Étiquette : Marie-Hélène Prouteau


  • Marie-Hélène Prouteau | Voir Pont-Aven



    VOIR PONT-AVEN
    (extrait)





    Gauguin s’arrête de peindre. On fait la pause. Elle est autorisée à regarder. C’est pour elle, tout ça ? semble dire la bouche entrouverte de Madeleine. Ce visage, ce corps sur la toile, tout ce qui vient de surgir là, quelle émotion ! Incrédulité, doute, éblouissement ? Ce visage fin et grave peint par cela a bien l’air d’être le sien. Mais avec la chevelure qu’il lui a fait relever, ces yeux fendus en amande, paupière mi-close, cette peau si blanche, elle se trouve l’air d’une dame de haute lignée. Elle a la sensation d’une caresse. Sûrement, l’arrondi des formes, celles du visage et du vêtement et quelques lignes droites seulement, la chaise, la plinthe, le cadre.

    […]

    Elle ne sait pas qu’elle a touché en lui une fibre ancienne. Cet œil, souligné de khôl, l’autre étant à peine suggéré, le peintre est allé le chercher au plus profond de lui-même. N’est-ce pas, celui, énigmatique, de la mère de Gauguin qui, à Lima, portait la traditionnelle mantille noire couvrant tout le visage et ne laissant voir qu’un seul œil ? Cet œil caressant, impérieux à la fois ne l’emporte-t-il pas quelque part dans l’étrangeté exotique de son enfance péruvienne ? Au paradis délicieux d’un Paul Gauguin de six ans.

    Après la pause, Gauguin lui fait reprendre la même position, la tête posée sur la main qui lui donne une attitude songeuse. Celle qui lui est naturelle et familière.




    Marie-Hélène Prouteau, « Voir Pont-Aven » (chapitre X, extrait), Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible, éditions Hermann, 2021, pp. 73-74.






    Prouteau Madeleine Bernard 2




    MARIE-HÉLÈNE  PROUTEAU




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Hermann)
    la fiche de l’éditeur sur Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Georges Guillain
    → (sur Exigence : littérature)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Pierre-Vincent Guitard
    → (sur Unidivers.fr)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Jean-Louis Coatrieux
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible par Corinne Welger-Barboza




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud





    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






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  • Marie-Hélène Prouteau | [Monde des limbes pris dans les houles]


    [MONDE DES LIMBES PRIS DANS LES HOULES]





    Prouteau image 20
    Isthme, Nuits en mer, #22, 2019
    Acrylique sur toile, 146 x 114 cm
    Collection particulière
    In La Vibration du monde, page 20.
    ©Isthme







    Monde des limbes pris dans les houles.
    Juste s’abandonner à la douceur sensuelle de la nage.
    Toute la vie pélagique !

    Innombrables trémulations, filaments, flagelles,

    arabesques constellées d’étincelles, poudroiement de plancton.

    Le bleu frôle, telle une caresse,
    mystérieuse beauté ondulante de ce qui environne.
    La matière vibratile parle d’un monde non pareil.

    Le voilà le grand éblouissement, magique luminescence

    de particules glissant au ralenti vers les grands fonds

    à la rencontre d’antiques cœlacanthes.

    Un vieux sage à voix basse raconte
    ici dans le pays sous la mer
    demeurent mille et mille ondes de douleur
    des vies esclaves outragées.

    So blues, Africa.



    La Vibration du monde, peintures d’Isthme (Isabelle Thomas-Loumeau), poèmes de Marie-Hélène Prouteau, éditions du Quatre, 2021, page 21.





    Vibration du monde





    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes




    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)





    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Isthme





    ■ Lectures de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même




    ■ Voir encore ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau





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  • Marie-Hélène Prouteau |

    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Marie-Hélène Prouteau




    Matthy 4







    PHILIPPE MATHY : L’OMBRE PORTÉE DE LA MÉLANCOLIE



    Philippe Mathy, poète belge né au Congo, est l’auteur d’une œuvre poétique importante, une quinzaine de recueils de vers et de prose poétique publiés aux éditions Le Taillis Pré (Belgique), Rougerie, Tétras Lyre, L’herbe qui tremble, L’Ail des ours. Il s’est engagé profondément pour l’action poétique en animant des lectures associées à des expositions (« Le front aux vitres »), et une revue (Le Journal des poètes). Pour le recueil Veilleur d’instants, paru en 2017, il a reçu le prix Mallarmé.

    Dans ses recueils, Philippe Mathy entre en résonance avec la nature, participe à son cycle vital. Il y a chez lui une vraie disposition à accueillir la substance des choses dans le rythme des saisons. Ainsi que les variations affectant le paysage de la Loire, les arbres, les oiseaux de passage, les vignes en Bourgogne, sa terre d’adoption. Les cinq sens sont présents dans l’immédiat d’une extrême attention à ce qui vit : une nuit au jardin, une marche sur les bords du fleuve, l’odeur d’une fleur, la contemplation du couchant :

    « Un soleil tombe,

    s’efface

    brasero des jours à venir ».

    Ainsi deux grands thèmes lyriques, la nature, le temps, se voient revisités par le poète et tressés ensemble de façon originale. Car ce qui frappe, c’est la façon dont la nature en ses variations saisonnières devient chez lui la toile de fond indissociable de son paysage mental. Comme si la subjectivité propre au poète-veilleur se fondait, en surimpression, à cette temporalité de la nature. C’est ce que montre l’image forte tirée de Veilleur d’instants :

    « Où se retrouver

    quand les jours sont

    des barques trouées ? »



    « Je cherche un temps qui n’est plus »


    Ce vers libre tiré du recueil Les Soubresauts du temps est révélateur d’une des dimensions essentielles de l’œuvre de Philippe Mathy : la recherche d’un temps définitivement perdu. Ce sentiment de la perte, de l’impuissance devant le temps est omniprésent dans son écriture et évoqué dans la belle image du « sablier des souvenirs ». À l’origine, il y a le sentiment du négatif : « Il est trop tard » ; « Écrire est trop terrible » (Le Temps qui bat). Souvenirs qui « s’effritent », « dans le rétroviseur où le regard tente de sauver les meubles, le miroir est brisé » ; « dans les plis des souvenirs » (Les Soubresauts du temps).

    Cela convoque une pensée de l’écoulement nostalgique des jours. De recueil en recueil, cette tonalité affective de la mélancolie ne quitte pas le poète. Il ne s’agit pas d’une posture exaltée, romantique, mais de l’attachement à ce qui est perdu. Une sorte de mélancolie sereine qui rapproche le poète de la sagesse de Lao-Tseu qu’il cite et s’illustre dans ce passage d’Étreintes mystérieuses :

    « Le vent promène ses doigts parmi les feuilles : il joue une mélodie qui me rappelle mon enfance ».

    Tonalité transcrite dans Les Soubresauts du temps par une image fugitive qui fait penser à Verlaine :

    « La pluie pleure. De reflets en reflets, la lumière monte la rue pavée. À peine le temps de regarder sa petite jupe fendue voleter entre les passants. C’est déjà la main sombre d’un autre nuage ».

    D’autres images évoquent de façon plus violente le flux héraclitéen : « Nous filons, malgré nous, entre les doigts des jours […] parfois je voudrais enfoncer mon poing dans le ventre du temps ». Ou bien la mort : « Ce sont les morts qui me secouent », écrit-il dans Sous la robe des saisons.

    Avant tout scintille d’une lumière privilégiée le temps de l’enfance qui traverse nombre de ces poèmes. Elle est une matrice où s’arrime l’imaginaire :

    « L’enfance ; le temps où l’on s’imaginait pouvoir ressusciter les oiseaux morts dans la chaleur des mains, le temps où les cailloux trouaient l’espérance à trop attendre en vain ».

    Avec l’évocation de l’enfance entre Congo et Europe, Philippe Mathy développe son imagerie personnelle, donnant à la peau noire et à la langue africaine cette préséance sensuelle, affective qui l’a marqué. Voici dans Les Soubresauts du temps :

    « Des mains noires m’ont protégé, caressé. Je me suis endormi sur une poitrine noire, bercé par des mots doux en swahili. Langue apprise, langue perdue. Silence pesant comme un hiver, comme un souvenir trop ancien aujourd’hui pétrifié ».

    Au commencement, il y a ce blanc mémoriel qui est synonyme de jamais plus. Le manque suscite la lucidité triste liée à la finitude de toute existence.

    « L’enfant que nous fûmes

    ne nous quitte pas des yeux ».

    Il est, pour le poète, l’incarnation de l’inéluctable du temps et de la mort à venir.

    Tout se passe comme si ces soubresauts du temps dessinaient un horizon particulier de l’absence qui fonde le rapport au réel chez Philippe Mathy. Ainsi, dans Un automne au creux des bras, cette parole prosaïque, si simple :

    « La petite table de bois si seule sous tes mains. Pas une lettre, pas un livre, pas un tiroir où ranger tes silences ».

    Qu’est-ce qui peut contrebalancer l’angoisse de la perte et préserver la méditation ? Le je du poète est présent, mais sa poésie n’est pas une poésie narcissique. On l’aura compris, le je s’ouvre à l’autre, tu, nous, on. Dans le tissu du temps font heureusement contrepoint des figures et des lieux de l’intime avec lesquels le poète peut communier. Telle la maison des bords de Loire, tel le grenier ou le potager des grands-parents. C’est tout l’enjeu de l’écriture que de sublimer, transfigurer l’absence en joie :

    « Ainsi cette aigrette : elle se pose sur la rive toute proche. Elle déploie en moi les arcanes de la joie, me plonge dans cet état où le temps ne compte plus, dans cette sorte de néant que l’on pourrait aussi nommer plénitude. Une étreinte mystérieuse. »

    Il y a la femme aimée dont le poète dit : « préservé par son amour germera le printemps ». Également l’amie musicienne venue d’URSS qu’évoquent la vue et le nom russe du bouleau. Et la fille du poète à qui, dans Le Temps qui bat, il dédie pour ses quinze ans ces « Paroles pour Aline » marquées par une juvénile légèreté :

    « Écoute. On dirait que le vent, ce soir, tente d’inventer autre chose, comme s’il avait scié les barreaux de son échelle, comme s’il voulait repousser la nuit ».

    Il y a aussi le motif récurrent de l’ange à la fin de Veilleur d’instants, qui éclaire moins par son contenu de foi que par son pouvoir de présence spirituelle. L’image lumineuse et ingénue d’une figure peinte par Chagall.

    La parole poétique de Philippe Mathy touche par cette tension entre ce tragique du temps évoqué avec grande simplicité et la tentative de sauver la beauté des choses, l’écriture. Ainsi, dans Étreintes mystérieuses : « Des mots passent ; on voudrait les retenir. Déjà ils ont fui. ». C’est ce qui donne à cette poésie de la mélancolie une dimension profondément humaine.



    Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau



    PHILIPPE MATHY


    Philippe Mathy
    Source





    ■ Philippe Mathy
    sur Terres de femmes


    [Une voix dans le silence] (extrait d’Étreintes mystérieuses)
    [Le fleuve hésite entre les îles] (extrait de Veilleur d’instants)





    ■ Voir aussi ▼


    le site de Philippe Mathy
    → (sur Recours au Poème)
    plusieurs pages sur Philippe Mathy
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture d’Étreintes mystérieuses par Hervé Martin





    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Marie-Hélène Prouteau |

    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Marie-Hélène Prouteau



    Guivarch montage 3








    CÉCILE GUIVARCH : MOTS ET MÉMOIRE EN DOUBLE



    Une dimension frappe dans l’écriture de Cécile Guivarch : c’est cette langue double, français et espagnol, qui fait irruption au fil des pages de ses recueils, de leurs titres et des exergues. Cet agencement verbal fluide se fait naturellement, rien d’étonnant à cela. Entre une mère espagnole et un père français, Cécile Guivarch a, dès l’enfance, été habituée à vivre entre deux langues, à retrouver « l’autre » pays lors des grandes vacances. Au fondement de sa sensibilité, cette curiosité pour un vécu langagier déroutant, hésitant — les maladresses de prononciation sont bien là —, et stimulant tout à la fois :

    « Je ne sais pas vraiment rouler les R. Je mets les accents aux mauvais endroits […] Ma langue n’est pas celle de ma mère. Ma langue n’est pas maternelle. Ma langue est paternelle ».

    Expérience fortement ancrée d’un écart, aussi bien langagier que spatial, entre deux cultures, entre deux lieux, qui va ouvrir en elle un imaginaire fécond pour la rêverie et la poésie. Les recueils Un petit peu d’herbe et des bruits d’amour, Sans Abuelo Petite, S’il existe des fleurs sont traversés par cette dualité de lieux où la conscience trouve éveil. Jusqu’à créer un sentiment d’étrangeté chez la « petite fille aux questions »…

    C’est la scène réitérée de l’enfant auprès de sa mère qui est le moment premier de cet envol sensible :

    « Chaque fois que ma mère parle au petit-déjeuner je suis en Espagne. Ma mère parle toujours de là-bas. Et quand elle est là-bas elle parle d’ici en disant là-bas ».

    S’y rajoute la fierté d’avoir une mère que les copains de l’école appellent l’Espagnole. L’enfant s’amuse même des défauts de prononciation de sa mère qui déforme les mots coulotte ou guedasses.

    Avec les cousins retrouvés aux vacances qui parlent galicien, elle ressent la barrière de la langue. Certes, passées les Pyrénées, la « frontière invisible » est bien là mais, des deux « côtés » de celle-ci, Cécile Guivarch éprouve le même éveil des sens et de la beauté qui va miroiter en elle. Et la certitude d’appartenir à une même lignée. Magnifiquement illustrée dans la scène imaginée avec l’aïeule dans Renée en elle. Celle-ci, morte en 1817, lui parle en breton, l’obstacle entre elles semble total. Et pourtant :

    « Il lui faut aussi apprendre ma langue que nous puissions nous comprendre. Cela me demande aussi un grand effort de déchiffrer ses phrases ».

    Étonnant rapport d’amour entre des êtres qui ont vécu à deux siècles de distance qui vont finir par se parler, par retrouver les mots empêchés, enfouis dans l’histoire familiale. Ceux de « la langue venue des ancêtres ». Si cette altérité est chez Cécile Guivarch le rapport premier au monde, elle n’est pas vécue sur un mode déchirant. C’est pour la poète un déclencheur : ce qui nourrit une vraie passion de l’autre, de sa langue, de ses douleurs, de son destin.

    La complicité à l’œuvre en imagination entre une petite-fille toute à l’écoute et son aïeule se rejoue pareillement avec le grand-père qu’elle n’a jamais connu non plus et qui a quitté l’Espagne pour Cuba dans des circonstances troubles. Un secret de famille. La formule qui interdit à l’enfant l’échange imaginaire avec lui est une trouvaille grammaticale qui bouscule superbement les pronoms :

    « On me dit de te taire.

    Comment puis-je te faire cesser de me parler […]

    Tu me coulais dans le corps avant même ma naissance ».

    Cette forme quasi magique de l’in-corporation d’êtres fantômes dans le moi, le lecteur l’entend dans le texte. Jusque dans la coulée en abyme de bribes de littérature : «  Connais-tu les grands cimetières sous la lune ? ». C’est le pouvoir du langage poétique de faire revenir les morts, les oubliés emportés dans les drames de la vie et de l’Histoire.

    Spontanément, dans la soudaineté de l’instant, semble fuser la langue de l’origine, celle transmise par la mère, par la grand-mère, la langue espagnole :

    « Se muere quien quiere libertad ».

    Phénomène de surgissement de l’« autre langue » : comme si celle-ci débordait, se déployait sur la page en français, à peine recadrée par une note de traduction en bas de page — « Se meurt celui qui veut la liberté ».



    Déclinaison de la mémoire perdue


    Cette expérience de l’altérité langagière est intimement liée à la quête de la mémoire chez Cécile Guivarch. Mémoire meurtrie, enfouie dans l’usage familial où l’on ne parlait ni de l’aïeule devenue folle de désespoir ni du grand-père ayant quitté la jeune mère enceinte. Ce legs de silence, Cécile Guivarch s’en saisit. Elle travaille les données arides des archives du Finistère pour les métamorphoser en matériau poétique. Reconstitue le chemin de souffrances de Renée, sur fond de misère et de sang, de perte des enfants à la naissance. Tant est forte la certitude qu’un accord profond la lie à l’aïeule. Authentique revenance.

    Quant à la mémoire douloureuse de son héritage espagnol, il a, pour la poète, un nom précis : « les disparus ». Ce mot désignant les victimes de disparitions forcées dans la guerre civile et peut-être plus intimement ses disparus. Il revient en leitmotiv de recueil en recueil, rappel du destin tragique des personnes réprimées sous le franquisme. Il accompagne le lamento des mères dont les fils ont été fusillés :

    « Ce seront toujours des enfants,

    toujours, même avec

    trente balles dans le corps ».

    Dans la tête de Cécile Guivarch, trop jeune pour avoir connu la Guerre civile, des flashs, quasi surréalistes, font surgir des images d’hommes en armes :

    « Ils ont aux pieds

    les restes de la guerre ».

    Histoire encore à vif transmise par chaque génération. Les images de réfugiés, de la Retirada, de familles forcées à passer la frontière, avec pour seul bien quelques valises, ont la simplicité et la beauté des photographies de Gerda Taro, longtemps oubliée de l’histoire elle aussi. En noir et blanc passent des enfants dans les villages, des hommes et des femmes travaillant aux champs. Comme si, en mettant ses pas dans ceux de cet abuelo et de ces parents espagnols, Cécile Guivarch vivait ces moments où elle n’était pas née en même temps que la saveur douce des vacances là-bas. Le regard qu’elle porte sur ces gens est magnifique, plein de tendresse, de tendresse triste. Mais toujours cette douleur est tenue à distance. La mort est très présente. Pas question de s’y laisser enfermer. Et puis il y a ces jeux d’ombres et de lumière qu’elle fait naître des souvenirs de vacances, pleins de saveurs sensorielles, arbres, sourires, jeux de plage :

    « Mon abuela joue aux cartes espagnoles avec moi. Ma grand-mère n’aime pas perdre ».

    Si, dans sa double langue, la poète se sent chez elle, heureuse, à l’opposé le lien à la mémoire se colore des teintes sombres de l’absence et de la perte. Cécile Guivarch est celle qui a une dette envers ses morts. Le poème prend la forme d’un appel intérieur à ressusciter l’histoire de tous ceux qui lui tiennent à cœur :

    « Je ressasse sans cesse l’histoire

    qu’on avait crue enfouie

    elle remonte et déborde »

    Il est le lieu où l’identité double se réconcilie. Comme le précise la dédicace du recueil Un petit peu d’herbe et de bruits d’amour : « à ma mère/ à la grande famille de ma mère/à l’Espagne, là-bas ». L’appartenance fière aussi à la grande famille espagnole des artistes réprimés sous le franquisme, comme le montre la citation finale de Federico García Lorca qui clôt ce recueil.

    Cet élan donne à Cécile Guivarch sa sensibilité plus vaste aux « guerres de partout dans le monde / Au quotidien sang, armes, exil. »

    Dans cet entre-deux, c’est le poème qui, en des mots simples, assure une sorte d’ancrage révélateur de tous les possibles. Le superbe final du recueil S’il existe des fleurs est hautement symbolique :

    « au milieu de nulle part

    deux enfants l’un près de l’autre

    conservent sous leurs ongles

    les graines de la terre ».

    Vision de deux, unifiée, harmonieuse, surgie de la lyrique même du poème.



    Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau




    CÉCILE  GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes




    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    [J’ai marché sur les morts]
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]




    ■ Voir aussi ▼


    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui





    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


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    La croisière immobile
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    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
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    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Marie-Josée Christien, Affolement du sang

    par Marie-Hélène Prouteau

    Marie-Josée Christien, Affolement du sang,
    éditions Al Manar, collection Poésie, 2019.
    Encres d’André Guenoun.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    ÉLÉGIE DE LA VIE EN SOUFFRANCE



    Marie-Josée Christien a publié de nombreux recueils de poésie et anime la revue Spered Gouez/L’esprit sauvage qu’elle a fondée à Carhaix en 1991. Elle a reçu en 2016 le Grand prix international de poésie francophone pour l’ensemble de son œuvre. Pour la lecture de ce nouveau recueil (Affolement du sang) publié aux éditions Al Manar, la préface très sobre de Jean-François Mathé donne une clé. Derrière cet affolement du sang évoqué par le titre, il faut entendre une polyglobulie, un cancer du sang que la poète ne nomme jamais, préférant une mention ironique du patronyme d’Henri Vaquez, le médecin qui décrivit pour la première fois cette maladie rare (mais non orpheline, comme il est parfois dit à tort). Quant aux encres d’André Guenoun qui accompagnent le livre, elles sont en parfaite résonance avec le poème. En jouant des vertus liquides de l’encre, entre transparence et opacité, ce plasticien sait rendre un univers organique proche de celui de Marie-Josée Christien.

    Comment inventer une langue qui dise la maladie quand celle-ci est pour beaucoup synonyme de mort ? Une langue qui parle à ceux qui ont connu cette expérience comme à ceux qui ne l’ont pas vécue. Nombreux sont les écrivains et les poètes, de Claude Roy à Georges Perros, qui ont confronté leur écriture à la maladie et à la hantise de la mort. L’écriture de Marie-Josée Christien est celle du lyrisme vibrant, grave, d’une lucidité aussi évidente que sa détresse.

    Le recueil se présente en trois parties, « Poème absent », « Affolement du sang » qui donne son nom à l’ensemble, et « À la lueur du poème ».

    La première partie est empreinte d’une tonalité sombre, on imagine l’annonce de la maladie, la pénible attente. Le choc émotif, intense, s’éprouve dans le silence qui s’entend à chaque page et a quelque chose de médusant. Pour la poète, c’est l’heure crépusculaire ou nocturne avec son lot d’insomnies qui exprime le mieux ce qu’elle ressent. Repris en leitmotiv, le mot désespoir est à la mesure de la violence de l’épreuve. Les vers semblent martelés, énoncés presque souffle coupé.



    La mort en moi


    Exceptées deux références au vent, le monde extérieur, sa réalité et ses couleurs, ont disparu : il n’y a plus que l’être seul face à cette révélation bouleversante, au sens le plus fort du terme. Expérience-limite qui pressent le réel de la mort proche au creux du corps :

    « je me résous à consentir à la fatigue

    des mots tremblants

    à ne plus espérer ».

    Dans ce moment premier du recueil, le thème de l’attente – des résultats, des soins, on ne sait – et le motif de la solitude s’entrecroisent. La poète a l’impression d’un « l’éloignement » du monde dont parviennent « juste quelques paroles/ au loin ». Car la maladie enferme dans ce corps qui, à présent, fait défaillance jusqu’à isoler des autres :

    « À l’instant

    où la main

    tendue

    se replie sur le vide ».

    La seconde partie, « Affolement du sang », évoque quelques références à la maladie, jamais cliniques cependant. Comme le montrent les images « l’ecchymose du jour » ou « l’azur coagulé » où se fait jour une écriture oblique, travaillée par les formes de syncope et de distorsion des vers. La parole de Marie-Josée Christien a cette vertu de déréaliser et de poétiser les moments de cette traversée douloureuse avec une violence presque baroque :

    « La moelle affolée

    essaime ses larmes coagulées

    dans la chaleur du sang épaissi ».

    Ce faisant, c’est moins à la maladie que la poète s’attache qu’à l’écho du mal en elle, à l’effet qu’elle provoque dans son univers mental et affectif. Rien de larmoyant ni de complaisant pour autant. Elle se figure elle-même avec une lucidité triste :

    « Une ombre à bout

    de souffle

    chancelle

    de peur et d’espérance ».

    Dans la dédicace de cette partie « À Vaquez l’ami fidèle », la poète trouve le moyen de sourire, en détournant sa véritable relation à ce médecin sur le mode de l’antiphrase. Tout se passe comme si elle voulait mettre à distance la maladie, faire silence sur une partie de ce qui a trait à celle-ci, les soins, les traitements et jusqu’à son nom. C’est sa manière à elle de lutter, de prendre force de sa faiblesse même.



    Je et la blessure


    Avec la présence du je, la poète veut habiter sa douleur, la restituer dans son acuité. C’est à une élégie de la vie en souffrance que nous convie Marie-Josée Christien. La parole oscille entre des mots percutants comme des coups de poing, tels gouffre, supplice, naufragée, des néologismes « me désastrent ». Comme si les mots habituels étaient usés et impuissants. L’interrogation ne peut manquer de surgir : entre les vivants et les morts, où est la place du sujet ?

    L’écriture se fait laconique, dépouillée :

    « La douleur m’écarlate ».

    Les expressions disant l’irréversible, « ne… plus », « ne plus… que », reviennent à plusieurs reprises : « Je ne parviens plus / à retenir la vie ». La vie à présent devient synonyme d’engourdissement, de fermeture, de perte des jours d’avant. Le souvenir de la vie d’hier s’épanouit dans une page, « Ce temps-là », dédiée à Xavier Grall, autre clin d’œil à la maladie. Ailleurs, un conditionnel pointe le vouloir-vivre : « je voudrais dire la vie. » En vain. Ne lui répond que le vide au cœur de la nuit. Le jaillissement sans retenue de l’émotion atteint par moments une sorte de cri. Cri de désespoir devant l’épreuve et sa fatale menace.

    La circulation de l’émotion jusqu’à la montée des larmes s’écrit sans pathos, sans fioritures. Le lecteur est face à une parole essentielle. Face à la vérité nue d’un sujet qui assume sa faiblesse et dit sa peur de mourir. Car le sujet qui parle est traversé par une ambivalence. Il est à la fois celui qui a le courage d’entrevoir sa mort proche et celui qui dit dans l’effroi son existence laminée. Cet inexorable, la poète le rapproche des peurs d’enfance. Comment mieux énoncer la fragilité et la force que par cette superbe alliance des contraires : « j’aguerris mes larmes » ?

    La dernière partie « À la lueur du poème » entrouvre un peu de lumière et d’espoir. Écrire, c’est reprendre le dessus, redevenir le sujet d’une vie où toute la place n’est plus prise par le mal. La poète se tourne vers le cercle des amis convoqués dans les dédicaces. Quelques pensées lumineuses irriguent ces pages. Le regard a changé. Des mots tels rêve, espoir, force d’appui, chant d’amour, tendresse semblent pouvoir se décliner à nouveau.

    Le recueil se boucle sur un moment d’épiphanie. L’enfermement mortifère du début, symbolisé par la main tombant désespérément dans le vide, fait place au geste vers l’autre : « À nouveau / je tends la main ».

    Le lecteur imagine ce qu’il a fallu chercher au plus profond pour parvenir à cette sortie de soi. La vie, la mort, le poème : sur la ligne de crête entre la puissance de la mort et la fragilité de l’être, Marie-Josée Christien a trouvé les mots. Graves et magnifiques.



    Marie-Hélène Prouteau

    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Marie-Josée Christien  Affolement du sang  éditions Al Manar  collection Poésie  2019.





    MARIE-JOSÉE CHRISTIEN


    Marie-Josée Christien à Quiberon  2013
    Source



    ■ Marie-Josée Christien
    sur Terres de femmes

    [Je creuse les mots](poème extrait d’Entre-temps )



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Marie-Josée Christien
    le site personnel de Marie-Josée Christien



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie

    par Marie-Hélène Prouteau

    Chroniques de femmes – EDITO




    JACQUELINE SAINT-JEAN OU L’AVENTURE D’ÊTRE AU MONDE EN POÉSIE



    Depuis plus d’une quarantaine d’années, Jacqueline Saint-Jean a écrit une œuvre poétique marquante, une trentaine de recueils aux éditions Encres vives, Le Castor astral, Rafaël de Surtis, Alcyone, La Canopée, Le Dé bleu dont des livres pour la jeunesse et plusieurs livres d’artistes. Sans oublier ses textes publiés dans de nombreux ouvrages collectifs et anthologies. Cet ensemble créatif ne va pas sans un engagement profond pour l’action poétique qu’elle a menée dans diverses revues – membre du comité de rédaction d’Encres vives, co-fondatrice et rédactrice jusqu’en 2009 de Rivaginaires. Pour le recueil Chemins de bord, elle a reçu en 1999 le prix Max-Pol Fouchet. Et pour l’ensemble de son œuvre le prix Xavier Grall lui a été attribué en 2007.

    « Je cherche à ma manière, dit-elle dans une interview à la revue Spered Gouez, à ouvrir ma perception du dehors, à accueillir l’imprévu, à sonder le cosmos intime, les forces obscures de la vie… à relier l’espace et le temps, la naissance et la mort, le clair et l’obscur, le pétrifié et le mouvant, le « souffle et la forme », selon la formule de Philippe Jaccottet » 1.

    Cette dimension de l’imaginaire est au cœur de son écriture poétique. Être au monde, être en poésie : une même expérience chez Jacqueline Saint-Jean. L’œuvre gravite autour de cette exigence.

    Et l’écriture se fixe sur la tension et le chevauchement des oppositions qui nous font passer du sensible au spirituel, comme dans Bleu de l’oubli :

    « Mots chuchotés

    bouche contre nuit

    encoches contre mur

    au parloir des ombres

    ils attendent le bord du jour

    ébloui d’espace ».

    Pour sa recherche intérieure, la poète accueille l’expérience privilégiée de la nuit, de l’ombre. Occurrence étonnante du mot qui se trouve dans les titres eux-mêmes, « L’ombre des gestes », « Brasier des ombres » et irrigue nombre de ses poèmes. Foncièrement ambiguë, telle est l’ombre. Moment de haute tension, elle englobe la fin du jour, l’obscur, la nuit. « L’enfant brûlant s’enfouit sous les grandes robes d’ombre ». Elle désigne aussi les êtres qui la peuplent.

    Intrusion associée à la Bête tapie dans le noir de l’enfance, elle conjugue la menace. L’imaginaire du conte s’y mêle. Une part de soi est en vigilance et en rêverie. L’ombre peut au contraire signifier l’élan vital qui se relance : « Renaître, dis-tu, de l’ombre même/de la dernière mue ». Elle est le théâtre où passent en silence de fugaces présences d’hier en un « diaporama voilé des visages ». Cette emprise de l’ombre n’est pas sans évoquer le poète Roberto Juarroz dont Jacqueline Saint-Jean admire la poésie.

    On lit ces vers qui, d’un recueil à l’autre, se font écho. Dans Solstice du silence :

    « quelqu’un sur le bord s’unit à la nuit ».

    Dans Visages mouvants :

    « Quelqu’un se tenait dans le noir

    frère friable murmurant

    dans la gravitation secrète des images ».

    L’inconscient s’invite. L’ombre est ainsi féconde, favorise le rêve qui traverse chacun des recueils. Elle suscite les visions, telle la couleur rouge récurrente, ainsi « le sang des cerises » évoquant la bouche de l’enfant-sphinx. Son antithèse, la lumière, est évoquée dans deux recueils, Lumière de neige et Au clair d’octobre.

    Le fil tendu entre ombre et lumière nous convie à un itinéraire existentiel, celui des mégalithes celtiques de Newgrange qui nous parlent du voyage de l’énergie de l’univers jusqu’au solstice. Ainsi, dans De Brú Na Bóinne :

    « Vieux rêve de revivre

    isthme de lumière

    où se croisent

    les vivants et les morts ».

    Itinéraire des chemins de bord de Bretagne, sa terre d’origine, dont la leçon n’est pas différente : « un alphabet de sable et de sel » dépose des signes où « la vie renaît et s’illumine ». Ce paysage mental s’enracine dans l’enfance, véritable matrice sensible (pierres, algues, « grimoire des marées »), mais aussi affective et spirituelle. Grâce au regard poétique et à son pouvoir, ce paysage s’affranchit de sa matérialité et de sa singularité d’origine. Il en vient à dessiner un rapport au monde essentiel, capable de saisir en surimpression d’autres géologies primordiales, Haut-Atlas, Pyrénées où vit la poète. La part du mystère entrevu met de plain-pied avec des fragments de l’aventure humaine. Qu’il s’agisse de l’un ou l’autre lieu, le paysage est exempt du moindre pittoresque. Intériorisé, il se dilate. Dès lors, « le pétrifié et le mouvant » convoquent des images qui associent la fixité archaïque (fossiles, cairn, grottes) à la fluidité et à l’éphémère, marins le plus souvent. Les contraires s’abolissent en une superbe illumination rimbaldienne dans Solstice du silence :

    « La montagne qui flotte

    en vagues bleues

    dans l’eau du ciel »

    Les êtres qui traversent le monde de Jacqueline Saint-Jean restent souvent dans l’insaisissable, l’indéfini. Le lecteur passe du « on » à « quelqu’un », à « il » ou « elle » qui désignent rarement une personne précise. Les catégories flottent : le lecteur est ainsi pris dans un mouvement d’incertitude. Qui passe et marche là ? Femmes de l’Atlas, « enfants seuls dans les cendres », le promeneur de haute mémoire, le marcheur du sentier, l’enfant-sphinx, « la fugitive » ? L’identité vacille. Visages mouvants, le titre de ce recueil est éclairant. Dans ce monde en mouvement où s’entrelacent ombre et lumière, des personnages semblent envahir Jacqueline Saint-Jean dans un grand remuement d’être.

    Cette pensée de la perte des repères prend souvent la forme du labyrinthe, de la dérive. « Dérive égarée de l’histoire », « terrasses dévastées de l’histoire » : cette dernière et ses tollés s’invitent parfois en flash-back des temps de la guerre.

    Dans la rêverie éveillée le moi se tisse de présences qui, toujours, le débordent. Ainsi, dans Visages mouvants :

    « Je te retrouve voyageuse aux yeux vagues

    Visage de patience sur fond de terre rouge

    Les traits tirés dans les détroits du temps

    Là-bas l’Atlas a des mauves de songe

    Et tu parles en toutes langues

    De trains interminables qui remontent ».

    Le « je » est peu présent. Pas d’épanchement qui chanterait l’amour, le bonheur amoureux. La poésie de Jacqueline Saint-Jean a peu à voir avec une poésie de l’intime. Si elle parle des êtres chers disparus, du temps qui passe, c’est à sa manière, impersonnelle, sans effusion. Comme dans Solstice du silence :

    « De jour en jour on avance

    dans la forêt blanche

    des disparitions ».

    La poète se tient sur ce « Chemin de bord », où l’être se perd entre « je » et « l’autre », dans une identité fluctuante qui revient parfois à la source première d’un vécu d’enfant dans les ruines de la guerre :

    « Poupée de maïs

    Quelqu’un dans les décombres demande en silence

    Pitié pour la lumière ».

    Et cette création étonnante de Jelle et les mots, « je » plus « elle » devient celle qui accueille les mémoires de tant d’âges et d’êtres vivant en nous tous. Et singulièrement en la poète qui s’efface, cesse de vivre sur le mode de l’existence séparée. Jelle, sorte de figure gigogne intemporelle qui fait penser à la « Dame de Saint-Sernin ». La porteuse de signes en quête de mots, archaïque, mystérieuse :

    « Jelle est d’un âge immense

    Elle porte en elle les silex et les soies

    les feux et les fables »

    Ainsi la poésie de Jacqueline Saint-Jean se nourrit d’une double postulation. L’une sensitive, ouverte aux topographies tangibles, tous sens dehors, l’autre méditative et réflexive menant un dialogue avec le monde. Cette tension fait la singularité d’une parole poétique de haute densité. La poète fait sien le propos de Lorand Gaspar : « Le travail sur la langue est un travail sur soi » 2. Exigence éthique des plus élevées, telle est la visée de la poésie à ses yeux. Son trajet d’écriture est accompagné par les poètes Rilke, Reverdy, Guillevic, René Char, Octavio Paz, Claude Esteban, Adonis, Gérard Macé… Il se vivifie autant de la lecture des philosophes Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Mikel Dufrenne. Au cœur du sujet poétique qui regarde le monde, comme en chaque être, se tient un philosophe qui retrouve l’esprit et la liberté de l’enfance chers à Nietzsche. Sans surplomb. Il y a dans ses vers une tendresse pour le mot « syllabe », pour sa magie qui ravive la merveille première de l’enfant déchiffrant les mots du monde. C’est le même questionnement qui revient en leitmotiv d’un recueil à l’autre. Dans Chemins de bord :

    « On cherche un mot, comme une arche, où passerait le fleuve.

    Un mot, un lit profond, syllabe de limon, langue

    Pour relier la source à l’estuaire ».

    Dans Jelle et les mots :

    « Elle cherche un mot un mât une amarre

    pour arrêter la dérive des mondes ».

    Dans « Sourdine du soir », titre de la seconde section de Solstice du silence, le beau mot de sourdine m’a arrêtée. Il m’a semblé résumer à lui seul l’unité musicale de toute l’œuvre en suggérant le timbre d’une voix singulière qui nous parvient, assourdie, du grand mystère du monde. Une voix épurée qui irrigue en profondeur les poèmes. L’écriture de Jacqueline Saint-Jean est une expérience de la sourdine, porteuse d’une haute exigence poétique autant qu’éthique.


    Marie-Hélène Prouteau (mai 2019)
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes



    ________________________
    1. Revue Spered Gouez, Jacqueline Saint-Jean entre sable et neige, collection Parcours, 2017. Anthologie, entretien et approches. Textes de Marie-Josée Christien, Bruno Geneste, Jacques Ancet, Silvaine Arabo, Paul Sanda, Michel Baglin…
    2. Cité dans la revue Spered Gouez.




    JACQUELINE SAINT-JEAN


    Jacqueline Saint-Jean 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Jacqueline Saint-Jean




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

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    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
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    Denis Heudré, sèmes semés
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    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Marie-Hélène Prouteau, Le cœur est une place forte

    par Angèle Paoli

    Marie-Hélène Prouteau, Le cœur est une place forte,
    éditions La Part Commune, 2019.
    Préface de Dominique Sampiero.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LA FRATERNITÉ PLUS FORTE QUE LA MORT »




    C’est sur un cri du poète Paul Celan — « Le cœur est une place forte » — que s’appuie Marie-Hélène Prouteau pour construire son dernier ouvrage. Ce sont ces mots mêmes du poète roumain qu’elle a retenus pour titre de son récit tout à la fois poignant et passionnant : Le cœur est une place forte. Un livre-diptyque composé de deux albums : « Album I : Revenance » / « Album II, Sous les pierres, la mémoire ».

    Il faut attendre la seconde partie du livre pour saisir toute la portée et toute la profondeur de cette composition narrative et rendre ainsi aux absents des deux guerres — guerre de 1914-1918 / Seconde Guerre mondiale —, les uns décimés dans les tranchées, les autres enfouis sous les décombres des villes bombardées, leur place d’ombres parmi les vivants. Car, écrit la poète, auprès d’elles, « je prends leçon d’être ».

    Cette « leçon d’être » commence dès l’« Album I, Revenance », avec la réflexion menée par Marie-Hélène Prouteau autour du livret militaire ayant appartenu à son aïeul. Ce « vieux livret », égaré comme tant d’autres au plus fort de la bataille, a miraculeusement ressurgi bien des années plus tard, un jour de 1961. Il a été remis à l’épouse du soldat breton qui le tient aujourd’hui précieusement à l’abri dans une vitrine de sa salle à manger, parmi les « reliques » des deux guerres. Aux côtés du vieux livret, en effet, reposent les lettres de Paul, le fils « mort pour la France, à la Libération de Mulhouse, en 1944 ».

    Silencieux et aphone, le livret militaire de l’aïeul va jouer le rôle de sésame. Les pages jaunies vont-elles livrer un secret qu’elles semblent ne pas détenir ? Car de ce grand-père soldat, elles ne révèlent rien. Ni les états de service, ni les affectations. Pas même « la mention de la blessure que Guillaume a reçue en 1916. » « Le vieux livret est résolument vide. » Fascinée par le vide laissé par l’histoire de ces « pages jaunies », obsédée par l’énigme restée en suspens sous le silence — enfouissement et résurrection —, Marie-Hélène Prouteau remonte le temps et tente de faire parler le passé. Fouillant les archives, explorant et décryptant les documents qui se révèlent à elle au fur et à mesure qu’elle avance dans ses recherches, l’écrivain n’a de cesse que de rassembler les souvenirs épars qu’elle fait surgir autour de la figure inconnue du grand-père (mort à sa naissance en 1950). Et avec lui, celle de tous ces inconnus que la guerre a fauchés. Infatigable, elle se rend dans les Ardennes, puis dans la Somme. Visite les villages du front. Les cimetières. Prend des notes. Pourtant, elle se défend de faire œuvre d’historienne. « Je n’écris pas de livre savant sur les batailles. Je ne saurais pas », confie-t-elle. Ce n’est pas là son projet. Ce qu’elle cherche à faire c’est « emplir les pages vierges du vieux livret ». Avec, à côté d’elle, son « cahier d’écriture », pour y consigner ses mots à elle. « C’est une écriture de fouilles. Un rien chiffonnière sur les bords », confie-t-elle. Sa quête est « modeste ». Le vieux livret lui sert de guide et elle tient à lui rester fidèle. « C’est la vie élémentaire à l’arrière, par petits traits, qui nourrit ma quête. » Le livret s’anime, murmure et soupire. Peu à peu, des voix se font entendre. Revenance. Des voix qui se lèvent pour dire ce que le soldat Guillaume a désiré taire tout au long de sa vie. Et a tu, profondément enfoui en lui. C’est d’abord « la voix grand-maternelle » et ces simples mots : « Le mal que c’est la guerre ». C’est aussi elle qui confie à sa petite-fille l’histoire incroyable des « quatre-cent-trente livrets militaires perdus au cours des violents combats du 22 août » et retrouvés, intacts, dans le grenier du presbytère de Maissin, dans le Luxembourg belge. Il y a la voix de Sara Gérard, « l’enfantine marraine de guerre », qui se tient au chevet des blessés et des mourants. Qui soigne et accompagne, sans relâche. Puis la voix de Suzanne dont les propos sont transposés en italiques. Cette voix en appelle une autre : celle du poète anglais Wilfred Owen, une « voix forte, lucide et sombre », qui « dit l’insoutenable ». C’est la voix de Victor Enclin, le curé de Tellin, qui consigne dans son journal les faits de guerre et l’horrible spectacle des corps mutilés. C’est l’histoire de tous ceux qui sont passés outre les ordres des Allemands et « ont trouvé le courage de ramasser et de cacher les plaques des morts et les livrets militaires, les sauvant du sort des soldats inconnus… » ; c’est l’histoire du gamin « fossoyeur » à qui l’ordre a été donné d’« enterrer vivants des soldats ». C’est la voix d’Henri de Saint Nazaire qui prend le temps de creuser l’écorce d’un grand hêtre protecteur pour y inscrire son nom. Autant de voix qui parlent de l’horreur et qui permettent de combler le grand vide mutique de Guillaume.

    C’est ce travail patient de relecture du passé qui permet à Marie-Hélène Prouteau de restituer à son aïeul une part de vie et de réalité. Son cahier d’écriture témoigne de « l’invention d’un grand-père ». Une revenance, preuve de l’immense tendresse que la petite fille de Guillaume nourrit à l’égard de l’aïeul.

    Le premier album, en noir et blanc, à la manière de Robert Doisneau, mais néanmoins extrêmement dense et douloureux, exaltant, aussi, s’achève sur un étrange voyage. Celui du Calvaire de Tréhou qui quitte sa Bretagne éternelle en 1932 pour rejoindre le Luxembourg belge. « Un don magnifique » que la Bretagne fait à ses enfants morts loin de chez eux. Un très bel épisode que celui-ci, réconfortant aussi pour ce qu’il révèle d’humanité. La sensibilité de Marie-Hélène Prouteau atteint son paroxysme dans le lyrisme des dernières pages où se croisent poésie, beauté de la nature et musique. Le vieux livret a laissé s’échapper d’entre les pages une carte postale du calvaire du Tréhou. La poète ne peut s’empêcher de penser aussitôt au Stabat Mater de Pergolèse. « La douleur Pergolèse. » Seule susceptible de dire « la plainte de toutes les mères. »

    De l’Album I à l’Album II les choses changent, mais il se trame entre elles des liens étroits, d’étonnantes correspondances. Les retours de l’auteure sur son passé d’enfant et d’adolescente sont fréquents, qui permettent une plus grande proximité du lecteur avec elle. Des réminiscences affleurent, liées au nom de sa ville natale : Brest. Prévert/ Barbara/Montand. Éphémères images de bonheur et de lumière. Et toujours, à proximité, « le cahier où tu écris ». Et soudain l’irruption terrible de la vérité : « Brest dont il ne reste rien ». Avec cette vérité-là reviennent les ombres et ce sentiment douloureux de porter avec soi des « fragments d’histoires », héritage d’un passé qui n’est pas celui de l’auteure, fragments qui pourtant se fondent en elle et la fondent jusqu’à faire partie intégrante de son patrimoine personnel. Et cette phrase dont la formulation particulière rappelle celle qu’avait utilisée l’aïeule :

    « L’émotion que c’est ce nom de ville confondu avec l’image des décombres. »

    Les décombres ? C’est cela qui a été légué à l’auteure. Un pays natal fait de gravats et d’épaves. De ruines à raser. Un paysage de destruction et de reconstruction. Avec, omniprésentes, l’odeur âcre et persistante des gravats et le bourdonnement acharné des pelleteuses. Que s’est-il passé avant ? L’enfant l’ignore. Le silence persiste qui enveloppe les horreurs de la guerre. Des mots terribles circulent pourtant : ruines baraquements pertes bombes crimes de guerre. Qui se chargent d’autres images tout aussi lourdes à porter. Alep Sarajevo Cologne et même Ur. Ur dont la poète a découvert la tablette du Louvre, narrant la destruction de la ville, réduite en cendres. Un chemin de mémoire s’ouvre, pavé des mêmes images. Passé et présent se rejoignent qui relient l’âge adulte et l’enfance. La poète poursuit son entreprise avec méthode, explorant les lieux, fouillant les archives régionales, dépouillant les journaux. Avec toujours le même but. Faire sortir du silence. Ainsi découvre-t-elle, dans le cimetière du village familial la présence de deux tombes jumelles. Celle de son oncle Paul, « mort au combat » à la libération de Mulhouse ; celle d’un jeune aviateur anglais abattu en 1941. Fauchés tous deux en pleine jeunesse — 21 ans et 24 ans —, à trois ans d’intervalle. Reposant côte à côte. Deux gisants bercés par le même vent par la même rumeur océane. Par une même émotion qui étreint la pensée de Marie-Hélène Prouteau.

    Comme dans le précédent album, des voix surgissent. Elles disent l’attente, elles disent l’intense de l’émotion. Comme celle de cette jeune fille, qui, adolescente, a connu la tragédie de l’abri Sadi-Carnot, à Brest :

    « C’est la nuit du 9 septembre 1944. 373 victimes civiles françaises, environ 500 côté allemand périssent asphyxiées, brulées vives dans l’explosion de l’abri. Seules 30 personnes ont pu y échapper. » Un « brasier d’apocalypse » qui a traumatisé durablement la population. « Ce nom de Sadi-Carnot » revient sous la plume comme un leitmotiv dont il est impossible de se libérer. Ce récit de terreur rejoint tant d’autres qui l’ont précédé. Et la liste des villes détruites fait émerger la litanie des catastrophes. C’est l’antique Ur. « C’est Brest, Maissin, Hambourg, Beyrouth, Sarajevo et Alep ravagées. » Ainsi le lien est-il établi entre la Première Guerre mondiale et la Seconde. Entre l’ancien et le nouveau. Et c’est toujours un lien meurtrier.

    « Il existe une étrange circulation entre les choses », écrit Marie-Hélène Prouteau, qui de retour chez elle, s’empresse de glisser entre les pages du vieux livret la photo de la tablette mésopotamienne sur laquelle est inscrite la tragédie d’Ur. Un long poème anonyme qui scande le malheur du peuple de Sumer. Ainsi le vieux livret se transforme-t-il au gré des découvertes. Qui se change « en coffret des voix chuchotées ». La « revenance » est là, toujours présente à l’esprit de l’auteure. Laquelle enrichit sans cesse son travail d’archéologue de la douleur ; que celle-ci s’exprime par l’écriture, par la composition musicale, par la peinture ou par la poésie. La veine des correspondances court d’un bout à l’autre de l’album. Depuis les tablettes d’Ur et le chant sumérien qui les accompagne — création du compositeur tchèque Luboš Fišer ; la gouache du peintre Pierre Péron, Les Racines enfouies. Nous avions une ville, 1972 ; jusqu’aux vers allemands de Paul Celan « Verloren war unverloren ». « Perdu était Non-perdu ». Et la conclusion du poème : « Le cœur est une place forte ». Étrange poème et étrange coïncidence. Celan séjournant en 1961 non loin de Brest, à Trébabu, compose un poème intitulé « Après-midi avec cirque et citadelle » et c’est peut-être le nom de Brest qui fait lever en lui celui de Brest-Litovsk et qui amène sous sa plume le nom du poète russe Ossip Mandelstam :

    « À Brest, face aux cercles de flammes,

    sous la tente où bondissait le tigre,

    j’ai entendu, finitude, ton chant,

    et je t’ai vu, Mandelstam. »*

    Magie de la parole poétique qui arase les murs, fait tomber les frontières et fait se rencontrer ceux que l’Histoire a tenté d’anéantir. Sous les décombres et sous les crimes un même esprit veille, porteur de lumière et d’espoir. C’est là, dans les mots du poète, que Marie-Hélène Prouteau puise sa « leçon d’être ». Et une conviction profonde : « La fraternité plus forte que la mort ».


    ___________
    * Paul Celan, La Rose de personne, édition bilingue, éditions José Corti, 2002, page 99. Traduction de Martine Broda.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marie-Hélène Prouteau  Le coeur est une place forte







    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit

    par Marie-Hélène Prouteau

    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit,
    éditions la Boucherie littéraire, Collection Sur le billot, 2018.
    Prix CoPo 2019.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau




    BLASON D’AMOUR



    Il y a des livres de cinquante pages qui, en peu de mots, ouvrent tout un monde. Où vont les robes la nuit est de ceux-là. Le livre se présente comme un poème en prose transparent et fluide. Il prend la forme d’une lettre écrite à la femme aimée, datée d’un 14 février, une nuit de la Saint-Valentin.

    Ce qui reste de cette femme ? Sa petite robe noire dans l’armoire de la maison. À lire les premières pages, il y a une hésitation, un doute discrètement entretenus sur cette femme qui n’est plus là. Est-elle partie ? Quelques signes pourraient le laisser penser. L’état d’esprit du poète pris d’une fatigue de vivre chaque printemps. L’évocation de la maison du couple rappelant la première « rencontre » avec la femme aimée. La présence de sa petite robe de soie si sensuellement vivante :

    « Mon souffle a défait une à une les boucles de tes cheveux. J’ai savouré tous mes manques dans le creux de ta nuque et j’ai senti ton sourire ouvrir ta joie de l’autre côté. »

    Le mot « mourir », imprononçable, ne peut qu’être différé à la trentième page du livre. Cette Lettera amorosa, Dominique Sampiero l’adresse à une morte.

    Mais dans la chambre vide, l’aimée n’est pas morte puisque le poète lui écrit :

    « Mon recueillement sera une conversation avec toi ».

    À chaque page se joue une bouleversante célébration. Cette écriture du tressaillement entre absence et présence livre un entrelacs d’émotions auxquelles on ne s’attend pas. « Chagrin » et « joie ». « Tendresse » et « fatigue sans fond », « Mourir » et « jouir ». Un chemin inattendu s’ouvre. Un souffle. Une danse. Car le livre n’est pas voué au malheur et au deuil.

    Il est empli de l’évidence d’une mystérieuse incarnation. Tant est forte « l’apparition » de l’aimée que le poète amoureux arrache à la nuit et à la disparition. Un corps de femme désirable, suggéré dans sa féminité sensuelle : « au bas de ton ventre », « Fleur de ton dos/syncope dévêtue de ta chair ». Le poète nomme sans fausse pudeur tous les gestes de l’amour, la caresse, le front qu’on pose sur l’autre, le baiser, la robe serrée contre soi, l’étreinte physique des corps. « J’ai fait l’amour à ton parfum ».

    Dans la lignée de la poésie d’amour du douzième siècle, c’est un blason du corps féminin qui s’écrit ici. Et Dominique Sampiero s’en fait l’ardent troubadour.

    Au fil de la coulée poétique du texte virevolte la petite robe noire, métonymie vive de la femme aimée. Objet d’élection et de fascination. Elle est le talisman qui, in absentia, permet au poète de renouer avec la disparue. Il nous semble la voir, cette robe de soie noire. Et, par là même, celle qu’elle habillait : le poète réussit le tour de finesse de mettre en scène ce qu’il appelle leurs « retrouvailles ». Manière de consacrer, de ritualiser ce lien à l’absente, par cette lettre, par le choix de cette fête symbolique.

    Un bonheur dans la grande lumière crue des corps épris, en cette nuit des amoureux. Écrire a ce pouvoir de ramener à la vie dans ce qu’elle a de plus intense.

    L’intime, le chagrin, le manque se disent sans pathos, avec une grande simplicité de moyens. C’est toute l’élégance de ce texte. L’émotion est là, mais déplacée. Exprimée indirectement dans les projections mentales de celui qui écrit. Telles « le corps froid de ma solitude dans le lit ». Ou le superbe final qui clôt le recueil sur ce cri : « l’âme des femmes / endormie dans le cri de l’herbe ».

    La mort, ces retrouvailles avec l’aimée ne l’effacent pas. Par moments, elle se loge dans le sujet poétique avec une fulgurante brutalité :

    « Ta lumière est restée debout dans mes yeux. Et c’est comme si je te voyais pour la première fois. Ta beauté s’est couchée sur moi pour réchauffer mon corps. J’ai su que j’étais mort depuis longtemps ».

    Mais le trajet d’un chagrin a eu lieu :

    « Je me suis épuisé à penser à toi, à te parler jusqu’à m’apaiser ».

    La merveille dans ce recueil, c’est la petite robe noire, son glissement soyeux d’entre les pages. Elle finit par devenir personnage du récit sans que l’on s’en étonne. Elle nous fait entrer de plain-pied dans un monde à la Lewis Carroll. Où les objets parlent, la chaise vide de la cuisine, la petite robe. Le « nuage animal » et l’herbe qui crie complètent le tableau. La petite robe noire s’est effondrée au sol. Signe que l’apparition a eu lieu. Ne reste plus que « ta nudité restée dans la maison ». Aussi surréaliste que le sourire sans le chat d’Alice au pays des merveilles.

    Tout est possible dans la veille irréelle de cette nuit. La chambre mentale de Dominique Sampiero se nimbe de l’esprit d’enfance. Avec ses peurs, avec ses formules conjuratoires :

    « C’est éprouvant de jouer à croire que tu es morte ».

    Avec ses rituels, ainsi l’enterrement de la petite robe, accompagné de ce voeu :

    « Si tu laisses la robe

    dans le lit d’herbe de ton jardin

    elle va germer

    et les contours du paysage

    lui dessineront

    des seins

    des hanches ».

    Devant des images telles que « blotti comme un enfant au ventre des mères », comment ne pas associer les circonstances et penser aux émotions premières et lointaines de l’enfance ?

    L’interrogation apparemment légère du titre est reprise dans les tout derniers vers du recueil. Magnifiquement dédoublée en une variation sur ce qui touche à la condition humaine :

    « Où vont les robes la nuit […]

    Où va l’âme des femmes ».

    Quelque chose de l’insondable s’invente là. Comme si résistait une sorte de butée du sens. Dans ce subtil glissement de la petite robe singulière au pluriel, le poète embrasse l’universel. Des éléments simples, non situés, comme la maison du couple, la chambre, le lit, le jardin nous parlent de nous. C’est simple, terriblement simple. L’écriture a cette façon de poser ce qui est immanquablement le lot de tous. Le questionnement sur l’après, l’impossible savoir.

    Voici les fragments d’un discours lumineux et tout un monde se déploie. Le regard que Dominique Sampiero pose sur les êtres fait de ce livre un chant, sensuel et charnel. À la visiteuse du soir en robe noire à qui il fait sa déclaration. Un chant à la vie chaude, reconquise sur le vide.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    Dominique Sampiero  Où vont les robes la nuit




    DOMINIQUE SAMPIERO


    Dominique Sampiero
    Source




    ■ Dominique Sampiero
    sur Terres de femmes

    [Certains livres se souviennent] (extrait du Maître de la poussière sur ma bouche)
    Chante-perce (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Nos lèvres et leurs baisers (extrait de La vie est chaude)




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Jean-François Mathé, Prendre et perdre

    par Marie-Hélène Prouteau

    Jean-François Mathé, Prendre et perdre,
    éditions Rougerie, 2018.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    « ÊTRE DANS CE QUI S’EN VA »




    Avec Prendre et perdre, Jean-François Mathé interroge la vie qui se défait, qui échappe. Le titre est hautement significatif. Deux verbes nus, à l’infinitif, alliant le geste d’action et celui de la privation. La préhension et le dessaisissement, d’un même mouvement. Voilà qui installe la dissonance au cœur de l’être. L’exergue, une citation d’Anise Koltz, « Marcher sans rien atteindre jusqu’à devenir chemin », vient affermir cette tonalité.

    C’est d’amenuisement de la vie qu’il est question dans ce recueil.

    « On passe la journée sans la vivre. »

    Une vie fatiguée qui, peu à peu, s’étrécit. L’expression « la vie en fuite » revient dans plusieurs vers.

    « […] il n’est ni rêve en tes nuits qui passent

    ni lumière dans ta lampe allumée. »

    La parole du poète se confronte à l’ombre portée de la mort et à celle de la vie qui s’éloigne. Ce peut être « [U]n reste de lumière ». Ou ces nombreux signes de la disparition qui l’accompagnent au quotidien. Telles les multiples expressions de la négation, « sans », « ne plus », « rien ». Ou les mots « manque », « vide » présents à chaque page. Le monde se capte dans un langage de la disparition.

    « Plus aucun appel de ce que tu avais pris d’une voix. »

    ou la venue de la mort dans le sommeil avec cette image :

    « Comme une barque avec la mort à son bord. »

    L’usage fréquent de l’imparfait fait magnifiquement ressortir l’élan, la force vive d’autrefois du poète. Mais aussi l’écart avec le présent :

    « Quand le souffle te manquait, le remplaçait

    l’indestructible volonté d’atteindre le sommet

    de la montagne » .

    Toujours chez le poète, l’évocation de choses simples se déploie avec une grande économie de moyens. Ainsi en est-il des images :

    « Quand l’arbre qui était en automne

    est désormais en toi ? »

    Le recueil constitué de trois parties « Vivre au bord », « Passages entre chien et loup », « Débuts de dénouements » est marqué par une oscillation entre la solitude, l’ennui des jours, et les souvenirs de moments heureux. Plusieurs poèmes sont dédiés à des personnes amies, poètes et créateurs. Irène Duboeuf, Cécile A. Holdban, Isabelle Lévesque, Marie-Josée Christien, Jean-François Agostini, Hervé Martin, Jean-Louis Guitard, Florence Saint-Roch, Lucien Wasselin, Jan dau Melhau, Nicole. Peu de mots et tout un monde :

    « Nous aimions regarder le ciel clair de l’été. »

    Quelques vers suffisent à évoquer la compagnie de l’ami au bord de la Méditerranée. Ou pour rappeler la présence de la femme aimée. Une simple métonymie, la robe, le corps. Concision et épure de la mémoire. C’est là que l’imparfait donne toute sa mesure. Regard de triste tendresse sur un bonheur de mélancolie, comme dans un film de Claude Sautet :

    « On avait versé du café dans les tasses

    et dans chacune maintenant

    tremblait un îlot de nuit

    que tu regardais

    comme quand tu attends les étoiles

    dans tes ciels nocturnes.

    Les autres riaient haut

    forts de la force de midi

    et de l’immortalité qu’ils croyaient y puiser. »

    Comment dire ce qui vient à manquer ? Comment dire ce qui est perdu ?

    Que sont devenus les signes du bonheur ? Point d’amertume pourtant, il ne s’agit pas de vouloir qu’ils soient là à nouveau. Mais il s’agit plutôt de demeurer dans un certain attachement à ce qui est perdu. La mélancolie traverse les vers. Les choses sont ainsi, nous n’y pouvons rien :

    « Il n’y a malheureusement pas de nuit

    pour masquer les chemins

    que l’on ne prendra plus. »

    Le sentiment de la perte inéluctable qui nous attend est présent mais tenu à distance. C’est ce regard lucide, sans pathos, tout de retenue qui est révélateur. Le jeu subtil sur les pronoms, « tu », « nous », vient dire par le menu cette identité fluctuante. Et nous ramène à notre destin commun à tous.

    Le paysage mental est restitué avec une grande sobriété. L’arbre. Le jardin. La maison, parfois vidée de ses hôtes.

    Les tollés du monde ne disparaissent pas, pour autant :

    « les nuits les plus noires maculées de la boue de nos rêves. »

    La présence des oiseaux est là comme la basse continue de ce chant. Incarnation vivante, ailée de la vie, ils traversent le poème. Deviennent « ciseaux tendres qui ne se ferment que pour s’ouvrir ». Ils font contrepoint à la mort de l’enfant d’amis du poète. Ou à sa présentation en « Icare déplumé ».

    Il s’agit d’apprendre « à vivre légèrement appuyés à la mort », dit Jean-François Mathé. D’entrer en résonance avec ce qui est de l’ordre de la privation. Avec la vie qui, peu à peu, déserte. Mais rien de neuf ici sous le soleil, c’est le lot commun à tous.

    Le poète choisit ainsi d’éviter tout éclat, tout débordement lyrique. Élégance et pudeur, tout est là. Pour une mélopée à voix basse.

    En lisant Jean-François Mathé, il me semblait entendre une autre voix, lointaine, celle de Tarjei Vesaas. Une même résolution, au soir de la vie, pour atténuer la douleur :

    « Être dans ce qui s’en va. »



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Jean-François Mathé  Prendre et perdre




    JEAN-FRANCOIS MATHÉ


    JF-Mathe
    Source




    ■ Jean-François Mathé
    sur Terres de femmes



    [J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
    [Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
    Vu, vécu, approuvé. (lecture d’AP)
    [J’ai demandé à l’horizon] (extrait de Vu, vécu, approuvé.)
    Retenu par ce qui s’en va (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)
    [Ce qui a le moins pesé] (extrait de La Vie atteinte)
    [Le paysage né de la dernière pluie] (autre extrait de La Vie atteinte)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
    → (sur Recours au Poème)
    un entretien de Gwen Garnier-Duguy avec Jean-François Mathé




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Denis Heudré, sèmes semés

    par Marie-Hélène Prouteau

    Denis Heudré, sèmes semés,
    Éditions Sauvages, Collection Ecriterres, 2016.
    Présentation de Bernard Berrou.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Voici un recueil dont le beau titre, sèmes semés, est, dès l’abord, promesse de lecture heureuse. L’auteur est le poète Denis Heudré, déjà publié aux éditions La Porte et La Sirène étoilée, présent dans plusieurs revues : Décharge, Spered Gouez, Terre à ciel. Un recueil édité par les Éditions Sauvages, dans la collection Ecriterres, créée en hommage au poète critique et peintre Paul Quéré en 2015-2016. Le prix Paul-Quéré a été attribué à Denis Heudré la même année.

    Je lis ce recueil, ma main tourne les pages. J’ai l’impression de contempler les images d’un kaléidoscope, de retrouver la joie magique de ce jouet d’enfance qui produit d’infinies variations qui se divisent et se multiplient. Quatre chants pour quatre saisons célébrant la pulsation sensible de la vie :

    printemps / rouge-gorgé

    lèvres indécises / d’un été

    l’automne de ses mains / enflammées

    un hiver à découdre / les ombres

    Où défile la fluidité d’instants propres à chaque saison, quand passe la rumeur du vivant dans les branches des arbres, dans les mouvements du vent, dans les gestes de jeunes filles à la ville, dans les pas d’hommes de la terre, jardinier ou paysan.

    Le recueil est construit de façon très maîtrisée, dans le déroulé des quarante poèmes qui se déploient selon la force des saisons. Chaque poème est un bloc homogène sur fond de page blanche, constitué de 6 à 7 vers de même longueur, tous arrêtés par une barre oblique (slash en anglais) :

    « corbeaux bafouant les semailles / l’encre des oiseaux dessine au ciel un vol de mélancolie / d’un tel printemps recueillir le sentiment des pierres des fleurs de la main du jardinier / terre unique et mère aimante / de toutes ses fleurs la nature n’a pas de préférence »

    La marque singulière de ce recueil, c’est cette barre oblique, étonnante trouvaille qui fait sens dans le dispositif. Bout de sillon labouré, bout de ligne ou de vers, on ne sait. Et, selon qu’on s’y arrête plus ou moins longtemps, on est dans la scansion d’un vers ou dans le continu d’une prose. Il y a ainsi, dans cet entre-deux de l’écriture, le sentiment du flux même de la vie qui file son énergie dans ses ébauches tremblées. Indissociable du grain de la voix du poète en état de veille devant ces signes multiples, éclosions merveilleuses, sensations, vibrations du plus simple :

    « l’été a choisi un fil de couleur (on habille bien les paupières avec de la couleur) / et de senteurs / les cerises nées de la fleur / les pommes nées de la fleur / en les goûtant je regrette leurs pétales au vent »

    À vrai dire, ce recueil, par son agencement matériel et verbal, par le timbre de cette voix, offre un plein bonheur sensuel. Qui tient ensemble la terre et les étoiles, le rivage de la mer et les pieds nus sur le sable, les graines qu’on sème comme les mots. Le chant tâtonne, se reboucle, déploie ses figures captées dans la mouvance. J’aime l’inventivité verbale manifeste dans l’audace des néologismes : « le vieux talus jonquillant le printemps », « le soleil se fait décembre » ou « la mer s’équinoxe en son atelier des colères pour quelques bretons semeurs de mers ».

    Nous sommes en Bretagne, quelque part, on n’en saura pas plus, dans une campagne et une ville non nommées. Denis Heudré, qui a réalisé les trois illustrations du recueil, est attentif aux couleurs dans le choix de ses images « l’encre des oiseaux » ou « il a tellement bruiné que les goélands n’ont plus assez de larmes pour apprécier ce bleu ». Ou quand les éclats de soleil lui font penser aux joyeux coloriages de l’enfant débordant de leur ligne.

    La présence humaine est suggérée, avec une grande économie de moyens, souvent dans la métonymie qui fait rêver : « un violon s’échappera parmi les siestes comme un trait tiré sur l’horizon » ou « le vent dégueule ses morts dans les recoins ».

    Le poète, lui, se tient plutôt en retrait, « je » discret, dans un rapport intime aux paysages traversés :

    « quelques humains fatigués se cachent de leur propre froidure / j’en viens à semer quelques gouttes de ciel pour en faire des nuages »

    Au cœur du regard de Denis Heudré, le titre en atteste, l’essentiel tient au jeu du symbolique entre les sèmes et les graines. Par leur étymologie, par leur petitesse, les unités linguistiques minimales font signe du côté des semences. La nature et l’écriture échangent leurs signes respectifs : « à semer on écrit aussi ». Il y là un tressage omniprésent dans le recueil ; la nature est un ensemble de signes qu’il s’agit pour le poète de déchiffrer comme une poussée de sève. De l’autre, les mots du poème, éclos dans le silence d’une autre germination, sont matériau langagier que le poète peut ensemencer de sa vive parole :

    « que peut-il bien semer au-dessus des vagues fatiguées »

    La quête de la langue épouse, pour le poète, celle des signes de cette poussée au dehors, flottante, créatrice. Et, à certains moments, le vers s’ouvre à une méditation intemporelle du visible, une sorte d’animisme poétique où la terre devient « le dieu de nos dieux ». Voire s’élargit à une inquiétude sur le présent et l’avenir qui rappelle celle d’Élégie de Lampedusa :

    « que nos enfants puissent demeurer ainsi dans notre chance »

    La dernière page, en prose poétique, s’amplifie en une sorte de final dédié à la terre, « compagne prévenante » :

    « Tant que les hommes auront des mots à échanger, la terre pourra poursuivre sa chanson dans le silence d’un cosmos bienveillant ».

    Contre la déroute possible de l’humain, l’acquiescement au monde suppose de sauver d’un même mouvement les graines et les mots, nous dit le poète Denis Heudré.

    Ce beau recueil a la grâce d’un Chant de la terre.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Denis Heudré  sèmes semés







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