Étiquette : Mathieu Riboulet


  • Mathieu Riboulet | Passé le pont



    PASSÉ LE PONT



    Passé le pont, les fantômes vinrent à ma rencontre. C’est ce que nous avons fait cette année : nous avons passé le pont, et nous sommes tous encore ici, mais les fantômes, il s’en trouve toujours, ne sont pas hostiles. Il n’y a que les hommes de pouvoir et les hommes d’Église, les hommes habilités à jeter des ponts, pour penser que les fantômes sont des ennemis. Pour nous qui franchissons ces ponts, et ce faisant décidons de laisser venir les âmes errantes à notre rencontre, ce sont des présences apaisantes, ils sont notre devenir. Ils sont ailleurs, nous sommes ici, demain ce sera l’inverse, quelle importance ? Chaque jour des arbres tombent et des ponts sont coupés. Restent lumière, vent, pierres, sable et odeurs d’ici, lumière, vent, pierres, sable et odeurs d’ailleurs, restent nos vies inquiètes et nos élans joyeux. Nous vivons dans des ruines et avec des fantômes, des matières mortes, des matériaux vivants, des événements violents dont nous ne savons plus s’ils ont eu lieu ou non, et, restons pascaliens : nous ne sommes pas au présent ; mais si le présent est un lieu, où sommes-nous alors puisqu’il nous est impossible d’être partout comme d’être nulle part ? Nous sommes là où notre présence fait advenir le monde, nous sommes pleins d’allant et de simples projets, nous sommes vivants, nous campons sur les rives et parlons aux fantômes, et quelque chose dans l’air, les histoires qu’on raconte, nous rend tout à la fois modestes et invincibles. Car notre besoin d’installer quelque part sur la terre ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin.



    Mathieu Riboulet, Nous campons sur les rives, Lagrasse, 7-11 août 2017, éditions Verdier, 2018, pp. 35-37.






    Mathieu Riboulet  Nous campons sur les rives





    MATHIEU RIBOULET


    Mathieu Riboulet
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    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)
    Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    L’Amant des morts (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)






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  • 9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien

    Éphéméride à rebours



    Le 9 mai 1978 meurt à Rome l’homme d’État italien Aldo Moro. Ancien président du conseil national de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro est enlevé en mars 1978 par les Brigades rouges. Séquestré dans les environs de Rome, il meurt assassiné quelques semaines plus tard. Le 8 mai 2018, Libération titre à la « une » du journal : « Quarante ans après, l’assassinat d’Aldo Moro hante encore les consciences ».





    MATHIEU RIBOULET, ENTRE LES DEUX IL N’Y A RIEN (extrait)



    Dans cette chronologie réelle que je découpe comme une fiction, la fin de mon séjour en Italie a coïncidé peu ou prou avec la mort d’Aldo Moro, et je n’ai pas ressenti avec la même acuité que Massimo et ses amis l’aspect inexorable du processus de cette captivité et de son achèvement tragique, comme j’eusse pu le faire si, hypothèse d’école, Action directe, dont l’heure n’avait pas encore tout à fait sonné, avait enlevé et tué Mendès-France, dont l’heure était passée… Ce qui arrive au pays, aux hommes du pays, qui passe par la langue du pays, s’inscrit au corps plus sûrement et plus directement que ce qui doit transiter par l’analyse, la traduction, le sentiment d’étrangeté ; ça s’inscrit aussi, mais autrement, plus lentement. À l’exception des Brigades rouges, tout le monde voulait qu’Aldo Moro meure. Ça sonne comme une énormité, mais c’est irréfutable. Et ça ne dédouane pas les Brigades rouges, car évidemment si elles ne l’avaient pas enlevé personne n’aurait été conduit à préférer sa mort à sa libération. Voilà les mâchoires du piège, les données du problème, les parois de l’entonnoir, comme on voudra. Ça je l’ai su sur le moment, là-bas à Rome, grâce à Massimo, à tous les gens dans la ville qui, malgré les diversions confuses, l’amplification de la paranoïa par les médias, la désinformation généralisée via l’intervention supposée d’à peu près tous les services de renseignements du monde, népalais inclus, continuaient à réfléchir et à produire des analyses collectives acérées mais à peu près inaudibles. Je suis heureux d’avoir pu les entendre, même si, d’une certaine manière, ça rendait les choses encore pires que si elles m’étaient arrivées filtrées par la presse, à Paris, où l’on ignorait tout, ou presque, des enjeux italiens.

    Chacun savait qu’il n’y avait probablement pas un homme de quelque importance dans la hiérarchie de la Démocratie chrétienne qui ne dût quelque chose à Moro, et la signature imminente, mais reportée, du compromis historique avec le PC faisait des dirigeants de ce dernier mêmement des obligés de Moro. Tout ce beau monde campa d’emblée sur des positions très fermes : on ne négocie pas avec les terroristes, air connu. Négocier, en effet, c’est reconnaître à l’autre une légitimité, c’est donc, en l’occurrence, entamer un dialogue de nature politique entre des forces qui s’affrontent et se reconnaissent mutuellement comme opposées. Moro, en fin tacticien, avance dans ses lettres aux divers responsables de son parti et du gouvernement l’argument que rien n’oppose à une telle négociation, qui tournerait autour d’un échange de prisonniers (les principaux fondateurs des Brigades rouges étaient incarcérées), que l’histoire fourmille d’exemples d’États ayant procédé à de telles tractations, voire à des paiements de rançon, sans pour autant déchoir, que l’Italie, honnêtement, n’en est pas à un petit arrangement près ; que la ligne du refus, en revanche, débouche immanquablement sur la mort de l’otage ; et qu’il ne peut concevoir que ses amis politiques envisagent une telle issue, sinon sereinement, du moins sérieusement. On sait désormais qu’au même moment, au cours des entretiens quotidiens qu’il a avec ses ravisseurs, Moro tergiverse finement mais finit par dire des choses de la plus haute importance concernant le fonctionnement et les dérives de l’exercice du pouvoir par la Démocratie chrétienne ; évidemment il le fait à sa manière, dans une langue aussi sophistiquée que ses raisonnements politiques subtils et infinis, une langue « aussi incompréhensible que le latin » comme l’a écrit Pasolini, une langue que les Brigades rouges ne comprennent pas parce qu’ils ne la parlent pas. C’est, au sens le plus strict du terme, ce qu’on appelle un dialogue de sourds. L’État, de son côté, refuse tout dialogue mais tergiverse aussi, cherche à gagner du temps, cherche surtout à localiser Moro, qui est à peu de chose près sous son nez, à sept kilomètres sept cents du Palazzo Quirinale, où loge le Président de la République, Giovanni Leone, sept kilomètres deux cents du Palazzo Chigi, où siège le président du Conseil, Giulio Andreotti, six kilomètres cinq cents de la piazza del Gesù, où niche la basse-cour démocrate-chrétienne, à peine sept kilomètres de Saint-Pierre où règne qui l’on sait. On a infiniment glosé sur l’implacable exécution de l’enlèvement proprement dit, via Fani, le 16 mars, qui coûta la vie aux cinq hommes de l’escorte de Moro, sur l’organisation aussi implacable qui permit aux membres du commando des Brigades rouges de garder leur prisonnier en pleine ville, d’expédier une partie de ses lettres à leurs destinataires et à la presse et même de passer des coups de téléphone à la femme de Moro et à quelques autres interlocuteurs, de continuer à circuler dans la ville et dans le pays, prouesse inouïe que n’aurait pu réaliser qu’un groupe infiniment entraîné et bénéficiant de soutiens logistiques innombrables, d’où l’inévitable intervention des services secrets, qu’ils soient kirghizes ou burkinabés. On s’est moins étendu sur la passoire géante dont le ministère de l’Intérieur coiffa Rome, mais passons. Les faits sont là et un homme va mourir assassiné de onze balles dans la peau dans le coffre d’une 4L parce qu’aucun de ses alliés ne souhaite le voir sortir vivant et livrer le détail de leurs infamies respectives et parce que les hommes qui l’ont enlevé sont incapables de s’extraire de la logique qu’ils ont eux-mêmes mise en place et de comprendre que le cadavre qu’ils vont bientôt déposer via Caetani est un cadeau qu’ils font à ceux-là qu’ils combattent et qu’ils signent, ce faisant, leur propre arrêt de mort politique, quels que soient les avatars qui fleuriront encore le long de cette impasse. Cet échec, certains d’entre eux en ont fait depuis l’analyse implacable, ce qu’on ne peut guère dire de leurs adversaires d’hier…




    […]




    Bref, Moro est mort, le monde entier en a parlé mais c’est l’arbre qui cache la forêt, dans les sous-bois rôdent les poseurs de bombes, ceux qui ont ouvert le bal en 1969 à Milan et l’ont périodiquement relancé ensuite, ceux qui ne dorment jamais vraiment, piazza della Loggia à Brescia le 28 mai 1974, huit morts et cent trois blessés, la gare de Bologne le 2 août 1980, quatre-vingt-cinq morts et deux cents blessés… Les stratèges de la tension forment des réseaux dormants, il suffit d’un jappement pour qu’ils sortent des rêves, voient que les chiens errants se sont multipliés à force de baiser à même les terrains vagues, les niches ou les chenils qu’on leur a préparés, et qu’il va bien falloir les repousser du pied, leur casser quelques cotes, leur écraser la tête dans le sable mouillé, attendre que l’air marin évacue leurs odeurs, la trace de leurs pattes, l’écho des gémissements.

    Quelque chose manque toujours, un élément d’explication, un supplément d’amour, de sexe, de désir, de nudité, de raison, un lieu où reposer l’âme qui a erré, longuement, lentement, sur ces terrains de joie, d’action et de pensée, où reposer aussi le corps qui l’a portée et qui a découvert, dans le creux d’un buisson, où se tenait le monde, et les gestes à faire pour marcher dans son axe. Un lieu de temps et de conscience où poser la colère, un lieu d’épaules nues, de feuillages au front.

    J’ai passé une dernière nuit avec Massimo, l’horizon de cette nuit c’était l’amour, c’était garder le plus longtemps possible en moi son corps ligneux, mais ni lui ni moi ne nous bercions d’illusions : après le massacre de Stammheim et le bain de sang italien, l’horizon de l’Europe c’était la mort. Il fallait en finir avec la politique. Épuisés et distraits nous avons consenti, quoi qu’on dise, quelque temps qu’on y ait mis, je ne vous accuse de rien, à en finir avec la politique pour ajourner la mort.



    Mathieu Riboulet, « III – La mort à l’horizon du monde, 1978 », Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 128-129-130-135-136.






    Riboulet, entre_les_deux_il_n_y_a_rien_cmjn




    MATHIEU RIBOULET


    Mathieu Riboulet
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    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)
    L’Amant des morts (lecture d’AP)
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    Mathieu Riboulet, Entre les deux, il n’y a rien (émission Les Bonnes feuilles | 14-15 du 24 août 2015 : Mathieu Riboulet présente et lit les premières pages de son récit Entre les deux il n’y a rien)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)



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  • Mathieu Riboulet | [Le sexe ça n’est pas séparé du monde]



    [LE SEXE ÇA N’EST PAS SÉPARÉ DU MONDE]



    Un mot encore de Martin, du continent Martin à qui je dois tant, à qui je dois tout, en premier lieu, on l’aura compris, d’avoir appris à lire en moi, à lire mon corps en lisant le sien. Parce que si, quand l’homme de Billancourt s’est présenté à moi, j’ignorais tout de tout, à l’arrivée d’Antonio j’avais, grâce à Martin, fourbi quelques-unes de ces armes dont l’utilité ne s’est, à l’heure où j’écris, toujours pas démentie. Martin m’a dit voilà comment ça marche et j’ai dit à Martin voilà comment ça marche, ensemble on a marché dans l’aventure du corps, notre seule possession. L’ivresse de la découverte nous jetait l’un dans l’autre quasiment tous les jours du printemps 75. La fois où nous avons franchi le pas suivant : Martin étendu sur le dos au bord du lit, moi à genoux par terre, ses jambes reposant doucement sur mes épaules, sa queue dans ma bouche en une adéquation parfaite, au point que parfois nous suspendions tout mouvement, concentrés, lui dans ma bouche, moi l’absorbant, dans une certitude irréversible de toucher là sans nous payer de mots l’essence du monde, sa fonction essentielle, d’être au monde en un mot, et le plaisir ouvrant nos corps, repoussant leurs limites, le plaisir étendant le monde à l’infini dans lequel nous loger, le plaisir étendant nos corps à l’infini dans lesquels accueillir la terre qui nous portait, Martin m’a dit, Prends-moi, j’étais dans l’ignorance du sens que revêtaient ces deux mots accolés mais sûrement pas de la chose qu’ils recouvraient, il a quitté ma bouche et ses jambes mes épaules, qu’il a ramenées à lui, effectuant la jonction de ses genoux avec son torse, je me suis relevé, j’ai accédé à sa demande, et son corps s’est ouvert, le monde s’est engouffré dedans à ma suite, et Martin éclaté sur le lit, souriant, mon regard dans le sien, Ne me laisse pas tout seul dans une joie pareille… Sans doute est-ce le lendemain, ou encore le soir même, que j’ai pu le rejoindre dans le démembrement auquel convie le corps quand on l’ouvre doucement à la poussée de l’autre s’introduisant en nous. Martin au fond de moi, élégant, attentif, Et si je vais trop vite dis-moi de ralentir, Non Martin continue, entre nous deux il n’y a plus que la valeur des peaux, je veux bien que le monde entre, m’ouvre, me grandisse, s’il doit me dévaster il me dévastera ; nous avons touché là de bien grandes merveilles. Et de fait il nous a dévastés, il a même privé Martin de ses beautés, le monde n’est pas tendre pour les chiens qu’il élève, on se demande pourquoi il nous garde quand même plutôt que nous noyer dès qu’on ouvre les yeux. Cinq ans, il nous a concédé cinq ans, et ensuite quelques miettes, puis il a changé d’axe et nous, donc, d’horizon, troquant la mort d’État contre la mort antique, la mort d’avant l’État, la mort d’épidémie, la mort qui trie les chiens.



    Mathieu Riboulet, « II, Le sexe ça n’est pas séparé du monde. 1977 », Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 94-95-96.






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    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    L’Amant des morts (lecture d’AP)
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    Mathieu Riboulet, Entre les deux, il n’y a rien (émission Les Bonnes feuilles | 14-15 du 24 août 2015 : Mathieu Riboulet présente et lit les premières pages de son récit Entre les deux il n’y a rien)



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  • Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien

    Éphéméride culturelle à rebours




    Overney obseques
    Ph. D.R. Margnac : obsèques de Pierre Overney, mars 1972
    vingt-sept ans comme un chien aux portes de Billancourt
    par le vigile armé d’une entreprise d’État

    Source







    Je vais vous dire, moi, ce qui est contre nature, après quoi je vous laisserai aller vous faire foutre : c’est la mort des hommes abattus dans la rue comme des chiens dans des pays de paix. Mais, ignorants de ce que vous ratez, vous n’irez pas vous faire foutre, la rétention de pouvoir et d’argent est votre seul carburant, et votre seule largesse l’usage de votre force.

    Nous sommes rentrés de Pologne en septembre 1972, et jusqu’en 1974, jusqu’au jour où sur le pont de Billancourt j’ai compris comment je serais moi, où se trouvait ma place, je n’ai rien fait d’autre qu’attendre. L’ordre des mondes m’était encore opaque. Une sorte de stupeur frappait les parents les amis les voisins depuis que l’assassinat de Pierre Overney, vingt-sept ans comme un chien aux portes de Billancourt par le vigile armé d’une entreprise d’État, avait placé l’ensemble du mouvement qu’il formaient, dans les rues les usines les ateliers les foyers les bidonvilles, au bord de la question vers où tout les menait, les raisonnements l’action les forces en présence la rage l’étouffement le passé la persistance de cadres anciens ne découpant plus rien des horizons nouveaux, la question que partout de diverses manières s’est posée en même temps la jeunesse de l’Europe, celle de la lutte armée. Ça ne veut pas rien dire. Quelle que soit la manière dont elle y répondit, par la négative en France, par l’affirmative en Allemagne et en Italie, ce ne fut pas une lubie, le caprice d’une poignée de baby-boomers gâtés, isolés, exaltés, mais un fait politique indéniable, meurtrier, qui impliqua des milliers de personnes et laissa une empreinte que l’on décèle encore aisément çà et là dans les divers héritages, souvent impensés, ou pas encore, qu’il a laissés. Moi qui l’ai vécu de biais, les bras ballants, mais qui m’y suis frotté assez pour qu’il me forme, je ne peux pas, de là où m’a conduit la suite de l’histoire, me contenter de ce que l’horrible recul la plupart du temps donne à voir : des chiffres, des analyses, des jugements rampants dans les articles ou les livres d’histoire, de sociologie politique, et des souvenirs, des contradictions, des jugements encore tranchants du côté des acteurs, des témoins, qui ont décidé de laisser des traces de leur passage dans ce sillon écumant de rage. Rien ne me dégoûte comme le voile d’ironie qu’on jette sur ces années, l’entourloupe politique, morale, intellectuelle qui les transforme en une espèce de comédie dont l’esprit français aurait évité qu’elle ne dérapât dans le sang comme le firent nos voisins allemands et italiens, les premiers trop lourds, les seconds trop légers, conformément aux lieux communs des peuples de l’Europe, comédie qu’on aurait rapidement considérée avec recul, esprit critique, autodérision, une fois les esprits ressaisis et Mitterrand élu. Et rien ne me déprime comme le constat que ce sont bien souvent les acteurs mêmes de la période qui le tissent, c’est désormais de bon ton et ce n’est pas la forme de reddition la moins entière […]






    Septembre 1972
    Ph. D.R. Gilles Peress/Magnum Photos, 1974
    résolus à rejoindre
    la cohorte des « plus de 343 salopes »

    Source






    On a donc commencé par tout faire péter dans nos propres corps Martin et moi dès lors qu’on s’est trouvés, résolus à rejoindre la cohorte des « plus de 343 salopes ». Dans le circuit caché des économies libidinales masculines pédé, ou hétéro un peu aventureux ou carrément en manque, lâcher deux gazelles pas bêcheuses de dix-sept ans, l’une athlétique et blonde, l’autre un rien sèche et brune, c’est faire se lever le grand vent des bas-ventres, court-circuiter toutes les connexions avec le cerveau pensant, c’est faire parler la poudre hormonale qui ne demande qu’à exploser. On n’avait qu’à choisir, mais d’emblée Martin, toujours une longueur d’avance, a dit, On ne choisit pas chérie on prend ce qui vient ça va les achever. Pas bêcheuses je vous dis, en effet ça les rendait dingues tous ceux que d’ordinaire la jeunesse rejetait parce que trop efflanqué, pas assez bien monté, trop de ceci, pas assez de cela. Ca doublait les enjeux pour les autres, soudain tenus de partager s’ils voulaient en tâter. Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce que ça représente ce circuit-là, du potentiel explosif que ça renferme un homme déterminé à jouir, qui sent que son corps le lâchera s’il ne répond pas à l’appel, qu’il risque de se fendre, d’aller s’éparpiller sur les murs qu’il trouvera en chemin, que sa tête plus encore pareillement le lâchera parce que le risque de débord qui s’accumule en bas voilera le regard qu’il porte sur les choses. Sortir de soi un peu de foutre et ajourner le morcellement, éviter l’explosion, rester encore un peu au-dedans de soi-même, voilà l’enjeu qui les saisit et leur donne ces rythmes de bêtes encagées, ces allures de chevaux martelant de leurs fers le pavé gris des quais, ce n’est pas cher payé, ça tient à rien, un peu d’air tiède charriant une odeur de tilleul, la gazelle qui passe, bientôt se met à l’œuvre, apaise les tensions aveuglantes, et les flux incontrôlables qui les portent, les essorent et parfois les apaisent se calment, adoptent une nouvelle répartition, épousent d’autres contours, et la circulation reprend que tout, à tout moment, peut de nouveau bloquer. S’il n’y a plus de soutiers pour réguler tout ça, qui se joue dans la nuit et dans le grand silence des mots, pour cueillir ces jouissances qui déposent si souvent au bord de la souffrance et arrachent des râles qui évoquent la douleur bien plus que le plaisir, où donc iront ces forces qui ont maille à partir avec l’obscurité ?



    Mathieu Riboulet, « II, Le sexe ça n’est pas séparé du monde. 1977 » in Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 77-80.






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    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Mathieu Riboulet, L’Amant des morts (lecture d’AP)
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)
    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien



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    → (sur La République des livres)
    Rage de Riboulet
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    Mathieu Riboulet, Entre les deux, il n’y a rien (émission Les Bonnes feuilles | 14-15 du 24 août 2015 : Mathieu Riboulet présente et lit les premières pages de son récit Entre les deux il n’y a rien)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)






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  • 29 septembre 1571 | Naissance de Caravage

    Éphéméride culturelle à rebours





    Le 29 septembre 1571 naît à Milan, le jour de la fête de saint Michel Archange, Michelangelo Merisi, dit Caravage.





    Aîné de quatre enfants, Michelangelo Merisi (fils de Fermo Merisi et de Lucia Aratori) passe les cinq premières années de sa vie à Milan où son père occupe auprès du marquis de Caravaggio la charge d’architecte-intendant. Le marquis lui a confié la restauration de ses appartements. La petite ville lombarde de Caravaggio est depuis plusieurs générations le terroir de la famille Merisi et c’est à elle que Michelangelo Merisi empruntera son nom. Lorsque la peste survient à Milan en 1576, les Merisi se réfugient à Caravaggio. En octobre 1577, à la mort de Fermo Merisi, la famille Merisi se trouve à la tête d’un patrimoine important doublé d’un réseau relationnel qui se consolidera d’année en année tout au long de la vie du peintre. La disparition du père ne porte donc pas atteinte à l’aisance familiale.


    Michelangelo Merisi reçoit une éducation sérieuse et entreprend sa formation artistique en avril 1584, dans l’atelier du peintre milanais Simone Peterzano, de notoriété modeste. Pour autant, Peterzano donne à son élève un enseignement suffisamment solide pour que Merisi puisse entreprendre de travailler par lui-même. Il lui apprend le dessin, les techniques de la peinture à l’huile et de la fresque, la perspective, l’anatomie, l’espace et la lumière. Merisi a également eu l’occasion de s’initier à la nature morte et au portrait. À Milan où il a vécu ses années adolescentes, Merisi découvre la violence des mœurs et un goût prononcé de la contestation de l’autorité qui ne le quittera plus.


    Au cours de ses voyages en Italie du Nord (Lombardie, Vénétie…), Merisi se familiarise avec les œuvres des peintres reconnus de ces régions : Antonio Campi, Girolamo Romanino, Moretto da Brescia, Giovanni Savoldo. Mais aussi Tintoret et Lorenzo Lotto. Les portraits de Paolo Véronèse et du Titien ne lui sont pas inconnus. Pas davantage les sobres compositions d’un Giorgione.


    À l’automne 1592, Merisi, à peine âgé de vingt et un ans, est à Rome. Capitale de la papauté, Rome est alors un centre artistique obligé et les mécènes y sont nombreux. Michelangelo Merisi, s’il ne bénéficie pas directement des bienfaits dispensés par le pape Clément VIII Aldobrandini (pontife de 1592 à 1605), obtient en revanche les faveurs et le soutien de ceux qui étaient en grâce auprès de lui. Une cour importante, composée de prélats, d’aristocrates, d’intellectuels, de commerçants, tous richissimes. Il fréquente le Cavalier d’Arpin auprès duquel il peint fleurs et fruits. Après plusieurs mois de cet exercice qui ne le satisfait pas, il décide de s’établir à son compte et de se consacrer à la peinture des figures. Il travaille alors sous le mécénat de Prospero d’Orsi. C’est à cette époque qu’il peint le Jeune garçon pelant un fruit, le Petit Bacchus malade, le Jeune garçon à la corbeille de fruits, la Diseuse de bonne aventure, les Tricheurs. Merisi est alors sous la protection du cardinal Francesco Maria del Monte, ambassadeur des Médicis à Rome. En 1595, renouant avec les paysages, Merisi exécute le Repos pendant la fuite en Égypte. Méduse, le Concert de jeunes gens, le Joueur de luth, la Sainte Catherine d’Alexandrie, la Conversion de Madeleine, Judith et Holopherne datent également de la même période. Période intense au cours de laquelle Caravage élabore son style, travaille ses ombres et s’attache à perfectionner sa technique du clair-obscur.


    En juillet 1599, Caravage reçoit sa première commande publique — qui lui vient du cardinal Matthieu Contarelli — et signe son premier contrat. Il s’agit pour le peintre de réaliser deux toiles destinées à l’église Saint-Louis-des-Français. Ces deux toiles, illustrant chacune un épisode de la vie du saint — la Vocation de saint Matthieu et le Martyre de saint Matthieu — seront installées sur les parois d’une des chapelles latérales de l’église, la chapelle Contarelli.









    Caravaggio_-_Martirio_di_San_Matteo
    Source








    MATHIEU RIBOULET, 8. PEINDRE CEUX QUI SONT NUS IN LES ŒUVRES DE MISÉRICORDE (extrait)




    Le Martyre de saint Matthieu à Saint-Louis-des-Français fait la part belle à l’assassin, central, rayonnant, poignard dans la main droite, penché sur sa victime qu’il tient par la main gauche, auquel il est relié du geste et du regard, et, surtout, presque nu. Comme sont presque nus les deux adolescents qui nous tournent le dos et contemplent la scène, à droite, et celui qui, à gauche, semble vouloir partir mais s’attarde un instant.


    Que les anges soient nus, passe encore, mais les hommes ?


    Peindre les bourreaux nus, c’est porter à nos sens la fine perception de ce qui noue serré le désir et la mort, l’infime instant de joie qui vise à l’accepter avant de disparaître, c’est inscrire sur la toile l’instant de notre mort- comme à Malte où, au sol, le saint palpite encore quand le bourreau attend. Peindre les témoins nus, c’est dire où sont les anges et que nous n’avons rien d’autre à faire ici-bas que célébrer le monde. Ah, serrer Adrien dans mes bras assouplis et l’amener ici voir jaillir le prodige des murs de cette chapelle…


    Si le travail de la mort est vertical, celui de la grâce, dans la chapelle Contarelli, est horizontal. Face au travail du chien de l’assassin, à la peine, au labeur, à la gloire que son corps forme en déchirant l’ombre, une sorte de tranquillité domestique et paisible baigne le bureau de péage où Matthieu accomplit sa tâche quotidienne. Et c’est la belle lumière de l’étonnement que La Vocation de saint Matthieu peint sur le visage du percepteur, venue de Pierre, du Christ et des nuées hors champ, ou du récit de Marc, simple comme un bon jour : « En passant, il vit Lévi, le fils d’Alphée, assis au bureau des taxes. Il lui dit : « Suis-moi. » Il se leva et le suivit » (Marc 2, 14).


    On aurait suivi à moins un Christ d’une telle beauté, promesse que l’on distingue à peine.


    Qu’y avait-il au creux de ces regards que le peintre parvint à saisir, dans le choix des postures, dans l’ombre des modèle et qui m’est redonné, intact, éblouissant, à plus de quatre cents ans de distance ? De quelle liberté inouïe s’est-il nourri que je la sente encore à l’œuvre sur l toile où les horizons s’ouvrent ? Est-ce le tournoiement infini de la grâce ? Celui-là dont il est assurément question dans La Conversion de saint Paul, à Santa Maria del Popolo, où il atteint un degré tel qu’il a mis Paul à terre, laissant son cheval libre envahir tout l’espace ? Celui-là même que je n’atteindrai pas ?




    Mathieu Riboulet, « Peindre ceux qui sont nus » in Les Œuvres de miséricorde, Éditions Verdier, 2012, pp. 64-65.





    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    L’Amant des morts (note de lecture d’AP)





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  • Mathieu Riboulet, L’Amant des morts

    par Angèle Paoli

    Mathieu Riboulet, L’Amant des morts,
    Éditions Verdier, 2008.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Jusqu_sa_mort
    Ph., G.AdC






    HOC EST CORPUS MEUM, HIC EST MUNDUS



    Tout commence avec le père. Avec le commerce sexuel d’un père avec son fils, tout juste adolescent. Un père bûcheron de la Creuse, à la sex/sensualité brute, quasi primitive. C’était arrivé un jour, au petit matin, sur le carreau de la cuisine, et le fils, que son père bichonnait depuis sa naissance, s’était laissé prendre sans réticence. De ce premier « adoubement » et des cérémonies qui suivirent avec le père mais aussi, sous ses yeux, avec d’autres bûcherons du crû, date ce « besoin de sueur séchée, de salive, de sperme venu du fond des temps » auquel Jérôme ne va cesser de répondre tout au long de L’Amant des morts, dernier roman de Mathieu Riboulet.

    De gamin creusois « grandi sur le plateau » entre une mère désœuvrée et vide et un père régi par des forces animales dévastatrices, ancestrales, Jérôme devient ce « joli brin de garçon » dont le déhanchement étrange subjugue. Pas seulement les hommes, tous les hommes, mais aussi ses tantes jumelles, Alix et Constance Mondeville chez qui Jérôme débarque, un beau jour, rue de Liège.

    Commence alors à Paris, dans le « triangle d’or » ― Saint-Lazare, Clichy, les Batignolles ―, une vie partagée entre le confort semi-bourgeois que lui offrent ses tantes et leur affection admirative emplie d’un désir interdit, son travail régulier et sérieux dans leur commerce de cartons d’emballage, et son destin d’homosexuel lumineux. Dont le corps désirable et souple se livre sans façon aux désirs les plus sombres des amants de passage. « On en était là, avec lui ». « Voilà, c’était l’amour. Quoi d’autre ? Pour Jérôme, rien qu’un peu de commerce dans la journée pour oublier les risques insensés de la nuit. »

    Jusqu’au moment où la maladie fait irruption dans la vie de Jérôme. Qui recueille La Biquette mourante ― « d’où s’échappe, formant filet puis flaque et bientôt mare, une sécrétion comme seule la part obscure de l’humain peut en générer, et la douleur stupide à l’entêtant parfum de sueur de la peur » ―, la soigne avec des gestes débordants de tendresse, la protège de sa présence réconfortante. Jusqu’à sa mort. Dès lors se glisse en Jérôme une force invincible qui irradie de « tous ses pores », « un flux de désir intense », acte de foi qui passe par le don total du mystère du corps et de soi : « prenez, ceci est mon corps, ceci est le monde, ceci est à vous. »

    De cette offrande athée naît la communion exaltée de Jérôme avec le monde des siens. Celui des Séropos s’immolant, au cours d’une scène à la flamboyance médiévale, sur les tombes du Père-Lachaise. Offrande ultime qui fait de lui, pour longtemps encore, le porte-parole et le messager glorieux de ses semblables. L’amant des morts.

    Roman aux tonalités riches et complexes, L’Amant des morts est porté à son plus haut degré de ciselure par une écriture exigeante et un phrasé incantatoire. Qui tiennent en suspens sur la ligne de crête du récit. Une prise de risque parfaitement maîtrisée par Mathieu Riboulet.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    MATHIEU RIBOULET


    Mathieu Riboulet
    Source




    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)
    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)






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