Étiquette : Martin Rueff


  • Martin Rueff | Complaintes de Mare eorum




    Immigrati-clandestini-sbarchi
    « coule l’eau, coule le sang, coulent les esquifs des migrants sur la Mare nostrum
    rebaptisée pour l’occasion Mare eorum, et c’est très certainement la leur, puisqu’ils y meurent »
    (Santiago Artozqui, En attendant Nadeau
    Source








    COMPLAINTES DE MARE EORUM




    I.

    L’amer
    notre mer
    si une mer peut aujourd’hui
    être dite à quelqu’un
    la voici ouverte
    béante
    jamais il n’y eut
    de mer semblablement ouverte.


    2.

    Aussi loin qu’ils regardent
    les vagues sont des loups
    aux corps barbouillés de guède
    meute innombrable qui monte et qui descend
    aux gueules grandes ouvertes
    hurlant avec le vent
    et parfois, à la crête des vagues,
    quand les bêtes viennent laper le sel
    sur la coque, et qu’elles montrent leurs crocs
    on voit briller leur bave
    sur les creux monstrueux.


    3.

    pleurez doux alcyons pleurez
    ils crient ils tombent ils sont aux seins des flots
    et nulle Thétis n’a soin de les cacher
    nulle troupe n’a cœur à les pleurer
    et la mer argentée leur sert de couverture
    et le ciel étoilé est en eux
    et la mort au-dessus d’eux
    au-dessus de leurs corps emportés seuls
    dont l’amer fait peau neuve.


    4.

    les dernières bulles seules libérées
    par les corps asphyxiés cyanosés bientôt
    du flanc enfant d’un zodiaque noyé
    et qui remontent en étoiles d’or
    émeraudes mouvantes
    bleues vertes et velues mon bonhomme
    émeraudes louves
    en vagues louvoyantes

    à la surface
    comme des cristaux méduses
    ou l’inverse
    tant d’eau
    d’espoirs fait lie
    et de mots inaudibles
    venus des Afriques profondes
    remontées sans filets autres que des voix tues
    et oripeaux



    Martin Rueff, « I. L’amer fait peau neuve », La Jonction, éditions Nous, Collection disparate, 2019, pp. 45-47.





    Martin Rueff La jonction





    MARTIN RUEFF


    Martin Rueff portrait
    Source




    ■ Martin Rueff
    sur Terres de femmes


    Icare crie dans un ciel de craie (lecture d’AP)
    Et des coups de poing dans la poitrine (extrait d’Icare crie dans un ciel de craie + une notice bio-bibliographique)
    Le jaguar aux yeux d’eau (hommage de Martin Rueff à Claude Lévi-Strauss)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de La Jonction par Santiago Artozqui






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  • Antonio Moresco, La Petite Lumière

    par Angèle Paoli

    Antonio Moresco, La Petite Lumière, roman,
    Éditions Verdier,
    Collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, 2014.
    Traduit de l’italien par Laurent Lombard.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Moresco







    DE LA SURVIVANCE DES LUCIOLES



    Que s’est-il donc passé dans la vie de cet homme pour qu’il décide de disparaître ? Aucun lecteur de La Petite Lumière n’en saura rien. Même si Antonio Moresco, l’auteur de ce mystérieux récit, sème au fil des pages quelques indices. Sans doute la cruauté inextinguible du monde — celle-là même qui se voit, se vit au cœur de la nature et qui livre combats sous les yeux du narrateur — a-t-elle poussé cet homme à se retirer loin de tous.

    « Où je peux bien aller pour ne plus voir ce carnage, cette irréparable et aveugle torsion qu’on a appelée vie ? »

    Ainsi s’interroge cet étrange personnage qui ne livrera rien de sa vie, dont le lecteur ne saura ni le nom ni l’âge ni la fonction, qui ignorera tout de son passé. Tout ce que chacun saura, c’est ce qu’il confie dès l’incipit :

    « Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. »

    L’homme a trouvé refuge — depuis quand ? — dans une petite maison perdue au milieu des bois. Là, dans cet environnement d’arbres et de pierres sèches, le solitaire a tout loisir, dès qu’il s’est acquitté des tâches quotidiennes, d’observer le monde qu’il habite désormais. Autour de lui, des ruelles des ruines un petit cimetière avec ses lumignons. Des morts sans noms, oubliés depuis longtemps, dont la présence est aussi singulière que l’est l’absence de vivants. Au-dessus de lui, le ciel et les étoiles, les hautes futaies qui livrent bataille avec l’infini. Présences permanentes à ses côtés, les deux infinis se côtoient : l’infiniment grand, avec ses frondaisons inhospitalières qui s’étendent à perte de vue, ses vallonnements et ses ravins, ses pentes qui découpent le paysage ; l’infiniment petit, avec ses bruissements d’insectes ses pépiements d’oiseaux invisibles dans la feuillée, avec les luttes minuscules que se livrent les bêtes qui gîtent dans les sous-bois. Mais ce qui frappe d’emblée dans le regard que l’homme solitaire porte sur les choses, c’est, parallèlement à la complexité des enchevêtrements de la nature, face à l’immensité cosmique, la miniaturisation des choses. Une miniaturisation qui est donnée dès le titre du roman : La Petite Lumière [La lucina]. L’on retrouve cette miniaturisation sous la plume de l’auteur dans sa Lettre à l’éditeur. Parlant de cette histoire, il la présente comme « une petite boite noire » ; « une petite météorite qui s’est détachée de Chants du chaos » ; « une petite lune qui s’est détachée de la masse encore en fusion » de son prochain roman. « Une petite créature siamoise » qui s’est détachée « de l’autre corps plus grand » pour laisser à ce « court récit » son indépendance et sa liberté de vivre. Ainsi cette façon de parler de son œuvre s’inscrit-elle au cœur de la langue d’Antonio Moresco.

    Tout au long du récit, mais en particulier dans les premières pages, l’adjectif « petit(e) » sert de dénominateur commun à toute une série d’objets :

    « petit [escalier / cimetière / lit / bruits / troncs / potagers / hameau / papillons…] »

    « petite [maison / chambre / route / place /église / clairière… ] »

    Et bien sûr, « lumière ». « La petite lumière ». Elle est là, dès l’incipit, qui revient soir après soir, toujours à la même heure. Obsédante, têtue, elle interpelle l’homme qui scrute l’obscurité :

    « “Qu’est-ce que ça peut bien être, cette petite lumière ? Qui peut bien l’allumer ?”, je me demande tout en marchant dans les rues empierrées de ce petit hameau où personne n’est resté. »

    Sans doute cette miniaturisation — qui favorise la disparition et, par contraste, rend plus inquiétante la nature — prépare-t-elle le narrateur à la rencontre qui va se produire quelques pages plus loin. En effet, intrigué par la présence — en ce lieu qu’aucune vie humaine ne hante —, de cette « petite lumière », le « je » va entreprendre une série d’approches. Identifier le lieu où la lucina apparaît, soir après soir ; interroger villageois et farfelu égaré hors du monde pour tenter de mettre un nom sur ces apparitions régulières ; partir en reconnaissance. Or, ce que le narrateur découvre, c’est, exactement sur l’autre versant, sur la crête opposée à la sienne, l’existence d’un « petit garçon ». Un petit bonhomme en culottes courtes, qui vit seul dans sa « petite maison ». Et qui, comme lui, accomplit les tâches quotidiennes, les mêmes rituels familiers. Lessives repas vaisselles astiquage repassage. Le tout sans se plaindre sans rechigner. Avec une méticulosité et un savoir-faire d’un autre temps. Qui est-il ? D’où vient-il ? Où sont ses parents ? Pourquoi est-il tout seul ? Autant d’interrogations qui taraudent l’homme. En même temps que le lecteur. Au fil des rencontres, le « je » hasarde des questions. Peu bavard, tout occupé à ses activités, le petit garçon — avec « sa petite dent cassée », « sa petite tête rasée », « ses petites mains », ses « petits vêtements » —, ne répond que parcimonieusement. Et succinctement. Désarçonné, le narrateur en vient à douter de la nature de l’enfant :

    « “Est-ce que c’est vraiment une créature de ce monde-ci ?”, je me disais. »

    Un enfant hors temps qui dit des autres enfants — ceux qui fréquentent l’école de jour — « ce sont les vivants ».

    Tandis que le dialogue se noue petit à petit entre le lilliputien et le géant, que chacun apprivoise l’autre par sa présence affectueuse et discrète, le mystère grandit de cet enfant en culottes courtes, sortant de l’école du soir, portant cartable sur le dos et faisant ses devoirs sous la lampe. Et le lecteur de s’interroger : l’enfant est-il le double de l’homme ? Son écho fidèle ? Un extraterrestre comme lui puisque tous deux vivent exilés à l’écart de leurs semblables. Tout, dans la narration, le laisse à penser. Peut-être même cet enfant est-il celui que le narrateur fut jadis et qu’il retrouve dans le dédoublement insolite qui naît au cœur de sa solitude. Tous deux, en marge de la vie, évoluent aux confins de la mort. Lequel de l’enfant ou de l’homme sera pour l’autre la luciole qui le sauvera ?

    Tout au long du cheminement qui le conduit vers l’enfant, le narrateur ne cesse d’invectiver le monde qui l’entoure. Depuis les crapauds et les « guêpes hargneuses » jusqu’aux étoiles, en passant par toutes les formes de la matière, minérale, végétale, organique, cosmique. Il ne cesse d’interroger la nature. Sans espoir de réponse.

    « Mais elles ne répondent pas » / « Mais ils ne répondent pas ».

    Seules les hirondelles répondent :

    « Oui, oui, on est folles ! elles me répondent, ces bestioles survoltées, sans arrêter de frôler le sol de la ruelle et le fil de l’eau, comme des flèches, en trissant… »

    Parfois l’interrogation se poursuit au-delà du dialogue avec les présences immédiates, dans la volonté de percer le secret de la complexité-gigogne de l’univers.

    « Comment savoir si au-dessus du ciel il y a un autre ciel ? »

    « Comment savoir si la lumière n’est pas elle aussi à l’intérieur d’une autre lumière ? Et quelle lumière ça peut bien être, si c’est une lumière qu’on ne peut pas voir ? »…

    Autant de questions qui s’emboîtent les unes dans les autres comme autant de maillons, avec leur lot de mystères, closes chacune sur une absence de réponse. Ainsi le narrateur poursuit-il son dialogue inépuisable. Sans doute pour tenter de comprendre le pourquoi de son existence et celui de sa place dans un univers dont le sens lui échappe.

    « Alpha du Centaure, l’étoile la plus proche de notre soleil, se trouve à une distance de quatre années-lumière. Le Grand Nuage de Magellan, la galaxie la plus proche de notre galaxie, se trouve à cent soixante-cinq mille années-lumière de notre système solaire. Et moi, là, assis sur cette chaise en fer qui s’enfonce de plus en plus dans le sol, dans cet endroit hors du monde, à la même distance de tout et de l’espace et du temps et de ma vie et de ma mort… »

    À défaut de trouver une réponse dans les astres et le cosmos, peut-être le narrateur trouvera-t-il un peu de clarté dans les « milliers de lucioles »… « qui pullulent au milieu du feuillage épais et noir, avec leurs myriades de petites lumières qui s’allument et qui s’éteignent par intermittence » pour faire naître avec elles un « monde enchanté ». Elles qui ont résisté de toute la force contenue dans leur « petit corps » et que la grêle n’a pas anéanties. Leur survivance au cœur même des cataclysmes qui secouent leur monde peut-elle être considérée comme un signe d’espoir ? Celui, par exemple, d’une amitié aux formes inattendues, contours auxquels seules les « âmes errantes » que sont ces insectes luminescents sont susceptibles de donner naissance.

    Profondément onirique, ce court récit n’en est pas moins un très grand roman. Un texte magnifique, poétique et prenant, le premier de cet auteur italien à être traduit en français. Une belle découverte. À partager à l’infini.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Antonio Moresco, La Petite Lumière







    LETTERA ALL’EDITORE



    Caro Antonio,


    Ti mando questo breve romanzo, che ho scritto alcuni mesi fa su un quaderno. Non mi va di anticipartene qui, in poche righe, la storia, perchè non mi è facile parlarne, perchè preferisco che tu la scopra da solo pagina dopo pagina, e per non toglierti la sorpresa.

    E’ una storia scaturita da una zona molto profonda della mia vita, è come una piccola scatola nera. Parlandoti di questa cosa che mi urgeva dentro e che stavo per cominciare a scrivere, una sera ti ho detto che sarebbe stata per me, in un certo senso, testamentaria, che se fossi crepato il giorno dopo averla scritta sarebbe stata il mio testamento. Non perchè la consideri più significativa e importante di libri come Gli esordi o Canti del caos, ma proprio per la sua particolare natura intima e segreta.

    Anche questa, come Gli incendiati, è stata un’irruzione incalcolata e improvvisa. Come il primo è un piccolo meteorite che si è staccato da Canti del caos, così questa è una piccola luna che si è staccata dalla massa ancore in fusione del mio nuovo romanzo, che si intitolerà Gli Increati.

    La lucina è nata da uno spunto di poche righe, solo una piccola scena annotata negli appunti che ho buttato giù per anni in vista degli Increati. Credevo che questa scena avrebbe trovato posto là dentro, che vi avrebbe occupato al massimo mezza paginetta. Invece ha evidentemente lavorato in segreto dentro di me. Così, a un certo punto, ha preteso una sua vita autonoma. E allora è cresciuta come una piccola creatura siamese, fino al momento in cui ho dovuto staccarla dall’altro corpo più grande su cui si era inizialmente annidata.

    Ecco, questa è la storia del piccolo libro che adesso hai tra le mani.
    Antonio Moresco



    Antonio Moresco, La lucina, Arnoldo Mondadori Editore, Collana Libellule, 2013, pp. 5-6.





    Antonio Moresco, La lucina







    LETTRE À L’ÉDITEUR



    Cher Antonio,


    Je t’envoie ce court roman, que j’ai écrit il y a quelques mois sur un cahier. Je n’ai pas envie d’en éventer ici l’histoire, en quelques lignes, parce qu’il n’est pas facile pour moi d’en parler, parce que je préfère que tu la découvres tout seul, page après page, et ne pas te gâcher la surprise.

    C’est une histoire qui surgit d’une zone profonde de ma vie, c’est comme une petite boite noire. En te parlant de cette chose qui urgeait en moi et que j’étais sur le point de commencer à écrire, un soir je t’ai dit qu’elle serait pour moi, d’une certaine façon, testamentaire, que si je crevais au lendemain de l’avoir écrite, elle serait mon testament. Non pas que je considère qu’elle soit plus significative et plus importante que mes autres livres, tels que Les Débuts ou Chants du chaos, mais justement à cause de sa nature intime, particulière et secrète.

    Cette histoire aussi, tout comme Les Incendiés, a été une irruption spontanée et soudaine. Tout comme ce livre est une petite météorite qui s’est détachée de Chants du chaos, cette histoire est une petite lune qui s’est détachée de la masse encore en fusion de mon prochain roman, qui aura pour titre Les Incréés.

    L’idée de départ de La Petite Lumière tient en quelques lignes, juste une petite scène au milieu de notes griffonnées pendant des années en vue des Incréés. Je croyais que cette scène trouverait sa place dans ce projet, qu’elle y occuperait tout au plus une demi-page. Or, de toute évidence, elle a travaillé secrètement en moi. Et, à un certain moment, elle a voulu vivre sa propre vie. Alors elle a grandi comme une petite créature siamoise, jusqu’au moment où j’ai dû la détacher de l’autre corps plus grand dans lequel elle s’était initialement lovée.

    Voilà donc l’histoire de ce petit livre que tu as entre les mains.
    Antonio Moresco      



    Antonio Moresco, La Petite Lumière, roman, Éditions Verdier, Collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, 2014, pp. 7-8. Traduit de l’italien par Laurent Lombard.



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 28 novembre 1908 | Naissance de Claude Lévi-Strauss

    Hommage de Martin Rueff



    Éphéméride culturelle à rebours

    Invité du jour : Martin Rueff



    Il y a cent douze ans, le 28 novembre 1908, naissait à Bruxelles Claude Lévi-Strauss.






    Portrait de Claude Lévi-Strauss

    Image, G.AdC






    Ci-après l’hommage à Claude Lévi-Strauss qu’a confié à Terres de femmes le poète et universitaire Martin Rueff.
        Martin Rueff a participé, aux côtés de Frédéric Keck, Marie Mauzé et Vincent Debaene (préface), à l’établissement de l’édition des Œuvres de Claude Lévi-Strauss dans la Bibliothèque de la Pléiade (éditions Gallimard, mai 2008).






    LE JAGUAR AUX YEUX D’EAU


    Pour A.



    Pour que les questions de Claude Lévi-Strauss se fassent entendre, une certaine qualité de silence est requise, une attention particulière, une disponibilité qui s’accommode mal des éclats et des débats, des célébrations fastueuses, de la transformation en idéologie d’une des œuvres les plus radicalement neuves du siècle. Ainsi, pour peu qu’on veuille lire l’anthropologie structurale sur le plan qu’elle a contribué à créer, son programme est devant nous. On suggère ici trois de ses leçons : la première concerne son objet (le pluriel des hommes), la seconde son point d’application (les lois de l’esprit), la dernière sa thèse sur le sens (l’intelligence des structures). On conclut par un conseil de lecture.




    Claude Lévi-Strauss 1



    1. Si Rousseau, selon l’hommage que lui rendait Lévi-Strauss en 1962, est le « fondateur des sciences de l’homme », c’est parce qu’il leur offre un objet et une méthode. « Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Essai sur l’origine des hommes). Le rapport entre le donné phénoménal (les hommes) et la structure de l’identité et de la différence se donne comme en chiasme par rapport à l’opposition du singulier et du pluriel. L’argumentation de Rousseau consiste à souligner que pour connaître le pluriel identique des hommes, il suffit de regarder près de soi leur variété mais que si, d’aventure, on veut connaître la singularité différenciée de l’homme, il faut aller loin de chez soi. Il y a donc un mauvais et un bon pluriel. Le mauvais pluriel, c’est le pluriel de l’identique ; le bon, celui qui introduit la différence. On dira que l’anthropologie invente le pluriel interne de l’homme comme la grammaire repère un complément d’objet interne. L’homme est ce système de différences d’avec lui-même qui ressort si on le compare à des occurrences qui s’éloignent du modèle qu’on a sous la main. L’ethnographe peut aider l’anthropologue quand il nous oblige à aller voir là-bas pour vérifier que nous n’y sommes pas et qu’il revient nous le dire.




    Claude Lévi-Strauss 2



    2. Des Structures élémentaires aux Mythologiques, « grandes » ou « petites », l’anthropologue étudie le sens des articulations. Lévi-Strauss est ce philosophe que Hume appelait de ses vœux dans L’Enquête sur l’entendement humain : « Même s’il est difficile d’échapper à l’observation selon laquelle toutes les idées sont reliées entre elles (connected together), je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de philosophe qui se soit proposé d’énumérer ou de classer les principes d’association entre les idées ». Lévi-Strauss offre la plus singulière entreprise jamais tentée : proposer une science de l’entendement humain en décrivant les articulations à l’œuvre dans les structures mythologiques ― penser c’est associer, connecter, relier, articuler, structurer. Il reste qu’il a donné à ce principe une extension sans précédent : alors que Hume ramenait à trois les principes d’association des idées (la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou l’espace, et le lien de la cause et de l’effet), Lévi-Strauss cherche dans la « pensée sauvage » et ses expressions mythiques, les richesses savoureuses de toutes les formes d’association. Il y faut une patience et un tact sans commune mesure, mais aussi, et sans doute cette qualité est-elle associée aux deux premières, une athlétique qui conduit loin des sentiers battus par la philosophie. « Kantisme sans sujet transcendantal », cette formule de Ricoeur acceptée par Lévi-Strauss et reprise par Deleuze, indique que la quête des structures du sens échappe à la représentation d’un sujet. Il y a plus encore : l’association est partout. Elle est à l’œuvre dans les structures mêmes de l’esprit (c’est le matérialisme de Lévi-Strauss) et dans la perception même (son esthétique encore mal comprise nous apprend que le donné de la sensation est déjà affaire de structure et que « regarder » et « écouter », c’est déjà comme « lire » : ordonner). Enfin, comme le Valéry de L’Homme et la Coquille ou le Caillois des Cohérences aventureuses, Lévi-Strauss nous apprend que le structuralisme doit être généralisé à l’univers des formes naturelles.




    Claude Lévi-Strauss 3



    3. L’anthropologie structurale enveloppe une thèse sur le sens que l’on retrouve dans les critiques que Lévi-Strauss a pu adresser à Freud ou à Panofsky. L’analyse structurale ne se soucie pas d’interpréter ou de remonter à quelque origine : elle s’emploie à reconnaître les règles selon lesquelles tout mythe est traductible en un autre, toute version en une autre version, tout code en un autre code, c’est-à-dire à établir que l’essence ou même la propriété fondamentale des mythes et des coutumes n’est autre que ce qui assure l’entre-traduction des diverses versions, des divers discours, des diverses représentations et des divers codes qui s’y font jour. Un argument grammatical nous en convaincra : Lévi-Strauss permet de remplacer la philosophie « réflexive » du pronom réfléchi de la tradition par une philosophie « distributive » du sens. Ainsi, quand il écrit dans Le Cru et le Cuit : « nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes et à leur insu », il précise immédiatement qu’il faut faire abstraction de tout sujet et considérer que d’une certaine manière « les mythes se pensent entre eux » : « les significations se signifient l’une l’autre ». Il n’y a donc pas le moindre sens à privilégier tel message prétendument originaire et fondamental, censé, qui plus est, être dépourvu de grammaire. Analyser, c’est entre-traduire, et, du même coup, formaliser, mettre au jour la grammaire générale ou l’armature formelle à laquelle est « asservi l’exercice de la pensée » quelle qu’elle soit et quelque contenu qu’elle se donne. Ainsi, comprendre les hommes, c’est accepter que nous n’avons pas le dernier mot, non pas parce qu’il est le point d’horizon qui recule devant nous à mesure que nous avançons, mais, tout bonnement, parce qu’il n’y a pas de dernier mot.
        On n’omettra pas que la première leçon est porteuse d’une morale et d’une politique, que la seconde enveloppe une nouvelle écologie, et la troisième, une sémiotique et une philosophie de l’art. Comprendre leur articulation reste la tâche de l’anthropologie qui vient.





    Lévi-Strauss 4



    4. Énoncées dans la pureté de leur programme, ces leçons ne doivent pas tromper sur la singularité de l’œuvre de Lévi-Strauss. On a cédé à notre tour, et pour les besoins de la clarté, à la géométrie sèche des propositions, alors que ce qui fait la force de l’œuvre Claude Lévi-Strauss, ce n’est pas tant un ensemble de thèses, qu’une forêt d’exemples, tous plus beaux, plus riches et plus surprenants les uns que les autres. On passera à côté des Mythologiques si on y cherche seulement une thèse nouvelle sur la nature et la culture (Claude Lévi-Strauss étudie comment elles ne cessent de s’emboîter et de se déboîter dans les mythes) ou une nouvelle intelligence de la signification (le mythe, comme le langage, « signifie la signification ») : il faut lire et relire les huit cents mythes examinés, recensés, résumés, interprétés, transformés. On y découvre partout des joyaux. Nous est-il permis d’en citer un ? Il s’intitule « les yeux du jaguar » :

    Le jaguar apprend de la cigale que le crapaud et le lapin lui ont volé le feu pendant qu’il était à la chasse, et qu’ils l’ont emporté de l’autre côté de la rivière. Le jaguar pleure ; un fourmilier survient, auquel le jaguar propose un concours d’excréments. Mais le fourmilier fait une substitution ; il s’approprie les excréments contenant la viande crue, et fait croire au jaguar que les siens consistent seulement en fourmis. Pour se rattraper, le jaguar invite alors le fourmilier à jongler avec leurs yeux désorbités : ceux du fourmilier retombent en place, ceux du jaguar restent accrochés en haut d’un arbre. Le voilà aveugle. A la prière du fourmilier, l’oiseau macuco fait au jaguar des yeux d’eau qui lui permettront de voir dans l’obscurité. Depuis lors, le jaguar sort seulement la nuit ; il a perdu le feu ; et il mange sa viande crue. Jamais il n’attaque le macuco.

    Un jaguar dépossédé du feu, un concours d’excréments avec un fourmilier, une jonglerie d’yeux qui finit mal, le concours d’un oiseau qui offre aux jaguars des yeux d’eau pour voir la nuit : beautés émouvantes et gracieuses qui émeuvent jusqu’aux larmes



    5. Interrogé en 1965 sur les découvertes des hommes qu’il faudrait léguer à nos successeurs, Lévi-Strauss ironisait mais son sourire était triste : « mieux vaut donc laisser quelques témoignages que, par notre malfaisance et celle de nos continuateurs, ils n’auront plus le droit de connaître : la pureté des éléments, la diversité des êtres, la grâce de la nature, et la décence des hommes. »

    Parce qu’elle aura su penser la pureté des éléments et la diversité des êtres, parce qu’elle aura redonné un sens à la grâce de la nature, l’œuvre de Claude Lévi-Strauss figure aujourd’hui comme un des plus beaux monuments de la décence des hommes.


    Martin Rueff
    D.R. Texte Martin Rueff





    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de l’INA – Archives pour tous)
    Archives Claude Lévi-Strauss





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Cesare Pavese dans la collection Quarto


    Cesare Pavese, Œuvres,
    Gallimard, collection Quarto, 2008.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Pavese
    Image, G.AdC






    CESARE PAVESE DANS LA COLLECTION QUARTO,
    UNE ÉDITION ÉTABLIE ET PRÉSENTÉE PAR MARTIN RUEFF




    Le centenaire de la naissance de Cesare Pavese, né le 9 septembre 1908, est l’occasion pour les éditions Gallimard de publier dans la collection Quarto un volume rassemblant les œuvres majeures* du grand écrivain italien. Dirigé par Martin Rueff, cet ouvrage imposant comporte, outre une biographie très complète agrémentée de photos, de notes et d’extraits d’articles, une bibliographie commentée par Martin Rueff lui-même. Les œuvres sont présentées par ordre chronologique, depuis Travailler fatigue (1930-1935), recueil poétique traduit par Gilles de Van, jusqu’au Métier de vivre. Commencé en 1935, ce « journal d’écrivain », à la fois « cahier d’écriture et cahier de lecture », accompagne Cesare Pavese jusqu’au 17 août 1950, dix jours avant sa mort survenue le 27 août 1950.

    Intitulé Cesare Pavese, Œuvres, l’ouvrage s’ouvre sur « Portrait d’un ami » de Natalia Ginzburg. Texte par lequel Natalia Ginzburg ancre « la mélancolie voluptueuse du jeune homme qui n’a pas encore touché terre » dans la mélancolie de la ville qui était chère à Pavese. Turin. Natalia Ginzburg évoque les années de jeunesse turinoise en même temps que celles des amitiés qui avaient fini par ennuyer l’écrivain devenu célèbre. « Nous-mêmes qui étions ses amis, nous disait-il, nous n’avions plus de secret pour lui et nous l’ennuyions infiniment. » Elle évoque enfin cette nuit d’août où Pavese s’est donné la mort. « Aucun d’entre nous n’était là. Il a choisi pour mourir, un jour quelconque de ce mois d’août torride et il a choisi la chambre près d’un hôtel de la gare ; il a voulu mourir, dans la ville qui lui appartenait, comme un étranger ». Une mort annoncée bien des années auparavant dans Le paradis sur les toits (Travailler fatigue, Poésie/Gallimard, p. 157).

    Pour clore cet ouvrage, outre les pages consacrées à une importante bibliographie inspirée de l’irremplaçable bibliographie critique établie par Luisella Mesiano, Cesare Pavese di carta e di parole ; bibliografia ragionata e analitica (Alessandria, 2007), un dossier composé d’une interview donnée à la radio par Cesare Pavese, et d’un article d’Italo Calvino.

    Dans l’entretien radiophonique consenti à la Rai en 1950 (et paru dans la revue Aretusa), Pavese répond à la critique ― qui lui reproche d’être « passé de l’américanisme au néoréalisme polémique », puis au « régionalisme » ― en « parlant de son œuvre comme s’il s’agissait de celle d’un autre » et en réaffirme la « nature ambiguë ». C’est-à-dire :

    « l’ambition de fondre en une seule les deux aspirations qui s’y sont combattues dès le début : un regard ouvert vers la réalité immédiate, quotidienne, « rugueuse », et une réserve de professionnel, d’artisan, d’humaniste ; une familiarité avec les classiques comme s’ils étaient des contemporains, avec les contemporains comme s’ils étaient des classiques, en somme la culture entendue comme métier. »

    Dans son article intitulé « Pavese et les sacrifices humains », publié en 1966 dans la Revue des études italiennes, Italo Calvino affirme que la seule préoccupation obsédante de Pavese, celle vers laquelle converge sa création littéraire, c’est son intérêt pour les sacrifices humains. « Relier l’ethnologie et la mythologie gréco-romaine à son autobiographie existentielle et à sa production littéraire a été le programme constant de Pavese », durablement influencé par la lecture ancienne du Rameau d’or de Frazer.

    Entre les textes de Natalia Ginzburg et ceux d’Italo Calvino viennent s’insérer les œuvres de Cesare Pavese. Depuis le recueil poétique Travailler fatigue ― qui est suivi d’Essais critiques (1943) ― jusqu’au Métier de vivre. Chacune de ces œuvres est annoncée par une analyse de Martin Rueff, texte dans lequel l’auteur d’Icare crie dans un ciel de craie choisit de mettre l’accent sur une particularité de l’œuvre présentée. Un certain regard, le regard très personnel de Martin Rueff, oriente celui du lecteur, le conduit sur des voies inédites. Pour son plus grand bonheur. Ainsi du récit Par chez toi /Paesi tuoi (1939), traduit par Mario Fusco et introduit par Martin Rueff. Dans le texte liminaire à l’intitulé proustien ― « Nom de Pays : Le Pronom »―, Martin Rueff insiste sur la question du « pronom » et celle de la relation qu’il entretient avec le Pays. « Récit d’une confrontation entre la ville et les collines du Piémont », Par chez toi est aussi un récit anthropologique. Qui confère au motif récurrent de « l’astuce », la dimension nécessaire au « métier de vivre » et fait de ce motif « une image de la pensée ».

    Suivent les récits de La Plage (1942), Vacance d’août (1945), Le Camarade (1947), Dialogues avec Leucò (1947) ― « véritable chef-d’œuvre de beauté énigmatique », « qui porte les traces d’une fascination pour les grands instants du mystère où l’on échappe au temps » ―, Avant que le coq chante (1948), « diptyque politique » placé « sous le signe du reniement de Pierre », Le Bel Été (1949), triptyque construit autour du thème de la tentation (et de la sanction), La Lune et les feux (1949) ― « ample prose funèbre » dédiée à Constance Dowling (Connie) ― qui « offre un autoportrait de l’écrivain en Ulysse » de retour dans les Langhe. Et enfin, Le Métier de vivre (1935 -1950), « laboratoire secret de l’écriture » dans lequel s’élaborent « les concepts fondamentaux de sa poétique : l’image-récit, le symbole, le style, le mythe ».

    Plusieurs fois publié, Le Métier de vivre a été l’objet de coupes sombres dans ses versions précédentes (1952, 1958, 1962, 1977). Pour la présente édition, première édition intégrale à proprement parler, Martin Rueff a repris la nouvelle édition de Marziano Guglielminetti et Laura Nay, édition établie en 1990 à partir des feuillets manuscrits conservés au Centre Pavese de l’université de Turin. Une restitution qui contribue à mettre en lumière le « monolithe », ce « noyau mythique » auquel Cesare Pavese a travaillé toute sa vie.





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    Laocoon et ses fils
    Cour du Belvédère, musées du Vatican.





    Clore cette présentation sans évoquer l’éblouissante préface de Martin Rueff serait occulter une pièce maîtresse de cette « somme » considérable qu’est le Cesare Pavese, Œuvres. Car sous le titre mystérieux, « Laocoon monolithe » ― préface en quatre chapitres ― Martin Rueff met l’accent sur deux dimensions essentielles de la création Pavésienne : « le monolithe » et « Laocoon ».

    « Monolithe » ? Le terme revient à plusieurs reprises sous la plume de Pavese pour parler de l’unité de son œuvre et de l’obsession du noyau que l’écrivain cherche à rejoindre, quelle que soit la forme que prend son récit.

    « Je n’ai pas de doutes sur la fondamentale et durable unité de ce que j’ai écrit et de ce que j’écrirai ; je ne parle pas d’une unité biographique ou de goût, car elle est sans intérêt, mais de celle des thèmes, des intérêts vitaux, je parle de l’entêtement monotone de celui qui a la certitude d’avoir atteint dès le premier jour le monde véritable, le monde éternel, et qui ne peut que tourner autour de ce gros monolithe, en détacher des morceaux, les travailler et les étudier sous tous les éclairages possibles. »

    Cette unité, qui touche tout créateur, l’écrivain doit la chercher dans un ailleurs qui plonge dans l’enfance ― « qui nous précède à la fois parce qu’elle vient avant nous, parce qu’elle nous suit et parce qu’elle nous dépasse » ―, écrit Martin Rueff. L’œuvre entière de Pavese est régie par cette tension vers le « monolithe » et par l’interrogation obsédante du comment articuler les œuvres entre elles, poèmes et récits, comment donner à l’œuvre « complète » son unité de construction, sa cohérence unificatrice. Cette obsession ― qui aboutira au geste final du suicide comme aboutissement suprême de cette quête ― passe par la recherche incessante de la forme dont l’unité est assurée par la répétition monotone des images, du symbole ou du mythe.

    Ainsi lit-on dans Le Métier de vivre, à la date du 9 novembre 1937 :

    « La répétition dans mes nouveaux poèmes n’a pas une raison musicale mais constructive. Observer comme les phrases-clés dans ceux-ci sont toujours au présent, et comme les autres, même si elles sont au passé, convergent vers elles. Je veux dire qu’il m’arrive dans ces poèmes de saisir une réalité actuelle, non narrative mais évocatrice, où il arrive quelque chose à une image, où cela arrive maintenant, étant donné que l’image est élaborée maintenant par la pensée et qu’elle est vue en train d’agir et d’enfoncer ses racines dans la réalité.

    Le mot ou la phrase répétés ne sont pas autre chose que le nerf de cette image, un nerf, construit de fond en comble comme un échafaudage, le pivot grâce auquel l’imagination tourne sur elle-même et se soutient précisément comme un gyroscope qui existe seulement dans le présent, en action, et puis tombe et devient un quelconque morceau de fer. » (p. 1425)

    Réflexion que l’on retrouve bien des années plus tard, en janvier 1950, dans Littérature et Société :

        « Tout écrivain authentique est superbement monotone, dans la mesure où son œuvre est marquée par un moule toujours repris, par une loi formelle de l’imagination qui transforme les matériaux les plus divers en figures et en situations qui sont toujours à peu près identiques ».

    Quant à la figure du Laocoon, Cesare Pavese y fait allusion quelques jours avant sa mort, le 21 août 1950, dans une lettre adressée à Tullio et Maria Cristina Pinelli :

    « Je suis comme Laocoon ; je m’enguirlande artistiquement de serpents et me fais admirer ― mais de temps en temps, je m’aperçois de l’état où je suis, alors je secoue les serpents, je leur tire la queue, et eux ils serrent et mordent. »

    Semblable au Laocoon troyen de L’Énéide, Pavese incarne la malédiction tragique. « Conscience lucide », il est celui « qui voit pour les autres » sans pour autant parvenir à s’en faire entendre ni parvenir à se voir lui-même. Pavese, comme Laocoon, offre le « spectacle de la nature humaine livrée à la plus grande douleur ». Une douleur du corps et de l’âme dont le Laocoon d’Hagesandros, maître d’œuvre du groupe mis au jour dans l’aire de la Domus Aurea à Rome le 14 janvier 1506, « tend à Pavese la triple énigme de son miroir de marbre ». Énigme de la détresse ― concentrée dans la représentation du cri de Laocoon ; énigme du stoïcisme, celle de la souffrance de Laocoon que « nous voudrions pouvoir supporter » comme la supporte « ce grand homme »**, celle de Pavese qui écrit à la date du 21 mars 1950 du Métier de vivre : « Résigne-toi. Le stoïcisme, c’est cela qui compte. » Énigme de l’œuvre d’art dont l’« homme-colline » du Laocoon guide la réflexion théorique de Pavese sur l’obsédante question du monolithe et sert de modèle à sa création: « Quelle forme choisir ? Quelle forme donner à mes textes ? À mon œuvre ? Et encore quelle forme donner au rapport de mes œuvres ? » Sans cesse nourries par le débat esthétique ouvert par Lessing*** sur l’imitation de l’art, les « tensions fondamentales de Pavese trouvent leur écho dans le Laocoon ». « Un effort consubstantiel à son destin et à son œuvre, et qui ne cessera qu’avec son suicide. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ________________________________

    * Œuvres publiées du vivant de l’auteur.
    ** Gotthold Ephraim Lessing (« le plus éminent critique d’art allemand » du XVIIIe siècle), Laocoon. Des frontières de la peinture et de la poésie, 1766 ; Hermann, éditeurs des sciences et des arts, 1997, page 44.
    *** Lessing est le premier à remettre en question le principe de l’ut pictura poesis, rhétorique selon laquelle la poésie serait une manière parlante de peinture et la peinture une sorte de poésie muette. Principe qui, selon Lessing, fausse les interprétations critiques. À partir du groupe du Laocoon, Lessing établit une distinction entre art poétique et art pictural.






    Pavese Quartoi





    CESARE PAVESE


    Cesare Pavese





    ■ Cesare Pavese
    sur Terres de femmes



    9 septembre 1908 | Naissance de Cesare Pavese
    L’Idole et autres récits (note de lecture d’AP)
    Lavorare stanca (+ courte notice bio-bibliographique)
    1er novembre 1935 | Cesare Pavese, Le Métier de vivre
    Semplicità
    Tu as un sang, une haleine
    Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese (note de lecture d’AP)





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  • Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie

    Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie,
    éditions Belin, collection L’Extrême contemporain, 2007.



    ICARO, È L’ORA



         En treize chants, Icare crie dans un ciel de craie narre l’aventure d’un moi icarien. Un moi confronté à une expérience aux rebondissements multiples. Au gré des fantaisies d’une imagination fertile et de ses inventions, le poète Martin Rueff revisite le mythe d’Icare, héros de l’Antiquité, son double, et le rend à la dimension existentielle qu’il a pour lui. Poème de l’espace et des abysses, épopée de la chute (katabase, retour vers « l’éternel premier cri »), Icare crie dans un ciel de craie est aussi le poème d’une métamorphose. Une mue lente et difficile qui s’accomplit en deux temps. Avant l’impact ― la chute dans les airs ―, après l’impact ― la chute dans la mer.

        Icare crie dans un ciel de craie. Parfait ennéasyllabe, le titre contient déjà toute la poésie enclose dans la combinaison des mots et des syllabes et évoque à lui seul les deux préoccupations majeures du poète icarien. Le travail sur les mots, agencements, échos et anagramme, Icare/crie/craie, et une réinterprétation personnelle de l’histoire d’Icare.




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    Ph., G.AdC





    In der Luft


        Chant d’ouverture d’ Icare crie dans un ciel de craie, le chant premier du poème jette ses « mots isolés » sur les traces laissées par les mots du poète allemand Paul Celan. In der Luft, da bleibt deine Wurzel, da, in der Luft. « En l’air, là reste ta racine, là, en l’air » 1. C’est là, en l’air, dans le « ciel de craie » auquel il aspire, qu’Icare s’inscrit. Au-dessus de la ville et de son espace tendu de tours. Un espace conquis par la force du cri lancé au-dessus des dalles qui le tenaient prisonnier. Dalle/Dédale, première « astuce » d’Icare. Celle de la « dalle levée », première expansion vers le ciel dès le début du chant I. Enfin libéré de son préfixe privatif « dé », le fils de Dédale lance son cri dans l’espace céleste, espace ouvert dans lequel il cherche à s’enraciner. Loin du père. Un espace d’au-delà des tours qui enchaînent et enferment ― racine, fils ? Ancre, couloir, poitrine. Ciel où s’abolissent les contraires ― tour de silence/tour de cri (tour d’écrou ?). Un espace construit sur les répétitions de consonnes, celles-là mêmes qui sont incluses dans le titre. Le cri roule ses allitérations en « r », traverse l’espace par circularités, « de la gorge du ciel dans la gorge du ciel ». Le chant se clôt sur la douleur hurlante d’Icare, cri de révolte peut-être qui cible le ciel, criblant l’espace de crissements aigus.





    Modernité d’Icare


        Beaucoup plus long, le chant II situe l’aventure icarienne de Martin Rueff du côté d’Hyperboréa, espace glacé, confins de terres à explorer où soufflent les vents du Nord.

        L’envol d’Icare vient d’avoir lieu ― Ça y est/C’est fait. Le fils de Dédale s’est détaché du monde ancien qui était le sien jusqu’alors. Icare parcourt un monde nouveau, vitesse V et modernité, haute voltige de la technologie, altimètres et fuselages du corps magnifié par l’élan sportif. Hommage au passage à Guillaume Apollinaire et à « Zone », le long poème préliminaire d’Alcools. Nouveau Christ ascensionnel, tour à tour skieur de tremplin, cycliste en lycra, danseur étoile, amateur de trampoline, trapéziste, plongeur d’Acapulco, spécialiste du saut de l’ange et de la mort, parachutiste, Icare polymétis s’élance, glisse, dévisse, pique, attentif aux stratégies de son corps-fusée, pistes de lancement. Les phrases brèves, sans déterminants ni ponctuation, visent l’efficacité, la vélocité et répondent à la soif jubilatoire de la modernité. Une modernité qui renvoie Dédale, le père, et son enseignement, son savoir, ses transmissions, son goût de la technique et du vent dans des parenthèses qui ponctuent les différentes séquences du chant : (De son père il retient le respect des instructeurs/des ingénieurs/des inventeurs). À moins qu’il ne faille considérer ces parenthèses comme autant de reviviscences mémorielles. De son père, Icare a gardé « le goût les blagues sottes », celui des jeux de mots faciles ― « Globules de savon » ―, peut-être aussi celui des apocopes ― « mes hallus mignonnes » ―, des néologismes ou des citations, de la trouvaille ― « Effort suprême et pronominal » ― que le héros décline sous forme d’injonction répétitive, doucement persuasive :

          Se laisser aller
          Se laisser porter
          Facile à dire
          Se laisser aller
          Se dérober
          S’absenter

        Tous ces efforts ne vont pas sans douleur ni souffrance, ni « goût de sang dans la bouche ». Plaisirs et dangers de l’enfance et de l’adolescence se terminent par la chute finale d’Icare et l’interrogation inquiète de Dédale :

    Icare, dixit, ubi es ? Qua te regione requiram ? (Icare, dit-il, où es-tu ? En quel lieu me faut-il te chercher ?)

         Au questionnement du père, tel que rapporté par Ovide 2, répond l’Icare de Bruegel l’Ancien :

          « Dans un angle du tableau
          Oui, là, en bas à droite
          La jambe dans une gerbe d’eau
          C’est bien moi sur l’image
          Ô « comme tout se détourne »
          ― oui, comme tout se détourne

          C’était moi. »

         Plus près de nous, encore, cette évocation « vague » d’Icare dans les vers de William Carlos Williams (Paterson) :

          « A splash quite unnoticed
          This was
          Icarus Drowning »


          Disparition.





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    Ph., G.AdC





    Trouver son verbe


        À la longue séquence du chant deux, succèdent, du chant III au chant VIII, des poèmes brefs. Après les éclats sportifs et les performances d’artiste, Icare « secoué par la nappe du ciel » tente l’effacement. « Je m’efface » ; « j’essuie » ; « j’éponge ». Faufiler―se faufiler « dans la chair délitée de la tapisserie », afin qu’advienne ce qui doit se produire. Trouver enfin son verbe, tel est le désir exprimé au chant III.

        « Régi par l’éclair » du chant III, le verbe se faufile, dérive « dans les rafales rugies du ciel » du chant IV, puis se faufile encore de « rafales mugies » en « accalmies courtes ». Au chant V s’affrontent les contraires, l’un par l’autre abolis simultanément :

    « je suis et je ne suis pas cet été qui finit et ne finit pas ».

        Avec le chant VI se noue et se dénoue la relation au père. Aux souvenirs tendres et familiers ― « Mon père m’appelait le petit jour » ― succèdent projets, ambitions et désirs. Qui se construisent avec le père et contre lui, sans lui, dans le silence de la mémoire. Le futur chasse le passé. L’affirmation du moi s’écrit dans la « cicatrice ancienne » : « j’étais le fils tranchant/je serai le fils déchirant ».





    Petite suite après impact


        L’impact avec la mer se fait au chant VII. Rapide, bref, incisif, essentiel. Un baiser. Tout à la fois profond et ludique. Icare accueille la solitude des abysses. Mallarméenne solitude. « Solitude, récif, étoile ». Modernité.

        À partir du chant VIII, les poèmes sont annoncés par des titres. Intitulé le « Morceau fantôme », le chant VIII est un sonnet irrégulier. La tradition se fraye un passage à travers ce poème clos sur lui-même divaguant sur la vague, pareil à un vaisseau (une « urne ») porteur d’une voix inconnue, « Ta voix de cri de cœur ». Celle qui susurre « Sans toi, je ne suis rien/Sans toi, je ne suis rien ».

        Après « l’impact sourd » avec la mer suit un silence ou un temps d’arrêt, marqué par les points de suspension qui précèdent le titre du chant IX… « dans la vague creuse ». Finisterre. Dans le long poème de la vague creuse, Icare, sens en éveil, évoque sa plongée-délire dans les profondeurs. Délesté de son père, Icare « décroché » récupère ses « dé ». Qui roulent d’un mot à l’autre de l’énumération, par contamination de sens et de sons :

          « décroché
          désamarré
          déchu
          délapsé
          délavé
          dévissé
          dépoulpé
          désenfanté
          Icare désastré
          Icare
          décrié
          enfin
          Icare
          dégringolé donc
          dévalé dans l’averse
          vers les parvis agités
          des traînes frissonnantes… »

         La mer ― coups de poing dans la poitrine ― rythme le poème de ses onomatopées de locomotive ― tudum tudum tudum. Icare abandonné (lama sabakhtani ?)―« mère pourquoi m’as-tu abandonné ? »― « aux innombrables détours  », « aux méandres duplices », « aux murs aveugles », « aux jambages multiples », crie désormais « dans le royaume des bulles », « dans le tube vitreux de sa téléportation sous-marine. » Et « la mer labyrinthe », « ciel d’en-dessous », de gloser le « sanglot d’Icare/d’Icare criant dans un ciel de craie ». Jusqu’à ce que, englouti, démantibulé, il ne reste du plongeur que borborygmes, transmis dans un inexprimable hoquet christique :


    Hic Rhodus… Hic Saltus…

                            Hic.. Hic..

                                             Hic est corpus meus… Hic..

                               corpus

                                                                 Hic…

                                                              
         
                  …us…

                                                              
                 
                           Hic…


         Suit le chant X qui déroule les longues strophes de Nage nu/Souvenirs de maraudes aquatiques. Scaphandre lourd et malhabile, « michelin des profondeurs », « cosmonaute pataud lourd/pas lents », Icare nu explore les « combles poissonneux » de ses « maraudes » anciennes. De derrière la loupe arrondie de son « hublot ridicule », montent les bulles d’assonances en « u ». Nu / tuba / lunettes / buée / muqueuses / surface /voluptés /méduse / ondulations/ lotus / utriculaires /urinatores / ultralucides…

        Et toujours, le refus des techniques du père s’accompagne d’expériences nouvelles, nouvelles voies à explorer ― la voie du Tao, leçons des yogis mangeurs d’aulx… exercices de bathygymnosophistique ―, nouveaux jeux du langage ― célinien « agité du bocal » ―, petits blocs de terminologies futuristes, mystérieuses : « l’onde alea/mimicry/dont l’onde ilinx/nu dans la longueur/des ondes. Icare nu, pris dans son propre cercle, évolue au « ralenti » :

          « ralenti
          Icare
          nu
          regardait
          dans le nu
          le nu d’Icare ».





    La Babel subaquatique d’Icare ou « Quels sont ces vers exquis ? »


         Dans le chant suivant, Icare XI, également intitulé Papier bulle (Ivresses d’heures profondes), la remontée de « l’antiquaille » devient oppressante. Le chant s’ouvre en exergue sur un extrait de Fin de partie, de Samuel Beckett. Pour Winnie, les classiques ne sont plus qu’antiquailles qui aident à « tirer votre journée ».

        Icare, pauvre Job au fond du gouffre (Water, water, every where), « ivre mort d’aquatisme » en proie à l’ivresse des profondeurs, laisse affluer en lui le fatras des antiquailles. Les « dragées de couleur » et « perles de poèmes » remontent comme des tessons d’amphores désenfouies, surgissent sans ordre sous « l’effet de l’eau mnémotechnique », héritage du père et de la tradition. Les vers de L’Énéide se mêlent à la rasbaïe, les « fanfreluches antidotées » de Rabelais côtoient les messages in the bubbles, le poète français du XVIe siècle, Desportes, rejoint Ungaretti, dit Ungà, les adresses lyriques à Le Masson, moine chartreux picard du XVIIe siècle, succèdent aux comptines d’enfant. Le Dao De Jing de Lao-Tseu, Pline l’Ancien, Tibulle, Horace, Dante, Shakespeare, Goethe, Coleridge, Tennyson, Leopardi, Swinburne, Aloysius Bertrand, Baudelaire (« Élévation »), Edgar Allan Poe (« The City in the Sea »), Rimbaud, Mallarmé, Artaud, Valéry, Desnos, Ezra Pound, Saint-John Perse, Sylvia Plath (« Ariel »), Celan encore… et bien d’autres dont Ferruccio Benzoni et David Gray, sont aussi convoqués. Bosch et Chagall. Les citations anglaises, allemandes, grecques, latines, françaises forment un damier aquatique babélien. Encore enrichi par les néologismes, fantaisies de langage, mots rares et savants. L’ensemble, recomposé au fil des vagues, donne un manteau d’arlequin hérité de longue date, tissé du nom des néréïdes et troué ça et là (« peau de panthère et chlamyde trouée ») d’onomatopées marines avec ponctuation en forme de vaguelettes avec variations/tildes.


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         Au final, il reste « un vieux poème/composé d’enfances/et d’allégories bêtes/en première communion ». Au final, « muet comme carpe / Icare récite en sous-marin / son naufrage ».

        Icare, rappelé à l’ordre, doit aller jusqu’au bout de sa chute :       Icaro è l’ora !

          « : c’est l’heure Icare
          : c’est l’heure
          mon petit
                                                c’est l’heure. »





    Noli altum sapere sed time (devise de Robert Estienne)


        La chute cruelle se poursuit au chant suivant. Icare XII. Ne coulant (En nage de sombrer). Emporté par les courants, Icare dérive sur « un lit de corail ». Il remonte l’alphabet, s’accroche aux hameçons des « consonnes indurées ». En proie à ses rêves et à ses souvenirs, Icare « sommeille dans un fourmillement des lettres ». Il « pleurniche entre les eaux » et se prend à rêver de ses poèmes de jadis et de son amour :

          Je me souviens comme je t’appris à nager…

          La mer était verte comme tu l’aimais
          La mer était verte et calme
          Tu avais enlevé ta robe…


        Je chantonne des bribes d’un vieil air : « La mer était verte, tu l’étais un peu… ». Quelle leçon tirer du « souvenir d’enfance d’Icare » ? En finir avec la jeunesse. En retenir la respiration.





    L’Eden d’Icare


        Dans le dernier chant, Icare XIII, noir profond rouge/sombrée Icare, Martin Rueff évoque la fin d’Icare, ce moment où la pensée se désagrège « dans la boîte noire illisible ». Inspiré de Jack London, le premier mouvement du chant reprend un paragraphe de Martin Eden. Martin Rueff prenant son élan sur les phrases de Jack London, les complète pour en attribuer le sens à Icare :

         « And at the instant he knew, he ceased to know 3//Et au moment même où il sut, il cessa de le savoir il mais qui maintenant qui sait quoi dès lors que hormis quand ».

        Icare « le foudroyé le fou noyé le fou droyé » …

         Le chant se termine sur l’éloge de « la rose des mers », la « nonpareille ». C’est là maintenant que loge Icare au cœur d’une rose.

        Une « rose      recueil » / « rose     relique » / « rose     réversible » /qui catalyse à elle seule dans l’intime du « bouton de rose entendu de personne » tous les pouvoirs de transmutation de la création poétique. L’absente de tout bouquet.

          « Un rien
          nous étions, nous sommes, nous
          resterons, en fleur ;
          la rose de rien, de
          personne. » 4


          « que s’endorme la mer, que s’endorme son immense détresse »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________________
    1 Paul Celan, « Et avec le livre de Tarussa », in La Rose de personne, José Corti, 2002, pp. 152-153.
    2 Ovide, Métamorphoses, VIII, vers 223-235, GF-Flammarion, 1966, page 210. Traduit par Joseph Chamonard.
    3 Jack London, Martin Eden, chapitre XLVI.
    4 Die Niemandsrose (Paul Celan, « Psaume », La Rose de personne, id., page 39).



    REMARQUE : la note de lecture ci-dessus a aussi été publiée par la revue Poezibao le 3 juin 2008.





    Icare crie dans un ciel de craie





    MARTIN RUEFF



    Martin Rueff portrait
    Source




    ■ Martin Rueff
    sur Terres de femmes ▼


    Et des coups de poing dans la poitrine (extrait d’Icare crie dans un ciel de craie + une notice bio-bibliographique)
    Le jaguar aux yeux d’eau (hommage de Martin Rueff à Claude Lévi-Strauss)
    Complaintes de Mare eorum (extrait de La Jonction)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    une note de lecture (« En marge du cri, Martin Rueff ») de Shoshana Rappaport-Jaccottet sur Icare crie dans un ciel de craie. Cette note a également été publiée dans le n° 952-953 (août-septembre 2008. Georg Büchner – Roland Barthes) de la revue Europe
    → (sur Terres de femmes)
    Icarion





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  • Martin Rueff | Et des coups de poing dans la poitrine

    «  Poésie d’un jour  »



    Picasso_le_roi_des_minotaures_1958
    Source







    ET DES COUPS DE POING DANS LA POITRINE



    Et des coups de poing dans la poitrine
    comme une locomotive
    tudum                      tudum                        tudum
    tudum                      tudum                        tudum

    pire que l’œuvre du père,
    aux innombrables détours
    aux méandres duplices
    aux murs aveugles
    plus égarant encore
    la mer aux jambages multiples
    aux issues impossibles
    aux lacis inextricables et mus
    (innumeras errores vias)
    la mer
    aux lacunes immémoreuses
    au front cornu
    de Minotaure lourd
    aux meules comme des rocs
    aux rayonnages flous
    aux côtes illisibles
    aux mailles larges
    sans retenue aucune
    la mer la mer

    et partout amphitrite…

    ô mer mon labyrinthe

    égaré le fils ténu
    par nul fil tenu
    mais seul
    et nu
    bourdonnant dans la voie sans issue
    d’une langue dédale
    s’enfonçait sous la pièce sans fenêtre
    aux mille trièdres
    s’enfonçait
    s’enfonçait

    pilotis de nuit dans la nuit
    petit vers de mescal
    dans la bouteille immense




    Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie, Belin, Collection L’extrême contemporain, dirigée par Michel Deguy, 2007, pp. 55-56.






    Icare crie dans un ciel de craie






    Martin Rueff (né en 1968), poète, traducteur, maître de conférences à l’Université de Paris-VII-Denis-Diderot, professeur à l’Université de Bologne et, depuis 2010, professeur à l’Université de Genève. Il est l’auteur du Lapidaire adolescent (Chambéry, Comp’Act, 2001), de Corda Tesa (La Luna, 36, Ascoli Pisceno, 2006), de Comme si quelque (Chambéry, Comp’Act, 2006), Icare crie dans un ciel de craie (Belin, 2008) et La Jonction (Nous, 2019).

    Spécialiste de la poésie italienne, il a participé à l’édition de l’anthologie Trente ans de poésie italienne (Po&sie 109 et 110, Belin, 2004) et a co-réalisé (avec Jean-Patrice Courtois) le Dossier Poésie italienne de la revue Le Nouveau Recueil (décembre 2006-février 2007). Il a notamment traduit Profanations de Giorgio Agamben (Payot-Rivages, 2005), Si une nuit d’hiver un voyageur (Folio-Gallimard, 2015) et, dans la collection Terra d’altri qu’il dirige aux éditions Verdier, Nulle île n’est une île de Carlo Ginzburg (2005) et Ronde des convers du poète Eugenio De Signoribus (2007).

    Martin Rueff a aussi participé (aux côtés de Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé) à l’édition du volume Œuvres de Claude Levi-Strauss dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 2008) et du tome II des Œuvres de Michel Foucault (aux côtés de Frédéric Gros, Philippe Chevallier, Daniel Defert, Bernard Harcourt et Michel Senellart) dans la même Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 2015).

    En mai 2008, le Prix International de poésie francophone Yvan-Goll lui a été décerné pour Icare crie dans un ciel de craie, recueil qui a aussi reçu (en août 2008) le prix Henri Mondor de l’Académie française.





    MARTIN RUEFF


    Martin Rueff portrait
    Source




    ■ Martin Rueff
    sur Terres de femmes


    Icare crie dans un ciel de craie (lecture d’AP)
    Le jaguar aux yeux d’eau (hommage de Martin Rueff à Claude Lévi-Strauss)
    Complaintes de Mare eorum (extrait de La Jonction)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    une note de lecture (« En marge du cri, Martin Rueff ») de Shoshana Rappaport-Jaccottet sur Icare crie dans un ciel de craie. Cette note a également été publiée dans le n° 952-953 (août-septembre 2008. Georg Büchner – Roland Barthes) de la revue Europe





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