Étiquette : Marie-Florence Ehret


  • Marie-Florence Ehret | L’or des jours




          Nous vivons dans un monde que la poésie elle-même a travaillé à désenchanter. Dépouillée de ses oripeaux usés, la nature nue n’en est que plus enchanteresse ― le poème alors est un miroir tendu au vide dans lequel le poète voit miroiter l’or des jours, paillettes virtuelles que la langue révèle.

    Marie-Florence Ehret



    le soupir dans lequel s'épanouit le sourire du bouddha
    Ph., G.AdC






    L’OR DES JOURS




    On a chanté la ville ses éclats
    de voix de lumière de rire
    on a chanté ses peuples
    ses cours ses miracles

    le tremblement de l’eau
    de l’oiseau ou de l’herbe
    la lente sauvagerie végétale

    la Beauté de tout bord
    et on l’a injuriée.

    On a chanté les labyrinthes
    où se perd le chanteur
    qui se cherche et se plaint

    le moi ses mille et un mensonges
    ses manies ses petites morts
    et sa langue mielleuse

    l’intervalle divin du silence
    le soupir dans lequel s’épanouit
    le sourire du bouddha

    Tous les chants sont usés
    mis en boite
    en cubes en disques en vers
    réduits développés chiffrés
    déchiffrés
    criés balbutiés éructés
    ânonnés
    archivés

    reste
    l’enfantine la claire
    l’obscure
    nécessité de chanter

                                                   chaque instant veut l’éternité du chant

    Je chanterai l’olivier stérile
    penché sur l’abîme aux pentes vertes
    je descendrai
                    entre les châtaigniers
                                                      les chênes,
                                                                   les ronces
                                                                                   les bouleaux
    et tous les entrelacs végétaux anonymes
    unis pour entraîner les anciennes terrasses de pierre
    que les hommes d’autrefois avaient maçonnées de leur sueur

    j’irai jusqu’au cours d’eau
    qui ne voit jamais le soleil

    Je chanterai le cocotier velu
    ses palmes jaunissantes
    sous sa tête verte

    Je chanterai le figuier célibataire
    un peu plus haut chaque année
    ses fruits à peine formés qui
    tombent au sol et je chanterai ses racines
    qui préparent en secret
    l’effondrement de la maison

    je chanterai le pêcher frêle
    que ses quatre pêches épuisent

    le laurier sombre et parfumé
    qui descelle pierre à pierre l’ancien mur

    je chanterai le rosier survivant
    sans fleurs sans feuilles
    branche sèche dans la terre
    lançant dans le ciel
    de jeunes tiges vertes
    hautes et presque nues

    la sauge nouvelle
    lentement jaillie
    d’un pied qui paraît mort

    le citronnier en pot
    qu’on rentre pour l’hiver

    je chanterai aussi
    le bourdonnement des insectes
    la chute brutale et prématurée d’une figue
    je chanterai le chant
    des oiseaux leurs pépiements
    leurs gazouillis leurs cris leurs croassements
    le chant des cigales
    le chant du vent
    le saut du chat dans l’herbe sèche

    et tant pis si nos bras
    sont trop petits les mots
    trop rares trop
    pauvres pour embrasser
    l’étendue et la multiplicité
    d’une seule seconde
    de perception

    même si
    mon chant passe aussi vite
    que ce qu’il chante

    même si
    nul ne l’écoute jamais

    même si
    je dois chanter sans bouche
    sans voix sans art
    sans mot presque
    je chanterai
    chaque aujourd’hui



    Marie-Florence Ehret
    D.R. Poème inédit de Marie-Florence Ehret
    (extrait d’un recueil à paraître aux Éditions Dumerchez)
    pour Terres de femmes





    MARIE-FLORENCE EHRET

    MF Ehret photo_Martine_Pitou
    D.R. Ph. Martine Pitou
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    la fiche bio-bibliographique de la Poéthèque consacrée à Marie-Florence Ehret
    – (sur le site de Marie-Florence Ehret)
    la bibliographie commentée de Marie-Florence Ehret
    – (sur Poezibao)
    deux autres poèmes de Marie-Florence Ehret, extraits du recueil Plus vite que la musique

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    (Printemps des poètes 2010 « Couleur femme »)

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