Étiquette : Marie-Hélène Prouteau


  • Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même

    par Marie-Hélène Prouteau

    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même,
    éditions La Part Commune, 2014.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    « LA SECRÈTE POLYPHONIE DU RÉEL »



    Ici même 1 est un recueil réalisé à quatre mains par le poète Pierre Tanguy et le plasticien Michel Remaud, et publié aux éditions La Part Commune. Ce n’est pas la première fois que cette maison d’édition associe deux artistes. Déjà, avec Tango-Monde, elle avait couronné le double travail du peintre Mariano Otero et du poète Jean-Louis Coatrieux.

    Alain Kervern 2 nous éclaire dans la postface du recueil : cette forme d’association est celle du « haïga », genre traditionnel japonais qui combine des haïkus et des images autour d’une même réalité, sur un même support.

    Dès la couverture, la tonalité si caractéristique de l’univers poétique de Pierre Tanguy est posée : la simplicité du titre, Ici même, saisit par son minimalisme. Pierre Tanguy, qui est l’auteur d’une œuvre poétique importante éditée en grande partie à La Part Commune, a écrit d’autres recueils de haïkus, Haïkus du chemin en Bretagne intérieure, Haïkus de sentier de montagne. La singularité de celui-ci est que la sensibilité du poète, qui capte si bien l’ordinaire de la vie, une marche face à la mer, le vélo dans les dunes de Bretagne, entre ici en connivence avec celle de Michel Remaud. Ce peintre non figuratif a réalisé d’autres livres d’artiste avec des poètes comme Gilles Baudry, Erwann Rougé, Gilles Plazy, Jean-Pierre Boulic, Alain Le Beuze, Daniel Kay… Voici ce qu’il écrit du livre d’artiste : « Objet précieux puisqu’il naît du partage et de la rencontre entre deux êtres, entre deux arts — un poète et un peintre ou un graveur, un photographe, un sculpteur, un musicien qui se trouvent, s’accordent et partent ensemble à la découverte de territoires intérieurs encore ignorés d’eux-mêmes pour lui donner naissance ». Double dynamique artistique, gage d’une créativité stimulante.



    Le recueil est divisé en trois moments, « Sur la côte », « Dans les terres », « Au jardin ». Les lieux sont à peine localisés géographiquement, avec une imprécision voulue pour aller vers l’universel. Le lecteur assiste à un double mouvement dans l’espace et dans le temps : le poète se promène, hiver comme été, s’arrête pêcher sur la grève ou cueillir des mûres, progresse plus avant, de la mer vers ce jardin. À vélo, à pied, on le suit dans une chapelle dédiée à sainte Anne, on a froid sous l’averse de grêle, on entre dans un jardin de moines, on admire les mimosas, on s’arrête avec lui devant des giroflées qui lui font penser à sa mère qui les a plantées. Cette poésie de chaque instant est l’occasion de déambulations dans les lieux et en soi-même. Bien sûr, il y a l’attrait des lieux, la fontaine aux fougères, un calvaire, une statue de granit « qui chevauche un cerf », les oies sauvages sur l’estran, le moulin à blé noir, les rochers à marée basse. Mais tout est intériorisé dans ce paysage mental qui, pour les deux artistes, est celui de la Bretagne qui les a vus naître et où ils demeurent.

    Ce va-et-vient entre la traversée des saisons, le passage du temps et le déplacement spatial produit une écriture du tressaillement tendre :

    « J’entends mon pas

    qui pèse sur le sable

    au soleil couchant »

    Ce poème en trois vers qui pointent en bas de la page blanche suffit à dire un coucher de soleil sur la plage, à nous mettre de plain-pied avec la nature. En vis-à-vis, les taches de couleur rouge zébrées de traits noirs de Michel Remaud effleurent à peine la surface, aérées, prêtes à rejoindre la blancheur du papier. Ce qui frappe, c’est combien l’un avec les mots, l’autre avec les esquisses de couleurs au milieu du blanc parviennent à laisser passer la respiration des choses. Le jeu entre le vide et le plein, entre les mots et le silence, entre les couleurs prend ici une forme très originale.

    Plus loin, à portée de minuscule émotion, c’est la vie des disparus avec ses souvenances tristes et tendres. Proximité parfaite des deux sensibilités : sur la page en regard, Michel Remaud use de chromatismes sombres illuminés de quelques touches claires. Les deux artistes nous font entrer dans le silence d’une petite église près du cimetière. Silence et profondeur d’une révélation essentielle, sans pathos et qui nous touche tous :

    « Sur la tombe de mon père

    les chrysanthèmes renversés

    averses d’automne »


    « Flamme des vitraux

    les statues dorment

    dans les coins sombres »

    Ce à quoi nous invite Pierre Tanguy, c’est à reconnaître la richesse du tout petit dans la nature, les myosotis couchés par la pluie, la fuite de deux renards, le rire des oiseaux de mer, la première violette, les gerbes de mimosa, richesse inséparable de la beauté du quotidien. L’émotion n’a pas besoin d’être dite, on la sent, orchestrée en secret dans le moindre détail :

    « Dans leurs kayaks multicolores

    des petits enfants

    lumineux »

    Pour le lecteur, soudain avec les adjectifs « multicolores » et « lumineux », le monde a mis sa livrée de gaieté.

    Au contraire, le jardin délaissé autour de la maison vide des parents nous fait comprendre la disparition, suggérée en creux. Comme toujours dans la poésie de Pierre Tanguy, les lieux, les objets disent autre chose qu’eux-mêmes. Le « je » se tient en lisière, dans un quasi-effacement. Non par esprit de sacrifice mais parce qu’il ne s’éprouve que comme un élément de la nature, à sa place dans l’ensemble du vivant.

    Ces instantanés qu’on croirait dits dans un souffle dessinent une sagesse de l’instant : au cœur est le sentiment aigu que la vie est là, sous nos yeux. À nous de l’accueillir, d’apprendre à la regarder, dans ce tout-venant de sensations et d’émotions. Dans les vers de Pierre Tanguy quelque chose de fluide et de vibrant affleure. Le nombre de verbes de mouvement est frappant (« bondit », « s’égaillent », « s’agite » « s’esquivent ») et dit ces présences démultipliées au monde.

    Ailleurs, autre tonalité en sourdine : des intervalles de silence et de tranquillité font contraste. Tout prend sens différemment. À l’opposé du dérisoire de nos vies pressées, on est saisi par la simplicité et l’évidence :

    « Ici l’après-midi

    beaucoup de vieux

    pour regarder les vagues »


    « La pointe rouge

    du premier bouton de camélia

    me rassure »

    En écho sur l’autre page, montant de l’espace et du vide, la fête du rouge et du noir illumine la peinture de Michel Remaud et nous enchante.

    La peinture ici n’est pas une décoration. Pas plus que le haïku n’est concession à une mode de l’exotisme facile. Une vigueur émue se dégage de cette collecte d’instants précieux, ancrée dans ce double rapport sensitif au monde.

    Écoutons ce que dit François Cheng des artistes chinois de l’époque Song : le poète et le peintre sont une seule force dévoilant « la secrète polyphonie du réel ». C’est l’impression que nous laissent Pierre Tanguy et Michel Remaud dans ce beau livre.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes





    _______________________________
    1. Un « livre d’artiste » tiré à six exemplaires a d’abord été réalisé (2013) avant cette publication à La Part Commune.
    2. Alain Kervern est ancien enseignant de japonais à l’Université de Bretagne occidentale. Auteur de plusieurs livres de haïkus, il est le traducteur du Grand Almanach poétique japonais (5 vol., 1988-1994) aux Éditions Folle Avoine.







    Tanguy Ici même





    Pierre-tanguy-et-michel-remaud- vignette
    Pierre Tanguy et Michel Remaud
    Source





    ■ Pierre Tanguy
    sur Terres de femmes

    Ma fille au ventre rond (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir aussi ▼

    le site « Michel Remaud, artiste peintre »




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond





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  • Marie-Hélène Prouteau, L’Enfant des vagues

    par Angèle Paoli


    Marie-Hélène Prouteau, L’Enfant des vagues,
    Éditions Apogée, Collection Piqué d’étoiles,
    créée par François Rannou,
    dirigée par Jacques Josse,
    Rennes, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli



    Leur impuissance et leur rébellion.
    Photocollage source Google images







    AU-DELÀ, SOUS LA RUMEUR BRUISSANTE DE LA PAGE…




    « Peut-être que ça existe un rêve d’odeurs ? » se demande l’enfant, au 7e jour de la catastrophe. « 172 oiseaux morts en tout », a-t-il pris soin de noter dans son petit carnet bleu. « Jour huit de la catastrophe : 214 oiseaux morts. »

    L’enfant, c’est celui de L’Enfant des vagues. Un jeune garçon rêveur, amoureux des « champs d’algues » et des menhirs, amoureux de la mer et de son langage, au point de vouloir devenir, plus tard, « artiste de la mer ». Marie-Hélène Prouteau, auteur de ce récit, met cet enfant sensible et tendre aux prises avec la catastrophe d’une nouvelle marée noire. La quatrième, survenue sur les côtes bretonnes à la suite du naufrage d’un pétrolier.

    Un matin, rien n’est plus pareil. L’enfant ne perçoit plus l’odeur du varech. Il semble qu’elle a disparu. Elle a fait place à une odeur lourde, nauséabonde, qui appesantit l’air. Engluée dans une épaisseur noire, la mer est immobilisée. Prisonnière d’une masse luisante. Privée du bruit régulier de son ressac. Qu’est-ce qu’une mer privée d’odeur et réduite au silence ? Est-ce encore la mer ? Les oiseaux, englués eux aussi, gisent, asphyxiés et inertes, dans le goémon mazouté. C’est cela que l’enfant découvre un matin d’hiver, alors qu’il se rend sur la grève pour jouer dans les creux des roches. Spectacle de désolation et de deuil. Une terreur indicible s’empare de « l’enfant des vagues » ; un désespoir immense l’étreint ; une colère sourde, inconnue jusqu’alors, monte en lui, qui le travaille au corps. Il voudrait comprendre. Il voudrait parler. Mais il n’a pas les mots pour dire le désarroi qui est le sien. Traversé de mille questions, le jeune garçon rejoint le groupe des adultes, hommes de la terre et hommes de la mer, rassemblés là, sur la grève. Marins et villageois commentent la nouvelle marée noire ; s’insurgent , se révoltent, organisent leur lutte. Contre qui au juste ? Jour après jour, l’enfant observe le va-et-vient des hommes, s’approche, récolte auprès d’eux leurs mots et leurs angoisses. Leur impuissance et leur rébellion. Dans le même temps, il sent confusément qu’un autre drame se trame, tout aussi intime et tout aussi meurtrier. Les idées se bousculent dans sa tête. Le désespoir le ronge. Quelque chose de noir le frôle, le secoue, l’envahit.


    « Quelque chose avait eu lieu, disait une voix en lui. Il ne savait pas quoi. Il savait seulement qu’il n’était pas possible de lui donner un nom. Non, il ne pouvait pas. Il ne fallait pas… ».


    Les drames s’emmêlent, brouillent sa compréhension des choses. Les souvenirs liés à son père, les interrogations liées à sa disparition se superposent à son désespoir :


    « Le pétrolier était toujours là. Les routes de la mer étaient bloquées. Son père n’était pas revenu. »


    L’enfant se débat. Se résoudre à l’évidence exige un chemin difficile :


    « Quel bouillonnement au fond de lui ! Où était son père ? Il n’était pas facile d’échapper à ça. Dans un recoin de sa tête, il y avait cette chose sans nom, tantôt proche, tantôt repoussée, mais toujours là. Il savait que ça avait eu lieu… »


    La séparation de ses parents — ce ça impossible à nommer — l’atteint au plus profond de lui-même. Pourtant, dans cette épreuve, son amour pour l’un et pour l’autre reste intact. Heureusement, il y a les livres. C’est là, « dans l’archipel blanc où vivent les mots de la page », au cœur des Morceaux choisis de l’Odyssée que l’enfant « apprivoise l’absence du père ».

    Comprendre les adultes, parler avec eux, leur confier son désarroi n’est pas chose aisée pour cet enfant qui « boite aussi dans sa tête ». Parmi tous ceux qu’il croise sur la grève, il est un homme étrange, qui ne ressemble à aucun autre. Avec lui a lieu la rencontre. Avec lui se noue le dialogue dont l’enfant est en attente ; un dialogue réparateur et bienfaisant. Le vieil homme est un savant. Un personnage important, « directeur de l’Institut de la mer ». Ensemble le vieil homme et l’enfant devisent de la mer, se confient leurs secrets, leurs inventions et leurs attentes, leurs espoirs. L’enfant découvre d’autres merveilles, insoupçonnées jusqu’alors. « Cette vie sous la mer… ». « Les forêts d’algues, les corps luminescents, les efflorescences, les abysses… ». Tout un monde mystérieux prend forme sous le récit du vieux monsieur. Les mots eux-mêmes, tirés d’une « langue inconnue », s’animent et volent « comme des oiseaux aux plumes vif-argent. » De sa descente dans les fonds marins, le vieux monsieur ramène les cœlacanthes et les nautiles. « Des espèces qui remontaient aux temps lointains de la Préhistoire ». Ces nouveaux espaces nourrissent l’imagination de l’enfant et se joignent à son goût des rêves et des histoires. Ponctués de silences et de sourires complices, les dialogues entre l’enfant et le vieil homme soudent leur amitié. Et permettent à l’enfant d’entrevoir et d’accepter l’inéluctable. « Ulysse ne reviendrait pas au pays des champs d’algues ». Désormais, l’enfant devra grandir avec ses blessures.

    Porté par une écriture poétique exigeante et belle, le récit de Marie-Hélène Prouteau est une leçon de vie où se décrypte —  derrière la tragédie humaine — l’amour de l’écrivain pour « le pays des champs d’algues et des menhirs ». Et au-delà, sous la rumeur bruissante de la page, la tendresse lumineuse du regard.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marie-Hélène Prouteau, L'Enfant des vagues








    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime

    par Marie-Hélène Prouteau

    Chroniques de femmes – EDITO





    … les arbres ont … le même désir de paradis mortel …
    Ph., G.AdC








    LUCE GUILBAUD OU LA TRAVERSÉE DE L’INTIME




    Depuis plus d’une quarantaine d’années, à côté de son activité picturale, Luce Guilbaud a composé une importante œuvre poétique, une quarantaine de recueils aux éditions Le Dé bleu, La Bartavelle, Bernard Dumerchez, Soc et Foc, La Renarde rouge, Contre-Allées, Tarabuste, Rougier, Henry. Dont une douzaine de livres pour la jeunesse, plusieurs livres d’artistes et de nombreuses publications en revues.

    Naviguer dans les marges, ce titre d’un recueil récent paru chez Soc et Foc, est révélateur de toute son œuvre, qui évite les lignes toutes tracées et regarde le monde d’un peu ailleurs. N’est-ce pas la fonction du poète que de se poser dans les à-côtés et les lisières ? La voix de Luce Guilbaud aime à s’alimenter d’une parole de l’écart, du secret, du silence. Elle cite volontiers Jean Tardieu : « Le poème, c’est l’avenir qui se retourne et mord le promeneur ».

    Écrire de la poésie pour elle, c’est accueillir, recevoir la présence des choses :

    « Une sensation de départ, des mots et l’écriture arrive qui prend la forme qu’elle décide », dit-elle dans une interview à Lélixire. Comme si, d’abord, il fallait laisser l’initiative aux mots. Elle poursuit : « Une autre écriture surgit, tombe en moi, comme une parole échappée de l’entre-deux de la conscience. Ce qui s’écrit à partir de là me résiste. C’est une fouille organisée d’où je tire un texte qui n’a pas encore de forme ». Belle image que celle-là pour exprimer la quête de la « forme », dans le poème et dans le tableau, ses deux champs de création qui s’entrecroisent souvent de poème en poème. Belle façon aussi de dire que l’écriture se nourrit à la bouche d’ombre de l’inconscient.

    Chez elle, ce va-et-vient entre l’émotion et l’invention langagière produit une écriture incarnée, sensible. Sentiers au bord de la mer, marais salants, forêts avec fougères, grand vent, roses trémières, hortensias, maison de village, vitraux d’église, herbes et eaux dormantes, on n’en finirait pas de dessiner la géographie intérieure de Luce Guilbaud : dans ses vers, on sent les souffles du large, on voit le filet de l’eau qui coule, discrète :


    « une saignée à peine présente une idée de rivière

    peinte un dimanche avec pêcheurs et saules penchés

    sait-elle qu’elle va vers les vases de l’estuaire »


    L’arbre est très présent dans l’univers de Luce Guilbaud : « l’arbre au cri rouge », « l’arbre veilleur » ; il y a aussi la « nostalgie de la forêt ». Autant dire qu’il est une présence familière qui, à la fois, s’enracine dans le sol et s’élève :


    « car les arbres ont le même pas la même mesure de pays singulier

    La même combustion de cendres le même désir de paradis mortel »


    C’est une force qui s’exhausse et convie à l’ouvert : « tu ouvres la porte à l’arbre » (Une pluie de non-retour)


    Voici, plus loin, à portée de minuscule sensation, la vie secrète de la nature en sommeil :


    « vibration de pollen naissance d’une fleur en hiver »


    Chez elle, l’écriture ne s’éloigne jamais d’une appréhension sensitive et charnelle des choses. Expérience vive au monde, celle de la mer en Vendée où elle vit, celle des forêts de Guyane ou d’ailleurs. Les vers de Luce Guilbaud mettent en mouvement les cinq sens : ici, c’est le goût du sel sur la langue, petite « madeleine » qui a pouvoir de résurrection d’enfance, là, c’est l’appel que fait le cri des mouettes, ou bien une façon de tenir son regard pour capter les « feuillées de verts avec retouches ». Avec ce plaisir des couleurs qui, toujours, irradie ses poèmes. Voilà bien une poésie qui ouvre la respiration, lave le cœur.

    Toujours, chez elle, surgit cette écriture du tressaillement tendre et de l’inquiétude, comme dans Au présent d’infini qui évoque la vie :


    « avec en nous

    autant d’îles et d’écueils

    que de passerelles et de seuils »


    Le flux multiple de la vie passe dans les chemins traversiers de Luce Guilbaud, avec ses aléas, ses moments lumineux, ses ratés. Le poids de chair et de fragilités qu’est une existence est sans cesse restitué, simplement, sans hausser la voix :


    « Il y a eu des pluies     des pluies encore

    des voyages retenus

    et toi dans les rêves

    avec tremblements […]

    parfois je t’inventais », lit-on dans Nuit l’habitable.


    Cette poésie des sens sait évoquer ce qui persiste de l’amour et de la beauté, elle sait suggérer l’intensité du désir. Des instantanés sont là, éclairant les corps qui se frôlent, sans exhibitionnisme ou impudeur :


    « l’amour sous la paume

    même absent c’est son reste […]

    gestes liés aux plis des draps »


    Écrire des poèmes d’amour est presque un défi pour notre époque. Luce Guilbaud y parvient en trouvant un timbre de voix singulier, tout de retenue. Le « nous » qui fait écho au « je » explore le territoire de la joie et de la tendresse amoureuses. Les titres des recueils parlent d’eux-mêmes. Le Cœur antérieur, À mon seul désir, Rouge incertain, Au présent d’infini. Dans Nuit l’habitable, elle s’émerveille devant les seize miniatures peintes par Barthélémy d’Eyck au XVe siècle ; sa plume revisite le très ancien dit du Roi René, au temps de l’amour courtois :


    « amour a pris le cœur du Roi

    et le désir tourmente »


    En donnant la parole non pas au poète courtois mais à l’amante, elle ouvre un changement radical ; c’est le désir de la femme qui est posé :


    « viens couchons-nous ensemble

    sur la lame de l’épée ».


    Reprise du mythe de Tristan et Yseut, évoqué en filigrane dans la référence à l’épée et qui suggère la part nouvelle du féminin acquise grâce aux luttes des récentes décennies.

    Dans Pas encore et déjà, l’aventure amoureuse, énigmatique, entre un « il » et un « je » dont nous ne saurons rien, obéit ainsi à une esthétique de la fragilité et de la discontinuité qui semblent l’expérience même du monde et de la vie. Se mêlent bonheurs, regrets, blessures, rires. Un homme et une femme se cherchent, se séparent. Le conditionnel pousse l’impersonnel à incandescence : « ils auraient pu s’aimer ».

    D’une façon générale, les vers brisés, les blancs typographiques fréquents et l’absence de ponctuation rendent visibles le silence, les déchirures entre les paroles. Au lecteur d’opérer lui-même les marquages dans le texte : de la sorte, le sens ne se laisse pas toujours cerner facilement. Il faut laisser les mots faire leur œuvre en nous. Mais ce flottement est tout à fait conscient chez Luce Guilbaud, il témoigne de la tension toujours présente chez elle. Comme l’illustre l’écriture à quatre mains avec l’amie poète, la québécoise Danielle Fournier. Entre la voix de celle-ci plus proche de la prière et celle de la « femme de mer » qui vogue par les flots entre Royan et Noirmoutier, se joue, par delà l’océan, une partition d’amitié poétique. Elle est placée sous le signe d’Iris qui donne son titre au recueil. Un chant amébée, empli de vagues et d’« oiseaux tisserands ».

    La question d’aimer, l’amitié, la fragilité de la vie, la figure chère de la grand-mère, autant de thèmes et motifs familiers à Luce Guilbaud qui dessinent une forme très personnelle du lyrisme. Si cette notion a un sens à son propos, c’est de façon problématique, oblique. Jamais il ne s’agit de l’étalage d’un « moi » exposant sa propre intériorité avec complaisance. Il faut l’entendre au sens où l’écrit Jean-Michel Maulpoix : « Le lyrisme est une maladie. Celle de qui ne saurait se résigner à ce que ce qui est ne ressemble pas à ce qui pourrait être ». Autant dire une poétique du manque : l’autre vie, celle de l’enfance, celle de l’amour, celle des mots, fut toujours plus belle.

    La façon dont Luce Guilbaud met en mots le thème du temps qui passe est, à cet égard, significative de cette vision originale du lyrisme :


    « l’arbre te hisse dans tes voilures

    de là-haut tu vois passer le monde

    les pierres et les fourmis

    les processions et les croisades […]

    le temps de l’arbre est-il plus long

    quand les hommes accompagnent les forêts. »


    Dans ce flottement de sens qui rapproche l’arbre et le mât de bateau, dans ce surplomb de la vie minuscule de la nature ou des tollés humains, la temporalité de l’arbre atteste d’autre chose : elle nous apprend à accepter la finitude. Point de mélancolie chez Luce Guilbaud ; il s’agit de laisser advenir des images rêveuses qu’elle porte en elle comme un précieux viatique. Cette résonance du lyrisme s’appuie sur de fulgurantes illuminations : « un lapin qui fume la pipe », « une princesse enchaînée aux rochers », « un valet de cœur en blanc ». Ces trouées dans l’espace des vers rappellent les poètes qu’elle aime, comme Rimbaud ou les surréalistes. Elle se plaît ainsi à mélanger les styles et les différentes textures de la langue comme en autant de collages.

    L’œuvre de Luce Guilbaud donne à aimer une voix singulière et vive, qui conjugue douceur et douleur, élégance et profondeur. En poète de l’intime, elle retrouve la source même de la poésie qui est, selon Philippe Jaccottet, de « rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous » *.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes






    ___________________________________
    * Philippe Jaccottet, L’encre serait de l’ombre, Poésie/Gallimard n° 464, 2011.





    LUCE GUILBAUD


    Guilbaud
    Image, G.AdC





    ■ Luce Guilbaud
    sur Terres de femmes


    [L’ombre amoureuse] (extrait de Débordé pourpre)
    Demain l’instant du large (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le haut le bas l’envers l’endroit] (extrait de Demain l’instant du large)
    [il y a eu des pluies] (extrait de Nuit l’habitable)
    Mère ou l’autre (lecture d’AP)
    [Mon enfance] (extrait d’Où la chambre d’enfant)
    [les ombres envahissent] (extrait de Pas encore et déjà)
    [mon père m’offre des animaux] (extrait de Vent de leur nom)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (lecture d’AP)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (extrait)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud [Dis-moi plutôt ce qui nous réunit](autre extrait d’Iris)
    Luce Guilbaud | Amandine Marembert | Renouée (extraits de Renouées)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le corps penche




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    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guilbaud
    → (sur le site de la Mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guibaud




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule

    par Marie-Hélène Prouteau

    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule,
    éditions Zulma, 2013.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau




    Si je pense à elle, je tombe
    Ph., G.AdC







    [CE ROMAN EST UN POÈME]



    Voici un roman singulier et qui prend toutes les libertés avec les formes d’écriture. Les lisières des genres s’effacent. Roman, poème, conte d’aujourd’hui, il est tout cela, ce livre de deuil. Il était une fois, dans une presqu’île au nom merveilleusement antique, une jeune fille qui tentait de surmonter la douleur causée par la chute mortelle de son amie Arthénice, sa partenaire funambule. Cette Lucia Antonia qui fait entendre sa voix dans des carnets semble sortie de l’Écume des jours ou d’Alice au pays des merveilles. C’est dire si nous sommes loin du chant de déploration et du tombeau. Daniel Morvan se saisit de la fiction et du romanesque, les fait voler en éclats. La cohérence d’ensemble, profondément originale, repose sur la forme poétique et narrative de l’injonction initiale, « Choses à faire ». Ceci n’est pas sans rappeler Notes de chevet, de Sheï Shōnagon, auteure du Japon de l’an mille, qui décline sa poésie sur le mode des listes. Dans ce bloc-notes à l’ancienne, Daniel Morvan invente une écriture syncopée, au gré des vibrations intérieures du personnage et des signes du monde. Il pose son regard sur les salines, sur les gestes des hommes qui y travaillent, sur la beauté des choses changeant avec les marées. L’action, jamais située dans le temps, est une suite de fragments, enlevée comme le sont certaines suites de Chostakovitch, dont le nom revient associé au souvenir de la jeune morte. Entre ces fragments, beaucoup de blancs, à l’image du vide au-dessus duquel marchaient les amies funambules. La langue est tout en retenue, tendue, sensuelle.

    « Tendre un fil » : le jeu de l’infinitif, répété à plusieurs reprises, donne un phrasé surprenant à ces pages. Par ce verbe nu, sans pronom, il s’agit, pour la narratrice, de fixer brièvement des tâches et, par là, de canaliser la douleur. Ce mode de la vitesse correspond parfaitement au personnage que l’on sent comme une boule de pures tensions. Contrairement aux apparences, l’infinitif ne promet pas l’infini. Depuis que Lucia Antonia s’est retirée dans cette presqu’île, elle vit sans argent, rencontre Eugénie et Astrée, deux réfugiées, un garçon voilier, un peintre, elle se promène dans les salines et voit partout l’image de la disparue. « Tracer un plan du marais », tel sera l’infinitif qui pointe sa détermination tenace : « C’est là que je fonderai le nouveau cirque d’Arthénice ».

    Dans ces cent soixante et onze moments vient se lover en creux le portrait de l’amie, limpide et lumineux. Qu’elle nous la présente humant une odeur de salicorne, jouant les belles dames au salon bleu ou s’élançant sur le fil, Lucia Antonia s’approche au plus près de la disparue, jubilante, libre et fantasque. Bonheur et douleur convoqués ensemble.

    Le mot de « traversée » fait retour dans le texte, recherche vacillante sur le fil au-dessus du vide, physique et métaphorique. Ce mot ne désigne-t-il pas aussi la traversée du deuil ? Un an après cette mort, la narratrice est tournée vers un projet, vers un possible. La douleur n’en est pas moins là, elle fait peu de bruit mais résonne en trouées fulgurantes : « Si je pense à elle, je tombe ». Au-delà, dans l’intention de fonder un cirque, Lucia Antonia invente quelque chose de plus durable, sorte de fondation symbolique dédiée à la morte pour qu’elle continue d’habiter ce monde. Elle sera aidée de ces réfugiés africains qui s’appliquent à restaurer les salines abandonnées, ces êtres qu’elle se révolte de voir reléguer dans les marges.

    La métaphore du fil ne cesse de se déployer dans ces pages : il est le fil du spectacle merveilleux qui unissait les deux partenaires ; il est ce fil tissé par les Parques qui figure la vie, brusquement cassé dans cet accident, il est enfin le fil qui permet de nouveaux liens avec son ami, avec Eugénie et Astrée, ce qui fait renouer la narratrice avec l’avant des choses. Il dit, bien sûr, le travail de l’écrivain.

    La grande réussite de ce livre tient à l’ajustement du son au sens. Ce roman est un poème. Personnages et lieux évoquent des éléments du réel et, pourtant, nous avons l’impression d’entrer dans un autre monde. Celui du rêve, de la poésie. Celle-ci affleure dans l’art très maîtrisé de la nomination : beaux prénoms à l’ancienne, noms de la faune des marais, noms des exercices acrobatiques. Les « oeillets » ne sont plus des fleurs mais les bassins des salines, les « guirlandes », les « mâts chinois » désignent des termes du cirque. Ce pouvoir humble et ténu de faire dire aux mots autre chose qu’eux-mêmes, n’est-ce pas la marque de la littérature ? Et c’est à travailler cette pâte que s’emploie Daniel Morvan, en prenant à pleines mains ce sel des mots. Ce sel qui, sans cesse, donne sa saveur à ces pages, le sel de la terre et de la mer que l’on récolte, le pacte de sel entre les amies, la figure aussi de la douleur qui ronge et le goût des larmes : « J’ai voulu ce pays de sel pour y gercer comme des lèvres altérées ».

    Dans le registre des grandes images, comment ne pas évoquer celle de la jeune-fille-oiseau, silhouette tout en fluidités et envols qui hante le texte : « Chaque aspect du jour et de la nuit renferme une parcelle d’Arthénice, ainsi qu’un vol d’aigrettes éclate parfois, s’effarouchant d’un bruit, d’une ombre, projetant les oiseaux dans toutes les directions comme autant de couteaux qui m’atteignent tous  ». Dans ce vol brusquement dispersé des aigrettes, nous voyons et entendons sa chute.

    La poésie est là, à tout instant, dans ce plaidoyer pour la force des rêves et la fantaisie (références à la magie, oracle, images de monstres de foire, cartes de jeu clins d’œil à Lewis Carroll). Le cirque, à lui seul, fait naître un imaginaire merveilleux avec ses roulottes à la Van Gogh, sa danseuse sortie d’un tableau de Chagall ; ce petit cirque familial qui passe dans les bourgs n’est-il pas celui que Goethe promène par les routes des Années d’apprentissage ?

    Il faut lire avec lenteur cette prose poétique qui marie légèreté et profondeur, empreinte, par moments, d’une sorte d’ironie stendhalienne. L’image de la jeune morte s’entrecroise avec une pensée-rêverie sur la mort en général. Portée par des éléments intemporels, le maître du moulin, la chapelle de Clarté, la voilerie qui effacent presque les traces de la modernité, l’interrogation se fait universelle. Le livre a ainsi quelque chose de la consolatio ancienne.

    « Où vont les morts ? » se demande Lucia Antonia en nous livrant d’émouvantes pensées sur la présence-absence de la disparue. Est-elle dans les objets familiers ou dans les images d’elle que la narratrice fuit avec colère car elles lui semblent une trahison ? N’est-ce pas dire que la seule vraie image de nos morts est en nous, à condition de leur assigner la place singulière qui était la leur de leur vivant, nous dit Lucia Antonia ?

    La perte, le sentiment du manque sont intimement liés à l’art dans ce roman : d’un côté, le geste d’écrire ces carnets, « gravés dans le marbre » selon la narratrice, est lié à l’expérience de la disparition ; de l’autre, le peintre, Pierrot blanc des Enfants du paradis, apparaît comme celui qui a été quitté par son modèle préféré. Il était aussi illusoire pour lui de penser posséder son modèle qu’il n’est acceptable pour Lucia Antonia de voir capter l’image d’Arthénice dans un des tableaux du peintre : la vie déborde toujours l’art. Le peintre en a l’éblouissante révélation en voyant Astrée et Lucia Antonia danser le long des étiers.

    Ce peintre qui porte un lourd chagrin est-il un double de l’auteur qui a lui-même perdu sa fille ? On peut le penser. Le tableau final du peintre réunit l’image des deux amies, avec ce don de voyance propre à la peinture qui est de faire voir l’invisible. Cette mise en abyme qui enchâsse, dans un paysage pastoral digne du Lorrain, un petit cirque bohémien est à l’image de tout le livre, audacieuse et baroque. Daniel Morvan a réussi une superbe « Consolatio à Lucia Antonia ».


    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Daniel Morvan, Lucia Antonia





    DANIEL MORVAN


    DANIEL MORVAN





    ■ Daniel Morvan
    sur Terres de femmes

    L’Orgue du Sonnenberg (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



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    → (sur le site des éditions Zulma)
    la fiche de l’éditeur sur Lucia Antonia, funambule



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
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    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






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