Étiquette : Médée


  • Pascal Quignard, Medea

    Pascal Quignard, Medea
    Éditions Ritournelles, Bordeaux, 2011.


    Lecture d’Angèle Paoli

    Topique : Médée



    Carlotta Ikeda
    Carlotta Ikeda dans Medea
    Source






    « MIDI MÉDÉE MÉDITE »


        Souvent, sur mes chemins de lecture, Médée vient à ma rencontre. C’est peut-être qu’à mon insu, Médée m’habite et me travaille en secret. C’est sans doute aussi que je « médite » la Méditerranée. Tout récemment, la dernière Médée, la Medea de Pascal Quignard, est venue me rejoindre. J’ai découvert ce petit opus avec plaisir et jubilation. Un plaisir en écho à la « jouissance » qu’évoque Marie-Laure Picot, dans la rêverie qui fait office de postface à l’ouvrage.

        Récemment publiée aux éditions Ritournelles, Medea a fait l’objet d’une chorégraphie. Le texte a été dansé par Carlotta Ikeda, « figure tutélaire de la danse butô ». Sidération première. Promesse d’envoûtement.

        Comme dans toute représentation chorégraphique, la performance corporelle est perdue. Elle s’inscrit dans un temps clos, sur une scène de théâtre particulière, avec sa mise en scène propre. Le corps se déploie se déplie se tasse se recroqueville se replie s’étire se retourne se tord, et trace dans l’air des arabesques invisibles de bras de jambes de torsions dehors dedans étroitement mêlés conjugués distanciés, puis s’affaisse s’efface disparaît. Reste le souvenir d’enchevêtrements, de lignes douloureuses inscrites dans l’éphémère par un corps minuscule pris dans ses contorsions et dans sa souffrance. Silencieuse souffrance. Signée Carlotta Ikeda. Une fois évanouie la performance de Carlotta Ikeda [performance à laquelle je n’ai hélas pas assisté], reste le petit livre blanc de Medea, lumineux comme une plume. Du dehors.

        Et dedans ? Les pages consacrées à Médée sont précédées d’un autre texte, plus bref. Danse perdue. En lisant Danse perdue, on pense que cette méditation-là est une ouverture à la suivante, consacrée à la magicienne. Comme souvent chez Pascal Quignard, le texte ou la fresque sur laquelle il prend appui ― en ce qui concerne Médée, il s’agit de « la fresque de la maison des Dioscures, à Pompéi » ―, est un prétexte. Un pré-texte à une méditation sur le Temps. Danse perdue renvoie en effet à ce temps d’avant la naissance. Danse silencieuse que les enfants dessinent dans le monde utérin de la mère. À ce temps gracieux de l’a-pesanteur aquatique du ventre clos succède le temps inverse, temps brutal de l’ouverture et de la naissance, temps désordonné et panique qui jette les nouveau-nés dans la violence de la vie, vers l’autre temps d’après, qui va son chemin vers le temps de la mort.

         Méditation sur la mère, la « Grande Mère », Medea a à voir avec le Temps. Elle est issue de Lui. Elle contient sa force de vie dans la racine même de son nom. Médée, Med, Midi. Elle est le temps solaire à son zénith. Midi. Sidération seconde.

        « Midi Médée Médite ». Formule ternaire incantatoire. Condensé de constellations à l’heure où brûle le soleil. Sur quel objet s’est donc posée la méditation de la magicienne ? Médée médite sa vengeance. Sur la façon la plus violente, la plus radicale de se venger de Iasôn l’infidèle. En premier lieu, Médée médite sur les « médecines » qu’elle va concocter pour tuer sa rivale, Creüse. La chamane invente pour son ennemie une robe nuptiale tissée d’onguents ignifugés. La voilà qui s’enflamme, torche vive. Voilà qu’aussitôt les flammes gagnent le palais de Corinthe. Cette violence-là, dictée par les feux dévorants de la haine, ne suffit-elle pas ? Non, Médée l’excessive veut aller jusqu’au bout de sa fureur. Elle tue les deux fils qu’elle a eus de Iasôn. Puis, du même glaive ensanglanté qu’elle enfonce dans sa vulve, elle donne la mort à l’enfant qu’elle porte dans son sein. Médée rejoint alors le temps d’avant son histoire d’exilée de Colchide. Elle rejoint le Temps d’avant le temps de Iasôn et du don qu’elle lui fit de la Toison d’or.

        « C’est Midi.
    Médée monte, avec le soleil, jusqu’au soleil.
    Médée rejoint le Temps, son père, auprès du Soleil, son grand-père.
     »

         Le temps d’une lecture, nous renouons avec le temps mythique-mystérieux de la tragédie de Médée. Mais la vengeance de Médée ouvre aussi sur un questionnement plus vaste qui rejoint le temps d’ici.

        « Pourquoi les femmes désirent-elles tellement des enfants ?
    Pour qu’ils les vengent. 
    »

         À chacune de poursuivre sa propre enquête sur elle-même.

        Autre sidération. Pascal Quignard établit un rapprochement audacieux, quasi iconoclaste, entre Médée et la Vierge Marie.

        « Il n’y a pas grand-chose qui différencie la reine
    Médée de la vierge Marie,
    elles lancent, toutes les deux, sur le monde, des enfants morts.
     »

        Cette formulation finale, décalée, violente, ramène à la question première, sidérante : « Qui est cette femme dont je tombe ? » Question universelle qui recouvre toutes les autres et englobe Marie et Médée dans la même fascinante obsession. Le « visage pâle » de l’une se fond avec « le terrible visage tout couvert de la violente lumière… » de l’autre. Le corps de la Vierge Marie et celui de Médée ne font qu’un seul et même corps pris dans la même interrogation :

        « Qui est cette femme dont je tombe ? »

        ou encore :

        « Qui
    était-elle ?
     »

        Qui est-elle, celle qui a pouvoir de garder en dedans d’elle puis d’expulser, qui détient les clés du dedans du dehors ? Qui possède à elle seule le pouvoir de « reproduire la société humaine » et « la toute puissance de la mort » ?

        « Midi Médée Médite ». Médée, gardienne des medeas où gît la semence du père, donne à méditer. Sur le pouvoir des mères, vie et mort. Sur leur pouvoir de castration. Sur les mots qui sont vivants. Sur le langage qui procède du cri primal. Sur le Temps sidéral.

        Medea. « Un monde clos s’ouvre à nous », écrit Marie-Laure Picot dans la postface. Un monde qui « apporte des réponses définitives aux questions individuelles alors-même que celles-ci ne sont ni posées ni adressées ». De cette évidence troublante naît la fascination qui accompagne chaque nouvelle lecture de Pascal Quignard. Il suffit de céder à l’envoûtement et de plonger. Comme le fit jadis Boutès, seul de tous les Argonautes à prendre le risque de se laisser happer sans retour par le chant des sirènes. Méditerranée.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    Ikeda4
    Carlotta Ikeda dans Medea
    Ph. : Laurencine Lot
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Dailymotion)
    Carlotta Ikeda rencontre Pascal Quignard autour de la Médée d’Euripide
    → (sur ritournelles.fr)
    Carlotta Ikeda


    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Boutès (lecture d’AP)
    Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)


    ■ Médée
    sur Terres de femmes

    Médée (AP)
    Lettre à Médée (poème extrait du recueil C’est là que je suis d’Helga M. Novak)
    18 mars 1929 | Naissance de Christa Wolf (extrait de Médée de Christa Wolf)
    13 mai 1932 | Médée de Sénèque, mis en scène par Georges Pitoëff
    8 mai 1940 | Création française à l’Opéra de Paris de l’opéra Médée de Darius Milhaud
    5 avril 1967 | Maria Casarès dans Medea





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  • 18 mars 1929 | Naissance de Christa Wolf

    Éphéméride culturelle à rebours

    Topique : Médée



         Le 18 mars 1929 naît à Landsberg an der Warthe (aujourd’hui Gorzów Wielkopolski), dans l’ex-République démocratique allemande, Christa Ihlenfeld (Christa Wolf).






    PORTRAIT DE CHRISTA WOLF
    Image, G.AdC






         Romancière allemande, Christa Wolf est l’auteur de plusieurs romans qui font d’elle l’un des écrivains majeurs de son pays. Également reconnue de part et d’autre du Mur, Christa Wolf préconisera tout au long de sa vie l’idée d’« un socialisme à visage humain ». Idée qu’elle reprend et développe dans ses romans. Son premier roman, Le Ciel partagé (Der geteilte Himmel, 1963), ― histoire d’un couple qui se défait, partagé entre R.D.A. et R.F.A. ―, est récompensé par le prix Heinrich Mann. Viennent ensuite Christa T. (Nachdenken über Christa T., 1968), Trame d’enfance (Kindheitsmuster, 1976), Aucun lieu. Nulle part (Kein Ort. Nirgends, 1979). Avec Cassandre (Kassandra, 1983) et Médée (Medea-Stimmen, 1996), Christa Wolf revisite les mythes grecs pour explorer la société contemporaine et affronter son propre passé. Christa Wolf est morte à Berlin le 1er décembre 2011.


        « Je n’écris que sur ce qui m’inquiète… Je n’écris que sous la contrainte de conflits intérieurs. Avant qu’ils n’aient atteint une intensité extrême, il m’est impossible d’écrire », déclarait Wolf « la scandaleuse ».






    EXTRAIT de MÉDÉE


    4




    Jason à Médée :         
    Va parmi les espaces de l’éther sublime,         
    Porte témoignage qu’il n’y a pas de dieux         
    Là où tu te rendras.         

    SÉNÈQUE, Médée        &nbsp





        « Je suis partie avec Jason parce que je ne pouvais plus rester dans cette Colchide perdue, corrompue. C’était une fuite. Et voilà que j’ai vu sur le visage du roi Créon de Corinthe la même expression de présomption et de crainte qu’on repérait vers la fin sur les traits de notre père Aiétès. Il ne pouvait pas soutenir mon regard pendant les rites funèbres célébrés pour toi, son fils sacrifié. Le roi d’ici ne connaît nul remords quand il fonde son pouvoir sur un sacrilège, il soutient sans sourciller le regard de quiconque. Depuis qu’Akamas m’a emmenée, traversant le fleuve dans la ville des morts où les Corinthiens riches et célèbres sont enterrés dans de pompeuses chambres funéraires. Depuis que j’ai vu ce qu’ils leur donnent pour qu’ils puissent accomplir leur chemin jusqu’au royaume des morts, et aussi pour qu’ils s’en paient l’accès, de l’argent, des bijoux, de la nourriture, des chevaux même, parfois des serviteurs, depuis lors je ne puis voir cette superbe Corinthe que comme le miroir périssable de cette cité éternelle des morts et il me semble que ce sont eux qui règnent également ici, les morts. Ou bien c’est la peur de la mort qui règne. Et je me demande si je n’aurais pas dû rester en Colchide.
        Mais voilà que la Colchide me rattrape. Tes ossements, frère, je les ai jetés à la mer. Dans notre mer Noire que nous aimions et que tu aurais désiré avoir comme tombeau, j’en suis sûre. Face aux navires de la Colchide lancés à notre poursuite et sous le regard de notre père Aiétès, moi, debout sur l’Argo, j’ai jeté un à un tes ossements à la mer. C’est alors qu’Aiétès fit faire demi-tour à la flotte colchidienne, pour la dernière fois je vis ce visage familier, pétrifié de terreur. Mes Argonautes eux aussi ont été saisis par cette image : celle d’une femme qui, en poussant des cris sauvages, jette à la mer, contre le vent, les os d’un mort qu’elle avait emportés. Tu ne devrais pas t’étonner, me dit Jason, si cette image leur revient maintenant à l’esprit et s’ils ne savent plus ce qu’ils doivent penser, au point de ne pas vouloir témoigner en ta faveur. Vous me croyez donc capable, lui ai-je demandé, d’avoir tué mon propre frère, de l’avoir déchiré pour le mettre en morceaux pour l’emporter dans un sac de peau pendant ce voyage ? Il s’est tortillé, mon bon Jason. J’attends encore sa réponse. »


    Christa Wolf, Médée [Medea-Stimmen, Luchterhand Literaturverlag, Munich, février 1996], trad. fr. Fayard, 1997 ; Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 2001, pp. 126-127-128. Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein.






    Medee





    ■ Médée
    sur Terres de femmes

    Médée (AP)
    Lettre à Médée (poème extrait du recueil C’est là que je suis d’Helga M. Novak)
    Pascal Quignard, Medea (lecture d’AP)
    13 mai 1932 | Médée de Sénèque, mis en scène par Georges Pitoëff
    8 mai 1940 | Création française à l’Opéra de Paris de l’opéra Médée de Darius Milhaud
    5 avril 1967 | Maria Casarès dans Medea






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