Étiquette : Mario Rigoni Stern


  • 16 juin 2008 | Mort de Mario Rigoni Stern

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 16 juin 2008 meurt à Asiago, son village natal (dans la province de Vicenza en Vénétie), Mario Rigoni Stern.



    Chasseur alpin devenu écrivain, Mario Rigoni Stern, « narrateur réaliste », est l’auteur d’une œuvre importante marquée par l’expérience indélébile de la guerre et par l’emprise de l’Histoire sur une époque et sur une vie. Mario Rigoni Stern est, outremonts, l’un des écrivains majeurs de son siècle.


    Parmi les titres les plus connus figurent Le Sergent dans la neige, Denoël, Paris, 1954 ; 10/18 « Domaine étranger », Paris, 1995 (Il sergente nella neve, Giulio Einaudi editore, collection « I gettoni », 1953), La Chasse aux coqs de bruyère, 10/18, 1997 (Il bosco degli urogalli, Einaudi, collection « I coralli », 1963), En Guerre, Campagnes de France et d’Albanie (1940-1941), La fosse aux ours, 1999 (Quota Albania, Einaudi, 1971), Histoire de Tönle, Verdier, 1998 ; Verdier Poche, 2008 (Storia di Tönle, Giulio Einaudi editore, 1978), Hommes, bois et abeilles, La fosse aux ours, 2001 (Uomini, boschi e api, Giulio Einaudi editore, 1980), L’Année de la victoire, Laffont, 1998 ; 10-18 , 2000 (L’anno della vittoria, Giulio Einaudi editore, 1985), Le Vin de la vie, La fosse aux ours, 2002 (Amore di confine, Giulio Einaudi editore, 1986), Pour Primo Levi, La fosse aux ours , 2007 ; Le Livre des animaux, La fosse aux ours, 1999 (Il libro degli animali, Emme Edizioni, 1990), Arbres en liberté, La fosse aux ours, 1998 (Arboreto selvatico, Giulio Einaudi editore, 1991), Sentiers sous la neige, La fosse aux ours, 2000 (Sentieri sotto la neve, Giulio Einaudi editore, 1998), La Dernière Partie de cartes, La fosse aux ours, 2003 (L’ultima partita a carte, Einaudi, 2002), Requiem pour un alpiniste, La fosse aux ours, 2007 ; Saisons, La fosse aux ours, 2008 (Stagioni, Einaudi, 2006).



    Le Vin de la vie (Amore di confine) rassemble, en quatre parties d’inégale longueur, quarante et une nouvelles. L’une d’elles, « Le Vin de la vie », qui clôt la première partie, donne son titre au recueil.








    Barolo Le Vin de la vie
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    LE VIN DE LA VIE (extrait)


    Chaque événement de notre vie est lié à d’autres faits ou événements qui, consciemment ou non, dans l’écoulement du temps, s’enchaînent et se rattachent à des personnes et à des lieux. Grâce aux récits que j’ai écrits réapparaissent souvent inopinément ou se manifestent pour la première fois après très longtemps des personnes que le hasard découvre. On revit ainsi par la mémoire des sensations et des moments qu’ont filtrés les ans, comme si la faim, la fatigue, la douleur, le danger s’étaient déposés au fond de la bouteille de la vie. Le vécu décanté reste limpide et mélancolique et acquiert des couleurs et des parfums très délicats.

    Il y a de nombreuses années, nous avions dressé notre camp pendant l’été dans une vallée du Trentin, au cœur d’un grand bois de mélèzes, et ma charge de gradé consistait à construire, une fois par semaine, avec mon escouade, les latrines pour la compagnie, et à ramasser dans les forêts, avec trois mulets, du bois pour les cuisines. Ces travaux n’avaient rien de guerrier, ils étaient même des plus pacifiques et, après la campagne sur le front ouest, les jours s’écoulaient entre le réel et l’irréel également pour une autre raison : j’étais très jeune et amoureux et, de ces montagnes-là, je voyais les miennes.

    Tous les soirs où j’étais dispensé du service de chef de poste ou de caporal de la journée, je descendais au village, à une demi-heure du camp. Il y avait là beaucoup d’estivants qui, insouciants, allaient des courts de tennis aux hôtels, ou revenaient de promenades ou bien d’excursions. Nos officiers, dans leurs uniformes impeccables, faisaient la cour aux dames aux terrasses des cafés avec orchestre, et l’on ne savait pas si c’était bien ou mal de les saluer. Quelquefois, j’entrais dans l’église, toute en pierre vive, de style gothique montagnard. Elle était entourée de son vieux cimetière, soigné comme un jardin, avec de très belles pierres tombales. Dans l’église, un aveugle tenait l’orgue.

    Mais la plus grande partie de mes heures de liberté, je les passai dans la librairie du centre, belle et bien fournie. Après m’être enhardi la première fois, j’y étais toujours bien accueilli par le libraire.

    Monsieur Mario me laissait aller et venir librement entre les rayons d’où, de temps en temps, je sortais un livre avec beaucoup de précautions et, timidement, je me hasardais à le feuilleter : la poésie, les romans, les récits, l’histoire me fascinaient tout comme me fascinaient certains paysages et la forêt. Davantage peut-être. Je me plongeais dans ces pages et je ne me rendais pas compte du temps qui passait. Presque toujours, c’était Monsieur Mario qui disait :

    — Allons, caporal, c’est l’heure de la fermeture !

    Mais il était aussi tellement bon que, par respect peut-être, il se laissait attendrir, et il attendait que sa femme l’appelle d’en haut :

    — Le dîner est servi !

    Quand l’adjudant fourrier nous distribuait la paie, la décade qui, le plus souvent, devenait la quinzaine, je pouvais me permettre d’acheter un livre. Mais alors le problème du choix se présentait, et je passais d’un rayon à l’autre avec l’argent dans la main. Il fallait que le livre ne coûte pas cher, qu’il ne soit pas très volumineux pour trouver place dans mon paquetage et ne pas trop charger mon dos en s’ajoutant aux trente-deux kilos réglementaires qui comprenaient l’équipement, les vivres de réserve, les munitions, la corde, la lanterne, la tente, la couverture, etc. Bref, après tant d’hésitations et de calculs, je me retrouvais avec la Divine Comédie, le Roland Furieux, et Il bel paese de Stoppani. Tous en édition bon marché Barion.

    Deux de ces livres sont restés dans le paquetage que je dus abandonner sur les montagnes de Grèce au mois de novembre suivant. La Divine Comédie, je l’avais mise dans la sacoche de mon masque à gaz qui, après que furent jetés masque et filtre, me servait de sacoche personnelle. Le livre et la photo de la jeune fille que j’avais placée entre les pages ont fini dans les steppes de la boucle du Don où je me trouvais pendant l’été 1942 : un coup de mortier qui m’avait aussi légèrement blessé avait coupé net la bride en toile de la bandoulière. Dans la mêlée de la bataille, Divine Comédie et photo restèrent entre les mains des soldats russes. (Je me suis souvent demandé : qu’en auront-ils fait ? Qu’en auront-ils pensé ?)

    Voilà comment finirent mes trois livres de guerre achetés avec ma solde de soldat dans un village des Dolomites.




    Mario Rigoni Stern, Le Vin de la vie, La fosse aux ours, 2002, pp. 44-45-46. Traduit de l’italien par Marie-Hélène Angelini.






    MARIO RIGONI STERN


    Mario Rigoni Stern (1)
    ©Sipa/Andersen
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    ■ Mario Rigoni Stern
    sur Terres de femmes

    25 avril | Mario Rigoni Stern | Signes de printemps (extrait de Hommes, bois, abeilles)
    24 avril 1945 | Mario Rigoni Stern, Printemps (extrait de Saisons)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Premio Mario Rigoni Stern)
    Autobiographie | Histoire d’une vie par Mario Rigoni Stern
    → (sur initiales.org)
    un dossier consacré à Mario Rigoni Stern [pdf]
    → (sur Occitanies)
    un dossier consacré à Mario Rigoni Stern





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  • 24 avril 1945 | Mario Rigoni Stern, Printemps

    Éphéméride culturelle à rebours



    MARTINETS
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    PRINTEMPS (extrait)


    Le soir du 24 avril, je scrutais le ciel pour être le premier à découvrir la patrouille des martinets noirs venus en reconnaissance. Ils étaient deux ou trois et, quand je les voyais sillonner le ciel au-dessus de notre maison, je courais l’annoncer à mon grand-père.

    Mon grand-père, ces soirs-là, était toujours assis à la même table au café Regina Margherita, occupé à boire sa bière et à fumer son cigare. Je lui criais en courant :

    ― Ils sont arrivés ! Ils sont arrivés !
    Il attendait que je reprenne mon souffle, me faisait boire une petite gorgée dans son verre.

    ― Ils sont là, tout là-haut ! Regarde, grand-père, comme ils volent vite !

    ― Oui, oui. Moi aussi, je les ai vus. Ils sont toujours de parole. Demain, tous les autres arriveront. Ceux-ci vont redescendre à Padoue maintenant pour faire savoir que le temps est beau.

    Et il me donnait un bonbon au miel.
    En effet, le lendemain, jour de la Saint-Marc, le ciel se remplissait de leurs vols et de leurs cris. Quelquefois, je cessais de jouer pour les regarder, en compagnie de mon grand-père, s’adonner à leur propre jeu qui n’était pas le même, mais ressemblait à notre jeu d’enfants sur la place du marché.

    ― Grand-père, est-ce qu’ils auraient appris à faire comme nous ?

    ― Non, répondait-il, c’est nous qui avons appris à faire comme eux.

    Voici quel est le jeu des martinets noirs : un groupe poursuit un autre groupe et, quand un martinet poursuivi se détache puis, en virant, réussit à fendre l’espace entre les deux groupes, les rôles s’inversent, et les poursuivants sont, à leur tour, poursuivis. Cette course-poursuite dans les rues autour de la petite place, nous l’appelions le jeu de « l’entaille ». Mais que cela avait été beau de le faire dans le ciel ! Le jour de la Saint Marc est légendaire et particulier aussi parce que, depuis un temps immémorial, dans un village voisin, a lieu la fête des « coucous », au cours de laquelle les garçons offrent aux filles des petits sifflets en terre cuite, tout en en réservant un, spécial, pour une jeune fille spéciale. En échange, la veille de l’Ascension, les auteurs de ces cadeaux recevront des œufs colorés avec des plantes du printemps. On se rendait à la fête à pied, non pas par la route, mais en suivant un vieux sentier délimité par des dalles de pierre, où passaient autrefois les troupeaux qui remontaient par la montagne ; alentour, les prés étaient tout blancs, non pas de neige, mais de crocus éclatants ; et il y avait dans l’air une odeur de fumier et de terre labourée, prête à accueillir l’avoine et les pommes de terre de semence. Les chants des coucous venaient des forêts et, comme dit l’un de nos proverbes Cimbres, ils viennent toujours eux aussi à la Saint Marc réveiller la forêt : Ben ne der kuko kuket/plühnt de stämme/ un bear lebet lange/ borliat de zenneö (Quand le coucou chante, les souches fleurissent, tandis que les hommes qui vivent vieux perdent leurs dents). […]


    Mario Rigoni Stern, Saisons [Stagioni, Giulio Einaudi editore, 2006], La fosse aux ours, 2008, pp. 57-58-59. Traduit de l’italien par Marie-Hélène Angelini.






    MARIO RIGONI STERN


    Mario Rigoni Stern
    ©Sipa/Andersen
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    ■ Mario Rigoni Stern
    sur Terres de femmes

    25 avril | Mario Rigoni Stern | Signes de printemps (extrait de Hommes, bois, abeilles)
    16 juin 2008 | Mort de Mario Rigoni Stern



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    → (sur initiales.org)
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    un dossier consacré à Pario Rigoni Stern





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  • 25 avril | Mario Rigoni Stern | Signes de printemps

    Éphéméride culturelle à rebours



    Mario Rigoni Stern (1)
    ©Sipa/Andersen
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    SIGNES DE PRINTEMPS



        Le printemps dit toujours beaucoup de choses, comme le veut la tradition populaire. Mais, pour ce qui est de la Saint-Marc, le 25 avril, vous pouvez être sûrs que les hirondelles ne manqueront pas à l’appel. Le 23 ou le 24 elles enverront une patrouille de reconnaissance pour voir si tout est en ordre ; elles viendront à trois, voleront autour du clocher et au-dessus de la maison au toit de tuiles romaines, celle que la guerre a épargnée, et le soir même elles retourneront vers la plaine où se trouvent les châteaux et les anciennes murailles, où leurs compagnes les attendent. Le 25, elles reviendront là où elles sont nées : les trois premières avec un gros détachement, et à l’heure du crépuscule elles exécuteront inlassablement leur jeu ultra-rapide : en effleurant le toit des maisons si la pression atmosphérique est basse, ou au contraire au-dessus du clocher et de la coupole, dans le ciel profond, si elle est haute.
        Voici comment jouent les hirondelles : un groupe en poursuit un autre et quand un martinet du groupe poursuivi, se détachant des autres et faisant un brusque virage, réussit à couper l’espace entre les deux groupes, les parties s’inversent ; les poursuivants deviennent les poursuivis. Dans mon enfance, je m’installais sur un toit pour les observer et ensuite nous faisions le même jeu sur la route (comme ç’aurait été beau de le faire dans le ciel) et on appelait ça jouer à coupe !
        Mais le matin du 25 avril, on entendra toujours au-dessus des trilles de l’alouette et des flûtes de la vendangette l’appel qui réveillera définitivement le bois : le chant du coucou. Et jusqu’aux chevreuils, paissant derrière le hameau, qui se réjouiront.





    En avril 1945- j--tais dans un Lager (1)
    Source





        En avril 1945, j’étais dans un Lager et j’avais entendu le coucou chanter dans les bois de Gratz ; ensuite, dans les décombres d’un bombardement, un vieux habillé en chasseur m’avait murmuré :
         ― N’attends personne, mon ami. Rentre chez toi ! File !
         C’est aussi pour cela que chaque année j’attends impatiemment le chant du coucou qui, ce jour lointain, aura sans doute également réjoui mes camarades de jeu et d’école devenus partisans, attendant le signal dans le Bois-Noir. Bref, à chaque printemps, les hirondelles pour mon enfance heureuse et le coucou pour le jour de l’espoir sont pour moi des signes de toujours. En effet, si nous n’avons pas d’espérance, à quoi bon vivre ?
        Alors aujourd’hui où l’air s’est enfin adouci et où la lune est bonne, j’ai mis dans la terre en amour les premières semences de légumes et j’ai sorti mes pots de géranium. À l’heure la plus chaude, j’ai discrètement rendu visite aux maisons des abeilles […]
        Ce jour-là, les abeilles étaient tranquilles mais actives. Les diligentes reines, suivies d’un petit groupe de servantes qui tentaient de les soustraire à mes regards, déposaient leurs œufs dans des cellules bien nettoyées ; d’autres œufs étaient en voie de développement et, sur les rayons les plus centraux, les larves étaient en train de se transformer en nymphes et en abeilles. Les couvées étaient toutes féminines, bien distribuées, et il n’y avait pas encore de cellules avec des faux-bourdons. Il n’y avait pas non plus de parasites, et le plancher des ruches semblait bien sec ; des restes de cire et des fragments d’opercules avaient été accumulés dans les angles situés au sud-ouest : le premier jour de chaleur, je ferai le ménage. Bref, tout cela voulait dire qu’elles avaient été bien protégées pendant l’hiver et que, même s’il avait été dur et long, elles l’avaient bien supporté.
        Maintenant que les chatons des saules, de bouleau et de noisetier sont d’abondants producteurs de pollens et les bruyères de nectar, il n’y a pas de problème ; la blancheur sur le vert nouveau des prés ne vient pas de la neige mais de la floraison des crocus. […]
         Ainsi, chez nous, le printemps est arrivé, et paraphrasant Anna Achmatova j’ai envie de dire :
        Le vent pur berce les sapins,
         je ne sens plus le froid de l’hiver
        la neige pure recouvre les montagnes
        ma terre se réveille.



    Mario Rigoni Stern, Hommes, bois, abeilles, La fosse aux ours, 2001, pp. 76-77-78-79. Traduit de l’italien par Monique Baccelli.






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