Étienne antérieure à Anatolie — c’est-à-dire des textes composés sur une vingtaine d’années, de 1970 à 1990 environ. L’ouvrage est pourtant parfaitement original : non seulement parce qu’une partie de ces poèmes étaient demeurés inédits, mais parce qu’il propose une sorte de récit-cadre, des « scènes de la vie en prose » dans lesquelles Marie Étienne évoque sa trajectoire poétique. Ce va-et-vient constant entre l’écriture et la vie donne toute sa dimension — et sa pleine lumière — au Livre des recels.




    MARIE ÉTIENNE


    Marie Etienne
    Source


    ■ Marie Étienne
    sur Terres de femmes

    Haute lice (note de lecture d’AP)
    La femme dit son premier jour (autre extrait du recueil Le Livre des recels)
    Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
    22 novembre 2009 | Marie Étienne, Les Yeux fermés (extrait des Yeux fermés)
    Marie Étienne : organiser l’indicible (lecture de Patricia Godi)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    Marie Étienne | Ce qui reste



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le blog de La Quinzaine littéraire)
    La survenante, un article de Paol Keineg sur Le Livre des recels de Marie Étienne
    → (sur le site des éditions José Corti)
    la page consacrée au recueil Haute lice (+ revue de presse)



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie Étienne | Ce qui reste




    Celui  qui-  avant   moi-  -tait  assis  -  cette  place  -tait  un  homme  que j-aimais
    Ph., G.AdC






    CE QUI RESTE



          Je suis assise à une table en formica. Sur le plateau, des miettes de pain — des boules de mie, roulées.
          Celui  qui,  avant   moi,  était  assis  à  cette  place  était  un  homme  que j’aimais, et qui m’aimait.
          Quelque chose entre nous a eu lieu, de terrible.
          Lui n’est plus là.
          N’est plus.
          Moi je regarde les mies de pain, roulées en boules, qu’il a laissées.




    28 février 2009




    Marie Étienne
    Texte inédit
    pour Terres de femmes (D.R.)





    MARIE ÉTIENNE


    Marie Etienne
    Source



    ■ Marie Étienne
    sur Terres de femmes

    Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
    L’aigrette (extrait du recueil Le Livre des recels)
    La femme dit son premier jour (autre extrait du recueil Le Livre des recels)
    Haute lice (note de lecture d’AP)
    22 novembre 2009 | Marie Étienne, Les Yeux fermés (extrait des Yeux fermés)
    Marie Étienne : organiser l’indicible (lecture de Patricia Godi)








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  • Marie Étienne, Haute lice

    Marie Étienne, Haute lice,
    José Corti, 2011.




    Tressant tout un emm-lement de torsades
    Diptyque photographique, G.AdC






    DANS LE CHAGRIN OUVRAGÉ DE LA PAGE


        Pénétrer dans l’arène intérieure de Marie Étienne, c’est se confronter avec elle aux chimères du rêve. D’une section à l’autre de Haute lice, d’un fragment à l’autre de chacune des sections qui composent la vaste tapisserie de l’œuvre poétique, les chimères du lecteur croisent dans l’enclos ouvert sur le vaste métier à tisser de l’imaginaire, les chimères du poète. Dessinant ensemble un nouvel espace mental, un riche territoire onirique. Personnages multiples dépliés dans le mouvement chatoyant de la trame, les chimères de Marie Étienne animent tout un théâtre d’ombres. Elles prennent vie dans la blancheur de la page puis s’effacent pour laisser place lisse à d’autres silhouettes et ressurgissent au détour d’un récit autre en d’autres territoires. Disséminées entre les fils d’une écriture hauturière, les « curiosa » de Marie Étienne entraînent le lecteur dans l’aventure textuelle de sept territoires intérieurs, échos d’écriture aux Lointains intérieurs d’Henri Michaux.

        Il faut pourtant traverser les espaces, pousser « les portes d’ivoire ou de corne », lacérer les murs, en écailler le plâtre, longer corridors et palissades et cheminer ainsi jusqu’à la maison du Centre. Qui sans cesse se déplace avec son ouvrière. Puis enfourcher cavales et « chevaux marins » pour arpenter les ciels tissés par la haute-lissière. Experte en décalages et en petites cruautés magiques, la lissière mène son monde — Mère Cheval, Missive, Soeur Cadette, Nat, Nel (laine ?), Stone et d’autres encore, Pakistan le magnifique et Jean Amidou Gansé — des territoires d’« Enfances » vers d’autres territoires de mystères : « Territoires intérieurs » de Stone, « Territoires inventés » d’Un amour, « Territoires interdits » de Passants, « Territoires épargnés » de Jetée.

        Se lit, dans les interstices du ramage, le dédoublement d’Ava/Marie, curieuse petite Ondine qui se livre à des rituels coquins, dont elle possède seule la clé. Talentueuse et espiègle, rageuse, la lissière libère au passage les figures qu’elle ranime, figure génitrice et figures familiales, familières et inquiétantes. Elle est la disjointe, un peu sorcière, qui ouvre « Terre noire » aux espaces amoureux de l’Afrique. Parcourues, aimées, abandonnées, les terres cruelles de Lajenès ont inscrit leurs traces dans la mémoire et jusque dans la chair fibreuse du corps. Dans le grimoire de « Paysage avec sœurs » revient la parentèle. La mère « flotte dans l’eau tiède, outre vieillie de trop de soins ». Ava, — jumelle de l’Ève des commencements ? — tricote avec Cadette « de longs rubans de laine noire ». Au croisement des fils de chaîne, formant guirlande, laisses, tresses et torsades, cordons et cordées, clignotent amants de passage et femme aimée, Ravaudeuse et visiteurs. Ils animent de l’esprit du moment les étendues de terres et d’eau, aux quatre coins de la tapisserie de haute lisse, tendue au préalable entre la cardeuse de mots et son lecteur. Couleur d’élection, le bleu domine. Celui de « la phrase à la craie bleue », inscrite sur « le bois vertical d’une marche branlante, juste au-dessus de l’eau » ; celui, plus médiéval, des cages suspendues au plafond, « avec pour éclairage une veilleuse bleue qui peuplait le local de chimères » ; ou celui de la prairie, celui de « l’herbe haute, et noire à force d’être bleue ». Le visage de Rimbaud et le « frais cresson bleu » se superposent en surimpression palimpseste de Haute lice. Ainsi le poète des Illuminations et de l’Album zutique vagabonde-t-il au hasard des extravagances oniriques de la lissière, annoncé en exergue à l’ouvroir des rêves de Marie Étienne : « Moi, j’ai toujours été stupéfait ! Quoi savoir ? » Stupéfaction de poète et d’enfant, dont le dessin naïf précède les fragments de Haute lice, à qui ils sont dédiés : « À l’enfant qui dessine », annonce la page blanche. Étonnement extrême de ce qu’il reste d’enfant en chaque lecteur !

        Dans le haut tissage du texte et les entrelacs de la toile, l’habile ouvrière dissémine son matériel de tisserande, métier et écheveaux de laine, coussins de soie et tricots, rideaux et tapis, chrysalides, fils et épingles, galons et gances. Draps brodés. Cheveux… Elle agence et assemble résidus de souvenirs, d’images du passé, carrés d’histoires. Mais, au-delà encore, les mots et les sons se glissent dans la trame de ses récits, qui ricochent de l’un à l’autre, rebondissent, tressant tout un emmêlement de torsades et dessinant leurs paysages. De lice à lisse à lucidité à cicatrice sacrifice délice laisse grimace service délace nacelle lacis lasse cible tristesse lessive pissais susse réglisse embellisse ratisse tendisse… les assonances en [i] et les allitérations en [s] émaillent la toile arachnéenne des fragments, élargissant l’espace — à l’infini — hors de l’enceinte close de la lice.

        À peine dissimulées sous les coutures, percent défroques et désillusions, lassitudes et souffrances. Interrogations rageuses et errements. Étrange ravaudage qui voudrait laisser place lisse au « canevas du silence ». Mais, avant que s’esquivent les jeux de l’enfance et que la marelle s’efface, il faut à la lissière rendre compte de sa venue à l’écriture :

        « Je commençais d’écrire c’est-à-dire de migrer vers mes terres intérieures par bonds désordonnés à travers les jardins mal enclos, les rizières mouvantes car c’est ici et maintenant pensais-je que tout a lieu, se mêle,  que la réalité prend corps à travers la mémoire comme à travers un filtre,  une averse de larmes ».

        Et, une fois définis espaces d’écriture et personnages — « les détails sont les vrais personnages » — se lancer dans l’essentiel :

        « entreprendre un trajet de haut vol sur un filin tendu de soi à soi avec le peu qui reste
        à l’intérieur ».


        Funambule de « haut vol », Marie Étienne trace dans le grain de son œuvre un habit à sa mesure. Un habit de poète. Hauturière, l’écriture de Marie Étienne enroule déplie déroule, dans le chagrin ouvragé de la page, la voix d’une grande façonneuse.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    MARIE ÉTIENNE


    Marie Etienne
    Source


    ■ Marie Étienne
    sur Terres de femmes

    L’aigrette (extrait du recueil Le Livre des recels)
    La femme dit son premier jour (autre extrait du recueil Le Livre des recels)
    Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
    22 novembre 2009 | Marie Étienne, Les Yeux fermés (extrait des Yeux fermés)
    Marie Étienne : organiser l’indicible (lecture de Patricia Godi)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    Marie Étienne | Ce qui reste



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    la page consacrée au recueil Haute lice (+ revue de presse)
    → (dans Les Carnets d’Eucharis)
    une lecture de Haute Lice par Tristan Hordé






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  • Marie Étienne | La femme dit son premier jour



    Faut-il ainsi jouer. (1)
    Ph., G.AdC






    LA FEMME DIT SON PREMIER JOUR



    La femme dit son premier jour
                                      dans l’immobile l’apogée
                                      autre côté de l’inconnu
                                      et maintenant
                                      presque en rage
                                      tu me parles de toi
                                      des assauts sur le sol du tournoi frénétique
                                      sans l’angoisse d’avant
    Faut-il ainsi jouer ? Évidemment les mots
                                      sont trop moitié du monde
                                      sans cesse découpé
                                      faut-il ainsi tiédir
                                      l’instant de l’autre face
                                      pris au hublot dérange
    tant est doux le silence où se frottent les arbres
                                      L’être d’os
                                      soulève la nuit
                                      à la croisée où l’infini augmente
                                      l’oiseau sort
                                      fragmenté




    Marie Étienne, La Longe in Le Livre des recels, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2011, page 98.





        Le Livre des recels * réunit l’essentiel de la poésie de Marie Étienne antérieure à Anatolie — c’est-à-dire des textes composés sur une vingtaine d’années, de 1970 à 1990 environ. L’ouvrage est pourtant parfaitement original : non seulement parce qu’une partie de ces poèmes étaient demeurés inédits, mais parce qu’il propose une sorte de récit-cadre, des « scènes de la vie en prose » dans lesquelles Marie Étienne évoque sa trajectoire poétique. Ce va-et-vient constant entre l’écriture et la vie donne toute sa dimension — et sa pleine lumière — au Livre des recels.




    ______________________
    * Disponible en librairie le 19 janvier 2011. En même temps que Le Livre des recels, Marie Étienne publie deux ouvrages en prose : Haute lice et Les Yeux fermés, aux éditions José Corti.





    MARIE ÉTIENNE


    Marie Etienne
    Source


    ■ Marie Étienne
    sur Terres de femmes

    L’aigrette (extrait du recueil Le Livre des recels)
    Fragments de fresque
    Haute lice (note de lecture d’AP)
    Marie Étienne : organiser l’indicible (lecture de Patricia Godi)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    Marie Étienne | Ce qui reste
    22 novembre 2009 | Marie Étienne, Les Yeux fermés (extrait des Yeux fermés)






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