Étiquette : Marie Fabre

  • Marie Fabre | La Maison ZHM ( extrait )

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    La-maison-ZHM

     

    Ma vie pendulaire continuait, d’une gare à l’autre, le long de cette ligne qui, au fil des semaines, me ramenait vers un temps de plus en plus rempli de figures de tous les temps de ma vie. Quand je m’asseyais sur les sièges bleus du TER, je fermais les yeux pour imaginer la montagne au bout des rails. La lumière blanche de l’hiver commençait à se charger d’un peu d’or. Et c’est toujours avec incertitude et trépidation qu’au bout de deux heures de voyage j’arrivais à l’Ehpad : je ne savais jamais dans quel état je trouverais ma grand-mère, ni cette petite société d’imprévisibles.

    Je tapais le code d’entrée dans l’aile ZHM – 2024 : un code qui continuait à me faire grimacer d’ironie, tant il me paraissait douteux, ici, d’évoquer le futur.

    En débouchant dans la salle commune, je repensai ce jour-là à l’article lu et ses secrets qui s’animaient dans les personnes, à travers leurs mots, leurs gestes, et jusque dans leurs yeux. Dans cette pièce, chaque visage était actuel et inactuel, travaillé par un temps non linéaire, et cet homme avait peur d’une peur de ses cinq ans, cette femme était enfin, elle le proclamait, la maîtresse d’un homme qui lui avait été refusé. Entre l’abscisse du temps et l’ordonnée des faits, la vie formait une flaque où l’être naviguait. Le prodige de ZHM était de matérialiser un temps réversible, de faire éclater dans un désordre aléatoire les petites bulles de passé intact qui sont l’inépuisable au cœur de chacun. Le passé cessait d’être l’histoire qu’on se raconte, pour être -hors du langage et hors même des faits.
    Je me laissais aller à penser à tout ce qui dans ce qui avait été, n’avait jamais été. ZHM ramène le territoire du rêve, du fantasme, du passé, le creux que font les choses au cœur du sujet, les images qui s’y baladent comme une fumée stagnante.

    ***

    Quand elle n’était pas en proie à l’absence, ma grand-mère me parlait de la jeune fille qui l’avait déjà remplacée aux côtés de mon grand-père. C’était lui qui l’avait mise là pour s’en débarrasser, pour être tranquille avec la jeune fille, cette jeune fille qui était venue s’installer immédiatement après son départ. Et maintenant il vivait avec la jeune fille, et elle lui faisait à manger tous les jours. Son mari avait ordonné, il avait commandé sa mise à distance dans cette maison et elle le traitait, lorsqu’il arrivait, très mal. Elle le couvrait d’injures en établissant une fois pour toutes qu’il ne l’avait jamais aimée. Seuls les subordonnés peuvent faire preuve d’un certain type d’acrimonie. Enfermée contre son gré, elle était ce qu’elle avait toujours été.

    C’était clair : il n’y avait qu’un persécuteur. Seul et toujours.

    L’homme abstrait, au commandement violent, dans le geste ou dans la pensée, lui-même commandé par la peur de mourir, ma volonté de gagner. Son affreuse abstraction, son être autre, ailleurs, son indifférence à la destinée.
    Malmenée par les générations, je m’enfonçais dans des couloirs dont ma grand-mère m’ouvrait les portes. Son destin s’ordonnait fatalement autour de ceux qui la contraignaient : l’homme et les enfants qu’il lui avait donnés. Les armes du subordonné étaient les interstices laissés aux confins de la vie matérielle, la dépense d’un langage, d’une angoisse ou d’une pensée : plainte, médisance, prière. Et une violence nichée dans les gestes aimants du quotidien – une fébrilité, un énervement à nettoyer, à découper, à ranger.
    Il n’était pas possible de contrer la violence, parce qu’elle venait de plus loin, la violence venait toujours de plus loin, et ainsi il était fondamentalement impossible de s’en prémunir, de s’en échapper. L’homme sévissait, et la femme voulait être aimée, et elle ne lui en voulait pas de sévir, seulement de ne pas l’aimer. Et l’un était un homme, et l’autre était une femme.

    Fabre

     

     

     

     

     

    Marie Fabre, La Maison ZHM, récit, Buchet-Chastel 2022, pp. 59, 60, 61, 62.

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    M A R I E       F A B R E

    MARIE FABRE(1)

     

     

     

    Traductrice, autrice et enseignante chercheuse, Marie Fabre est spécialiste de littérature contemporaine italienne. Elle a notamment traduit Amelia Rosselli, Pier Paolo Pasolini, Elio Vittorini ou encore Cesare Pavese, et s'est intéressée de près à Elsa Morante. Elle a fait paraître en 2019 un premier recueil de poésie, Love Zibaldone, à l'Arachnoïde, qui sera bientôt suivi par un second, Le hobby du journal, chez Aencrages (juin 2022). La Maison ZHM est son premier récit. Elle participe également au collectif de la revue Panthère Première

     

     

     

     

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions l’arachnoïde) la fiche de l’éditeur sur Love Zibaldone

     


    ■  Voir encore (sur Terres de femmes) les contributions de Marie Fabre ▼

    Hommage à Alix Cléo Roubaud, par Marie Fabre
    → Françoise Clédat | L’adresse (lecture de Marie Fabre)
    → Mariangela Gualtieri | [Per tutte le costole bastonate e rotte] (traduction de Marie Fabre)
    → Edoardo Sanguineti, Corollaire (lecture de Marie Fabre)
    → dossier Amelia Rosselli, par Marie Fabre
    → Amelia Rosselli | [La tua debolezza è la mia vittoria] (traduction de Marie Fabre)
    → Goliarda Sapienza, L’Art de la joie (chronique de Marie Fabre)
    → note de
    lecture d’AP sur Les Hommes et la Poussière d’Elio Vittorini (éditions Nous, 2018), traduit de l’italien et présenté par Marie Fabre

     

     


  • Marie Fabre | (Une petite balade dans l’impossible…)





    [UNE PETITE BALADE DANS L’IMPOSSIBLE…]





    (Une petite balade dans l’impossible, une petite ballade de l’impossible.)



    ***



    Tout existe ici.
    En pure perte, nous ne savons pas.
    L’énergie qui ne va vers rien,
    la femme qui rêve à son mari mort,
    la jeune fille qui aime en vain,
    l’ami à la parole duquel notre amitié ne suffira jamais,
    tout cet appel qui tournoie je l’entends,
    je l’imagine voler au loin,
    nourrir et flétrir les feuilles des arbres,
    se disperser dans le ciel,
    frapper la tempe d’un inconnu qui grimace sans savoir pourquoi.
    L’air est plein de nos expansions,
    Il n’y a pas de vide, pas de vide, il n’y a que l’invisible plein.



    ***



    elle a pas voulu
    il a pu voulu
    paraît pas prêts ?



    ***



    Je suis assise au bord de la piscine. Je vois ton corps illustré émerger de l’eau, je remarque le bonheur de ton corps, il me fait presque peur. Je pense sauter, je pense nager, je pense te rejoindre, je pense me retourner et laisser ma poitrine se gonfler, parader à la surface. Je pense à toi, déjà. Je me tiens sur le bord du désir. Et voilà qu’il n’est plus temps de sauter. C’est l’apnée du souvenir.




    Aime-moi laisse-moi
    te donner quelque chose
    laisse, fais, donne, aime
    me laisser quelque chose
    laisse-moi quelque chose
    à donner, laisse faire fais
    aimer quelque chose fais
    don, du don de quelque chose



    ***



    elle l’a fait valser
    il l’a atomisée
    c’est l’amour
    faut qu’ça pulse



    ***



    (Une petite balade dans l’impossible, une petite ballade de l’impossible.)





    Marie Fabre, Love Zibaldone et autres poèmes de l’Amerego, éditions L’arachnoïde, 2019, pp. 52-54.






    Marie Fabre





    MARIE FABRE




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions l’arachnoïde)
    la fiche de l’éditeur sur Love Zibaldone




    ■ Voir encore (sur Terres de femmes) ▼

    Hommage à Alix Cléo Roubaud, par Marie Fabre
    Françoise Clédat | L’adresse (lecture de Marie Fabre)
    Mariangela Gualtieri | [Per tutte le costole bastonate e rotte] (traduction de Marie Fabre)
    Edoardo Sanguineti, Corollaire (lecture de Marie Fabre)
    dossier Amelia Rosselli, par Marie Fabre
    Amelia Rosselli | [La tua debolezza è la mia vittoria] (traduction de Marie Fabre)
    Goliarda Sapienza, L’Art de la joie (chronique de Marie Fabre)
    note de lecture d’AP sur Les Hommes et la Poussière d’Elio Vittorini (éditions Nous, 2018), traduit de l’italien et présenté par Marie Fabre





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  • Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière

    par Angèle Paoli

    Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière, éditions Nous, 2018.
    Traduit de l’italien et présenté par Marie Fabre.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « MONTRE TA SERVITUDE »




    L’ouvrage récemment publié par les éditions Nous sous le titre Les Hommes et la Poussière regroupe l’ensemble des nouvelles qu’a écrites Elio Vittorini dans les années 1930 et 1940. Cet opus s’ouvre sur un remarquable avant-propos de Marie Fabre : « Le nom caché de la communauté ». Une introduction éclairante sur l’auteur et sur l’environnement culturel et historique dans lequel celui-ci a baigné. Et dont il a été un protagoniste majeur par ses engagements, aussi bien littéraires, éditoriaux que politiques.

    Ces nouvelles, toutes inédites en langue française, ont été traduites par Marie Fabre, professeure passionnée de littérature et de langue italiennes. L’organisation tripartite de ce recueil est en phase avec l’évolution intellectuelle, politique et littéraire d’Elio Vittorini, un des écrivains majeurs de son temps. Un écrivain majeur non pas tant par l’importance de sa production littéraire, quantitativement limitée, que par l’incidence qu’a eue cette production sur le monde des lettres italien. Un bouleversement qui va notamment conduire à l’avènement du « néo-réalisme ».

    Renommé pour sa « double vocation » de créateur littéraire et d’éditeur, Elio Vittorini est un écrivain profondément engagé. Tout son travail rend compte de cet engagement, autant par la forme que prennent les nouvelles que par le fond qu’elles abordent. Elio Vittorini, grand admirateur et passeur des romanciers américains — Faulkner, Steinbeck, Caldwell, Saroyan —, suit de près les événements auxquels il prend directement part et qu’il fait vivre par le dialogue.

    L’Italie que donne à voir Vittorini dans ces nouvelles s’inscrit dans une période houleuse de l’histoire du XXe siècle, marquée par l’accession au pouvoir de Mussolini, avec en contrepoids les engagements antifascistes (guerre et résistance). Un parcours que l’on retrouve dans Conversation en Sicile (1938-1939). Parcours qui s’accompagne de questionnements, pris sur le vif des rencontres et des échanges. De l’individu au groupe. « Le thème de fond de Vittorini, c’est toujours cette zone difficile du « commun » ou de « la réunion », rêve d’une dimension où viendrait se briser la solitude », écrit Marie Fabre dans « Le nom caché de la communauté ».

    Les Hommes et la Poussière s’organise en trois volets :

    – 1932-1939
    Les hommes et la poussière (1941-1947)
    Le nom, les larmes et autres récits (1939-1946).

    Sous la tête de rubrique « Origine des textes » viennent se ranger les intitulés de chaque nouvelle dont sont précisées la date de publication mais aussi la source éditoriale (journal ou revue). Ainsi, dans le second volet, pour Les Hommes et la Poussière : recueil publié pour la première fois dans Inventario (automne-hiver 1946-1947). La nouvelle qui donne son titre à l’ensemble du recueil est une nouvelle brève. Elle met en scène un narrateur anonyme qui s’interroge sur lui-même et sur sa capacité à se penser tout entier, à la fois dans le moment présent et dans sa temporalité.

    « Je veux me saisir et me retenir, dis-je, pour une heure, tout entier tel que j’ai été un certain après-midi, un certain jour, avec les pensées qu’on a eues ce jour-là et les souvenirs et les rêveries qu’on a eus au sujet de notre vie ».

    Face à ce défi et aux interrogations qui tournent en boucle dans la tête du protagoniste — « et ma vie se peut-il qu’elle ne soit qu’un après-midi de poussière ? » —, la réponse est introuvable. Elle ne peut que rebondir sur une question du même ordre qui englobe cette fois « l’homme entier » :

    « L’homme entier, se peut-il qu’il ne soit qu’un après-midi de grincement et de poussière ? »

    Les différents récits, dont l’ordre d’occurrence est fonction de la chronologie de leur publication, constituent autant de « vignettes » dans lesquelles évoluent des êtres de tous les jours, aux agissements parfois un peu décalés, des originaux aussi, des hommes confrontés à leurs propres limites, subordonnés aux us et conventions de leur environnement social mais surtout à leur solitude, profonde et douloureuse ; à l’angoisse que génère l’attente. Le plus souvent des êtres déconcertants et drôles. Et toujours attachants.

    D’un volet à l’autre, le style des nouvelles évolue, du plus classique au plus « moderne ». Les nouvelles de la première section se déroulent dans une atmosphère de presque insouciance et de presque bonheur. « Et c’était là le monde heureux où je brûlais d’entrer avec un bon fumet de café au lait qui montait au visage », conclut le narrateur de la nouvelle « L’enfant qui se réveille ». La narration suit un fil régulier. Elle met en scène citadins ou campagnards dont les mondes et rêves s’opposent sans pour autant soulever de vagues. Parfois les uns et les autres se croisent. La rencontre semble possible. Mais elle n’a pas lieu, chacun restant abandonné à son désarroi. L’attirance de la ville pour ceux qui sont contraints de vivre éloignés d’elle, les réflexions qu’elle nourrit, constituent un thème fort chez Vittorini. Objet de désir et de désillusion. Souvent inaccessibles, il ne demeure des « villes du monde » que les noms mystérieux que se lancent les hommes. À la cantonade, au retour du travail. Sans doute aussi pour meubler le silence :

    « Dans la montagne, des lumières s’allumaient, et dans la mer aussi ; nous regardions, et des filles passaient, en haut ; le petit disait : « Hum ! »

    « Hum ! Hum !  » disions-nous.

    Pour une fois, l’échalas dit quelque chose :  » Alicante ! « 

    Enfin nous parlâmes.

    « Alicante ? « 

    Il y avait ces lumières que l’on regardait, et l’échalas dit :

    « Sydney ! Alicante ! »

    « Sydney aussi ? »

    « Villes du monde », dit l’échalas. « Stockholm ! » » (in « Les villes du monde »)

    L’enfance et l’adolescence, leur monde mythique et leurs aspirations occupent eux aussi une place privilégiée. Avec la nouvelle « Mon octobre fasciste » (in Il Bargello , 28 octobre 1932), il semble que l’on entre dans le vif du sujet. Le récit est entre les mains d’un adolescent subjugué par le fascisme. Mois d’octobre « mémorable », marqué, le 22 octobre 1922, par la prise de pouvoir de Mussolini. Vingt ans plus tard, l’histoire rebondit avec le coup d’État du général Badoglio. Et le renversement de Mussolini, le 25 juillet 1943. « Les servitudes de l’homme », récit singulier réparti en neuf séquences, reprend à son compte les événements, en mettant l’accent sur l’absurdité des situations et sur les dérèglements internes propres au fascisme. Ainsi le coup d’État de Badoglio, interprété par la population comme une réaction contre le fascisme, qui se révèle être une excroissance/ou une résurgence du fascisme. Un nouvel avatar.

    « Chacun croyait que c’était une erreur ; qu’il avait été pris, comme fasciste, par erreur ; et qu’il devait se trouver parmi des fascistes, dans la misère d’une erreur ».

    De bizarreries en bizarreries, les personnages s’interrogent sur ce qu’est réellement le fascisme, sur ses modes de fonctionnement et sur ses limites, sur la manière de l’identifier ou de le reconnaître :

    « Mais Bristol dit que c’était maintenant qu’arrivait le bizarre ; se retrouver enfermé, un antifasciste, une fois le fascisme tombé. « Voilà ce que moi », cria-t-il, « j’en dis ». »

    Au cours du recueil, les dialogues prennent peu à peu une coloration très personnelle. De sorte que, par la médiation de ce « tissage » si particulier qu’ils constituent, les textes en prose s’agrémentent de « petites pierres lyriques » qui rattachent pour partie ces nouvelles à la période de la prosa d’arte propre aux années 1930.

    Dans les différentes saynètes qui surgissent sous sa plume, Vittorini apparaît comme un maître de la répétition. Ces répétitions rythment le récit et ponctuent le dialogue, parfois avec une variante qui échappe à première lecture mais qui rebondit à intervalles réguliers, créant un effet d’écholalie souvent cocasse ; lequel peut être interrompu par des onomatopées impromptues. Le tout sur fond de radios pétaradantes, de grésillements ou de sifflements.

    Ainsi de cette scène des joueurs de cartes, dont les propos tournent autour du désert :

    « Il y en avait un qui ne jouait pas, dans la pièce. C’était l’Espagnol, et il n’avait jamais rien dit : il chiquait du tabac qu’il tirait de ses poches, en tresse.

    « Le désert est profond », dit-il.

    Qu’entendait-il par là ?

    Nous nous tournâmes vers lui, et nous attendions.

    « Il me recouvre », dit-il.

    « Il te recouvre ? « 

    « Je suis assis et il me recouvre. Je chique du tabac et il me recouvre. Je ne peux pas en sortir. « 

    « Ça alors », dit le Napolitain.

    « Il me surplombe », dit l’Espagnol.

    Le Napolitain rit, seul ; et n’entendit que lui-même. Le dernier de notre groupe se leva de sa chaise.

    « Oh, le beau désert d’autrefois ! « 

    « Oh, ce désert-là ! « … (in « Le désert »)

    Ailleurs ce sont des coups de klaxon intempestifs qui se manifestent dans la nuit et qui réveillent chez le dormeur sa hantise de « la bête blanche » :

    « Et moi je suis enfermé dans la chambre avec cette lumière, je fume, j’allume une cigarette et je fume, et dans la rue la bête blanche étreint les murs.
    Un klaxon d’automobile appelle.
    « Tut », appelle-t-il. « Tut. Tuuut. »

    Dans sa chambre, l’homme qui fume est surpris. Pourquoi appelle-t-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Il pense à sa voiture à l’arrêt sur la place. La neige tombe. Qui peut donc être au volant ? Et pourtant l’appel se répète : « Tuut. Tuuut. » » (in « Une bête étreint les murs »).

    Solitude, enfermement, désert, fascisme, servitudes… Chaque scène décline sous une forme nouvelle les thèmes lancinants qui obsèdent l’écrivain. C’est là, au cœur de l’obscur qui guette chacun des protagonistes, que se noue l’unité entre les hommes :

    « Dans l’obscurité, dans le silence, le manteau de la pensée fut déplié, et il tomba sur nous tous, il nous enveloppa. Mais qu’y avait-il à penser ? »

    La réponse arrive un peu plus loin dans le dialogue, poignante :

    « « Ils sont chacun d’un autre fascisme », répondit-il.

    « Chacun d’un autre fascisme ? »

    « Chacun d’une autre servitude », répondit-il.

    Et il s’adressa à quelqu’un. « Toi, parle, Mendoza », dit-il.

    « Depuis quand ? », dit-il. « Montre ta servitude. » »

    Nouvelle après nouvelle, Les Hommes et la Poussière ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Le lecteur attentif peut même y entrevoir un éclairage en miroir sur certaines situations que nous traversons aujourd’hui. Un recueil étonnamment moderne, à lire et à relire. Et à méditer. À savourer aussi, tant chacun des textes n’est que rebondissement de pépite en pépite.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Elio Vittorini  Les Hommes et la Poussière






    ELIO VITTORINI


    Vittorini
    Source




    ■ Elio Vittorini
    sur Terres de femmes

    Sicilia ! (note d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Les Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site des éditions Nous)
    des extraits des Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site En attendant Nadeau)
    Les îlots de résistance d’Elio Vittorini, par Linda Lê





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  • Amelia Rosselli | [Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté]



    Laisse l’innocence et reviens à l’obscurité, laisse |  la rencontre et reviens à la lumière.
    Ph., G.AdC







    [FLUISCE TRA ME E TE NEL SUBACQUEO UN CHIARORE]



    Fluisce tra me e te nel subacqueo un chiarore
    che deforma, un chiarore che deforma ogni passata
    esperienza e la distorce in un fraseggiare mobile,
    distorto, inesperto, espertissimo linguaggio
    dell’ adolescenza! Difficilissima lingua del povero!
    rovente muro del solitario! strappanti intenti
    cannibaleschi, oh la serie delle divisioni fuori
    del tempo. Dissipa tu se tu vuoi questa debole
    vita che non si lagna. Che ci resta. Dissipa
    tu il pudore della mia verginità; dissipa tu
    la resa del corpo al nemico. Dissipa la mia effige,
    dissipa il remo che batte sul ramo in disparte.
    Dissipa tu se tu vuoi questa dissipata vita dissipa
    tu le mie cangianti ragioni, dissipa il numero
    troppo elevato di richieste che m’agonizzano:
    dissipa l’orrore, sposta l’orrore al bene. Dissipa
    tu se tu vuoi questa debole vita che si lagna,
    ma io non ti trovo e non so dissiparmi. Dissipa
    tu, se tu puoi, se tu sai, se ne hai il tempo
    e la voglia, se è il caso, se è possibile, se
    non debolmente ti lagni, questa mia vita che
    non si lagna. Dissipa tu la montagna che m’impedisce
    di vederti o di avanzare; nulla si può dissipare
    che già non sia sfiaccato. Dissipa tu se tu
    vuoi questa mia debole vita che s’incanta ad
    ogni passaggio di debole bellezza; dissipa tu
    se tu vuoi questo mio incantarsi, — dissipa tu
    se tu vuoi la mia eterna ricerca del bello e
    del buono e dei parassiti. Dissipa tu se tu puoi
    la mia fanciullaggine; dissipa tu se tu vuoi,
    o puoi, il mio incanto di te, che non è finito:
    il mio sogno di te che tu devi per forza assecondare,
    per diminuire . Dissipa se tu puoi la forza che
    mi congiunge a te: dissipa l’orrore che mi ritorna
    a te. Lascia che l’ardore si faccia misericordia,
    lascia che il coraggio si smonti in minuscole
    parti, lascia l’inverno stirarsi importante nelle
    sue celle, lascia la primavera portare via il
    seme dell’indolenza, lascia l’estate bruciare
    violenta e incauta; lascia l’inverno tornare
    disfatto e squillante, lascia tutto — ritorna
    a me; lascia l’inverno riposare sul suo letto
    di fiume secco; lascia tutto, e ritorna alla
    notte delicata delle mie mani. Lascia il sapore
    della gloria ad altri, lascia l’uragano sfogarsi.
    Lascia l’innocenza e ritorna al buio, lascia
    l’incontro e ritorna alla luce. Lascia le maniglie
    che coprono il sacramento, lascia il ritardo
    che rovina il pomeriggio. Lascia, ritorna, paga,
    disfa la luce, disfa la notte e l’incontro, lascia
    nidi di speranze, e ritorna al buio, lascia credere
    che la luce sia un eterno paragone.






    [FILTRE ENTRE TOI ET MOI DANS LA SOUS-MARINE UNE CLARTÉ]



    Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté
    qui déforme, une clarté qui déforme chaque expérience
    du passé et la distord en un phrasé mobile,
    distordu, inexpérimenté, expertissime langage
    de l’adolescence ! si difficile langue du pauvre !
    mur brûlant du solitaire ! arrachantes intentions
    cannibalesques, oh la série des divisions hors
    du temps. Toi dissipe si tu veux cette faible
    vie qui ne se plaint pas. Qui nous reste. Toi
    dissipe la pudeur de ma virginité ; toi dissipe
    la capitulation du corps à l’ennemi. Dissipe mon effigie,
    dissipe la rame qui bat sur le rameau en contrebas.
    Toi dissipe si tu veux cette vie dissipée dissipe
    toi mes changeantes raisons, dissipe le nombre
    trop élevé de requêtes qui m’agonisent :
    dissipe l’horreur, déplace l’horreur au bien. Toi
    dissipe si tu veux cette faible vie qui se plaint,
    car je ne te trouve pas, et je n’ose me dissiper. Toi
    dissipe, si tu peux, si tu sais, si tu en as le temps
    et l’envie, si c’est le moment, si c’est possible, si
    sans faiblir tu te plains, cette vie mienne qui ne
    se plaint pas. Toi dissipe la montagne qui m’empêche
    de te voir ou bien d’avancer ; rien ne se peut dissiper
    qui déjà ne se soit raffaissé. Toi dissipe si tu
    veux cette faible vie mienne enchantée à
    chaque passage de faible beauté ; toi dissipe
    si tu veux cet enchantement mien, — toi dissipe
    si tu veux mon éternelle recherche du beau et
    du bon et des parasites. Toi dissipe si tu peux
    mon enfantinage ; toi dissipe si tu veux,
    ou peux, mon enchantement de toi, qui n’est pas fini :
    mon rêve de toi que tu dois forcément seconder,
    pour diminuer. Dissipe si tu peux la force qui
    me conjoint à toi : dissipe l’horreur qui me revient
    vers toi. Laisse que l’ardeur se fasse miséricorde,
    laisse que le courage se délite en tout petits
    bouts, laisse l’hiver s’étirer important dans
    ses cellules, laisse le printemps emporter la
    graine de l’indolence, laisse l’été brûler
    violent et sans prudence ; laisse l’hiver revenir
    défait et carillonnant, laisse tout — reviens
    à moi ; laisse l’hiver reposer dans son lit
    de fleuve à sec ; laisse tout, et reviens à la
    nuit délicate de mes mains. Laisse la saveur
    de la gloire à d’autres, laisse l’ouragan se déchaîner.
    Laisse l’innocence et reviens à l’obscurité, laisse
    la rencontre et reviens à la lumière. Laisse les poignées
    qui recouvrent le sacrement, laisse le retard
    qui ruine l’après-midi. Laisse, reviens, paie,
    défais la lumière, défais la nuit et la rencontre, laisse
    des nids d’espoirs, et reviens à l’obscurité, laisse croire
    que la lumière est une éternelle comparaison.



    Amelia Rosselli, La Libellule [La libellula, Sellerio Editore, Milano, 1985 ; Garzanti Editore, Milano, 1997], Ypsilon Éditeur, 2014, pp. 38-39-40-41-42. Traduction et postface de Marie Fabre.




    ______________________________________
    NOTE d’AP : l’ouvrage dont est issu l’extrait ci-dessus (La Libellule d’Amelia Rosselli) est disponible en librairie depuis le 12 avril 2014.





    AMELIA ROSSELLI


    Amelia_rosselli
    Ph. © Dino Ignani – Tous droits réservés
    Source



    ■ Amelia Rosselli
    sur Terres de femmes

    Amelia Rosselli | Adolescenza (+ notice bio-bibliographique)
    [La tua debolezza è la mia vittoria] (poème extrait de Variazioni Belliche + traduction française par Marie Fabre)
    T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer (poème extrait de “Dialogo con i Poeti”, Serie Ospedaliera 1963-1965)
    11 février 1996 | Mort d’Amelia Rosselli (article de Marie Fabre + extraits de Variazioni Belliche, dans une traduction de Marie Fabre)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    la page de l’éditeur sur La Libellule (+ un autre extrait)
    → (sur t-pas-net.com)
    une chronique de Jean-Nicolas Clamanges sur La Libellule d’Amelia Rosselli
    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    un extrait du Dossier Amelia Rosselli de la Revue Europe (n° 996, avril 2012, pp. 197-201)[PDF]
    → (sur YouTube)
    Amelia Rosselli lisant en français trois des neuf poèmes d’Adolescence
    → (sur YouTube)
    Amelia Rosselli lisant un court extrait de La libellula
    → (sur Rai-TV Radioscrigno)
    d’exceptionnelles archives sonores, dont l’étonnante lecture d’un extrait de Sleep par Amelia Rosselli
    → (dans l’anthologie permanente de Poezibao)
    un extrait de Documento 1966-1973 d’Amelia Rosselli (traduction inédite d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de l’Unità)
    « Amelia Rosselli, rivoluzionaria della poesia » par Lello Voce
    → (sur trickster)
    « La traduction chez Amelia Rosselli | Entre désappropriation et appropriation linguistique », par Sarah Ventimiglia





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  • Amelia Rosselli |
    T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer



    L’affairement de mes horloges mentales
    Ph., G.AdC





    DIALOGO CON I POETI (brano)


    Amarti e non poter far altro che amarti, inconvenienza
    di cui soffrii una volta e poi non più, per
    poi ricadere. Soffrendoti invitavi: parlare
    più chiaro, lacerare l’aria di piccoli gridi
    ottusi, poi disinfettare l’aria stessa, e
    chiamarla amore anch’essa, che tanto ti divideva
    dalle mie braccia fuse d’invidia, dai miei
    tantrums segreti, dalla tua faccia proclive
    che non biasimava se non quasi, il moi affacendare
    gli orologi della mente intorno al tuo corpo.

    Amare malgrado ottusità, disprezzi
    nati e morti, amare per tutta la lunga via
    che portava al campo dove tu solerte risparmiavi
    le monete gialle, che parlavano d’altri bisticci
    d’altre usure, d’altri incantamenti tutti
    trapiantati in un unico essere se stessi arrampicati
    per un albero. E tenace invitavi: e tenace
    respingevo; la danza dagli orli trapuntati
    il ricamo sì meraviglioso che era non per
    noi che lo sgualcivamo con le nostre tenerezze
    di bassa leva. Non era per noi scendere ai
    patti, non era per voi decidere se quel fil
    di lana portava davvero a quella capanna.

    Vi è solo ombra attorno alla capanna, solo
    monti morti e vuoti attorno al mio segreto
    solo tu con il tuo sguardo puoi prevedere
    questa solitudine che si quesita per tornare
    ancòra, morta sulla preda.



    Amelia Rosselli, “Dialogo con i Poeti”, Serie Ospedaliera 1963-1965, in Le poesie, Garzanti, 1997 ; ried. collana Gli Elefanti, 2007, p. 400. A cura di Emmanuela Tandello. Prefazione di Giovanni Giudici.






    DIALOGUE AVEC LES POÈTES (extrait)


    T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer, inconvénient
    dont je souffris une fois et puis plus du tout, pour
    retomber ensuite. Dans la souffrance de toi tu invitais : parler
    plus clair, lacérer l’air de petits cris
    obtus, puis désinfecter l’air lui-même, et
    l’appeler amour à son tour, lui qui tant te séparait
    de mes bras fondus d’envie, de mes
    tantrums* secrets, de ton visage penché
    qui ne blâmait pas ou presque, l’affairement
    de mes horloges mentales autour de ton corps.

    Aimer malgré les étroitesses d’esprit, les mépris
    nés et morts, aimer durant toute la longue route
    qui mène au champ où empressé tu épargnais
    des pièces jaunes, qui parlaient d’autres fâcheries
    d’autres usures, d’autres enchantements tous
    transplantés en un unique être nous-mêmes
    grimpés sur un arbre. Et tenace tu invitais : et tenace
    je repoussais ; la danse aux ourlets piqués
    la broderie si merveilleuse qui n’était pas pour
    nous qui la froissions avec nos tendresses
    de bas étage. Accepter le compromis n’était
    pas notre affaire, décider si ce fil de laine menait
    vraiment à cette cabane n’était pas votre affaire.

    Il n’y a que l’ombre autour de la cabane, que
    des monts morts et vides autour de mon secret
    il n’y a qu’avec ton regard que tu puisses prévoir
    cette solitude qui se questionne pour revenir
    encore, morte sur sa proie.



    Amelia Rosselli, « Dialogue avec les poètes », in « Dossier Amelia Rosselli, Une brève anthologie », Revue littéraire Europe, n° 996, avril 2012, pp. 215-216. Traduction de Marie Fabre.




    * Tantrum : mot anglais signifiant crise (de colère), accès de rage.

    NOTE d’AP : ancienne élève de l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines), Marie Fabre est agrégée d’italien. Après un « master 2 » à l’université de Bologne sur Italo Calvino et Elio Vittorini, elle a soutenu en décembre 2012 (sous la direction de Christophe Mileschi, à l’Université Stendhal – Grenoble 3) une thèse de doctorat sur les rapports entre utopie et littérature chez ces mêmes auteurs. Elle a aussi traduit en français les Variazioni belliche d’Amelia Rosselli pour Ypsilon Éditeur, traduction disponible depuis le 3 mai 2012.






    AMELIA ROSSELLI


    Amelia_rosselli
    Ph. © Dino Ignani – Tous droits réservés
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    ■ Amelia Rosselli
    sur Terres de femmes

    11 février 1996 | Mort d’Amelia Rosselli (article de Marie Fabre + extraits de Variazioni Belliche, dans une traduction inédite de Marie Fabre)
    Amelia Rosselli | Adolescenza (+ notice bio-bibliographique)
    [Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté] (poème extrait de La libellula)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Ypsilon Éditeur)
    un extrait du Dossier Amelia Rosselli de la Revue Europe (n° 996, avril 2012, pp. 197-201)[PDF]
    → (sur Imperfetta Ellisse)
    la traduction partielle (en italien) de l’article de Marie Fabre paru sur Terres de femmes, traduction accompagnée des poèmes de Variazioni belliche
    → (sur Littérature de partout, le blog de Tristan Hordé)
    un autre poème extrait de « Dialogue avec les poètes » d’Amelia Rosselli, issu du « Dossier Amelia Rosselli », de la Revue littéraire Europe (avril 2012, n° 996)
    → (sur Poezibao)
    un poème d’Amelia Rosselli (extrait de Documento 1966-1973) traduit par AP
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    un poème d’Amelia Rosselli traduit par Nathalie Riera
    → (sur Fine Stagione)
    Via del corallo (un article de Bernard Simeone sur Amelia Rosselli + plusieurs poèmes)
    → (sur Terres de femmes)
    Sandro Penna | Un’estate (+ Lettre d’Amelia Rosselli à Pier Paolo Pasolini à propos des écrits de Sandro Penna)





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  • Françoise Clédat | L’adresse

    Portrait d’Iseut en survivante

    Chroniques de femmes – EDITO

    Françoise Clédat, L’Adresse,
    Tarabuste Éditeur, 2010.

    Lecture de Marie Fabre

    La double sym-trie du lit et du tombeau
    Ph., G.AdC





    L’ADRESSE. PORTRAIT D’ISEUT EN SURVIVANTE



           Impossible de parler de L’Adresse sans évoquer le précédent livre de Françoise Clédat, Une baie au loin : les deux recueils, sortis à quelques mois d’écart aux éditions Tarabuste, ont apparemment le même objet : la disparition. Pourtant beaucoup de choses séparent ces deux livres qui, s’ils semblent former un diptyque autour du deuil, diffèrent radicalement dans leur projet. Dans Une baie au loin, sous-titré Turnermonpère, Françoise Clédat évoquait la disparition de son père à travers un dispositif fictionnel aux multiples facettes, faisant de l’effacement un récit, le construisant comme un processus. Un nouvel exemple de la recherche de F.C., qui nous a habitués, au fil de ses livres, à manier la multiplicité, à composer la pluridisciplinarité, abordant le plus intime et le plus sensible à travers une série de médiations symboliques ou fictionnelles. Avec L’Adresse, ce dispositif est en quelque sorte disqualifié d’avance, rendu impossible par l’événement qui est à l’origine du livre : celui de la mort soudaine de l’amant d’une vie. Cet « avènement » de la mort, qui s’oppose par sa brutalité à l’effacement progressif qui était à l’origine d’Une baie au loin, marque une césure dans la vie comme dans l’écriture, et ne permet aucune médiation de type fictionnel ou culturel : tout est balayé et remis en jeu par la mort ― la forme de la vie, comme celle de l’écriture, doit être réinventée à partir de ce nouveau lieu qu’est l’absence.



    Il y a eu une écriture d’avant

    Il y a eu une écriture d’après


    ………………………………………………


    Une écriture d’après
    : une écriture humiliée
    : rendue à sa plus grande humilité

    Une écriture qui a rencontré son réel

    Une écriture d’avant
    : une préparation à l’écriture de toi



    Si l’écriture est moins déconstruite que dans d’autres recueils de F.C., c’est parce que la déconstruction est ici le donné : la mort de l’aimé soumet l’être à une déflagration, démantèle la parole, l’identité. Tout doit repartir de cette absence, de cet appel à vide du corps de l’amante, enfin de cette pure « tension vers » plusieurs fois évoquée dans le recueil. Naît alors un nouveau régime du discours : celui de l’adresse, justement, tension capable d’englober l’amour et la douleur, et qui au fil du livre s’épuise et s’apaise, trouve son souffle et sa place. Car ce recueil est un vrai récit, il dessine un parcours fait d’étapes, une traversée du deuil. L’Adresse s’ouvre à partir d’une image matricielle, image qui est le témoin du scandale : celle d’une Iseut qui, au sommet du parfait amour, aurait survécu à son Tristan :



    La mort d’Iseut est la mort rêvée de l’amante, par quoi s’abolit instantanément la faillite.


    Pour l’amante qui ne meurt pas de la mort de l’amant
    Pour l’amante qui survit à la douleur de cette mort


    Pour l’amante qui écrit si elle a choisi d’écrire
    quoi d’écrire                                       survit ?



    la survie est un scandale au sens où elle est proprement contre-nature, elle brise la double symétrie du lit et du tombeau, plonge le survivant dans un temps ambigu, celle de « l’indécidable réalité que lève ton absence ». C’est à partir de la première question (à laquelle en suivront d’autres – « quoi de toi mort/quand mort ? ») que commence un long parcours, qui noue recherche poétique et recherche de l’autre à travers les mots. Cette traversée nous mène de la dimension la plus matérielle du corps et du cimetière à un amour qui, sans se consoler, s’ajuste à travers l’aiguisoir du poème, se délivrant petit à petit du lieu et de la chronologie pour aboutir à l’ouverture la plus franche. L’absence y devient présence diffuse, et l’amante devient prolongement de l’amant en ce monde.


    […]

    Amour sans corps sans limitation
    si je franchis mes limites
    est mouvement de te rejoindre
    Mon corps grandi
    de s’être fait ton corps c’est mon corps
    grandi de la disparition de ton corps


    […]


    Je n’ai pas à t’ouvrir le monde tu es
    l’ouvert du monde
    Amour de t’écrire oser
    ta disparition
    la manière
    dont elle enchante le monde



    Pour arriver à cette incroyable positivité, il aura fallu traverser chaque chapitre, chaque étape de ce recueil, celles de la douleur qui rend fou, du chagrin inépuisable, du manque et du souvenir, mais aussi celle, cruciale et libératrice, de la reconnaissance de l’amour qui a eu lieu et perdure. Cette expérience de la bonté de l’amant, et la certitude « délivrante » d’avoir connu une perfection amoureuse sont ici la clé du parcours, elles ordonnent la possibilité d’une rémission. La question lancée comme un défi en ouverture aboutit enfin dans l’« écriture croyante » mise en place à la fin de recueil. Ici, nulle théologie, mais une « mise en relation dans et par la séparation », suspendue, ou, pour reprendre une expression chère à Françoise Clédat, « confiée à la seule fragilité des mots. » Car c’est bien cette fragilité qui est le seul gage de fiabilité de la parole, et demande qu’on place en elle notre confiance. Elle seule peut porter le poids de notre propre précarité.


    Marie Fabre
    D.R. Texte Marie Fabre




    L-ADRESSE FRANCOISE CLEDAT






    FRANÇOISE CLÉDAT


    Fran-oise Cl-dat



    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour de Françoise Clédat (lecture d’AP)
    (où le chant sans l’organe) [extrait de EtnaXios + notice bio-bibliographique]
    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    Ils s’avancèrent vers les villes (lecture d’AP)
    Mi(ni)stère des suffocations (lecture d’AP)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Rivière et Alaskas (lecture d’AP)
    Une baie au loin (Turnermonpère) [lecture d’AP]
    (maintenant je git) [extrait d’Une baie au loin (Turnermonpère) ]
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait de EtnaXios)



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  • Hommage à Alix Cléo Roubaud, par Marie Fabre

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Marie Fabre


    Alix Cléo Roubaud
    Source





    HOMMAGE A ALIX CLÉO ROUBAUD



         « L’horreur vient le matin
                                  Elle ne vient pas du matin elle vient de la nuit et arrive
           quand elle survit à la nuit
           quand au matin le monde a gardé son visage de nuit »




         Alix Cléo Roubaud est morte le 28 janvier 1983 d’une embolie pulmonaire, à 31 ans. En octobre dernier, les éditions du Seuil ont publié une nouvelle édition de son Journal (1979-1983), augmentée de 26 photographies (qui comprennent la très belle série Si quelque chose noir) et d’une préface de Jacques Roubaud, qui fut son mari pendant les trois dernières années de sa vie.


         Faire la recension d’un journal peut sembler difficile au premier abord : pas d’histoire à raconter, ou celle, insaisissable, de ce que fut une personne, et de ses tentatives pour écrire la vie. Mais un journal n’est pas directement le récit d’une vie, il en est (ici explicitement) la duplication, et le journal d’Alix Cléo Roubaud est tout particulièrement placé sous le signe de cette duplication : duplication des langues (ACR, canadienne bilingue, écrit aussi bien en français qu’en anglais), double pratique de la photographie et de l’écriture, autoportraits, enfin duplication de la vie même, duplication de soi, à travers le contre-édifice du journal. Je parle de contre-édifice, empruntant l’expression à Paolo Volponi dans Corporel, mais c’est peut-être le mot échafaudage qui conviendrait le mieux ici : ou le journal comme échafaudage pour les jours, tentative pour renforcer l’ossature de la vie. Peut-être parce qu’ACR n’est pas ce qu’on appelle communément un écrivain, comme elle le répète elle-même plusieurs fois, ce qui apparaît dans son journal nous révèle justement la signification profonde que peut avoir pour quelqu’un cet exercice quasi quotidien : un effort pour se donner une forme, une construction de l’écriture qui n’est jamais démêlable de la construction de soi, un lieu où la langue est toujours une question de survie. ACR souligne ainsi à plusieurs reprises que le journal est pour elle un « engagement moral », une tentative de fidélité à soi-même.





    A2
    Source




         Donc : quelqu’un essaie de cerner, à travers la répétition, la duplication, la trame des jours qui inlassablement se construit puis s’effrite. Dans le journal est immédiatement visible une double tension : tension vers la construction, vers l’unité d’un style, inséparable du genre même du journal, et d’autre part une tension vers l’inachevable du quotidien, vers le fragment et même, parfois, vers la dissolution. C’est sous le signe de cette double tension qu’apparaît la multiplicité des formes adoptées, les distances qu’on met entre soi et soi (tour à tour je, tu, elle), les adresses à l’être aimé, seul interlocuteur direct du journal, les aphorismes, les poèmes, les tentatives de désarticulations syntaxiques et temporelles. Outre les réflexions sur la photographie, l’une des choses les plus intéressantes du journal est la interpénétration ou la coexistence de l’anglais et du français, dans un bilinguisme parfait qui semble avoir été pour ACR une souffrance, et qui est sûrement l’une des raisons pour lesquelles l’effort pour se forger une langue semble être pour elle de l’ordre de la nécessité personnelle. Le français et l’anglais s’alternent par blocs ou donnent lieu à des tentatives d’auto-traduction, où la vérité git toujours dans l’entre-deux langues, dans la correction perpétuelle de l’une par l’autre. Il existe pourtant une logique dans la manière dont les deux langues s’alternent : on a en effet souvent l’impression que pour ACR l’anglais est la langue de l’inavouable, le journal étant justement le lieu de l’inavouable : « avouer l’inavouable : abolir l’inavouable : le journal ». Elle utilise ainsi l’anglais pour parler de la dépendance, de l’impuissance, de la maladie qui la dévore, pour rompre la syntaxe, enfin pour ce que cette langue offre de possibilités de désarticulations. La langue de l’inavouable est aussi langue de la confession, de l’adresse pour ce qu’on ne saurait dire à l’être aimé dans sa propre langue (qui est de plus sa langue d’écrivain) :

         « O my love listen here: if I don’t write everyday, in absolute and uttermost privacy, I hear voices and go quite crazy at rather short notice. O my sweet love please listen carefully: I am not a writer in any conceivable sense, which somehow doesn’t make it easier to explain to someone who is: I do not possess any language of my own to write in; I own no single language enough to write in it; however that may be I HAVE to write, as often as possible, everyday if I can; an exercise both vital and horrible because none of its products can ever be shown to anyone as long as I am alive. Not really. No. Not really. No. O darling it doesn’t matter if you do not understand as long as you know ».

         La répétition, qui est le terreau du journal (chronique des soirées, rencontres, bonnes résolutions répétées, avancées et reculs de la maladie, réflexions sur le travail…), serait donc le lieu de l’anti-récit :

         « Ne pas croire à l’histoire : se confiner dans la chronologie, l’éternelle répétition du même, comme le journal, s’accomplissant en un axe horizontal qui est le temps, sans autre retour que la relecture, mémoire qui ne bouge rien, et le peut (puisque je n’y touche pas, ne change aucun mot), s’abolir dans « l’autre axe », l’événement ».

         Pourtant tout journal, placé sous le signe de l’absolument intime et illisible du vivant de son auteur, devient « histoire » au moment où l’événement-mort intervient. À travers les fragments, les éboulements, la multiplicité des « moi », se met en forme par petites touches le récit le plus essentiel qui soit : les raisons de la vie, et les raisons de l’amour, contre les raisons de la mort. Ce qui frappe le plus ici, c’est la coexistence du plus pur bonheur (« Curieuse adéquation, pour une fois adéquation exacte de l’amour même, l’amour rêvé, l’amour vécu, l’amour même même. Identique à lui-même même. ») et de sa destruction – deux mondes qui semblent à peine se toucher, qui ne s’entament pas l’un l’autre, qui, comme le dit ACR, ne se rencontrent pas. Le journal, pourtant, est bien le lieu de rencontre de ces deux termes inconciliables – car la présence de l’autre et l’expérience du bonheur y sont aussi éclatantes que les nuits sont opaques dans leur noirceur. De là aussi la signification morale : à travers l’écriture, ACR ne lutte pas seulement contre la disparition, qui s’impose physiquement dans le journal à travers ses blancs et ses silences, mais aussi contre la tentation du suicide qu’elle ressent profondément comme un péché, et avant tout un péché d’orgueil :

         « Narcisse, dit Hammarskjöld, n’est pas victime de sa vanité ; son sort est celui de qui répond au sentiment de son peu de valeur par un défi.
         Il faut cesser de relever ce gant ; il faut que Dieu soit célébré en toute chose. »


         Ou encore :

         « Position, je crois, thomiste, et c’est aussi ceci : Dieu est quelqu’un avec qui on ne joue pas; ce n’est pas un adversaire dans une stratégie, ni un partenaire de jeu.
         ― Pour Thomas : l’orgueil, ce péché qui n’implique pas la chair, c’est jouer avec Dieu.
         ― à jouer avec Dieu, on perd à tous les coups. »






    A3
    Source




         La mort qu’elle dit porter en elle, lui est finalement administrée par la maladie, d’où les dernières lignes du journal : « Il me fallut une maladie mortelle, ou répertoriée comme telle, pour guérir de l’envie de mourir. De la manière la plus oblique, organique, lente, j’ai inventé, en quelque sorte, ma maladie ».


    Marie Fabre
    D.R. Texte Marie Fabre









    ■ Alix Cléo Roubaud
    sur Terres de femmes

    21 août 1981 | Alix Cléo Roubaud, Journal



    ■ Jacques Roubaud
    sur Terres de femmes

    5 décembre 1932 | Naissance de Jacques Roubaud
    Battement (poème extrait de Quelque chose noir)
    Dialogue (poème extrait de Quelque chose noir)
    L’étoile (poème extrait d’Octogone)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Jacques Roubaud présentant le Journal 1979-1983 d’Alix Cléo Roubaud



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  • 11 février 1996 | Mort d’Amelia Rosselli

    Éphéméride culturelle à rebours
    Invitée du jour : Marie Fabre



    Amelia Rosselli 3
    Source








    PER AMELIA ROSSELLI


    Amelia Rosselli se suicide, dans l’après-midi du dimanche 11 février 1996, du haut d’une mansarde de la via Del Corallo à Rome. Trente-trois ans, jour pour jour, après le suicide de Sylvia Plath (11 février 1963).






    « Ce n’est plus le moi qui est dans l’histoire, mais c’est l’histoire qui est maintenant dans le moi. »


    On range souvent Amelia Rosselli aux côtés de Sylvia Plath, dont elle fut la traductrice italienne, dans la catégorie de la « poésie confessionnelle » féminine. Cette catégorie est pratique, mais un peu facile, puisqu’elle permet, à la faveur de similitudes thématiques et stylistiques certaines, d’éluder au moins deux éléments qui font toute la spécificité d’Amelia Rosselli dans le paysage poétique italien, et au-delà. Ces deux éléments sont intimement liés dans la vie et dans la poésie de Rosselli : ce sont l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et le plurilinguisme. La portée de l’autobiographisme rossellien, les voix, les déchirements et les obsessions qui le traversent, ne peuvent se comprendre qu’à partir de cette histoire, qui est aussi directement celle de la langue du poète.

    Amelia Rosselli est née le 28 mars 1930, à Paris, de Carlo Rosselli, fondateur avec son frère Nello Rosselli du mouvement antifasciste « Giustizia e Libertà », et d’une mère anglaise, Marion Cave. Carlo Rosselli et son frère avaient été obligés de fuir l’Italie fasciste, continuant en France leur activité politique avant de se joindre aux troupes républicaines pendant la guerre d’Espagne, puis de revenir à Paris, Carlo étant blessé. En 1937, les deux frères sont sauvagement assassinés par les fascistes, laissant Marion Cave et ses deux enfants seuls à Paris. C’est le début d’une longue fuite en avant, dans laquelle se passent l’enfance et l’adolescence d’Amelia Rosselli : la famille se réfugie d’abord en Suisse, puis, chassée par l’arrivée des nazis en France, arrive en Angleterre, et va enfin s’installer aux États-Unis en passant par le Canada. De cette naissance en exil et de cette enfance passée sous les bombardements, dans de continuels déplacements, la poésie de Rosselli garde de nombreuses traces – et sa langue en porte définitivement la marque, divisée entre le français, l’anglais et l’italien. Elle récuse ainsi la définition de Pasolini qui parlait à son sujet de cosmopolitisme : « Est cosmopolite qui choisit de l’être. Nous n’étions pas cosmopolites, nous étions des réfugiés », et se définit comme « fille de la Seconde Guerre mondiale ». Comme le dit justement Alessandro Baldacci, « le plurilinguisme rossellien n’est pas le signe d’une festive vitalité de la langue, ce n’est pas un euphorique jeu babélique » : c’est la marque de la persécution, de l’appartenance perdue, dont la poésie d’Amelia Rosselli gardera toujours la trace, la violence et peut-être surtout le rythme.



    Traduire une traductrice


    Le retour d’Amelia en Italie n’advient qu’au début des années 1950, et c’est à ce moment-là que sa passion pour la musique, dont elle possède la pratique et la théorie à un très haut niveau, cède très progressivement le pas à sa seconde passion, la poésie. Elle commence à écrire dans les trois langues, puis livre avec La Libellula, en 1958, son premier long poème composé entièrement en italien. Ses premières tentatives d’écriture dans les trois langues sont marquées par de nombreuses contaminations, glissements d’une langue à l’autre, autotraductions. Mais ce processus de traduction spontanée ne cesse pas avec le passage à l’italien comme langue poétique unique : Rosselli intègre dans le corps de sa Libellula de nombreuses citations, littérales ou altérées, d’auteurs étrangers et italiens qu’elle connaît dans le texte, avec entre autres Lautréamont, Rimbaud, Shakespeare, Montale, Campana, Rilke ou encore Mallarmé. Les Variazioni Belliche, écrites sous le signe de Kafka, comportent elles aussi de nombreuses citations – par exemple un Français reconnaîtra aisément des expressions, des procédés ou des vers entiers empruntés à Rimbaud et retranscrits en italien. Son éducation et ses influences en font déjà un cas particulier en Italie : alors que les poètes italiens sont en dialogue constant avec leur tradition poétique nationale, on sent qu’Amelia Rosselli puise à des sources multiples (poésie anglo-saxonne et française) et que la tradition italienne n’est pas son unique berceau, même si elle l’étudie avec acharnement dès son retour en Italie.

    Ce rapport de semi-étrangère avec la langue italienne est l’une des grandes originalités de sa poésie, où elle conserve volontairement des fautes de grammaire, des éléments de syntaxe française ou anglaise traduits littéralement, ou encore un grand nombre de néologismes – ce qui la rend parfois si difficile à traduire. Mais plus profondément, c’est toute sa poésie qui est marquée par ce travail de la langue italienne comme quelque chose d’« extérieur » : sa manière de saisir et de réutiliser des expressions idiomatiques, d’en court-circuiter le sens, de rapprocher des mots incongrus sur la base de leur sonorité. Pasolini encore, dans son introduction de 1963 à la poésie de Rosselli (dans Il Menabò), avait parlé de « lapsus » à l’intérieur du texte – mais ces altérations des sonorités, ces glissements de sens sont bien un choix poétique conscient.

    Ce rapport à la langue fait d’Amelia Rosselli un cas unique dans la poésie italienne, car si la littérature française a été marquée par plusieurs cas d’auteurs étrangers écrivant en français, si bien que Deleuze a pu théoriser cette spécificité avec le « balbutiement » de Ghérasim Luca, Amelia Rosselli est à ma connaissance le seul écrivain à avoir choisi l’italien parmi d’autres langues, et à l’avoir enrichi par cette approche de plurilingue.



    Variazioni belliche


    Inédits en français*, les poèmes de Variazioni belliche ont probablement été écrits entre 1958 et 1961 ; ils constituent le premier recueil (169 poèmes) complet de l’auteur en italien. Comme dans deux autres de ses recueils, Serie ospedaliera et Impromptu, le titre met en avant un genre musical qui sera exploité comme modèle durant tout le livre. On a déjà dit qu’Amelia Rosselli avait une grande passion pour la musique (surtout pour la musique contemporaine), passion éclatante dans sa poésie, qu’elle semble travailler visuellement et rythmiquement à la manière d’une partition – par ailleurs il suffit d’entendre un enregistrement d’Amelia Rosselli lisant ses poèmes, ou de faire soi-même l’expérience d’une lecture à voix haute, pour savoir à quel point cette poésie se transforme vite en un chant tantôt entraînant, tantôt discordant. N’oublions pas que juste après ce recueil, l’auteur publie Spazi metrici, un article théorique où elle indique la nouvelle méthode de versification et la technique typographique à partir desquelles elle compose ses poèmes. Variazioni belliche est ainsi construit comme une série de « variations » autour de thèmes, expressions, mots, motifs rythmiques qui reviennent de manière récurrente, cyclique, dans tout le livre. Les variations se déploient aussi à l’intérieur même des poèmes, à travers un procédé anaphorique récurrent, dont on pourra se rendre compte dans les traductions. Les thèmes fondamentaux du recueil sont la relation amoureuse, entre méfiance et désir de fusion, la recherche spirituelle et morale, les traces de la guerre. Sa poésie est incroyablement violente, dramatique, parfois mystique, et intègre en même temps des éléments d’ironie, de parodie ou de sarcasme surprenant. Ce mélange de passion torturée, presque innocente, et de distance ironique restera l’un des traits fondamentaux de la poésie de Rosselli.


    Marie Fabre
    D.R. Texte inédit Marie Fabre
    pour Terres de femmes




    ______________________________________________________
    * Note d’AP : depuis la mise en ligne de cet article (février 2009), Marie Fabre a entrepris la traduction en français des Variazioni belliche pour les éditions Ypsilon. Cette traduction est disponible en librairie, sous le titre Variations de guerre, depuis le 3 mai 2012.











    EXTRAITS DE VARIAZIONI d’AMELIA ROSSELLI





    1  Un rebelle défait par sa propre disposition
    Ph., G.AdC





    Negli alberi fruttiferi della vita si
    dibatteva l’ultima mosca. Un ribelle
    disfatto dalla sua propria disposizione
    al bene si sorvegliava ansioso di finirla
    con il male. Il mondo sorvegliava molto
    stanco della prigionia. La sua propria
    disposizione al bene lo imprigionava.


    Amelia Rosselli, Variazioni (1960-1961) in Variazioni Belliche, Le poesie, Garzanti, 1997 ; ried. collana Gli Elefanti, 2007, p. 254. A cura di Emmanuela Tandello. Prefazione di Giovanni Giudici.


    Dans les arbres fruitiers de la vie se
    débattait la dernière mouche. Un rebelle
    défait par sa propre disposition
    au bien se surveillait impatient d’en finir
    avec le mal. Le monde surveillait très
    las de l’emprisonnement. Sa propre
    disposition au bien l’emprisonnait.


    Traduction inédite de Marie Fabre










    2  amères déceptions
    Ph., G.AdC





    Se non è noia è amore. L’intero mondo carpiva da me i suoi
    sensi cari. Se per la notte che mi porta il tuo oblio
    io dimentico di frenarmi, se per le tua evanescenti braccia
    io cerco un’altra foresta, un parco, o un avventura: ―
    se per le strade che conducono al paradiso io perdo la
    tua bellezza : se per i canili ed i vescovadi del prato
    della grande città io cerco la tua ombra: ― se per tutto
    questo io cerco ancora e ancora: ― non è per la tua fierezza,
    non è per la mia povertà: ― è per il tuo sorriso obliquo
    è per la tua maniera di amare. Entro della grande città
    cadevano oblique ancora e ancora le maniere di amare
    le delusioni amare.



    Amelia Rosselli, Variazioni, op. cit. supra, p. 292.



    Si ce n’est ennui c’est amour. Le monde entier m’arrachait ses
    chers sens. Si dans la nuit qui m’apporte ton oubli
    j’oublie de me freiner, si dans tes bras évanescents
    je cherche une autre forêt, un parc, ou une aventure : ―
    si dans les routes qui mènent au paradis je perds
    ta beauté : si dans les chenils et les évêchés du pré
    de la grande ville je cherche ton ombre : ― si dans tout
    cela je cherche encore et encore : ― ce n’est pas pour ta fierté
    ce n’est pas pour ma pauvreté : ― c’est pour ton sourire oblique
    c’est pour ta manière d’aimer. Dedans la grande ville
    tombaient obliques encore et encore les manières d’aimer
    les amères déceptions.


    Traduction inédite de Marie Fabre










    3  tes yeux simulaient le braquage
    Ph., G.AdC





    Per tutto l’inverno che fu come un gelo tra le
    tue braccia io fuggivo desolata per una vasta, grande
    pianura color ambra. Non era per gelosia che sfumavano
    le grandi ombre dei grattacieli; non era per il
    gelo che io disdegnavo l’amico. Disegnavo attentamente
    grandi trionfi che sfumavano anch’essi al primo
    vano apparire del sole. Il sole forse era la tua
    ombra sagace e sadica, la tua mano era piena di ombre
    e i tuoi occhi simulavano la rapina, il sale e
    i trionfi.

    Arrestandomi su dei marciapiedi guardavo attentamente
    muoversi il fiume. Non era chiaro se la città
    si vendicasse!



    Amelia Rosselli, Variazioni, op. cit. supra, p. 321.




    Pendant tout l’hiver qui fut comme un gel entre tes
    bras je fuyais désolée à travers une vaste, grande
    plaine couleur ambre. Ce n’était pas par jalousie que s’estompaient
    les grandes ombres des gratte-ciels ; ce n’était pas à cause du
    gel que je dédaignais l’ami. Je dépeignais attentivement
    de grands triomphes qui s’estompaient eux aussi à la première
    vaine apparition du soleil. Le soleil peut-être était ton
    ombre sagace et sadique, ta main était pleine d’ombres
    et tes yeux simulaient le braquage, le sel et
    les triomphes.

    En m’arrêtant sur des trottoirs je regardais attentivement
    le fleuve se mouvoir. Il n’était pas clair que la ville
    se vengeât !


    Traduction inédite de Marie Fabre










    4  une lanterne pour mes yeux obliques
    Ph., G.AdC





             Tutto il mondo è vedovo se è vero che tu cammini ancora
    tutto il mondo è vedovo se è vero! Tutto il mondo
    è vero se è vero che tu cammini ancora, tutto il
    mondo è vedovo se tu non muori! Tutto il mondo
    è mio se è vero che tu non sei vivo ma solo
    una lanterna per i miei occhi obliqui. Cieca rimasi
    dalla tua nascita e l’importanza del nuovo giorno
    non è che notte per la tua distanza. Cieca sono
    chè tu cammini ancora! Cieca sono che tu cammini
    e il mondo è vedovo e il mondo è cieco se tu cammini
    ancora aggrappato ai miei occhi celestiali.



    Amelia Rosselli, Variazioni, op. cit. supra, p. 333.



             Le monde entier est veuf s’il est vrai que tu marches encore
    le monde entier est veuf si c’est vrai ! Le monde entier
    est vrai s’il est vrai que tu marches encore, le monde
    entier est veuf si tu ne meurs pas ! Le monde entier
    est à moi s’il est vrai que tu n’es pas vivant que tu n’es
    qu’une lanterne pour mes yeux obliques. Je suis restée aveugle
    depuis ta naissance et l’importance d’un jour nouveau
    ne m’est que nuit dans ta distance. Je suis aveugle
    parce que tu marches encore ! Je suis aveugle parce que tu marches
    et le monde est veuf et le monde est aveugle si tu marches
    encore agrippé à mes yeux célestiels.


    Traduction inédite de Marie Fabre


    Photos (4), G.AdC





    ___________________________________________________________
    NOTE d’AP : ancienne élève de l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines), agrégée d’italien, Marie Fabre est depuis 2013 maître de conférences en études italiennes à l’ENS de Lyon. Après un « master 2 » à l’université de Bologne sur Italo Calvino et Elio Vittorini, elle a soutenu en décembre 2012 (sous la direction de Christophe Mileschi, à l’Université Stendhal – Grenoble 3) une thèse de doctorat sur les rapports entre utopie et littérature chez ces mêmes auteurs. Marie Fabre a aussi participé à un dossier “Amelia Rosselli” pour la revue littéraire Europe (n° 996 | avril 2012) [pp. 216-223] et traduit en français l’intégralité des Variazioni Belliche d’Amelia Rosselli, traduction disponible aux éditions Ypsilon depuis le 3 mai 2012.







    Rosselli






    ■ Amelia Rosselli
    sur Terres de femmes

    Adolescenza (+ bio-bibliographie)
    [Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté] (poème extrait de La libellula)
    [La tua debolezza è la mia vittoria] (poème extrait de Variazioni Belliche + traduction française par Marie Fabre)
    T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer (poème extrait de “Dialogo con i Poeti”, Serie Ospedaliera 1963-1965)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    un extrait du Dossier Amelia Rosselli de la Revue Europe (n° 996, avril 2012, pp. 197-201)[PDF]
    → (sur libr-critique)
    Amelia Rosselli, Variations de guerre, par Jean-Nicolas Clamanges (7 juin 2013)
    → (sur Imperfetta Ellisse)
    la traduction partielle (en italien) de l’article de Marie Fabre, accompagnée des poèmes de Variazioni belliche
    → (sur Imperfetta Ellisse)
    deux poèmes d’Amelia Rosselli traduits en corse par Nurbertu Paganelli
    → (sur Poezibao)
    un poème d’Amelia Rosselli (extrait de Documento 1966-1973) traduit par AP
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    un poème d’Amelia Rosselli traduit par Nathalie Riera
    → (sur Terres de femmes)
    un autre article de Marie Fabre sur L’Art de la joie de Goliarda Sapienza





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