Étiquette : Mathias Lair


  • Mathias Lair, Ainsi soit je

    par Brigitte Gyr

    Mathias Lair, Ainsi soit je,
    Éditions La rumeur libre,
    Collection Poésie, 2015.



    Lecture de Brigitte Gyr



    MATER LA LANGUE




    Les cinq parties du livre qui portent chacune un titre, peuvent se lire comme une partition musicale à cinq mouvements, genre sonate, en mineur, si ce n’est que le nombre des mouvements dépasse celui convenu pour la forme sonate. L’auteur réussit ici le pari de la traversée d’un monde qui serait simultanément celle d’un corps et de ses avatars depuis la naissance, celle du monde qui l’entoure, largement végétal et animal, qui nourrit le narrateur de son enfance à aujourd’hui, un monde où comme dans la langue empruntée pour vivre et écrire, il puise les forces qui lui permettent de survivre. D’abord. Puis de vivre.

    Cette exploration de la langue, qui n’exclut pas lalangue de Lacan, habite le premier mouvement, le seul dans lequel l’auteur use de la forme prose et qui porte ce titre étrange « homonculus »; un titre qui détonne par rapport aux suivants moins savants. Ce titre latin, diminutif en français (« homoncule » signifiant « petit homme »), utilisé dans le domaine des sciences (homme artificiel), dans l’alchimie, dans la religion, emprunté par des auteurs de fiction, possède des occurrences riches mais ambivalentes (petit humain pas tout à fait humain, implanté, emprunté à…) ; titre latin garant de sérieux, mais porteur de son propre bémol — ce diminutif appelant à l’ironie.

    D’emblée cette première partie nous transporte dans le sujet voulu par Mathias Lair : ce qu’est — singulièrement pour l’auteur — être et écrire. « Au fond, dit l’auteur, on écrit de ne pas posséder la langue qui donne identité — à distinguer du bavardage romanesque ». Le cœur du sujet est posé. Advenir par l’écriture, c’est ce que fait sans doute chaque écrivain, sauf que chez Lair, c’est une nécessité presque littérale. Advenir à partir d’un manque qui, dit-il, ici et là, lui est propre, même s’il cite Bernard Noël pour qui « s’inventer un nom est le but du travail d’écriture ».

    Comme si penser ce manque, dont il a tant souffert durant sa jeunesse, était sa dette à lui. D’où cette obstination à séparer la langue du bavardage romanesque. Le retour à « lalangue » chère à Lacan, comme il nous le dit explicitement, n’est pas un choix littéraire. Il n’y a d’ailleurs pas de choix littéraires proprement dits chez cet auteur, étroitement lié à la psychanalyse, parce que la « littérature » ou ce qu’on entend par là, ne l’intéresse pas. Même s’il faut se méfier de ses propres assertions, et ne jamais oublier, quand on le lit, cette ironie grinçante contenue dans les mots, les phrases qu’il écrit ; une ironie qui constitue son identité d’écrivain — qu’il nous parle du manque ou du trop-plein :

    « maintenant, on a la passion du large, on vogue au grand amour. Au grand tout ».

    Ce serait un tort d’oublier de prendre au sérieux l’écrivain Mathias Lair jusque dans ses provocations les plus extrêmes, des provocations qui ne sont peut-être que les rejetons de ce manque conceptualisé, porté à la conscience, sans doute de manière extrêmement précoce. Il est des géniteurs qui font grandir les enfants plus vite que d’autres. Trop intelligent pour être dupe de lui-même, Mathias Lair n’ignore rien de la relativité de cela même qu’il avance.

    « Ce qu’on avait subi, on l’a refait, de soi-même : cette enceinte où ne pas être. À nouveau enfermé, on a perdu la clef… / On passe alors en mode survie. On est sans », pas totalement désemparé, puisqu’il y a la consolation de l’arbre : « un petit chêne que j’ai cueilli dans la forêt et planté là, sur mon balcon. »

    Dans les quatre mouvements qui suivent apparaissent des phrases courtes, haletantes. Certains passages, si l’on ne s’attache qu’aux mots pourraient figurer dans la catégorie prose, mais il est manifeste qu’ici, pour Lair, les mots se veulent autre chose, entrechocs des concepts, des registres, philosophiques ou terre à terre. La liberté de la langue est à l’œuvre, pour produire une poésie non poétique, surtout pas poétique pourrait dire l’auteur.

    Le deuxième mouvement Hors stase dont le hors du titre marque l’arrachement à l’immobile, comme nous le dit la suite du poème, tout en métaphore filée entre l’eau et le corps

    voilà que ça                    revient

    du haut bord                  ravagé

    une lame                         submerge là

    en pleines côtes              le vide

    lames, mer dévastées, où le ravage — ravagé — fait insistance marquant l’impossibilité de se remettre de ce vide, ce néant incarné par le elle maternel.

    Une géographie très intéressante de la répétition parcourt ces textes, comme cet étrange poème où

    la souffrance elle

    m’aime

    semble marquer le coup contre cet autre elle incarnation de la mère, et où c’est le cœur qui cette fois-ci fait insistance jusqu’à l’opposition au cœur de l’élan avec le

    jouir                au plein

    cœur               du vide

    …la souffrance aboutissant ici à établir mon empire deuxième degré bien sûr mais pas que… parce que l’indicible souffrance des premières années réclame des compensations dont un empire n’est pas la moindre. Au-delà de l’apparente spontanéité, de la volonté affirmée et réaffirmée par l’auteur de ne pas faire d’image ni de beau, rien n’est laissé au hasard. Une attention très particulière est portée à la manière dont les mots se présentent dans Ainsi soit je : une disposition « fractale » comme ont pu le dire certains critiques, pendant de celle en pente déboulante d’Inzeste, que l’on retrouve dans certaines colonnes du recueil qui nous occupe — pas toutes — la symétrie (on a presque envie de parler de « symétrisme ») n’est pas l’affaire de Lair qui refuse, en tout cas dans ce livre, toute contrainte extérieure, ne se fiant qu’à ses contraintes propres :

    Cette passion

    de vérité                        pourquoi

    l’enserrer                      au filet

    d’une langue                 qui

    n’en peut                       mais

    Le délitement, ensuite, se poursuit, même les mots ne tiennent plus

    il faut

    se dés

    humaniser

    La traversée, lucide, du malheur initial, des difficultés de vivre, s’éprouve tant à l’échelle personnelle qu’à l’échelle du monde. Mais on n’y perçoit aucune exagération, ni catastrophisme. Une certaine mélodie du bonheur parcourt même par endroits le corps du narrateur qui est dès le début partie prenante de cette aventure.

    ta cage                             se lève

    se soulève

    […]

    tu n’avais en rien

    prévu ça                          te surprend sur

    la piste d’envol               les côtes

    en préparation               il y a de l’oiseau

    en toi

    Et puis, il y a la jouissance qui sauve de la détresse absolue

    Être                        ce lieu

    aveugle                  du passage

    d’une sève              en soi

    célébrer                 cet essor

    dont on ne sait rien

    Dans le mouvement suivant : Enfance, ce sont encore les images de la petite enfance, exploitées sous d’autres formes dans des livres précédents, qui reviennent avec violence. La folle ambivalence du ratage familial initial est pointée, avec la figure de la mère, morte d’amour (à l’amour) et la haine qui plane, conséquence de désamours successifs. Un ratage dont l’enfant Mathias était investi

    fils d’une malade j’étais

    portais le mal                  je m’y

    suis conforté

    […]

    me reste

    ce penchant                glisser

    en bas ne pas             tomber

    se fondre                    en terre

    s’y confondre             en

    jouissance                  blanche

    définitive                   grande mort

    Les mots mêmes sont porteurs de cette ambivalence, comme ce haimante qui rappelle celle existant entre haïr et aimer :

    rien contre                   ça la mère

    haimante                 comme

    une vague                engloutit

    et roule et dissout              comme

    Ça pourrait parler de l’obscène, en fait ça parle de l’obscène, ça crie à partir de l’obscène, vécu ou fantasmé, ce qui est pareil. Une traversée du vide depuis l’inassumable d’une mère non vivante, porteuse d’un universel désir de mort, à son propre égard et sans doute à celui de ce fils petit cochon dont elle serait la mère truie. Il ne faut pas compter sur Mathias Lair pour épargner ni s’épargner. Il nous décrit une souffrance à vif dissimulée sous lalangue (compensée ici ou là par des images apaisées de la Terre), une confrontation avec l’immonde ressenti d’autant plus fort par le narrateur, qu’en l’absence d’un élément d’équilibre, il subsiste et est perçu dans sa nudité, créant en celui qui l’a subi — et dont l’écriture en est totalement imprégnée — ce vide constitutionnel qui fait d’un arbre le consolateur face à la mère et de la jouissance tout à la fois une sauvegarde et une perte abyssale.

    L’arrachement se lit à chaque ligne, et quand il écrit qu’il y a de l’oiseau en lui ou que le chêne est sa consolation, on comprend que ce qui a empêché l’effondrement, c’est l’autre expérience, l’expérience primitive (ou première). Elle a empêché l’effondrement mais non la douleur portée « en Cage » à l’intérieur du livre. Traversée du corps et de ses aléas, la traversée du vide n’est pas ici une partie de plaisir. La passion de Mathias Lair pour la vérité, sa vérité, n’est pas facile à porter. À un certain stade tout devient douleur, une madone et l’enfant, aussi belle soit-elle (plus elle est belle pire c’est) devient rappel du vide porté par le corps et par l’esprit singulier qui sont le sien.

    Ce livre va loin, mais en le lisant, le relisant, on voit, on sent, combien il est essentiel à l’auteur d’abord bien sûr, pour qui — comme le dit Bernard Noël, cité précédemment, mais qu’il est important de rappeler ici — « s’inventer un nom… est le but de l’écriture », mais aussi essentiel au lecteur, tout lecteur attentif aux mécanismes à vif sous le discours et la vie de ceux qui discourent.

    Ce livre est pleinement abouti, peut-être le plus abouti de ceux que je connais de Mathias Lair, parce que sans fioriture aucune, sans complaisance aucune — ce qui n’exclut pas les jeux de langue, chansons, jeux de mots parfois, les transcriptions lacaniennes, toujours à point nommé.

    Son souci de précision est aussi celui d’être au plus cru des choses, décorticage à cœur de la jouissance cannibale, ses dents de sauvagesse, la proximité des peaux, puisque « c’est fait en dedans ». La mère qui est décrite : « c’était elle l’homme de nous deux ».

    Le 4e mouvement, intitulé À Corps perdu, explore plus précisément la naissance — prémisse de catastrophe, pourrait-on penser, si l’on ne savait pas par ailleurs que la catastrophe était déjà programmée bien avant, quand le grand-père du narrateur donnait des coups de pied au ventre de sa fille à peine enceinte, et sans doute avant encore…

    Mathias Lair n’a pas son pareil pour tirer le fil d’une histoire qui convoque, même si ce n’est pas explicite, des mémoires ancestrales (explorées dans Aïeux de misère, Éditions Henry, 2013)

    mon corps

    est la grotte sanglante où

    je respire            à cœur

    battant

    Pourtant dans ce noir programmé puis subi, l’auteur (qui s’avoue volontiers mécréant, dubitatif quant à la religion mais authentiquement assoiffé de philosophie, de pensée) reconnaît avoir été traversé d’une force salvatrice et obscure qui s’élève et l’élève, un naja planqué au niveau du sacrum, issu du tantrisme. Passage important dans la vie de l’auteur qu’il ne s’agit pas de manquer :

    je retrouve la kundalini

    une énergie vint

    de l’obscur d’avant         naissance

    se logea au corps […]

    attend de se dérouler pour

    s’élever car         elle cherche

    le vertical.

    Une kundalini qui vient ici, par un mouvement inverse, contrer le trauma comme chute biblique. Certes, pour l’auteur rescapé, tout subsiste, au fond, de l’initial (enfant je m’anéantissais souvent), mais cela ne signifie pas qu’il ne faille pas lutter, comme nous l’apprend cette exclamation triomphale à la fin du poème :

    la sensation               de l’énergie je l’ai

    elle se suffit               la sensation

    Bien sûr, une fois passé ce moment de réconciliation avec soi-même, la violence qui parcourt le livre reprend son droit dans le cinquième mouvement, bien nommé, Vif & Cri. Une violence que n’ont pas épuisée les allées et venues des mouvements précédents, une violence imperturbable qui attaque la chair, d’abord :

    Pas vue pas

    sue comme chair hachée

    muette d’une autre

    et déplore une fois de plus le ratage subi de peu, avec cette trouvaille poignante

    encore la marque en creux du

    retiré            la douleur si

    proche d’un bonheur

    arraché

    Lalangue, ici, s’emballe de plus belle, contaminée par cette douleur, mais Lair refuse de s’y plier :

    je ne veux

    pas retourner à

    lalangue des —

    […]

    ne           pas

    marcher               l’amble

    domestiqué          écrire

    comme je parlerais

    si je parlais

    Malgré la force et la grande crudité des images négatives, de fait ni le poème, ni son auteur ne se laissent abattre. Petit miracle du tantrisme éprouvé dans la chair de ce dernier, la kundalini ? Quand on referme Ainsi soit je, on ne peut s’empêcher d’admirer le tour de force de celui qui l’a conçu et écrit. Car s’il est difficile en effet de mieux dire le définitif du dégât de l’enfance qui piaffe, dans l’écrivain désormais mûr, le psy à qui on ne la refait pas, on est obligé de constater qu’on a participé à une expérience humaine et littéraire sans concession où le dernier mot est malgré tout laissé à la résistance — mater la langue — et à une certaine forme de tendresse qui n’a pas besoin du mielleux des mots. Et chacun sait qu’il n’est pas tant de livres que ça qui nous procurent pareilles sensations, matière à réflexion.



    Brigitte Gyr
    D.R. Texte Brigitte Gyr
    pour Terres de femmes







    Ainsi-soit-jeBackG1
    MATHIAS LAIR


    Mathias Lair
    Source



    ■ Mathias Lair
    sur Terres de femmes

    La Chambre morte (lecture de Brigitte Gyr)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Libr-critique)
    une lecture d’Ainsi soit je par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le site de Mathias Lair)
    une lecture d’Ainsi soit je par Chantal Danjou (Revue Europe n°1043, mars 2016)
    → (sur le site de la SGDL)
    une fiche bio-bibliographique sur Mathias Lair
    le site de Mathias Lair
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mathias Lair





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  • Mathias Lair, La Chambre morte

    par Brigitte Gyr

    Mathias Lair, La Chambre morte,
    Éditions Lanskine, Collection Format libre, 2014.



    Lecture de Brigitte Gyr



    Face à un téléphone non raccroché
    Ph., G.AdC







    « HUMAIN, TROP HUMAIN ! »



    La Chambre morte : un beau titre en forme de métonymie pour ce livre où le sort que s’administre, en se suicidant, la mère de l’auteur, vient contaminer jusqu’au lieu où s’est accompli ce qui ne se réparera plus. Un titre que l’on pourrait imaginer aussi s’étendre à cette chambre où s’énonce ce qui ne peut se dire ailleurs. Ce mélange composite de pulsions de mort, de pulsions d’amour bafouées, d’effondrements, de relevés de pulsions de vie : la chambre du psychanalyste, cabinet réel ou imaginaire, logé dans un coin du cerveau d’où le texte pourrait être issu.

    Mathias Lair ne manque pas de courage, voire de témérité, à exposer aux yeux du lecteur — crûment par endroits, mais toujours à travers le double filtre de la lucidité et de l’intelligence — ce qui l’est rarement de la sorte. Mais on nomme souvent courage ce qui n’est de fait que nécessité vitale. S’exposer ou exposer semble parfois en effet la seule alternative qui permette de dépasser cette forme de soumission rampante à la fatalité qui consiste à se taire. Et c’est bien le pari que fait ici avec lui-même Mathias Lair : dire — sans rien dissimuler des méandres du ressenti — le trauma, ce qui l’a précédé une vie durant, ce qui a suivi. Dire le chantage de trop qui a mené à la fin de tous les chantages, à la fin tout court de la mère, chantage découlant de cette nécessité : tenir debout. Et ce n’est pas une mince réussite qu’accomplit là Mathias Lair en affrontant et en exposant le pire, l’horreur d’avoir été, lui le fils, pris à témoin de l’ultime désespoir qui avait pris la forme, sa vie durant, d’une de ces litanies auxquelles, sous peine de crever, les proches cessent de prêter attention. Et d’avoir été rendu impuissant, à cause d’un téléphone mal raccroché, à plus de trois cent kilomètres d’où il se trouvait. Comment garder cela pour soi si l’on ne veut pas devenir fou ?

    Sort-on jamais indemne de son enfance ? La complexité des nouages à l’intérieur d’une famille est telle que, même dans le meilleur des cas, les choses sont rarement ce que les protagonistes pensent qu’elles ont été. Ici, toutefois, de nombreux épisodes de l’enfance du narrateur, ces plaintes incessantes de la mère — liées à une authentique fragilité, un indiscutable mal être — ont fini par le blinder, le faire tomber, enfant déjà, dans cette sorte d’indifférence qui est surtout un sauve-qui-peut face à la défaillance de celle dont il dépend : J’avais onze ans, je crus que c’était fini pour de bon, c’était dans les arènes de San Sebastian, face à cette boucherie… affalée dans un au-delà qui la rendait pâle. Je ne me sentais pas coupable… : enfin mon père et moi allions pouvoir couler une vie tranquille.

    Agencé selon un désordre trompeur (qui permet de retracer le pire et le meilleur de la mémoire au gré du va-et-vient de la pensée), La Chambre morte est un livre conçu avec une très grande habileté. Servi par une écriture sans fioritures, volontairement sèche, celui-ci souffle le chaud et le froid, alterne tendresse profonde et implacabilité non dépourvue d’une pointe de cruauté : comme dans ce passage sur les liens qui unissent la mère et le fils : Amour malgré tout, en un nouage étroit de bonheur et de souffrance… amour donc pas tant que ça pour l’autre. Elle a voulu me marquer, infester ma vie après sa mort. Que me hante le remords éternel de ne pas l’avoir «  mamaïfiée ».

    Une écriture qui épouse le vécu de l’enfance du narrateur reliée au vécu actuel tragique, et qui convoque en amont l’enfance de la mère et quasiment les mémoires ancestrales, jusqu’à la scène finale, la clôture : depuis la remise, par l’inspecteur chargé de l’enquête — obligatoire dans ces circonstances d’une mort sans témoin — des carnets où figurent les dernières lignes balbutiées sur le papier par la mère, jusqu’à la conclusion, remarquable de lucidité : En mourant maman me coupe la voie. Le deuil c’est accepter de ne plus se taper la tête contre le même mur, connu depuis toujours…. Accepter enfin que ce qui n’avait jamais été ne soit pas. Complétée par cette phrase si universellement vraie : désormais nous voici dans la réalité, nous ne cherchons plus ce que nous ne sommes pas, ce qui n’est pas. Nous sommes dans ce que nous sommes. Tant que cela durera, la vie.

    Déjà, lors de la scène primitive, les dés étaient pipés : mon père faillit en ne retenant pas son sperme, et maman voulut avorter. Elle me raconta la chose plus d’une fois, pour me dire, disait-elle combien elle avait été heureuse de ma naissance. Maman ne comprenait pas que je lui réponde qu’on ne raconte pas à son enfant qu’on a tenté de le tuer. Le ver était dans le fruit. Combien de malentendus, de gâchis pour une phrase lâchée sans malice, sans conscience.

    À partir de là, on assiste à une sorte de jeu de ping-pong où la balle lancée par le narrateur se heurterait au vide, à la mort. Je tourne en rond. Pas d’accès à celle qui se suicide… Ici sans mot et sans voix devant une scène vide. Une butée sur un néant. On pourrait s’arrêter là définitivement, au bord du trou, la tête vide. La même scène répétée indéfiniment : Il faut que l’un établisse son empire. Toute résistance est punie de mort. Ce jeu qui n’est pas qu’un jeu force à l’endurcissement, comme le met en évidence cette constatation que l’auteur s’applique à lui-même : Et si je ne faisais que lui appliquer la dureté qu’elle m’a apprise ? Ça reste indécidable.

    On sait Mathias Lair très attentif au double aspect psychologique et sociologique des rapports entre individus, notamment au sein d’une même famille. Dans un livre paru, par le hasard des programmations éditoriales, le même mois que La Chambre morte, aux éditions Henry, sous le titre Aïeux de Misère, il analyse les rapports de classe dans sa propre famille, ce qu’il fait aussi, plus incidemment, dans ce livre-ci, avec par exemple cette remarque concernant la mère du narrateur : Elle a fait comme ses parents rêvaient, sortir de la mélasse. Pour y arriver, il a donc fallu oublier ce qu’elle était. Endosser des habits nouveaux qu’elle portait mal, sans naturel… Devenue barbare de ne plus être là-bas sans être ici. Une phrase qui dit la coupure, lourde de conséquences, entre ce qu’on a été dans son enfance et ce qu’on sera dans la maison de l’autre, le mari, la ‘trahison’ quand elle n’est pas pleinement assumée, qu’est le fait de sortir du moule de la famille initiale, de gravir un ou plusieurs échelons, de trahir à la fois ses origines et le pacte tacite qui vous lie à votre famille, à votre classe d’origine, les dégâts ainsi engendrés.

    Le drame de ce suicide de la mère désormais âgée laissant son fils — après une ultime plainte, étrangement empreinte de colère — à des centaines de kilomètres de là, face à un téléphone non raccroché, était certes annoncé, précédé de mini-tentatives. Il n’était que la répétition d’un même subi par le narrateur depuis sa première jeunesse. Ce qui ne retire rien à l’épouvante, liée à la culpabilité qui remonte, lors de toute mort d’un proche, d’un parent, qui endosse les mauvaises pensées qui ont existé à l’égard de ce parent (et dieu sait s’il y en a eu depuis qu’on est en âge de penser, de s’exprimer, d’adresser ses cris ou ses piétinements pour un bonbon refusé, une injustice, une frustration, une tristesse…). Après l’épouvante, il y a l’abattement, les bons moments qui remontent ; c’est le lot quand le père ou la mère disparaît, a fortiori aussi brutalement. Tantôt fragments toxiques, tantôt fragments heureux, innocents — d’une innocence qui friserait ici l’impudeur si l’auteur, connaisseur de Freud et de ses émules, n’était pas aussi profondément conscient de ce qu’il fait, en disant, en écrivant…

    Paradoxalement, ce livre, qui peut paraître dur par endroits, car issu d’une scène terrifiante, est un livre qui peut aussi nous aider à accepter l’inacceptable que nous traversons ou qui nous traverse, à comprendre celui-ci. En refermant l’ouvrage, après avoir lu le constat tiré par le narrateur et où perce une forme de détresse (Comment a-t-elle fait pour me conduire à ne pas la regretter ? Pour me priver ainsi des pleurs et de l’amour pour elle ? Comment a-t-elle pu arriver à un tel résultat, elle qui ne jurait que par l’amour donné ?), je n’ai pu m’empêcher de penser à cette belle phrase de Nietzsche, qui en a fait le titre d’un de ses ouvrages : « Humain, trop humain ! »



    Brigitte Gyr
    D.R. Brigitte Gyr
    pour Terres de femmes







    Mathias Lair, La Chambre morte






    MATHIAS LAIR


    Mathias Lair
    Source



    ■ Mathias Lair
    sur Terres de femmes

    Ainsi soit je (lecture de Brigitte Gyr)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la SGDL)
    une fiche bio-bibliographique sur Mathias Lair
    le site de Mathias Lair
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mathias Lair




    ■ Brigitte Gyr
    sur Terres de femmes

    Incertitude de la note juste (lecture de Mireille Fargier-Caruso)
    Parler nu (lecture de Cécile Oumhani)
    [Pleinement écloses enfin] (extrait d’Avant je vous voyais en noir et blanc)
    [quand tu as décidé d’en finir] (extrait d’Incertitude de la note juste)
    [une frontière se tisse de non-dits](extrait de Parler nu)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    au plus gris du corps






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