Étiquette : Marie-Hélène Prouteau


  • Marie-Hélène Prouteau, La Ville aux maisons qui penchent

    par Angèle Paoli

    Marie-Hélène Prouteau, La Ville aux maisons qui penchent,
    Suites nantaises,

    éditions La Chambre d’échos, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LE POINT DE LUMIÈRE QUI LIBÈRE L’ÉCRITURE




    S’approprier l’espace d’une ville nécessite un patient apprentissage. Cet apprivoisement progressif, Marie-Hélène Prouteau la Bretonne, venue enfant de sa Beauce d’adoption pour vivre à Nantes, le revit par l’écriture. Suites nantaises, La Ville aux maisons qui penchent offre un parcours poétique varié, drainé par le regard sensuel de l’écrivain, un regard aiguisé tout à la fois par la beauté changeante de la lumière de l’eau et par celle de la pierre. Par la magie de leur fusionnement. Mais aussi par les fantômes du passé que la lecture vagabonde à travers la ville éveille. Un univers qui apparie habilement une réflexion profonde à la rêverie flâneuse.

    On entre dans la ville par touches progressives. Couleur mouvement formes Histoire silhouettes. Mais de plain-pied d’emblée avec la couleur saisissante du blanc. « C’est une ville de pierres blanches ». Cette définition rythme par trois fois le chapitre introductif « Éveil ». En ouverture d’abord, dans l’épilogue enfin avec une précision d’importance : « C’est une ville de pierres blanches tranchées au fer ». Entre-deux, à mi-parcours, la phrase est complétée par l’expansion : « Cette couleur en majesté semble vêtir le cœur de Nantes d’une quiétude rare. » Ainsi la ville de Nantes marie-t-elle avec élégance et sérénité les contraires et les contradictions qui la caractérisent.

    Les phrases introductives de chaque début de chapitre sont la plupart du temps des phrases nominales dans lesquelles prédomine la question du lieu. Une sorte de sésame ouvre la voie à la réflexion de la promeneuse qui accompagne le lecteur dans sa déambulation vagabonde.

    « Une marche le long de la Loire, boulevard de Sarrebruck » / « Île de Nantes, les Anneaux de Buren » / « Hauteurs de la Butte Sainte-Anne »… D’autres fois, au contraire, les têtes de chapitres sont amorcées par une tournure impersonnelle ou par une formule plus générale, lesquelles laissent place à la surprise et à l’imprévu : « Il y a des jours où les dernières nouvelles semblent colportées par un diable ricanant de ses dents noires » / « Il arrive que la poésie descende dans la rue » / « L’envie vient soudain de rouvrir le livre 1945 de Michel Chaillou »…

    Quel que soit le paysage qui se déroule sous nos yeux, ce qui frappe sous la plume de Marie-Hélène Prouteau, c’est l’intemporalité de cet univers très particulier baigné par les eaux millénaires de la Loire. Le temps vécu ici est un hors-temps qui met à égalité toutes les distances et tous les âges. Passé et présent se côtoient se mêlent s’enchevêtrent, bercés par « le sentiment de l’eau » et les berges mouvantes du fleuve. Un mouvement continu de nuages d’oiseaux de roselières de fluctuantes ondulations de « palpitations de la marée » fait du temps nantais un temps qui échappe à toute préhension brutale et définitive. D’autant plus insaisissable le temps nantais que se télescopent deux temps antithétiques. Le temps de la Terre et le temps de l’Homme : « Le temps de la terre va lentement, tandis que le temps humain file comme un bolide », écrit la poète dans le très beau chapitre « Il y a des mers qui chantent en nous ». C’est sans doute que Nantes, définie comme « la princesse des mélanges », n’en finit pas de marier à loisir les éléments, air/terres/eaux, jonglant habilement avec les matériaux naturels – tuffeau, roseaux et sables — et les matériaux inventés par les hommes, imprimant au paysage des métamorphoses inattendues. Lesquelles suggèrent à l’écriture, de manière spontanée, des métaphores marines ou navales. Ainsi en est-il du pont Tabarly qui assume pleinement la magie du fusionnement mer/air/pierre :

    « Ce n’est pas un pont, c’est un bateau suspendu magiquement dans les airs. » Quant au promeneur-spectateur, le voilà embarqué, « voyageur en transit » dans une « croisière immobile ».

    Ponts passerelles phares tours, tout un ensemble de cables et de haubans, de constructions maritimes et de décors futuristes, contribuent à brouiller l’espace et d’un même trait à biffer les perspectives temporelles :

    « À cent vingt mètres de haut, le changement d’échelle comprime d’un coup l’espace et le temps ».

    De sorte qu’à « la verticale des eaux » surgissent d’un seul regard « les Anneaux de Buren, la statue de Louis XVI, les tramways, la Cité radieuse du Corbusier, le monument dédié aux Cinquante Otages, la Tour L.U. » Et derrière les constructions inventions créations, ce sont les hautes figures des hommes qui ébauchent leurs statures.

    Des noms font irruption au détour des quais des squares des jardins des chantiers, des chemins de halage, des contrées bordant l’estuaire. Certains connus d’autres moins ou connus des seuls Nantais. D’autres, encore, anonymes, esclaves sans visage autre que celui de l’extrême souffrance à laquelle ils furent livrés, enfermés dans les soutes des navires négriers ou jetés par-dessus bord. Toute la misère d’une époque remonte à la surface qui draine avec elle les malheurs qui rongent notre propre époque. Derrière les esclaves de jadis mangés par le scorbut et avalés par les vagues, les naufragés de Lampedusa « nous mettent face à nous-mêmes ». Implacable zeugma qui prolonge la passerelle entre hier et aujourd’hui et renouvelle ces « effroyables traversées en mer d’indifférence. » Une indifférence qui n’a cependant pas atteint le peintre William Turner dont la présence à Nantes en 1826 marque encore les esprits. Certaines toiles évoquées par Marie-Hélène Prouteau en sont le témoignage. Nantes, Chantiers Navals, vers 1826. Ou encore The Slave Ship. Lorsque, quelques années plus tard, il peint cette toile, Turner fait fusionner le port de Margate avec le souvenir qu’il a gardé du quai de la Fosse à Nantes : « Turner nous met au cœur d’un typhon, dans une vision d’enfer. Une apocalypse de formes et de couleurs », écrit Marie-Hélène Prouteau, ajoutant un peu plus loin : « Est-ce l’eau qui s’enflamme ou le ciel qui se noie ? » Le fusionnement des éléments — leur brouillage incessant — est déjà à l’œuvre sur la palette du grand peintre. Il semble interagir comme un fil conducteur qui guide partout interrogations et réflexions de la poète.

    Au fur et à mesure que s’écoule le temps de la lecture, nombre de fantômes « viennent à notre rencontre ». Des lieux et des hommes. Inscrits dans l’histoire de la « ville aux maisons qui penchent » ou venus d’ailleurs. Les Ducs de Bretagne, bien sûr, en leur Château qui accueille l’exposition « En guerres ». On y croise l’histoire de Marie-Anne Keravec dont l’historiographie mentionne qu’elle a perdu ses quatre fils au cours de la Grande Guerre. Marie-Hélène Prouteau s’attarde sur chacun avec un même regard, généreux et vigilant. Elle accorde une semblable importance ou un semblable intérêt au SDF et aux musiciens des rues sommés de disparaître ; aux hommes uniformément gris d’Isaac Cordal en leur installation prémonitoire, à Maximilien Siffait et à ses Folies, à Rodolphe Bresdin et à ses rêveries fantastiques. Aux enfances de Dostoïevski que font revivre les toiles d’Olga Boldyreff — « Promenade dans le monde étrange de Dostoïevski » — ou aux évocations, tristes, de Michel Chaillou, à partir de la relecture de 1945.

    « Il y avait ce chagrin, vieux de soixante ans, si palpable dans le grain de sa voix… », confie Marie-Hélène Prouteau avant de poursuivre sa quête vers d’autres rencontres. Celle notamment de l’éditeur nantais de La Part commune, « occupé », en ses déambulations, « à saisir l’esprit poète » ; ou celle de l’écrivain pragois Karel Pecka dont le livre — Passage — présent dans la devanture d’une librairie nantaise, draine avec lui les souvenirs d’un voyage de 1984 en même temps que ceux d’une époque marquée par la « camisole du quotidien totalitaire ».

    Observatrice attentive de la misère des hommes ainsi que de leurs multiples talents, la poète ne cesse d’interroger ce que nous sommes et où vont nos désirs. Les pages de La Ville aux maisons qui penchent convoquent les fantômes, ceux qui nous accompagnent, où que nous soyons. Pour peu que nous leur accordions quelque attention, ils s’en viennent à nous. La sensibilité de Marie-Hélène Prouteau les éveille autant qu’elle éveille nos consciences endormies.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marie-Hélène Prouteau  La Ville aux maisons qui penchent  Suites nantaises







    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Chambre d’échos)
    la fiche de l’éditeur sur La Ville aux maisons qui penchent
    → (sur La Pierre et le Sel)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture de Pierre Kobel)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba

    par Marie-Hélène Prouteau

    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier,
    De la Bretagne à Cuba,

    Éditions Apogée, 2017.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    Dès les premières pages de ce livre sur Alejo Carpentier, l’on ressent chez Jean-Louis Coatrieux une fascination humaine et littéraire pour cet immense écrivain de la littérature du XXe siècle. À l’évidence, des liens très anciens, profonds, se sont noués avec la figure admirée qu’il appelle « ce diable d’homme ». Dans ce livre, lecture et écriture se trouvent placées sous le signe de l’aventure et du hasard. Années 1970, au Venezuela, Jean-Louis Coatrieux découvre le livre d’Alejo Carpentier, Los Pasos perdidos (Le Partage des eaux) et apprend, dans des entretiens, son ascendance bretonne. Magie de la trouvaille et de la rencontre langagières. C’est de ce point que la pensée a pris sa perspective jusqu’à aboutir à ce livre qui, le premier en France, expose les liens depuis cinq générations d’Alejo Carpentier avec la Bretagne.

    D’autres jalons viendront, la découverte, grâce à Marta Rojas, écrivaine cubaine, de la mala perdida contenant des lettres et des notes d’amis d’Alejo Carpentier. Par son ami poète Jean Pierre Nedelec, l’auteur entend parler de l’arrière-petite cousine de l’écrivain qui a mis à sa disposition documents et photos personnels. À ces deux femmes, le livre est dédié. Livre-enquête, livre-quête, tel est l’objet, telle est sa réussite. Tous ces éléments de la saga familiale se sont tissés comme en rhizomes, par la grâce aussi d’amis littéraires et scientifiques qu’il remercie en fin de livre – n’oublions pas que l’auteur est un chercheur renommé en imagerie médicale.

    D’emblée le lecteur est averti : ce livre ne donne pas dans le genre statufié de la biographie ou de l’essai achevé sur le monde baroque de l’écrivain. Mais comment écrire sur Alejo Carpentier, le romancier du continent-histoire dont l’œuvre réunit Indiens, Espagnols, peuple noir ? L’inventeur du « réalisme merveilleux ». On ne peut que se sentir tout petit. Jean-Louis Coatrieux a choisi l’œuvre ouverte, ambivalente, hors des catégories convenues. Il brouille les compartiments des genres. Est-ce une « chronique-fiction » ? Oui, mais de celles où souffle un air revivifiant : « [I]l y a là des marins de haute mer, des artistes, des noms célèbres comme des noms d’inconnus », écrit-il. Ainsi Robert Desnos, l’ami d’Alejo Carpentier, côtoie-t-il en ces pages un grand-oncle breton Georges, abonné au journal Breizh Atao. Le peintre mexicain Diego de Rivera croise dans ce livre l’ancêtre, le commandant Lucas héros de Trafalgar, parti de Brest avec La Fayette. Et que dire du lieu de naissance de l’écrivain que celui-ci a toujours indiqué comme étant Cuba alors qu’il est né à Lausanne ? Et de cette mère russe qui se fait appeler Catalina Valmont alors que son nom est Blagoobrasoff ? Le lecteur est happé dans le flux de ces chapitres foisonnants dont les titres ont une saveur authentiquement romanesque, « Oyapock », « Toutouche », « El buque », « La Bretagne », « La mala perdida », « Eva, Lilia, Machila ».

    Voici donc un livre minutieusement documenté, en particulier sur cette ascendance bretonne par un arrière-grand-père, Augustin Carpentier, parti de France explorer le fleuve Oyapock et appartenant à une famille de grands marins bretons, comme sur d’autres figures, tel le docteur Paul Carpentier, personnalité connue à Hennebont et cousin d’Alejo.

    Une construction très maîtrisée se cache sous une apparence faussement désinvolte : « Pourquoi ne pas prendre au mot [Alejo Carpentier] et écrire à sa place quelques moments perdus de son enfance ? ». N’est-ce pas rester fidèle à cet écrivain si doué dans l’art de mélanger le réel à l’imaginaire que de se jouer de ses masques, de ses travestissements, de ses silences ? Jean-Louis Coatrieux passe ainsi à plusieurs reprises de la chronique détaillée à la fiction : « J’imaginais dès lors son histoire ». L’italique intercalé dans les pages de ce livre est alors ce qui porte trace de ce passage à l’imaginaire.

    Le charme de ce livre, c’est précisément cette écriture syncopée entre des pages de documentaire et l’envol dans l’imaginaire. Il y a là un étonnant jeu de miroirs. Sous l’archive avérée, photos, fac-similés, reproductions de tableaux, lettres, il s’agit d’écrire une autre histoire, imaginée. Celle, par exemple, de l’enfance puis de l’adolescence dans la pauvreté, après la fuite du père : à côté des photos d’époque, Jean-Louis Coatrieux, en prise directe avec les émotions du personnage, invente un magnifique moment familial à la Casa Maloja. Par empathie, il se fait romancier d’une vie vécue.

    Puis, nouveau tempo, le livre revient à l’archive documentaire. Comme dans l’épisode de la grand-mère à peine mariée à un nobliau, et bientôt veuve, qui se trouve mêlée à un scandale pour outrage aux bonnes mœurs avec un curé dans le train de Landerneau-Brest. Ce dédoublement qui est au cœur même du livre est une vraie réussite. Il lui donne véritablement un rythme propre, imprévisible. Au lecteur de faire la moitié du chemin, de se laisser prendre dans cette écriture oblique où le narrateur se situe tantôt en lisière, tantôt en toute visibilité.

    Finalement, c’est un portrait en diagonale d’Alejo Carpentier que dessine Jean-Louis Coatrieux. Avec l’évocation des ancêtres bretons d’une lignée fortement conservatrice aux antipodes de ses convictions révolutionnaires, avec l’importance de la musique, l’apport de l’imaginaire européen, celui de l’Espagne et de Cervantès, c’est un univers mental et affectif incontestablement pluriel qui est décrit. Inséparable de ce tissage de rencontres artistiques avant-gardistes qui furent l’élément nourricier pour le grand écrivain sud-américain. Ainsi trouve-t-on ce fac-similé du « Manifesto minorista » de 1923 qui lui valut d’être arrêté à Cuba, alors sous la dictature de Machado y Morales. La rencontre avec Robert Desnos au Congrès de la « Prensa latina » à La Havane qui sera ensuite l’occasion pour l’écrivain de vivre dans le Paris artiste en ces années 1930 et de fréquenter Matisse, Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Paul Éluard, Raymond Queneau, Pablo Picasso et d’autres. Alejo Carpentier, « chroniqueur prolifique », comme le montre Jean-Louis Coatrieux, dirigera des émissions avec Robert Desnos à Radio-Luxembourg. Les femmes qui ont compté dans la vie de l’écrivain sont aussi évoquées, leurs relations étant souvent liées à l’art et à la culture. Au bout du compte, ce sont les multiples facettes d’une figure à l’« énergie débordante, contagieuse » qui sont révélées ici.

    Tout se passe comme si l’histoire peu commune d’Alejo Carpentier « de la Bretagne à Cuba » habitait Jean-Louis Coatrieux, lui offrait un accès à sa propre authenticité. Dans ce jeu de va-et-vient entre l’autre et soi, n’est-ce pas la liberté grande d’une sensibilité en quête d’élucidation qui se joue ici ?



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes
    Hopala, juin 2017.






    Jean-Louis Coatrieux  Alejo Carpentier




    ALEJO CARPENTIER


    Alejo Carpentier
    Source




    ■ Alejo Carpentier
    sur Terres de femmes


    26 octobre 1685 | Naissance de Domenico Scarlatti (extrait de Concert baroque d’Alejo Carpentier)
    7 juillet 1798 | Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Marie-Hélène Prouteau | Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud





    Prouteau Nostalgie blanche  1 P1070447 (1)









    NOSTALGIE BLANCHE








    Marais salants, Guérande juin 2016

    « Il faut ménager des blancs pour que le halo des brumes et le reflet des nuages
    y composent une atmosphère chargée de grandeur et de mystère ».


    François Cheng


    « L’illimité du blanc »
    « Que tout soit blanc afin que tout soit naissance ».


    Edmond Jabès







    Prouteau Nostalgie  2 P1070449 (1)







    Un ciel avec juste assez de bleu pour apprivoiser quelques nuages blancs
    des masses indécises et brouillées jouent leur lente dérive
    la lumière crue de mer ajoute de la transparence au gris tremblé de la saline
    parfois un brasier d’étincelles sur l’eau
    un héron cendré posé sur ce miroir
    idéogramme contemplatif
    qui rature le vide.
    La couleur de nacre de l’eau m’appelle
    je tiens dans le regard ces prodiges familiers
    happée par le travail de l’éphémère marin
    dans la présence-absence de la mer
    les yeux écarquillés je contemple les grands ateliers de la mer du vent du soleil
    le cheminement de l’eau
    qui se déploie vannes ouvertes dans le fin réseau de canaux


    patience des jours






    Ici le vent éparpille un friselis sur l’œillet couleur lilas
    là-bas à vif, craquelures ocres, peaux écaillées, grises gerçures
    tout est calme
    rien qu’un cri rauque
    un oiseau blanc
    dans cette marée de silence


    quelque chose ici se décante
    promesse venue du lointain des vagues.






    Sur le tas de sel, le râteau long et fin
    balancier qui ramène les draperies ondulantes
    le geste rituel
    épouse la connivence de la mer et du limon
    remuement depuis deux mille ans
    patience des jours
    Le sel est le grand maître du royaume blanc
    sa magie opère
    multitude de cristaux et particules de mes rêves
    je vois le monde dans cette couleur
    amenée jusqu’au degré d’incandescence


    pleine pâte d’une saveur
    à aiguiser ma soif.






    Entre moi et le nuage plus le moindre écart
    la joie bégaie au-dedans
    la saline exhale une lumière intérieure
    le marais salant s’évapore dans les nuages
    je rêve
    au milieu de cette solitude liquide


    demeurer dans la vision
    de ce poème chinois.



    Marie-Hélène Prouteau
    Livre d’artiste avec Michel Remaud







    Prouteau Nostalgie 3 P1070450



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  • Guénane, Atacama

    par Marie-Hélène Prouteau

    Guénane [Guénane Cade], Atacama,
    Éditions La Sirène étoilée, 2016.
    Encres de Gilles Plazy.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Dans Atacama (recueil récemment paru aux éditions La Sirène étoilée), la romancière et poète Guénane, qui a longtemps vécu en Amérique du Sud, nous emmène dans le désert d’Atacama qu’elle a sillonné par deux fois à trente-cinq ans d’intervalle. Un nouveau recueil qui se situe dans la continuité d’une œuvre riche, éditée pour une quinzaine de titres chez Rougerie, mais également chez Apogée, ou chez Yves Perrine (éditions La Porte). Il est illustré de cinq encres en noir et blanc de Gilles Plazy. Des éclats, des fractures qui s’accordent parfaitement à la sobriété des 35 poèmes du recueil, où domine la beauté austère des lieux :

    « Blanc pur ocre terre de sienne

    interminable dépression

    le Salar d’Atacama ne vous épargne

    aucun de ses tourments

    torturé perforé saturé

    son cœur vit et le vent cavaleur vous laisse muet »

    D’emblée, la poète pose la voix. La langue est heurtée, alliant un rythme discontinu, des blancs typographiques et une absence de ponctuation à l’image de la nudité aride du paysage, une nudité peu propice à la vie. La touche surréaliste du premier poème donne immédiatement le ton : sur une crête d’épines un cavalier funambule galope sur un cheval noir, une perche à la main. Et le vouvoiement permanent adopté dans le recueil se fait adresse au lecteur à regarder l’archéologie d’une mémoire blessée, par-delà la beauté simple et absolue du paysage.

    Le sol multicolore dissimule métaux et minéraux. Le salpêtre en fit autrefois la richesse, avant l’avènement de la chimie. C’est dire si, en nous emmenant dans cette richesse géologique, la voyageuse nous fait pénétrer dans « les strates du temps » :

    « vous entrez dans un sanctuaire

    vallée aux lacs secs

    tapis blancs perçants de sel

    reliefs lacérés que les dunes assaillent »

    Dans « le ciseau du vent » autour du volcan Licancabur ou dans les « Hautes Andes altiplano  », nul voyage en exotisme. La douleur du passé refait surface, tramée au cœur des « villes-fantômes des damnés ». Guénane (qui se présente comme « née au cœur de la Bretagne à Pontivy » « la ville de Lorient ayant été détruite ») ne peut manquer d’y être sensible. Il y a chez Guénane une disposition à accueillir des pans du passé, à en restituer la présence âpre dans une langue aiguisée :

    « c’était avant la chimie et la ruine

    esclavage rébellion répression

    saisissantes les villes-fantômes dérangent »

    Souvenirs des industries minières et de leurs convoitises. Les hommes qui y ont durement besogné ne sont plus mais « persiste l’âme ». Et de convoquer alors Pablo Neruda pour un chant de douleur :

    « Neruda soupire

    ici les fantômes terrifiés

    s’unissent aux mémoires qui gémissent sur terre »

    Atacama, c’est avant tout la poésie de mondes éloignés dans l’épaisseur du temps d’avant : les Indiens et les civilisations premières évidemment, et les violences de l’histoire, colons et conquistadors. L’écho d’autres langues, dont l’espagnol, sourd dans le poème. Avec les mots atacamènes surgit l’étrangeté de la nomination :

    « ils ont nom d’ancêtres mapuche

    Antu Kueyen Melipal Yepu

    Soleil Lune Croix du Sud Vénus »

    La présence des traces archéologiques, telles « les momies mal ensevelies », fait du désert d’Atacama un livre ouvert que déchiffre la poète à l’écoute de cet animisme relié aux êtres et aux forces de l’univers. Le monde est habité de dieux, d’esprits. Au détour d’un vers surgit souvent le surnaturel :

    « Il surgit de la terre en furie

    Tatio quechua

    Le grand-père-qui-pleure des sources des geysers

    le soleil ne dessèche pas la mémoire de ses larmes

    quel sacrifice cache-t-il à l’intérieur »

    Et puis la douleur de l’histoire toute proche, le coup d’État du général Pinochet. La poète évoque Chacabuco, le camp de concentration installé par la dictature chilienne. La langue est tendue, convulsée :

    « Chacabuco fait sursauter l’Histoire

    la poussière parle sans qu’on l’interroge

    théâtre tragique d’une ville-prison

    camp de concentration

    pas un soupçon de vie

    l’ombre seule de la férocité obtuse

    une dictature barbare vous pince l’échine

    11 septembre 1973 calendrier bloqué »

    Guénane nous conduit à regarder l’origine dans les choses du ciel, cette voûte céleste unique d’Atacama observée par les grands télescopes. Son empathie avec tous les disparus lui dicte ce magnifique appel :

    « Qui composera

    sans se perdre dans le vertige de la lumière

    un cantique aux disparus aux invisibles du désert

    à jamais reliés aux ondes dans l’univers

    qui leur composera

    le cantique des quanta pour atténuer leur peur ? »

    Les mains dans le sable, le regard dans les étoiles, Guénane nous livre ici un recueil où d’anciennes douleurs se mêlent à la sérénité sidérale : « Garder en soi l’instant de l’Atacama/la vision soudaine de l’éternité », tel est le vœu qui clôt le recueil. Un vœu et un recueil que Guénane a parfaitement réalisés.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    AtacamaC




    GUÉNANE


    Guenane 2
    Source



    ■ Voir | écouter ▼

    le site de Guénane
    → (sur YouTube)
    des extraits d’Atacama de Guénane, choisis et lus par Cathy Garcia Canalès
    → (sur Recours au Poème)
    une page sur Guénane
    le site des éditions La Sirène étoilée




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    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même



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  • Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo

    par Marie-Hélène Prouteau

    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo,
    éditions Panafrika | Silex-Nouvelles du Sud, 2013 ;
    seconde édition mai 2014.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Ce livre, Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo, se présente comme une sorte d’anthologie poétique autour de ce « contemporain capital » qu’est Nelson Mandela.

    Les éditions Panafrika | Silex-Nouvelles du Sud qui le publient se situent dans la continuité des publications des éditions Silex. Cette maison a été fondée à Paris en 1980 par le poète Paul Dakeyo. Celui-ci est un des premiers parmi les écrivains de langue française, à avoir livré, en 1977, une « parole en colère », dans le recueil Soleils fusillés consacré aux enfants massacrés de Soweto. Cette veine engagée se retrouve ici dans cet hommage où il réunit cinquante poètes de diverses générations et de divers pays d’Afrique noire, du Maghreb, des Antilles, comme de Belgique, de France et de Suisse.

    Cette somme poétique de 368 pages s’ouvre sur une introduction pleine de ferveur de Jean-Damien Roumieu. Viennent ensuite les « Regards croisés » de Marie-José Hoyet et de Pius Ngandu Nkashama, qui inscrivent ce livre dans son arrière-plan culturel et historique (tableaux de sang brûlants de Sharpeville, enfants martyrisés de Soweto, arrestations diverses, supplice de Steve Biko, le leader de Black Consciousness Movement). Le livre est ensuite construit autour des « Poèmes », chaque auteur étant présenté par une brève biographie.

    Le mérite de cette anthologie est de faire entendre des voix plurielles, généreuses, de poètes connus et d’autres peu connus ou ayant peu publié.

    Il en ressort une série de différents visages de Nelson Mandela qui s’emboîtent comme des poupées russes. Ainsi l’enfant du pays xhosa, l’étudiant formé à la culture européenne, l’avocat qui apprend le droit à Johannesburg, le dirigeant de la nation arc-en-ciel, l’acteur de la réconciliation, le sage imprégné de l’ubuntu, cet idéal xhosa qu’évoque Christophe Forgeot : « Je suis parce que nous sommes ».

    Sur le prisonnier de Robben Island, on lit, ému, le poème « Le Cap de Désespérance » du Mauricien Edouard Maunick. Et puis le superbe « J’appartiens au grand jour », où Paul Dakeyo fait revenir ce vers : « Envoyez-moi des nouvelles », refrain qui résonne dans le silence de la prison.

    Mais le fil directeur du livre tient à la grandeur de l’icône, porte-parole de tous les hommes de couleur bafoués, et finalement de tous les hommes. Bruno Grégoire rappelle le propos fondateur de Mandela : « Je me suis battu contre la domination blanche. Et je me suis battu contre la domination noire ». À travers des textes, pour certains datés, « Paris 1996 », « Dakar 1982 », « Lomé 2010 », il est touchant de voir mise en mots, au cœur du poème, la longue mise en souffrance et en épreuve de Mandela.

    Nelson Mandela est fait pour les puissantes images épiques, Gandhi, Luther King (Barnabé Laye), Malcom X (Edouard Maunick), Toussaint Louverture (Jean Métellus, Josué Guébo), Lumumba (Jean-Claude Awono), Victor Hugo (Philippe Cantraine), figure christique (Joachim Paulin). Une contribution d’un autre genre nous vient d’André Benedetto, pilier du off d’Avignon, qui nous livre ici une scène entre le président Botha et le chef Buthélézi. Texte de théâtre qui fait vivre l’invincible résistance de Mandela qui a toujours refusé de marchander sa libération.

    Tous les réseaux possibles d’images traversent les langues, les époques, les tragédies — la traite négrière des ports de Nantes et Bordeaux et les forfaits de la colonisation des Boers se font écho — et prennent les dimensions amplifiées de la planète entière. Mandela se voit assimilé dans l’imaginaire à un arbre puissant, « cèdre tutélaire » pour Jean-Damien Roumieu. Le poète Francis Combes le voit ainsi :

    « Un baobab est en prison

    interdit de lumière

    Mais dans l’ombre il grandit

    il prend de plus en plus de place… »

    C’est la réserve de symboles et d’images de l’histoire des peuples noirs qui se trouve ainsi mise en avant.

    Yasmina Kadra élargit même la vision dans le poème « Afrique » aux maux de ce continent, « l’imposture… l’éloge des tyrans » qui ronge certains régimes du continent noir. Élargissement aussi à « la saison blanche et sèche » de l’écrivain André Brink, que convoque le poète Joachim Paulin.

    Pour faire pendant à l’horreur de l’apartheid et au combat de Mandela, il fallait ce flux pressant, puissant de l’oralité. Apostrophe, invocation, incantation pour dire la colère et la joie.

    Nombreux sont les poèmes qui prennent une forme parlée ou chantée, hymne à l’otage de Robben island (Aminata Barry), ode (Suzanne Dracius), « danse makossa », « chant haïtien », « chant en wolof », « ballade des shantis ».

    C’est la lutte infatigable de Nelson Mandela pour la liberté qui le rend fraternel à tous. L’aventure intérieure hors norme d’une figure à la fois héroïque et profondément humaine est ici restituée. Chercher l’homme sous l’icône, c’est ce que font les poètes Adamante et Aminata Barry. La première évoque cette vie qui manque à la vie, dans l’infini du temps geôlier :

    « loin des caresses

    loin des émois

    avec seule

    la mémoire

    brûlante »

    La poète guinéenne saisit, elle, la métamorphose qui se joue dans l’expérience immense de l’enfermement :

    « Robben Island, le châtiment ?

    Non ! la discipline

    Un lieu de transformation

    D’élévation spirituelle […]

    Tu n’as jamais été aussi libre que sur ce lieu hostile ».

    Une autre dimension est aussi présente dans plusieurs poèmes : une certaine musique triste. Le lyrisme des poètes qui ont quitté l’Afrique et leur propre pays, comme le poète togolais Jean-Jacques Dabla :

    « Tu aurais pu

    Comme nous autres partir

    Fuyards mutiques »

    Il faut alors entendre la mauvaise conscience, la blessure et le regret qui imprègnent ces poèmes.

    Habité d’un vrai souffle, Monsieur Mandela est un beau livre de témoignages et d’hommages dans la voix du poème. Il palpite de la force toujours vivante de celui qui fut la sentinelle de l’humanité.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    Mandela





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  • Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage

    par Angèle Paoli

    Marie-Hélène Prouteau , La Petite Plage,
    Autobiographie d’un lieu,

    La Part Commune, Rennes, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Plage Prouteau
    Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage
    Ph. Première de couverture









    DANS LA PART COMMUNE DES JOURS



    Il y avait déjà, topique fidèle de ma mémoire, la petite barque. Îlot de bois et ventre protecteur qui rendent possibles les passages. Vient s’y ajouter aujourd’hui, hasard des mots, hasard des partages, La Petite Plage de Marie-Hélène Prouteau. Imagination proche de la mienne que celle de la poète bretonne, pour qui il s’agit, à travers la magie de ces petites proses — « vingt-six fragments reliés entre eux par un même fil » —, de donner à lire l’autobiographie d’un lieu. Ici, un « finistère portatif » miniature, ancré de longue date dans les fibres de la poète. Une « petite plage ». En trois mots. « Vagues, sable, rochers ».

    Empruntant à Erri De Luca la phrase en exergue de son ouvrage — « Il s’agit de l’autobiographie d’un lieu et les personnes sont des figurants » —, Marie-Hélène Prouteau attribue (avec art et doigté) à sa « petite plage » le statut de personnage principal. Car c’est bien elle qui a façonné son enfance et qui, depuis ce temps lointain, habite la chair de la narratrice, « arrière-pays » qui lui est chevillé au corps. C’est bien à elle, à cette petite bande de sable bordée par la mer et les rochers, qu’elle doit tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle sent, tout ce dont elle vit et vibre. Tête membres pensées sentiments et peau. Rythmes et mouvements. Formes et signes. Rien de ce qui structure l’être humain n’est exclu. Tout prend corps avec le flux et le reflux des vagues effluves marins du ressac, sel et goémon, trous des roches cachettes coquillages et « longues laminaires ». Ainsi s’opère une fusion totale de l’une à l’autre. De « la petite plage » à elle, la narratrice, sa complice. À quoi vient s’ajouter pour moi la totale empathie d’une belle écriture.

    « Nous avons tous un lieu familier dont il faut par moments ouvrir les volets […] Ce lieu familier, pour moi, c’est la petite plage », confie la narratrice dans le « Rire de la mer ».

    Petite plage matricielle, chambre claire où se sont inscrites les images de l’enfance puis celles de l’adulte, elle est là qui veille, compagne des jours, inscrite à même la peau. Peau palimpseste qui diffuse les odeurs du goémon du sel du vent et des souvenirs.

    Autour d’elle gravitent et se déclinent les silhouettes toujours vives de ceux qui, proches ou anonymes, sont venus à la rencontre de la « petite plage ». Paysans pêcheurs, goémonières et gamins, parents. Oncles estropiés ou tués à la guerre. « Grand-mère gigogne, entourée et pleine de toutes ces vies qu’elle recueille en elle ». Grand-mère conteuse des malheurs endurés, passeuse de mots et de savoirs, mémoire d’un temps révolu. Mais aussi, artistes peintres, sculpteurs et chanteurs, écrivains et poètes. Ainsi se glissent entre les pages les figurants, discrets présents-absents, aux abords de la maison des douanes, compositions en demi-teintes, piquetées de rose et de gris, couleurs des granites et des fleurs d’hortensias. Et les bleus. Ceux de la mer et du ciel ; ceux de la terre, « bleu des lins ». Certains d’entre ces voyageurs ont laissé leur nom. Émile Bernard — sa Madeleine au Bois d’amour — et Paul Gauguin ; Roland Doré, maitre-sculpteur du XVIIe siècle, célèbre pour ses « grands enclos de Saint-Thégonnec et de Guimiliau ». Plus près de nous, Victor Segalen et François Cheng. Hokusai et La Grande Vague de Kanagawa ; d’autres encore. Yann Tiersen pour la musique inspirée, à Ouessant, par « la clameur assourdissante » de la mer et du vent. Jean Grémillon et son Remorques, naufrage d’un couple – Morgan/Gabin – et d’un bateau. Et même Nelson Mandela, pour l’ivresse de la liberté.

    La « petite plage » a pour nom Kerfissien. Elle a sa petite maison, « présence humble, muette »… « Collée aux flancs de pierre, pelotonnée, tapie », gardienne de « ses secrets », de « ses mystères ». Kerfissien a aussi son peintre chinois. He Yifu. « Il a capté un paysage pur, sans personnages. »

    À marée basse, les rochers se dénudent, trapus. « Pasteurs des sables » qui montent la garde du temps. Les drames de la vie profilent leurs masses sombres. Ceux intimes, liés à la guerre et à ses morts ; ceux des naufragés perdus en mer ; ceux des hommes luttant contre les marées noires. Ceux de milliers de migrants qui viennent s’échouer sur les plages de Méditerranée. Les drames d’hier fusionnent avec ceux d’aujourd’hui, funestes surimpressions de larmes et de deuil. Amoco Cadiz/Lampedusa. Des maux à confier aux poèmes ? Peut-être. Car « les poèmes sont des points de résistance. Il faut les porter haut et fort. »

    Mais toujours, au plus noir des secousses qui innervent la terre et sacrifient ses hommes, revient la houle tendre de « la petite plage » tutélaire, sous le regard bienveillant de celle qui a tant appris d’elle. Tout appris. De la vie de la mort, du dialogue constant que l’une entretient avec l’autre, dans ce mouvement incessant de houle fondatrice. Tout ce qui a forgé en profondeur la sensibilité de la poète se trouve arrimé à ces « rochers magnifiques » qu’elle se prend à écouter, paroles chamaniques d’un oracle qui ne livre ses secrets qu’à ceux/celles qui se mettent à son écoute.

    Ainsi, d’un rocher l’autre, d’autres déserts surgissent, Hoggar et Ténéré, images porteuses d’autres vents d’autres mémoires. D’autres héros. La narratrice s’interroge :

    « Où suis-je ? Je ne serais pas étonnée de voir se lever une tempête de sable ou d’entendre le cri des hyènes des sables. »

    Sensible aux mirages comme à la beauté simple des choses, elle s’apaise :

    « Un jour, on est abreuvé par deux ou trois choses qui ouvrent une attente. Cela ressemble à la beauté », confie-t-elle dans « Désert magique ».

    Attentive à ce qui l’entoure, aux signes de la nature comme aux langages des oiseaux, à la lumière des nuages, Marie-Hélène Prouteau se fond volontiers dans « l’âme des choses ».

    « Je sais lire le piqué des mouettes dans le creux des vagues. L’éblouissement des menhirs. Les imprécations des déferlantes. Je sais accueillir ce répertoire de signes simples. Ce paysage, c’est de l’écriture. Il m’ouvre à la certitude chaude de la vie. »

    Elle a beau s’éloigner de sa terre d’origine, « la petite plage » ne la quitte pas. Même à distance, elle continue de la bercer. Elle la structure et c’est toujours à elle qu’elle s’en remet ; toujours vers elle qu’elle revient, sans doute habitée pour toujours par le mouvement de la marée. Dans les moments de doute et de chagrins, au plus fort des incertitudes, elle rejoint sa « petite patrie ». C’est à sa « petite plage toujours différente et à jamais la même » qu’elle se confie. C’est en elle qu’elle puise sa confiance et sa force. C’est là, dans l’alternance de creux de pleins des dunes et des vagues, qu’elle retrouve, au-delà de l’éphémère, ce qui relie les êtres d’une génération à l’autre ; ce goût pour la liberté du vent et des nuages de la mer et des vagues. Et, au-delà du temps, ce qui est « la part commune » de chacun et de tous. « La part commune des jours. » Une ardeur invisible en faveur de l’humanité.

    Dans « Le promenoir des songes », la poète livre au lecteur son désir :

    « En confiant à ces rouleaux d’algues mon histoire de la petite plage, je voudrais faire comme elle me l’apprit. Recueillir ce qui multiplie et féconde l’existence. »

    Accueillir/recueillir. Ces deux verbes reviennent en écho dans les pages de La Petite Plage. C’est sans doute dans ce double élan qui façonne la sensibilité de la poète que se trouve la clé de son écriture et de son talent. Une très belle écriture pour une plage minuscule perdue dans un « finistère portatif » que l’on aimerait faire sien à jamais. Et puis donner en partage.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage








    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    une lecture de La Petite Plage par Luce Guilbaud
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une lecture de La Petite Plage par Pierre Kobel
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau
    → (sur le site de La Part Commune)
    la fiche de l’éditeur sur La Petite Plage




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même



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  • Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond

    par Marie-Hélène Prouteau

    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond,
    Éditions La Part Commune, 2015.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Pablo-picasso-maternite
    Pablo Picasso, Maternité,
    Pastel, 65 x 50,5 cm
    1905
    Collection privée
    Source







    MATERNITÉ



    Publié aux éditions La Part Commune, Ma fille au ventre rond, le nouveau recueil de Pierre Tanguy, se situe dans la continuité d’une œuvre poétique riche d’une quinzaine de titres. Il reste fidèle à lui-même pour dire le simple et l’essentiel. Dans ces pages, le poète regarde sa fille enceinte.

    C’est à cette métamorphose du corps et de tout l’être que la parole poétique nous convie. Et à une venue au monde.

    Voici une trentaine de courts poèmes, illustrés par une dizaine de dessins de Mariano Otero, peintre qui a exposé un peu partout dans le monde. Les dessins sont au crayon ou au fusain, celui de la page de couverture en couleurs, jeune femme enceinte, un bras masculin posé sur son ventre.

    Car l’ensemble du recueil se centre sur la jeune femme qui porte l’enfant. Le lecteur se trouve ainsi devant une sorte de colloque intime où seront convoqués autour d’elle et de l’enfant porté, la mère de celle-ci, son compagnon qui a sa place dans cette attente et lui-même, père attentif et aimant. « Elle », « Il » : nous ne saurons rien de plus de chacun, le parti-pris de la simplicité et de l’universel étant manifeste.

    J’aime bien que le regard sur cette expérience de la grossesse soit celui d’un homme et, singulièrement, celui d’un père. C’est dire si l’on n’est pas dans L’Art d’être grand-père. Mais bien dans le livre de la fille devenue mère.

    Approche nouvelle, incarnée et audacieuse dans l’acuité sensuelle qui la sous-tend. Car, chez Pierre Tanguy, tout est sensation, émotion, dans chacun de ces instantanés traversés par le mystère de la vie. Il y a la vue, le corps de sa fille, ventre et seins qui se métamorphosent, il y a le toucher qui permet de sentir bouger l’enfant.

    Avec, dans chaque poème, la reprise en refrain de « Ma fille au ventre rond », nous entrons dans une sorte de ballade. Cette rondeur d’elle, corps assoupi en son fauteuil, que son père voit ou imagine, se modifiant mystérieusement en ses formes et en son sein devient pour lui l’emblème de la vie qui augmente. De la vie qui arrondit le temps, qui s’accorde au mouvement de la nature. Car le poète, familier du haïku, est sensible au passage des saisons, ici l’hiver, le printemps.

    Mais cette provision d’avenir n’est pas séparable de la peur, de l’inquiétude. Le poète donne la parole à sa fille, à ses interrogations, à ses certitudes heureuses :

    « Tous mes plants sont morts

    Assommés par le vent et le froid

    Même les plantes aromatiques

    Dit ma fille au ventre rond

    Mais aujourd’hui

    J’ai bien quelqu’un qui vit

    Au creux de mon corps »

    Dans un autre poème, sa fille se tourne vers sa mère pour savoir comment elle a vécu ce moment.

    Et que de projections déjà sur l’enfant à naître ! Le temps des verbes au futur s’ouvre à ces possibles, ainsi la chute des pétales de cerisier est l’occasion pour le poète de faire parler l’enfant :

    « De la neige tombe des arbres

    Dira un jour l’enfant

    Dans les bras de sa mère ».

    Touchante aussi est l’allusion aux ancêtres, suggérés dans les boutures des plus belles fleurs qu’ils ont jadis plantées, la vie ne cessant de continuer dans la ronde des jours. Et par magie, les années s’annulent entre la fille devenant mère et elle, nouveau-née en pleurs dans son premier bain, ou bien entre le poète jeune père et lui, aujourd’hui, attendant l’enfant de son enfant. L’émotion toujours là.

    Le poète nous restitue la beauté et la perfection de cette présence, renouvelée dans le mélange des âges :

    « Ma fille au ventre rond

    Fut un petit enfant

    Sorti d’un ventre rond ».

    Le présent accueille ainsi une fécondité plus grande que lui. Pierre Tanguy s’attache à dire de façon simple cette éclosion merveilleuse :

    « Majesté du ventre rond

    Bonheur des femmes »

    C’est aussi le sens du petit post-scriptum, « L’enfant aux yeux tout ronds ». Maintenant, celui qui n’était pas encore tout à fait dans le monde est là, dans sa vie commençante. Interrogatif, étonné d’avoir perdu la maison bien à lui qu’était le ventre maternel.

    Et le recueil se clôt sur ce final où la rondeur se multiplie en d’heureux échos :

    « L’enfant ouvre ses yeux ronds

    Quand il sent le lait de sa mère

    Il referme ses yeux ronds

    Quand il s’adosse à son sein rond »

    Sur la page d’en face, le très beau dessin de Mariano Otero saisit une mère qui allaite son enfant, dont le tracé et les formes rappellent celle de Picasso dans son tableau Maternité.

    La voix de Pierre Tanguy célèbre la venue à la vie, dans la mémoire des âges. Pas d’excès de mots et une extrême pudeur toujours chez lui. De cette expérience unique, souveraine, qui dépasse nos propres vies, le poète réussit à faire un pur moment de lumière.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond





    PIERRE TANGUY


    Pierre-tanguy
    Source




    ■ Pierre Tanguy
    sur Terres de femmes

    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La Part Commune)
    la fiche de l’éditeur sur Ma fille au ventre rond



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  • Chambre d’enfant gris tristesse

    par Marie-Hélène Prouteau

    Chroniques de femmes – EDITO/SOMMAIRE



    Chronique de Marie-Hélène Prouteau



    Olga Boldyreff
    Olga Boldyreff, Les Jouets à Moscou, 2013.






    CHAMBRE D’ENFANT GRIS TRISTESSE



    Cette nuit, je repense à un tableau d’Olga Boldyreff, Les Jouets à Moscou (2013), que j’ai vu aujourd’hui dans l’exposition de l’artiste à Nantes, « Promenade dans le monde étrange de Dostoïevski ». Il représente les jouets personnels de l’écrivain. Ce tableau, quel choc ! La mélancolie à l’affût chez l’enfant Dostoïevski m’a sauté au visage. Comme si la main du peintre l’avait saisie par les ongles sur sa palette pour la coller sur ce mur.

    Le mystère de cette chambre d’enfant vide m’a frappée. Il y a seulement trois jouets, posés bien droits, dans la même direction, presque perdus dans l’espace nu de la pièce. Un petit soldat de bois, une minuscule statuette, un cheval à roulettes vers lequel converge le regard. Peints en aplats et hiératiques comme chez les peintres primitifs ou dans l’art de l’icône. Les jouets semblent vainement attendre. En voyant la chaise tronquée dans l’angle, je n’ai pu m’empêcher de chercher un visage, un signe, maternel ou amical de compagnon de jeux. Mais non, c’est une chambre avec figures absentes : Olga Boldyreff a peint un abîme de solitude. La luminosité est douce, pourtant, couleur de ciel d’hiver. Au premier plan, une tache claire m’a intriguée, des pages manuscrites, peu ordinaires en un tel lieu.

    J’ai tout de suite été saisie par ce gris qui domine tout le tableau. Un gris majuscule, à couper le souffle. Comme si les couleurs avaient fui, celles d’une pivoine, pourquoi pas, d’un citron ou d’une écharpe de soleil. Une tonalité grise unique, claire ou foncée, avec des dégradés gris beige, gris bleu, gris violet, qui sont autant de tremblements presque irréels. Gris de brouillards, de nuages, de neige entassée le long des trottoirs de Moscou où naît Dostoïevski. Gris poussière des vêtements élimés des pauvres. Les humiliés, les offensés, de l’hôpital Marinskaïa où réside la famille et que le jeune Fiodor, en cachette de son père, aime observer à travers les grilles du parc.

    C’est une chambre sans fouillis d’enfant. Sans jolies billes d’agate, crayons à coloriage, bout de bois ou belle pierre, ces petits riens qu’on entasse à cet âge, pour sa fabrique de rêves. Ici toute distraction, tout contact avec le monde extérieur est sévèrement interdit par le père. J’ai eu l’impression d’une éclipse de vie. Les fous rires, le chant qui montent de l’enfance manquent affreusement. Très tôt, celui qui vit là, en vase clos, privé d’amis, s’est muré dans le silence et la solitude. L’enfance a été la part manquante.

    L’habitant délicat de cette chambre a plus affaire avec l’invisible qu’avec les jeux de son âge. On devine que cette petite âme est captive de tourments et d’élans inquiets qui ne laissent place pour rien d’autre. Je l’imagine, yeux gris de brumes. Celles de Saint-Pétersbourg où il arrive à quinze ans. J’ai l’impression que ce gris vaporeux, Olga Boldyreff l’a capté et déposé sur les choses de cette chambre. Comme si, grâce à ce halo, elle voulait mettre à distance ce trop-plein d’émotions de l’enfant. Chez elle, le gris n’est plus matière, il est silence ouaté, voile de songe.

    Ces jouets solitaires, elle parvient à en rendre la disgrâce désolée. Ces objets disent autre chose qu’eux-mêmes, c’est l’enfance et la joie confisquées qu’ils jettent à nos yeux écarquillés. Le père, médecin, sujet à de brusques accès d’abattement, tyrannique, ne supporte ni les jeux d’enfants ni même le bruit d’une mouche pendant sa sieste. Défendu de bouger, de le déranger sous peine de cris et de réprimandes. La mère très aimée, la toute douce, est épuisée par les grossesses et la tuberculose. Ce matériau étonnant, l’enfance empêchée, Olga Boldyreff l’a fixé sur la toile. Ça prend à la gorge, comme le cri d’Ivan Karamazov : « Mais les enfants ? Les enfants ? Comment justifier leur souffrance ? […] ce garçon de huit ans n’a pas eu le temps de grandir ». Je pense soudain à d’autres enfants. En Syrie aujourd’hui, dans les villes bombardées.

    Comment traverser un tel désert ? Je n’ai pas entendu l’enfant chantonner. Il doit regarder la neige tomber sans bruit. Des heures entières. Ou bien il lit. Tant d’émotivité chez lui, et, par moments, ces absences. Certaines nuits, il chavire dans les terreurs. Oh ! Cette impression de mourir qui revient à chaque crise d’angoisse.

    Quelque chose sera-t-il sauvé de cette douleur première ? Il faut bien grandir. Quels chemins ? Dieu ? La statuette, une petite madone dirait-on, le suggère. Mais, toujours cette fatigue du doute chez lui, Dieu est autant une question qu’une réponse. Il y a la révolte qui peut mener au bagne en Sibérie. Il y a l’écriture où Dostoïevski tentera d’exorciser le noir qui brûle son cerveau. Ou bien les deux.

    L’enfance n’est plus depuis longtemps. C’est une autre enfance qui est en jeu ici, celle de la création du grand romancier. En voyant ces feuillets épars, au premier plan, je songe à un manuscrit de roman. Une forêt de papier où la vie vivante, malgré tout, résiste et verrouille la douleur. Par magie s’éveille sous mes yeux ce qui dort dans ces pages. La chambre s’emplit soudain de présences de la nuit. Je crois apercevoir des personnages en vêtements de brume. À côté de Sonia, la petite prostituée, Raskolnikov, hagard, gémit dans sa marche de somnambule. Non loin, passe le ténébreux Stavroguine, en proie à ses démons, et qui traîne son ennui de vivre.

    C’est dans la solitude glacée de la chambre que ce monde a commencé à naître, plein de mille déchirements fébriles qui hanteront les pauvres fous sortis plus tard de l’imagination de l’écrivain. Raconter des histoires à la hauteur des catastrophes qu’il aura vécues. Maria Fiodorovna, sa mère, meurt très tôt dans sa vie, son père aussi, probablement assassiné par des serfs en colère. Lui, subira un simulacre d’exécution, puis le bagne et la « maison des morts ». Écrire pour confier cette douleur à ses doubles infernaux.

    En débusquant l’âme de cette chambre, le peintre fait planer en creux l’ombre de Dostoïevski et de ses personnages. On reste saisi par l’effet d’un tel concentré de souffrance, comme si l’on assistait à un drame dans la rue sans rien pouvoir y faire. La force du tableau d’Olga Boldyreff est là : il nous met aux prises avec l’envers secret d’une blessure, ces pages où des mots verront le jour.



    Marie-Hélène Prouteau
    Texte inédit
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    OLGA BOLDYREFF


    Olga Boldyreff, avril 2004
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    le blog personnel d’Olga Boldyreff
    En voyage/entre-deux : Formes d’expression de la pensée nomade dans l’œuvre de Boldireva/Olga/Boldyreff, par Edith Doove [PDF]






    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres

    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Dominique Sampiero, Chante-perce

    par Marie-Hélène Prouteau

    Dominique Sampiero, Chante-perce,
    Éditions Apogée, 2015.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    ARDEUR DU POÈME



    Le recueil de Dominique Sampiero (Chante-perce, éditions Apogée) est le fruit d’une résidence d’écrivain dans le Coglais, près de Fougères. Terre de poésie s’il en est, puisque Saint-Brice-en-Coglès est devenu premier « village en poésie » du Printemps des poètes. Avec ce titre, Dominique Sampiero prend à pleines mains l’outil utilisé en Bretagne par les ouvriers du granit pour creuser la pierre. Et le geste métaphorique du poète qui creuse lui aussi, mais dans un autre matériau, s’inscrit dans ce réseau d’images :

    « Nommer autrement et creuser sont une tentative pour faire vivre cet héritage et dessinent dans ce livre les deux veines d’une ardeur au poème ».

    Le « génie du lieu » a joué à plein sur cet enfant de l’Avesnois élevé sous un ciel bas, non loin des puits miniers et des hauts fourneaux. Dominique Sampiero est sensible à la puissance des lieux du bocage breton : les fougères, les eaux et les pierres qu’il nomme des « dormeuses ». Celui qui vit à double hauteur, celle de ces terres du Nord dont les hommes travaillent les soutes noires, celle des nuages où il ne cesse de rêver depuis l’enfance, entre ici en résonance avec « cette terre de sel et de cidre » :

    « pays de pierre entre les murs d’une patience cherchant à frôler les sources accroupies dans le creux de l’instant et que les mains reconnaissent, en écartant la bruyère des carrières ouvertes ».

    Le poète sait le pouvoir de la nomination poétique : il y a d’abord la musique des noms propres, Saint-Marc-le-Blanc, Saint-Hilaire, Coglès, Tiercent. Et aussi la longue liste qu’il égrène des prénoms de granitiers. Ou le sous-titre à l’image suggestive, « Haleine du pain ».

    La parole poétique, ici, fait monde : elle a ce pouvoir magique de susciter la vie dure, douloureuse, de ces « petites gens ». Poésie évocatoire au sens premier du terme, qui évoque, rappelle les esprits des disparus grâce au regard émerveillant du poète. Ce qui frappe chez Dominique Sampiero, c’est cette « ardeur » de l’écriture poétique ― le mot revient à plusieurs reprises.

    Le recueil se divise en six moments où alternent prose et poèmes, illustrés par six gravures épurées de Maya Mémin. Le premier moment, long poème en prose, s’attache aux légendes et aux traces qu’elles laissent dans nos vies :

    « Les légendes sont vraies. Aussi vivantes que nos rêves. Elles nous tiennent debout comme des arbres, nos racines puisant dans l’humus d’une mémoire qui se souvient de nous. »

    Comment mieux dire que l’imaginaire, cette fabrique de mystère et d’inconnu, est vital, qu’il prenne la forme du rêve, de l’art, de la poésie en particulier ? Pour le poète, « les légendes sont notre humanité sensible, un héritage de pure haleine, de premier mot et de premier soupir ». Voilà la nécessaire respiration qui nous ouvre à un autre monde, de liberté, de créativité, d’altérité. Il y a là une superbe méditation sur les légendes. L’approche de celles-ci est aux antipodes d’une vision folklorisée. Elle met à nu l’universel de ces récits mythiques qui est la part langagière de l’homme.

    Suit le second moment du recueil, une réflexion sur le travail d’écriture du livre en train de se faire. Le poète est celui qui est traversé par les formes :

    « Écrire commence quand tu effaces les mots en trop, puis ton corps, ton visage et ce qui continue de se manifester n’est pas toi, même si tu dis je, tu ne sais pas d’où ça monte, ni qui est celui qui trace les signes entre tes paumes ouvertes ».

    Le mouvement de l’écriture, chez lui, est mouvement d’allègement venu de l’entre-deux de la conscience. Écrire, une haute exigence qui rappelle l’escalade avec pitons et crochets et où l’on progresse au-dessus du vide. Il y a de l’inaccessible dans cette expérience de « la neige du papier ». Expérience toute en tensions et questionnements. Car écrire « souffre d’entendre les blessures se briser les ailes contre la mort […] installe un doute pire que vivre ».

    Commence le moment du recueil intitulé « Comme une pierre dans la main ». Le poète met en parallèle le travail des mots et celui des pierres, et la reprise de ces quatre vers, tout simples, plus loin dans le texte, fait l’effet de paroles de chanson qui reviennent :

    « C’est ici

    C’est dans ce pays

    Que m’est venue l’envie

    De poser les mots comme des pierres ».

    Dans ce jeu de miroirs entre ces deux labeurs, le poète saisit au vol la beauté de ces gestes d’hommes, peu bavards, dont il se sent proche. Bel hommage à cet autre ouvrage, celui qui s’attache aux pierres, « ces dormeuses [qui] envoûtent la légèreté de nos corps dans la traversée des prairies ».

    Le moment suivant, « Tendresse du châtaignier », s’attache à la légende particulière de la dame blanche. Elle est figure de légende, irréelle, dans ses voiles de brume, entre mystère et rêve. Corps de toujours, venu d’un très vieux temps. Mais elle fait aussi partie de la mythologie personnelle du poète : il y voit la femme, « l’anima » chère à Jung, dont la lecture lui est familière. Archétype de l’inconscient collectif qui représente l’aspect féminin en chaque homme. C’est dire si le souci de l’universel est bien présent ici.

    Vient ensuite la lettre-poème à Xavier Grall. Un ami poète, Yvon Le Men, lui a donné l’œuvre de celui-ci dans l’édition Rougerie à la couverture caractéristique. Avec l’allusion à la « maigreur de prince » plane soudain la haute silhouette du poète breton. Cette adresse-hommage, le plus souvent en distiques, prend l’allure d’une chanson de geste :

    « Je viens d’un pays qui n’est plus un pays

    Xavier ».

    Ce vers reviendra avec des variantes par la suite. Ainsi va se dérouler, par-delà la mort, un échange en amitié entre les « pays » respectifs, « aber et varech » de l’un et « flaques et fougères » de l’autre. Entre le « Je » du poète et le « Tu » de Xavier :

    « Donne-moi la force

    De dire […]

    De dire d’écrire comme toi ».

    Dominique Sampiero n’invente pas, il laisse remonter un détail, et voici que renaît la culture ouvrière qui est la sienne. Il lui suffit d’un trait, des « frottements [de] sempiternelles serpillères » des grands-mères, des « baisers au goût de houblon », des « corons classés à l’Unesco », pour faire vivre les lieux, les gestes, les luttes et les fêtes. La voix singulière de Dominique Sampiero est dans l’attention tendre, et coriace à la fois, qu’il porte aux êtres et aux choses. Son regard transfigure le quotidien et nous oblige à changer de point de vue :

    « On a tellement « mouru »

    Dans les coulées d’acier

    Tellement « mouru »

    Dans les galeries qui s’effondraient […]

    Tellement bu pour oublier

    Tellement prié en votant communiste

    Que tout aujourd’hui

    Nous semble triste et fade »

    Le sixième et dernier moment est un « Petit traité des hautes herbes en Coglais ». On retrouve à nouveau le rythme d’un long poème en prose, étonnant texte houle, comme l’herbe qui le suscite :

    « L’empreinte des corps laissée dans l’herbe est le visage de Dieu quand il s’oublie. Dieu n’existe pas dit l’herbe mais je suis son rire. »

    Poser le regard au ras des hautes herbes, c’est pour lui toucher à l’os des choses. Par moments, ces accordailles avec les hautes herbes atteignent au sentiment océanique de la vie.

    Une thématique traverse les six moments du recueil, comme d’autres textes antérieurs de Dominique Sampiero. Il s’agit de la mort qu’il évoque sous divers aspects. Mort des ouvriers dans les accidents de la mine, lien entre mort et légendes, présence des tombes, et, surtout, la mort du poète lui-même qui revient tel un troublant leitmotiv :

    « Ah quand je mourrai

    Enterrez-moi sous un pommier

    Dans un cercueil de bois le plus tendre

    Avec mes flaques mon ciel en aubier ».

    Avec ce Chante-perce, le poète polit le granit des mots qui donne sa saveur forte et fulgurante d’humanité à ce recueil. Son originalité est de promener son regard en altitude, à hauteur de nuages, sans renier la terre. Tendre et ardent, le cœur du poète vibre pour le présent. Engagé dans sa praxis rebelle de « buveur de ciel »*.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes





    _____________________________
    * Dominique Sampiero, Carnet d’un buveur de ciel, Lettres vives, 2007.






    Chante-perce 5





    DOMINIQUE SAMPIERO


    Dominique Sampiero
    Source



    ■ Dominique Sampiero
    sur Terres de femmes

    [Certains livres se souviennent] (extrait du Maître de la poussière sur ma bouche)
    Où vont les robes la nuit (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Nos lèvres et leurs baisers (extrait de La vie est chaude)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Dominique Sampiero
    → (sur Esprits Nomades)
    une page sur Dominique Sampiero
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    « La fièvre lyrique de Dominique Sampiero », par Jean-Michel Maulpoix



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
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  • La croisière immobile

    par Marie-Hélène Prouteau

    Chroniques de femmes – EDITO/SOMMAIRE



    Chronique de Marie-Hélène Prouteau



    Nantes, La Tour de Bretagne
    Source





    LA CROISIÈRE IMMOBILE [#NANTES]




    C’est un de ces moments qui font une trouée dans le quotidien. Quelle impulsion soudaine m’a entraînée au 32e étage de la Tour de Bretagne ? En haut, la passerelle circulaire donne une vue de 360 degrés sur Nantes. Il vente comme au sommet d’un phare. J’aime cette brusque élévation où je reçois la ville dans la paume des mains, tout étant à portée dans ces souffles d’altitude. Point de longue-vue grossissante. Il y a seulement le ciel immense, le vent. Dans ces promesses d’élans marins, la ville semble s’immerger pour une croisière immobile. À cent vingt mètres de haut, le changement d’échelle comprime d’un coup l’espace et le temps. Le port est aussi proche que le stade de la Beaujoire. J’éprouve un choc, il y a dans ces dimensions bouleversées un va-et-vient qui décentre et brouille ma perception familière. Je ne sais plus où sont le proche, le lointain, l’ancien, le nouveau. Sortilège de cette rêverie d’envol, je vois défiler les images, les Anneaux de Buren, la statue de Louis XVI, les tramways, la Cité radieuse du Corbusier, le monument dédié aux Cinquante otages, la Tour L.U. Je laisse aller mon attention flottante.

    Dans l’éloignement, des illusions d’optique se jouent, des escaliers ne mènent nulle part, des façades sont au bord du vide comme dans un dessin d’Escher. Bizarrement, le Château des Ducs de Bretagne est posé tout près du nouveau Palais de Justice. Il suffit d’un saut de puce pour traverser trois siècles, les Machines de l’Île côtoient la vieille prison dont la vue d’en haut fait ressortir la découpe panoptique. Comme si le Nantes qui m’est familier avait effacé ses repères habituels et m’offrait ceux d’une ville insolite de Delvaux. Les angles, les volumes s’écrasent, l’Hôpital a la taille d’une boîte d’allumettes. Je comprends la géométrie entre les vivants et les morts : il y a des lignes brisées qui vont tout droit et enjambent les fractures du temps. Un étrange cadastre s’établit sous mes yeux qui pratiquent le télescopage. Je perçois dans l’air de mystérieux appels, comme une injonction à prêter l’oreille. Au musée des Beaux-Arts, le Joueur de vielle de Georges de La Tour chante pour l’éternité la mélopée de la vie vulnérable des gens à la rue, au temps du Grand Siècle ou des agences de notation, qui sait.

    À la hauteur où je me trouve, la ville métamorphosée est à la taille de la petite géante et de ses compagnons inventés par Royal de Luxe, la troupe de théâtre de rue. Je vois maintenant la petite géante courir sur les quais avec un rire qui ouvre la porte de nos rêves. J’aperçois de minuscules points, les habitants. Des lilliputiens dont les princes sont ces géants mus par de savantes machineries. Quelle est l’échelle des vraies valeurs, des vraies grandeurs ? semblent-ils dire. Pris dans la poussière du temps, les drames, les déconfitures sont légères esquilles. Entre ciel et terre, Nantes respire à bonne hauteur, elle a vocation de patience. Son pas est lent, la ville fait la part des choses, indifférente aux emblèmes éphémères dont s’entiche la postmodernité. Elle a son temps à elle : celui de ses cathédrales, l’une de pierres où les anges font entendre leur petite musique incertaine, et l’autre, ruche laborieuse, emplie de limaille de fer et de savoirs ouvriers. Je crois entendre des voix venues de loin. Est-ce Feodor Atkine qui joue Othello dans l’« Atelier AP3 » ? C’est peu après la fin de la Navale. Des métallos ont accueilli la troupe de La Chamaille dirigée par Hervé Tougeron qui va donner une autre vie à ce lieu appelé la Fabrique des sourds où l’on martelait les tôles de la dure nécessité. C’est quelque chose d’inespéré ces voix de comédiens. Le chant de la vie sublimée.

    Tout est ambivalent et Nantes le sait mieux que n’importe quelle cité. Le souffle de l’océan dilate ses rues. La mer s’y laisse seulement deviner, comme une amante distante. L’amour de loin, celui qui fait rêver les coureurs d’aventures. À petits bruits, la marée pénètre deux fois par jour dans la ville. Elle diffuse un précipité d’effluves bizarres qui brouille l’esprit des gens et, signe d’insolente jeunesse de la ville, est le ferment d’une inventivité en ébullition. Telle celle de ce jeune médecin qui va en hâte à la clinique ophtalmique qu’il vient d’ouvrir : « Aux plus déshérités, le plus d’amour », dit-il. Ce n’est pas la devise du Samu social mais celle d’Ange Guépin, ce médecin nantais, célèbre philanthrope du XIXe s.

    Vers le port, un instant, j’ai cru sentir un tremblement de ciel. D’une des hautes fenêtres de la rue Kervégan me parvient un colloque ordinaire. Le riche armateur se penche vers le prélat de la paroisse : « Vous en convenez, mon père, ce Code Noir est une bonne chose. Soyez tranquille pour le toit de l’église ». C’est si banal, la traite. Mille ondes de douleur flottent des cales qui ont chargé au loin leur fret d’hommes au corps d’ébène. Quels visages leur donner ? Dans les trous noirs de la raison, les morts anonymes n’en ont pas, ceux qui montent de la fosse du passé, comme ceux qui agonisent sans papiers, dans les soutes des avions d’aujourd’hui. Qui sait si cette part d’ombre de Nantes n’a pas fait pleurer les statues du Jardin des Plantes ?

    Maintenant, je m’absorbe dans la féerie des toits où les gris battent la chamade. La livrée terne du tuffeau souillé et du ciment, dégradés sans poésie, invite à chercher les couleurs de la vie au-delà des méridiens. Ici, les couleurs se méritent, rapportées des confins avec les arbres aux fleurs inconnues. J’aperçois la fresque Le Toucan, rue Fanny Peccot, où explosent l’indigo et le rose indien. Il y a du Henry Thoreau chez Alain Thomas, le peintre ami des fleurs et des espèces menacées. Mais son Walden est un jardin des Tropiques aux couleurs exubérantes. C’est ainsi, dans cette ville qu’on dit grise, un oiseau de paradis aux fruits vermeils fait la vie plus belle.

    Ici et là, Nantes déjoue les tempêtes et pose des jalons qui rallument les étoiles. Il me semble entrevoir, au musée des Beaux-Arts, la petite chandelle du Songe de saint Joseph de Georges de La Tour et son clair-obscur qui fait palpiter l’espoir.

    Et puis il y a la voix du philosophe Paul Ricœur, au Temple protestant, qui lit un extrait de l’Édit de Nantes pour le 400e anniversaire de l’événement. J’accompagne mes étudiants. Si la mémoire est nécessaire, nous dit cette parole généreuse, les hommes ont aussi besoin de l’oubli, sinon ils demeurent enfermés dans les barbelés de la haine. Message bien peu accordé à notre époque.

    Au bout de mon extase paysagère, la ville me donne l’impression de prendre la tangente, corps de songe superbement immatériel. Ancrée au sol mais parée pour tous les départs, elle ne cesse de prendre le large. Indifférente à nos balbutiements, Nantes poursuit son chemin à sa hauteur. Par temps clair, on voit la mer.



    Marie-Hélène Prouteau, « La croisière immobile », in revue Place Publique n° 40, Dossier « Nantes et Saint-Nazaire, les villes vues d’en haut », juillet-août 2013.






    Place publique #40





    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


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    Source




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    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)




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    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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