Étiquette : Martine Broda


  • 23 avril 2009 | Mort de Martine Broda

    Éphéméride culturelle à rebours



           Il y a trois ans, le jeudi 23 avril 2009, mourait à Paris Martine Broda (née à Nancy le 17 mars 1947).

          Directrice de recherches au Centre de poétique comparée du CNRS, enseignante au Collège international de philosophie et à l’École des hautes études en sciences sociales, traductrice de Paul Celan, de Nelly Sachs, de Walter Benjamin, Martine Broda était également essayiste ― Jouve, L’Âge d’homme, 1981 ; Pour Roberto Juarroz, José Corti, 2002 ― et poète.

          La traduction de Die Niemandsrose (La Rose de personne) de Paul Celan paraît une première fois en 1979 aux éditions Le Nouveau Commerce, puis en 2002 aux éditions José Corti. En 1997 paraît chez José Corti L’Amour du nom, essai dans lequel Martine Broda prend la défense du lyrisme et de la lyrique amoureuse, l’un et l’autre mis à rude épreuve puis rejetés par l’avant-garde littéraire des années 1970. En 2000, la collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno publie Poèmes d’été, puis, en 2003, Éblouissements suivi de Grand Jour (recueil déjà publié en 1994 dans la collection « L’Extrême contemporain » dirigée par Michel Deguy aux éditions Belin) et de Suite Tholos (juillet 2000).







    Je cherche mes pas sur la grève
    Ph., G.AdC







    LETTRE D’AMOUR (extrait)



    je confie ma vie au destin

    comme une offrande

    avec un déluge de lettres

    autour d’un mot long à venir

    je te transforme en lieu d’adresse


    parfois quand tu t’absentes des nuages voilent
    la face du soleil


    je ne peux rester en paix dans cet amour


    je cherche mes pas sur la grève



    d’étoile seule vers l’autre étoile seule


    lequel

    tendit la première main

    écrivit la première lettre d’amour ?


    séduire avec les mots

    surgis de la nuit d’âme


    l’absence est l’intervalle

    la passion flambe haut dans le vide


    l’amor è cosa mentale


    une attente infinie, une chanson de toile


    nos lettres d’amour étaient lettres ouvertes




    Martine Broda, Lettre d’amour, Revue NU(e), N° 42, novembre 2009, pp. 74-75.





    MARTINE BRODA


    Martine Broda par Christoff Debusschere, collection privée
    Christoff Debusschere, Portrait de Martine Broda, 2003
    Huile sur toile, 73 x 60 cm
    Collection privée
    Source




    ■ Martine Broda
    sur Terres de femmes

    [j’ai mal aux mots] (extrait de Grand Jour)
    à tant marcher vers la lumière (extrait de Grand Jour)
    L’aura (extrait de L’Amour du nom)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Mediapart)
    Un anniversaire en tête, Martine Broda, par Anne Guérin-Castell (20 mai 2011)
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche consacrée à Martine Broda





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine Broda | [j’ai mal aux mots]



    [J’AI MAL AUX MOTS]




    Le visage que je voudrais -tre
    Ph., G.AdC





    j’ai mal aux mots que je mords mes quenottes d’amour
    sont saignantes
    vers la face pleine de la lune
    je ne cesse de divaguer
    le miroir rond que je voudrais êtreavoir
    tournant vers soi ce qu’il réfléchit d’ailleurs
    je ne cesse de diverger
    le visage que je voudrais être
    vers la lame ébréchée de la lune
    cherchant d’un amour tronqué intense




    Martine Broda, « Tout ange est terrible » (1976-1983), Grand Jour, in Éblouissements, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2003, page 102.



    Note d’AP : la première édition de Grand Jour de Martine Broda a été publiée en 1994 dans la collection « L’Extrême contemporain » dirigée par Michel Deguy aux éditions Belin.







    Eblouissements





    MARTINE BRODA


    Martine Broda par Christoff Debusschere, collection privée
    Christoff Debusschere, Portrait de Martine Broda, 2003
    Huile sur toile, 73 x 60 cm
    Collection privée
    Source




    ■ Martine Broda
    sur Terres de femmes

    à tant marcher vers la lumière (autre poème extrait de Grand Jour)
    L’aura (extrait de L’Amour du nom)
    23 avril 2009 | Mort de Martine Broda (+ extrait de Lettre d’amour)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Mediapart)
    Un anniversaire en tête, Martine Broda, par Anne Guérin-Castell (20 mai 2011)
    → (sur Le Nouveau Recueil)
    un dossier Martine Broda mis en ligne en avril-mai 2013
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche consacrée à Martine Broda





    Retour au répertoire du numéro de novembre 2011
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes

    Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes,
    José Corti, Série américaine, 2010.
    Traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès.


    NYC 1
    Ph., G.AdC




    DON’T LET ME BE LONELY



        Tout écrit est une « sorte de performance », confie dans une interview la poète jamaïcaine Claudia Rankine. Coéditrice avec Lisa Sewell de l’anthologie poétique American poets in the 21st Century: The New Poetics, Claudia Rankine, qui pense davantage en termes d’écriture qu’en termes de genre, s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs. Elle ancre ses textes dans la modernité du « documentary poetry », écriture inventée de longue date outre-Atlantique et abondamment pratiquée depuis William Carlos Williams, pour ne citer que le poète de Paterson.

        Déconcertante est, à première approche, la « performance » américaine Don’t let me be lonely. S’agit-il d’un essai sur le cinéma américain, d’un roman d’amour-guimauve ou d’un traité de médecine ? Aucune mention particulière n’accompagne le titre de la première de couverture, titre traduit en français par Si toi aussi tu m’abandonnes. Au lecteur de siffloter librement le célèbre air de High Noon (Le train sifflera trois fois) : « Do Not Forsake Me, Oh My Darlin », ou au contraire de décider librement, selon le vœu de Claudia Rankine, de la catégorie dans laquelle ranger ce curieux « objet d’Amérique ». En revanche, la quatrième de couverture ramène le lecteur vers d’autres pistes de lecture. « Documentary poetry ». Expression singulière, parce que paradoxale, qui oriente dans le même temps du côté du documentaire et du côté de la poésie. Quant à la page de titre, elle précise « Ballade américaine » (an american lyric). L’ajout de ce sous-titre, qui conforte le choix du titre effectué par les traducteurs (Maïtreyi et Nicolas Pesquès), confirme que l’ouvrage s’inscrit bien dans la tradition littéraire de la « ballade », genre poétique ancien qui privilégie la forme brève et s’accompagne de musique.

        À l’intérieur du livre, les schémas explicatifs du corps humain avec organes et systèmes électriques intégrés alternent avec des textes de longueur, de typographie et de présentation variables ; les poèmes sur la solitude alternent avec les images de films en noir et blanc ― La Horde Sauvage de Peckinpah, Fitzcarraldo avec en gros plan, le visage douloureux de Klaus Kinski ―, de radiographies et de photographies, de documents d’archives divers. Les deux directions antithétiques ― documentaire et poésie ― semblent pouvoir coexister et se compléter. Au fil des pages, l’ouvrage, ponctué chapitre après chapitre d’un écran vide, en grisé noir et blanc, mixe images télévisuelles et slogans publicitaires, listes de laboratoires et posologies de médicaments. Mais l’essentiel du texte peut être assimilé à un récit autobiographique constitué de morceaux reliés entre eux par un même questionnement sur la mort. Déclinée tout au long des pages, la mort est sans doute le protagoniste essentiel de cette étrange ballade au cœur de l’Amérique des années Bush. La mort tisse sa toile et étire ses ramifications à travers les formes différentes qu’elle prend au cours d’une vie, pour les autres et pour soi-même : mort accidentelle, mort consécutive à la maladie, mort associée au meurtre et à la peine de mort, mort généralisée dans la tragédie du World Trade Center. La mort est toujours violence, assortie d’absurde, de douleur, de larmes, de chagrin, de désespoir, d’incompréhension. « Où va ce genre de chagrin », interroge la poète. Et Paul Celan de lui souffler à l’oreille :

        « Toutes ces formes de sommeil, cristallines
        que tu revêtais
        à l’ombre du langage
        je leur infuse mon sang

        ces lignes d’images, je
        dois les garder
        à l’abri des veines-fissures
        de ma connaissance

        mon deuil, je le vois,
        passe dans ton camp. » *






    NYC 2
    Ph., G.AdC





        La mort est le fil conducteur de Si toi aussi tu m’abandonnes, objet constant chez Claudia Rankine d’une perplexité qui alimente sa réflexion. Ainsi du premier fragment, ouvert sur le passé et l’enfance de la narratrice, qui donne le ton :

        « Il fut un temps où je pouvais dire que personne n’était mort parmi ceux que je connaissais bien. »

        La présence du « je » qui questionne l’environnement médiatique et médical qui est le sien, culmine dans le dialogue de Claudia Rankine avec son éditrice :

        « Mon éditrice me demande de lui dire exactement ce que le foie signifie pour moi […]. Je comprends que ce qu’elle veut est une explication des liens mystérieux qui existent entre un auteur et son texte. Si je suis présente en tant que sujet, quelle est ma responsabilité vis-à-vis du contenu, de la valeur de vérité, des mots eux-mêmes ? Est-ce que « Je » égale moi ou bien ce « je » ne fait-il qu’embrayer pour passer d’une phrase à l’autre ? Devrais-je dire nous ? La voix n’est-elle pas plurielle si j’en prends la responsabilité, qu’est-ce que mon sujet signifie pour moi ? »

        Tout au long des différents fragments qui composent un même chapitre, Claudia Rankine interroge les médias, coupures de journaux, films, panneaux publicitaires, journal télévisé… responsables, selon la poète, des graves dépressions qui affligent le téléspectateur américain. Dont elle convient qu’elle fait aussi partie.

        « La nuit je regarde la télévision pour trouver le sommeil, ou bien je regarde la télévision parce que je ne le trouve pas. »

         Ou encore :

        « Il y a des nuits où je compte les publicités pour les anti-dépresseurs. Si la même publicité se répète, je la compte quand même. Ça me paraît normal que les laboratoires pharmaceutiques fassent de la publicité au milieu de la nuit quand les gens sont moins distraits et à même d’être mieux et très précisément à l’écoute de leur corps apeuré et des angoisses qui les accompagnent. »

        Elle-même assujettie à la tyrannie du petit écran et à la surconsommation abusive des médicaments, Claudia Rankine dénonce, non sans humour ou ironie, la vacuité consternante des messages télévisuels en même temps que la vacuité tragique qui règne sur les vies. Or la vie n’est pas un spectacle et « un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ». Il est temps pour chacun de devenir acteur de sa propre vie. Ainsi parle Aimé Césaire dans l’exergue qui préside à l’ouverture de Don’t let me be lonely. À quoi répond en écho, émouvante et généreuse, la conclusion de Claudia Rankine :

        « Pour faire en sorte que quelque chose soit donné, une main doit se tendre et une autre recevoir. Nous devons tous deux être ici dans ce monde dans cette vie à cet endroit pour dire la présence de. »

        De cette traversée dans le temps et dans les formes, quelque chose étreint, qu’il est difficile de définir. Originale et riche, « la ballade américaine » de Claudia Rankine est singulièrement émouvante. Drôle aussi derrière le tragique têtu de l’existence.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    * Paul Celan, « Toutes ces formes endormies » (« Alle die Schlafgestalten ») est extrait du dernier livre de Celan, Zeitgehöft, publié en 1976 (trad. fr. : Enclos du Temps, Éditions Clivages, 1985, non paginé. Traduction Martine Broda).




    Si toi aussi tu m'abandonnes 3






    CLAUDIA RANKINE

    Claudia Rankine
    Source


    ■ Claudia Rankine
    sur Terres de femmes

    « Mahalia Jackson Is A Genius » (extrait de Si toi aussi tu m’abandonnes)


    ■ Voir/écouter aussi ▼

    → (sur Poets.org)
    une biographie de Claudia Rankine
    → (sur le site de José Corti)
    une fiche sur Si toi aussi tu m’abandonnes
    → (sur YouTube)
    Claudia Rankine Speaks on Great Poems

    Retour au répertoire de novembre 2010
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine Broda | [à tant marcher vers la lumière]

    «  Poésie d’un jour  »




    Anghjula colza lumière
    Ph., G.AdC






    [À TANT MARCHER VERS LA LUMIÈRE]



    à tant marcher vers la lumière
    tu vas vers le dernier verger
    où cendre à la cime les roses
    plus bleus les arbres noirs
    tu vas vers le visage
    pensif et qui retourne
    sous le silence l’herbe
    cueillie de l’autre rive
    à trop marcher vers la lumière
    on perd soi sens et lumière
    au soir




    Martine Broda, Tout ange est terrible, Grand Jour, in Éblouissements, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2003, page 125.



    _____________________________________
    Note d’AP : la première édition de Grand Jour de Martine Broda a été publiée en 1994 dans la collection « L’Extrême contemporain » dirigée par Michel Deguy aux éditions Belin.







    Eblouissements





    ■ Martine Broda
    sur Terres de femmes

    [j’ai mal aux mots] (autre poème extrait de Grand Jour)
    L’aura (extrait de L’Amour du nom)
    23 avril 2009 | Mort de Martine Broda (+ extrait de Lettre d’amour)



    ■ Voir aussi ▼

    Un anniversaire en tête, Martine Broda, par Anne Guérin-Castell (20 mai 2011)
    → (sur Le Nouveau Recueil)
    un dossier Martine Broda mis en ligne en avril-mai 2013
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche consacrée à Martine Broda (+ extrait de Lettre d’amour)






    Retour au répertoire du numéro de mai 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Martine Broda | L’aura



    «Le lyrisme, même le plus moderne, est l'ultime refuge de l'aura.» - Clara-Clara, sculpture de Richard Serra au jardin des Tuileries, mars 2009
    Clara-Clara,
    sculpture de Richard Serra au jardin des Tuileries, mars 2009

    Ph., G.AdC







    LAURA | L’AURA


         « L’aura : l’être-à-la-mort éblouissant. Tissée par le temporel, elle est, mortelle, l’évanescence de la beauté et son voile, la dignité de la chose éphémère, l’éclat de la sublimité. Ou encore, la splendeur de notre condition, puisqu’être, irrévocablement, de cette terre est, en dépit de tout, splendide, comme le disait Rilke. L’homme a éternellement besoin d’aura, et si on persiste à la lui refuser, il y a danger de régression à toutes les formes du sacré même religieux, avec son cortège d’intolérances, à la valeur cultuelle de l’œuvre inaccessible et unique, reflet de l’inaccessibilité et de l’unicité du dieu. À la sauvagerie du mythe.
         À l’égal, peut-être, de la photographie, qui donne de l’être au passé, confrontant le temps fragile à l’éternité qui le ruine, le lyrisme, même le plus moderne, est l’ultime refuge de l’aura. Puisqu’il n’a d’autre fonction que de la capturer, en fixant avec des mots ses instantanés, ici et maintenant, les moments épiphaniques, même sans resacraliser. Ce qui est absolument, tragiquement moderne, c’est que l’aura ne brille jamais mieux que sur le fond de son déclin, et que l’illumination qui nous reste, déchirante et brève, est profane. En dépit des atrocités du monde moderne, le lyrisme illumine nos dernières raisons de vivre ― comme l’amour.


    Martine Broda, « Lyrisme et aura » in L’Amour du nom, Essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, José Corti, 1997, pp. 245-246.





    ■ Martine Broda
    sur Terres de femmes

    [j’ai mal aux mots] (extrait de Grand Jour)
    à tant marcher vers la lumière (autre extrait de Grand Jour)
    23 avril 2009 | Mort de Martine Broda (+ extrait de Lettre d’amour)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Mediapart)
    Un anniversaire en tête, Martine Broda, par Anne Guérin-Castell (20 mai 2011)
    → (sur Le Nouveau Recueil)
    un dossier Martine Broda mis en ligne en avril-mai 2013
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche consacrée à Martine Broda





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes