éditions Méridianes, collection Duo,
34000 Montpellier, 2020.
Lecture de Sylvie Fabre G.
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L’AUBÉPINE ET LE COUDRIER La couverture de ce livre relié a la blancheur de la craie des falaises du Pays de Caux, caractéristique du paysage de la mère qui vient de mourir. L’ouvrage comporte trois sortes de textes : des notes de carnet, des textes en prose et des poèmes en vers. Dans le carnet, les notes sont datées à partir du jour du décès : D15, D16, D17… Les nombres représentent le compte des jours. Le D, initiale du prénom de la mère, Denise, se répète et s’entête, résistant à l’oubli ; il s’inscrit dans ce paysage de mots, L’Épine blanche. « Denise décès et deuil une chute de dentales comme au jeu du palet ou du dé. » Au départ, au seuil du deuil, on ne peut se défaire de la lettre quatrième de l’alphabet. « L’abécédaire va jusqu’à D », prévient le poète. « D’épine blanche devant la Manche. L’arbrisseau D qui a cédé. » En cette ligne de prose, un quatrain de vers de quatre syllabes avec rimes qui fait du [d] le début et l’arrivée. Les lettres s’échangeaient régulièrement entre la mère et le fils ; avec L’Épine blanche, voici la lettre ultime du fils à sa mère. Il s’agit d’abord de dépasser le silence de la stupeur, « quand la glotte reste sans voix le larynx sans fonction ». Puis la parole revient par des phrases sans virgules, dont la seule ponctuation est le point. On est alors frappé par les sons assénés (« Port portiques et passe »), comme on bégaierait de ne pouvoir passer le cap de dire. Entrant dans le livre, on approche la mer, on découvre une terre où les homophones et les redites permettent un ancrage qui préserve les sons et les libère dans l’espace fécond du poème. Nous sommes « devant la mer de Manche », dans une ville nommée H., grand port à l’estuaire de la Seine. Depuis son appartement, la mère regardait l’avant-port et la mer. « Elle est là devant lui et la nuit qui s’avance l’attend. La nuit en faisceaux. Le phare balaie toujours sans vraiment emporter. Cette nuit-là, c’est la bonne. La mère s’effondre dans les couleurs du phare. » Par vagues, les mots venus aux lèvres du fils reviennent (salés) : « Adieux sur le môle. Eaux profondes chenal ouvert. Channel pour les Amériques. Le couchant. Le fils veillant sa mère. » Par les noms et les noms propres des personnes et de la géographie s’opère une réappropriation. La parole revient. La mère a donné à son fils sa langue, son goût pour les livres, pour les mots et leurs jeux sonores. Le fils se prénomme Jacques : il fallait inventer un nom-lien dans la langue « dionysienne » ; et c’est Jaboc, un Jacob bousculé qui résonne avec docks, roc, soc et bloc : « Elle aimait bien ces rimes de rien qui sonnaient bien au bout des mains au bout des seins. » La mère, institutrice, faisait partie des « instruisous », comme le disait la Mère-grand dont la voix affleure parfois. Le poème établit un pont entre la mère et les fortunes de mer : « maladie des grands vaisseaux rouillés embarqués à jamais sur la mer ». Continûment, tout au long de L’Épine blanche, nous serons soumis au roulis qui nous mène de la terre côtière au chenal maritime et douloureusement, dans l’aigu de l’épine du titre, nous passerons du blanc d’écume mortelle au blanc végétal de l’aubépine. Il existe une musique particulière de L’Épine blanche, faite de répétitions et de dissonances. L’usage est dérouté (épine plantée dans la langue). L’humour vient adoucir les dérapages. Des mots sont plantés dans d’autres (de « cor » à « corvidés »), on s’achemine sur le terrain d’une écriture travaillée à corps et à cri. Du son au mot repris, courte distance : lorsque le mot « puits » entre dans le texte, il capte le passé perdu qu’on ne remonte plus, il suscite la citerne de l’école en Caux qui jouxtait le trou profond vers lequel tomber de fatale attirance. La forme du carnet donne au texte des divisions et réamorce les dentales en attaques de mots comme si, avec « Denise déprise disparue », on se cassait les dents sur une évidence : « Deuil discipline d’écriture et devoir de notation. » Noter, « [c]onsigner l’essentiel avec des stop télégraphiques. » Les poèmes très courts hésitent parfois entre simple note et haïku : « Réglé la facture d’eau
Ton eau
Larmes ». La mer et la mère font bloc. Alimentent la mémoire ou l’obstruent. Le puits (« la fosse »), c’est sa tombe et le silence d’elle « touchée coulée quinze fois » dans cette bataille navale finale, de D15 à D… Tout au long du livre, le fils parle de lui-même à la troisième personne : lui et sa mère sont à égalité. Jaboc se remémore les lettres de Denise, écriture parfaite jusqu’au jour où « le tremblement de la main a étouffé un peu la phrase ». Premiers indices perçus mais non retenus, seules comptent les nouvelles transmises des falaises. Bientôt on vendra chez le notaire le « pied-en-mer » de la mère. Le vent porte le fils vers la « terre ocre du Caux salée de tous passages ». « Aussi la mort d’un être cher est-elle presque comme la nôtre, presque aussi déchirante que la nôtre ; la mort d’un père ou d’une mère est presque notre mort et d’une certaine façon elle est en effet la mort-propre : c’est l’inconsolable qui pleure ici l’irremplaçable », écrivait Jankélévitch *. Au bord de la tombe de ses parents, Jaboc, devenu grand-père, entend l’infini « au suivant » : « Le prochain qui y est
C’est bien toi mon vieux
Entends-tu que l’on toque
À ta porte Jaboc ». Les questions se multiplient sur ce qui meurt avec la mère, sur la place du père dont le fils a dépassé l’âge : « C’est quoi qu’on doit à ses parents qui couchent en terre depuis longtemps. On met bruyère sur leur terre. On met deux pieds. Deux pots serrés pour faire la paire. » Pieds de bruyère ou pieds du fils ? Voici d’autres « pieds perdus » – le P du père, quand on perd pied : « Et nos pieds lourds qui tout écrasent ». Nous sommes des scaphandriers aux semelles de plomb descendant vers les profondeurs par le poème : « Sommes-nous nés d’un ventre déchiré et d’un père perdu d’avance ? » Le père est associé au « coudrier noueux », la mère à « l’épine blanche », cette « aubépine voûtée par les vents du large ». Paraphrasant Molière, le poème déplore : « Le petit arbre est mort ». Ce n’est ni le premier ni le dernier, nous allons « d’un bris à l’autre ». « Elle est partie
Par les chemins de mémoire
Le vent couché sur elle ». Alors se pose la question, réduite, essentielle : « Comment emporter sa morte et devenir léger ? ». Il s’agit, confronté à l’« absence absolue », de « coïncider avec le monde » et, avec le fil du poème, de « ravauder la division ouverte par la brisure ».
Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ________________________________ * Vladimir Jankélévitch, La Mort (éditions Flammarion, 1977), page 51. |
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LE POÈTE HABILLE LE MONDE Au jour le jour, les mots du poème se posent sur la page. Avec la régularité d’un métronome qui scanderait discrètement le temps. La phrase commence avec le jour, au sortir du sommeil, qui s’étire en continu sur un mois puis s’interrompt durant une semaine, ellipse et pointillés. Et reprend. Tandis que le poète s’interroge sur la matière qui fait « du » poème. Ainsi des mots qui s’enroulent autour du leitmotiv « commence une phrase ». « une phrase commence
au bord du temps
commence le temps
une phrase commence… ». …commence une phrase. Tel est le titre du dernier recueil de Michaël Glück, récemment paru aux éditions LansKine. C’est autour de ce titre-projet que s’élabore le poème. Au commencement du temps, le jour s’ouvre sur « un premier matin » de mars, entre silence, résidus de rêves, lumière qui filtre derrière les rideaux d’une chambre, pépiements d’oiseaux, présences insolites noyées dans les reflets d’un canal. Les poèmes sont brefs. L’absence de ponctuation laisse place au suspens. Regard et respir. Attente. Parfois une strophe – ou même quelques vers – sautent à pieds joints par-dessus les points de suspension, faisant place au silence. Le poète, lui, laisse aller sa rêverie là où le mènent ses pas, peut-être semblable au pêcheur qui cherche le reflet du monde au bout de sa ligne. Le monde alentour peu à peu se peuple de rumeurs et de signes – rumeur des chantiers ou bien celle des noms inscrits sur les tombes ; « bibliothèque des morts » soudain réveillée par le croassement des corbeaux. Tandis que la phrase commencée suit son cours. D’un jour à l’autre, elle poursuit sa chance d’habiller le poème. Ou le monde aussi bien : « ce sont dans le jardin
des lignes d’écriture
ce sont
les premiers mots
qui composent les lèvres
ouvertes pour nommer le monde ». Les actes sont simples, et sobres les gestes qui accompagnent le poète du réveil au sommeil : « je lève le rideau
soulève les paupières
le jour dort encore
au fond du canal ». Puis le temps s’organise, lieu et décor se précisent. D’autres personnes entrent en scène. Comme cet ami éditeur – Jacques Josse – avec qui le poète partage sa journée, parmi les livres et la poésie. Ou cette artiste et poète, Gwenaëlle Rébillard. Avec le surgissement des noms propres se cernent les lieux. Nous sommes en Bretagne, « le long de la Vilaine. » « Dans la chaleur de Beauséjour », nom de la villa qui abrite la Maison de la poésie de Rennes. Le poète y est en résidence. Au fur et à mesure que le temps s’écoule (chaque poème porte la date du jour et du mois où il a été écrit), les poèmes prennent du corps. La phrase commencée s’allonge et se complexifie. Elle se charge d’Histoire, de souvenirs aussi. Agnès Varda, Rimbaud, Apollinaire, Goethe… Car la mémoire est là, depuis le commencement. « Mémoire des draps », mémoire des pas. Mémoire du corps. Présence feutrée, qui joue son rôle de compagne et d’amie. De veilleuse aussi. Au rythme de la marche qui guide le poète dans ses pérégrinations, la mémoire ramène des vers, des segments de phrases, des chansons d’enfance aux allures d’octosyllabes. Toute cette matière vient s’ajouter à la phrase tout juste commencée. Elle l’emplit de matière nouvelle. Et l’embarque au passage vers d’autres rives. Ainsi des « allées du Thabor », inattendues, qui conduisent à l’évocation du roi Louis IX, premier roi à imposer aux Juifs les signes discriminatoires qui permettront de les distinguer du reste de la population : « dans les allées du Thabor
les narcisses se sont levés
pauvres rouelles de saint Louis
tantôt tantôt seront fanées ». C’est dans l’écart que la phrase se glisse, agissante. Elle est maîtresse du jeu auquel se soumet le poète : « une phrase tourne les pages
ou vacille vers une autre saison… ». C’est dans l’entre-deux que la phrase se manifeste. Semblable à la vague, elle fait irruption, déroule ses volutes, charrie ses débris. La métaphore marine prend de l’ampleur, qui gagne le poète dans un même roulis, l’envolute dans un même verbe : « je ne suis rien que ce pronom qui roule
dans la voix qui me nomme ». Pris dans l’alternance de l’ondulation et du déferlement de la vague, le poète, semblable à une sorte de grand poisson, happe l’air et s’en nourrit : « et la bouche s’ouvre
au café de l’aube comme une grande vague
qui appelle au bout des terres
un jour d’éclipse ». À la métaphore de la vague s’ajoute celle du rouet qui rythme les jours et tisse le poème. Dans le mouvement de la navette s’enroule la phrase prise dans l’incessante figure de son commencement. Il arrive que d’autres images du monde prennent le relais, les unes printanières, les autres arrimées à l’envol menaçant des corbeaux. Le pessimisme gagne. Les corbeaux du malheur veillent. La phrase est menacée de « gangrène » et la bouche de bâillon. Les gestes s’interrompent – « la vue est arrêtée » ; le monde est circonscrit dans un espace clos qui le contient tout entier – « derrière les rideaux » ; et l’on s’en contente : « le monde on n’ose
regarder plus loin
on sait qu’ici ça va
un peu moins mal qu’ailleurs ». |
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compagnie d’aviation diront les experts Image, G.AdC [COMMENCE UNE PHRASE] commence une phrase commence le ciel vole et tombe un oiseau ou se fracasse contre une vitre diront il s’appelait Icare compagnie d’aviation diront les experts vous expliqueront Europe des compassions sélectives des émotions contrôlées page une commence une phrase qui commence que je 26.03
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| JACQUES MOULIN Source ■ Jacques Moulin sur Terres de femmes ▼ → Écrire à vue (lecture d’AP) → [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue) → Journal de Campagne (lecture d’AP) → Portique (lecture d’AP) → Portique 2 (extrait de Portique) → [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux) → Un galet dans la bouche (extrait) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain) la page de l’éditeur sur L’Épine blanche → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature) une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin |
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