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  • 6 avril 1947 | Mario Soldati, Lettre de Capri

    Éphéméride culturelle à rebours






    Capri, 6 avril 1947.      



             « Aldo, mon amour,
         « Merci ! Avant tout ce que je veux et dois te dire, oui, avant tout, merci, merci ! J’ai devant moi ta lettre. Depuis le moment où je l’ai reçue — le moment le plus heureux, le plus intense, le plus vivant de ma vie depuis la dernière fois que je t’ai vu — depuis ce moment-là, je vis avec ta lettre. Je ne me lasse pas de la lire, de la regarder, de la palper, de la baiser. J’en connais chaque mot, la forme de chacun des traits de plume que tu as tracés avec ta main, en pensant à moi.
         « En pensant à moi. Tu as pensé à moi. À moi qui suis indigne que ta pensée s’arrête sur moi, ne fût-ce qu’un instant. Tu es tellement au-dessus de moi. Et moi, je suis si coupable devant toi.
         « Oui, c’est bien là, à ton égard, mon sentiment le plus profond : le sentiment de ma faute. Faute aggravée par le fait que tant de jours se sont écoulés sans que j’aie accompli mon devoir, qui est de me prosterner devant toi, à terre, dans la poussière, et de te demander pardon en sanglotant.
         « Maintenant, enfin, je l’accomplis. Je me suis jetée nue sur le sol, comme le soir où je t’attendais dans la maison de la Danoise, à Anacapri ; j’écrase mes seins contre le carrelage froid, et j’ai devant moi ce papier sur lequel je t’écris. Je sens que mon devoir est de t’écrire en cette posture douloureuse et humiliée.
         « Mon amour, je n’ai plus eu la grâce, la fortune, le bonheur de te voir depuis la veille de Noël 1944. Tu m’avais donné rendez-vous pour le lendemain, te souviens-tu ? Rendez-vous le jour de Noël, à midi, au café Picarozzi, à Sainte-Marie-Majeure. Nous devions déjeuner ensemble, passer ensemble toute la journée, la nuit et le jour suivant. Dans un mouvement insensé de présomption et de révolte, j’ai renoncé à cet énorme bonheur que, dans ta grande bonté, tu m’offrais. Je t’ai insulté, je t’ai offensé bassement ; et maintenant, en t’écrivant, ma main tremble. Je ne suis pas venue au rendez-vous, et comme si l’offense n’était pas suffisante, je ne t’ai même pas téléphoné pour t’avertir, pour te présenter mes excuses, pour te dire que je repartais, pour te dire au revoir. Je devrais te donner… oh ! non pas des explications ! il n’y avait, comme tu peux penser, aucune raison valable qui justifiât ma folie, mon erreur, mon orgueil. Mais il faut que je te raconte quels égarements, quelles pensées absurdes m’ont persuadée de ne plus te voir. En deux mots, voici : la veille de Noël, l’après-midi, toi, dans ta bonté, dans ta beauté, dans ta grandeur, tu m’avais rendue si heureuse, tu m’avais comblée d’une telle joie, tu m’avais transportée en un tel paradis que la nuit, à la messe, j’entendis en ma conscience une voix qui me disait clairement d’accepter ta proposition, de me lier à toi pour la vie, pour la vie et pour la mort, de devenir ton épouse fidèle, la compagne de ta vie. C’était un immense bonheur que tu me faisais, à moi misérable. Et pourtant, telle a été mon impiété, telle ma volonté de suicide que je n’ai pas eu ce courage. Voilà pourquoi je ne t’ai pas revu et suis repartie sans te téléphoner. Car à ce moment-là, je ne pouvais plus songer à une liaison passagère avec toi, à une petite, ou grande aventure. Il fallait que ce fût tout. Le mariage. Tout ou rien. Tu me comprends ?
         « À ce tout, maintenant, il faudrait renoncer. Comme tu as dû le savoir par Dorothée, j’ai épousé un Américain. Un brave garçon, très sympathique, mais que je n’aime pas. Ou plutôt si, je l’aime, mais comme un frère, un enfant, un père, un peu comme tout cela ensemble, mais non pas comme un mari, ou comme un amant. Pas du tout, pas même un peu, pas un seul instant comme un mari, comme un amant, comme un homme. Et j’ai eu un enfant. Un enfant qui, avec toi, est l’être que j’aime le plus au monde.
         « Je compte te voir à Capri bientôt, le plus tôt possible. Mon mari part demain et ne reviendra qu’à la fin de mai ou aux premiers jours de juin. Nous aurons donc devant nous deux grands mois de bonheur. Tu vois comme je suis présomptueuse, comme je suis sotte, comme je suis égoïste. Je parle de bonheur, je ne pense qu’à moi. Mais toi, seras-tu heureux ? M’aimeras-tu encore ? Ta lettre est pleine de gentillesse, de bonté. Mais je ne sais pas si tu m’aimes encore comme autrefois.
         « Eh bien, vois-tu, je suis sincère. Même si tu ne m’aimes pas, je serai heureuse : il me suffit que tu viennes à Capri, que tu daignes me tenir de nouveau dans tes bras. Si tu savais combien je les ai rêvés, tes bras, tes épaules !
         « Comment pourrais-je exiger que tu m’aimes, alors que j’ai été folle et criminelle au point de refuser ton offre, de manquer au rendez-vous que tu m’avais donné pour la vie et d’épouser un homme que je respectais profondément, mais sans l’aimer ?
         « Je ne prétends à rien, mon Aldo, et pardonne-moi si je dis mon Aldo. Je ne prétends à rien. Je te supplie seulement de venir, de venir vite reprendre possession de ta très humble servante et esclave.

    « JANE. »      



         « P.-S. — Si par hasard tu ne pouvais partir au reçu de cette lettre, écris-moi quand même tout de suite deux lignes, deux lignes seulement pour me dire de t’attendre, et pour que je ne sois pas trop en peine. Je t’adore. Je te baise la main. Ta main gauche, te souviens-tu ? La main de mon maître. Je baise ta main. Je la couvre de baisers.

    « Ta J… »      



    Mario Soldati, Les Lettres de Capri [Le lettere da Capri, 1954], Librairie Plon, 1956 ; Le Livre de Poche, 1977, pp. 365-368. Traduit de l’italien par Paul-Henri Michel.





    LES LETTRES DE CAPRI





    ■ Mario Soldati
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    17 novembre 1906 | Naissance de Mario Soldati



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  • 17 novembre 1906 | Naissance de Mario Soldati

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 17 novembre 1906 naît à Turin Mario Soldati.






        
    Mario Soldati
    Source







    La double formation, littéraire et artistique, de Mario Soldati ― études de lettres à l’université de Turin et Institut supérieur des Beaux-Arts de Rome ―, ainsi que son séjour à l’université Columbia à New York, le préparent à une double carrière d’écrivain et de cinéaste.

    De retour en Italie en 1931, Mario Soldati réalise de nombreux scénarios. Mais il s’impose vraiment en 1940 avec Piccolo mondo antico (Petit monde d’autrefois/Le Mariage de minuit) puis, en 1942, avec Malombra. Dans le monde des lettres, après la publication de Salmace, recueil de nouvelles édité en 1929, il faut attendre l’après-guerre pour retrouver l’écrivain avec la publication, en 1941, de La verità sul caso Motta (La Vérité sur l’affaire Motta), L’amico gesuita (L’Ami jésuite, 1943), A cena col commendatore (Le Festin du commandeur, 1950), Le lettere da Capri (Les Lettres de Capri, 1954), Le due città (Les Deux Villes, 1964).






    LES LETTRES DE CAPRI


    Les Lettres de Capri sont le récit de la double aventure amoureuse d’un couple d’Américains. Harry Brant, fonctionnaire du gouvernement américain et Jane son épouse, mènent à Rome des aventures parallèles. Tandis que Harry tombe amoureux de Dora ― une belle Romaine qui déchaîne en lui une passion charnelle contraire à ses mœurs puritaines ―, Jane tombe amoureuse du bel Aldo. Chacun, épris de son rêve italien, continue de vivre aux côtés de l’autre en espérant ne pas être découvert. Une double confession naît de ces aventures : celle de Jane et celle de Harry.

    Construites sur l’opposition puritanisme (couple américain) et paganisme (couple latin), Les Lettres de Capri alternent récit, échanges épistolaires et confession. D’une beauté dense et violente.





    LES LETTRES DE CAPRI




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    En tant qu’homme de cinéma, je dois déclarer qu’à première vue le récit de Harry me parut riche d’idées, de traits piquants et même d’éléments dramatiques, mais j’eus aussi l’impression que pour obtenir le financement d’un producteur, fût-il exceptionnellement cultivé et dénué de préjugés, une refonte complète aurait été nécessaire.

    Aussitôt ma lecture achevée, j’écrivis à Harry dans ce sens-là. J’ajoutai que son histoire m’avait impressionné, qu’il devait la finir et m’en envoyer la conclusion au plus vite. Dans quelques mois, je serais de retour à Rome et j’aurais sûrement quelque chose à lui proposer. Nous travaillerions ensemble et nous tirerions de là un sujet de film.

    Non que j’eusse grand espoir d’arriver à tourner un film avec des personnages d’une psychologie si compliquée, si anormale, pour ne pas dire folle. Je comptais simplement réussir à vendre le sujet, étant donné la possibilité d’insérer dans la distribution deux grands acteurs américains, et de faire gagner ainsi quelques millions à Harry.

    Toutefois je ne fis pas allusion, dans ma lettre, à ce programme minimum. Je ne voulais pas le décourager de terminer son récit. Je ne lui dis même rien des contradictions et des absurdités que j’avais cru noter dans son texte et qui me faisaient presque mettre en doute la véracité de cette histoire. Comment était-il possible, par exemple, que sa femme et lui se fussent laissé affoler par ce mystérieux coup de téléphone, au point de partir pour Capri et d’aller faire à don Raphaël cette scène absurde ? D’ailleurs le coup de téléphone lui-même ne me plaisait pas beaucoup. L’individu, d’après Harry, avait prononcé de vagues menaces, mais n’avait pas demandé d’argent. Alors pourquoi toute cette agitation ?

    Quant au personnage (appelons-le ainsi) de don Raphaël, j’étais sûr que Harry et Jane avaient exagéré dans les deux sens : en le jugeant trop diabolique, et ensuite trop saint. La vérité, il fallait la chercher entre les deux. Don Raphaël n’était pas capable du chantage qu’ils avaient craint, mais il n’était pas capable non plus de cette profonde humanité et de cette humilité qui les avaient émus jusqu’à l’enthousiasme. Très probablement don Raphaël, s’étant aperçu qu’il avait affaire à deux déséquilibrés, à deux fous (pouvait-il les voir autrement ?) avait estimé inutile de s’indigner, prudent au contraire de se montrer patient, et sage, en tout cas, de se tirer d’intrigue le plus vite possible, avec quelques bonnes paroles. Les lettres, il ne les avait pas, bien sûr. Mais il avait devant lui deux Américains et, étant donné sa position de maire fraîchement élu, il devait à tout prix effacer en eux jusqu’au plus léger doute quant à son intégrité, pour éviter qu’à l’avenir, par des conversations, ils ne communiquassent leurs soupçons à d’autres. Ce résultat, il l’avait pleinement obtenu par son serment devant le crucifix, par ses larmes, par sa mansuétude et sa douceur.

    Et les lettres ? Où avaient-elles fini par échouer ? Était-il bien vrai que le beau jeune homme ne les avait jamais reçues ? Le coup de téléphone pouvait être un tour de sa façon… Sur ce point là, j’étais moins optimiste que Harry et Jane.

    Et qu’était-il arrivé, entre Harry et Jane ? Pourquoi Harry avait-il quitté Paris et son poste à l’Unesco pour vivre misérablement via Margutta, avec Dorothée ? Ils avaient donc divorcé, en fin de compte ? Harry, quand je l’avais revu, m’avait semblé lié à cette femme pour le reste de ses jours. Il avait l’air d’un homme ruiné, désespéré, d’un homme à la dérive. Que s’était-il donc produit ?



    Mario Soldati, Les Lettres de Capri [Le lettere da Capri], Librairie Plon, 1956 ; Le Livre de Poche, 1977, pp. 333, 334, 335. Traduit de l’italien par Paul-Henri Michel.





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