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Étiquette : Michaël Glück
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Michaël Glück| [où de vivants piliers]
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Michaël Glück | Titus aux miroirs
Ph., G.AdC
TITUS AUX MIROIRS
J’ai
je vous ai
j’ai aimé vous aimer
je crois
sans doute vous
aimé-je encoreje
voudrais vous dire que
en votre présence
je suis
je me sens
je me suisinterdit
entre direentre deux miroirsdirece qu’il faut taire
suis-je Titus
suis-je qui règne
ai-je sur moi-même empire
je ne parlerai qu’au passé décomposé
je ne vous parle pas
je n’ai rien à vous dire
il me faut vous pousser dans l’orient du silence
vous n’êtes déjà plus qui fûtesau bord de mes lèvres
Michaël Glück, « Troisième mouvement : les ombres », in exil/exit bérénice, Éditions Lanskine, 2015, pp. 46-47.
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Antoine Carrot | Le fil du cheminLE FIL DU CHEMIN
Inclinaison qui donne au fil du vent
Une odeur de sucre et de verveine
Des phares imaginés des trains porteurs de lune
Et des pas esquissés sur le frisson des mots.
Enfin n’importe quoi le contraire ou ma peine
L’effet studieux d’un vieil écolier
Un pan de mur une idée close
Ou la mélancolie lentement déroulée
Comme un tapis devant la gare.
Tout est dans l’instant gâteau découpé
Par le couteau de nos imaginaires.
Comme un campanile
À l’abri des tremblements de terre
Protégé de l’aventure du feu
Par la constance des nuages.
Antoine Carrot in Aiguillages, La Cause des Causeuses, Collection Vendanges Poétiques, 2015, page 189. Préface de Michaël Glück.
Conception graphique : Manon Molesti.
Coordination du projet
et composition photographique : Marie-Thérèse Peyrin.
Source
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Michaël Glück, Tournant le dos à
par Angèle PaoliMichaël Glück, Tournant le dos à,
LansKine, 2013.
Lecture d’Angèle Paoli
Image, G.AdC
POUR UN « USAGE INDOCILE » DE LA POÉSIE
Cela commence par un titre tronqué qu’on lit sur le dos du livre et qui s’arrête net devant le vide : Tournant le dos à. Tronqué du côté de son sujet, tronqué aussi du côté de l’action. Pas d’avantage que le titre, les poèmes de ce nouveau recueil de Michaël Glück ne précisent l’identité de la personne dont l’action est annoncée par la forme verbale. À l’intérieur du recueil, des poèmes brefs, de même structure et de même calibrage. Et cinq dates. Qui inscrivent un ensemble de poèmes dans cinq journées d’été. Du 20 août au 24 août. Jours de colère imagine-t-on, même si la voix qui parle dément cette supposition :
ni clameur ni émeute […] / ni révolte ni colère.
Journées tristes. Incolores et insipides. Vides, en apparence. Qui se teintent progressivement, au cours des pages, de refus et d’un rejet virulent. Ainsi, tout au long de ces courtes pièces, exaspéré par le monde tel qu’il est et comme il va, le poète prête sa voix à. À l’« impersonnage* » qui tourne « le dos à ».
14.( […] tourne le dos àtout ce ressac d’imagesce fatras d’illusionsqu’attendre de ces berceuses […])
ou encore
19.(tourne le dos à laphilosophie s’exiledit que le vieux Platon […]fait choix de l’inutile […])
Numérotés de 1 à 52, les poèmes, des douzains, font entendre une voix privée de sujet. Une parole impersonnelle, en apparence délestée d’affects, court de page en page. Parole blanche d’un sujet absent à lui-même. Un automate. Étranger aux autres et aux choses.
1.dit renonceet pourtant recommencesalue le matinsalue le soir […]
ou plus loin, comme en écho :
23.dit renonceet pourtantquelque choserésiste […]
Dépossédée d’elle-même, la voix énonce, en des vers brefs, ce qui revient à tout un chacun. Lieux communs sur le temps qu’il fait ou sur le temps qui passe, sur la monotonie des jours voués à la répétition, à l’effritement des sensations, à la vacuité du dire. À quoi s’oppose la parole du poète, qui va son chemin d’un bout à l’autre du recueil et poursuit son propos.
Quant à faire parler une voix neutre, sans qu’aucun pronom personnel — en dehors du « on » — n’intervienne, cela semble relever du tour de force. Une seule fois, dans un vers interrogatif qui ouvre sur une injonction, apparaît la première personne, dans le premier poème entre parenthèses et en italiques [il y en a deux dans tout le recueil qui s’éclipsent et tournent le dos à la romanité martiale de la police de caractères] :
14.(que m’est-il permis d’espérerrenonce à la philosophieà cause de cette questiontourne le dos […])
Parfois, c’est au pronom indéfini « chaque » que revient l’action ou la non-action, la pensée ou la non-pensée :
4.bien sûr chaque aura cruqu’il y eut échangeconversation ou dealmarchandises les motschaque aura penséune adresse ou bienmots jetés dans le vide […]
D’autres fois, ce sont les tournures impersonnelles qui prennent en charge le récit dans ce qu’il présente d’anecdotique, d’insaisissable ou d’insipide. Quelque chose s’insinue pourtant qui relève du doute. Rien n’est jamais sûr. Les mots de la « langue commune » sont des leurres et la parole est vacance, qui parle pour ne rien dire :
6.[…] on sourit on dit ce futune belle journéeon dit ce futon ne sait ce qui fut
ou encore :
5.[…] on dira que ce futune belle journéeque tout s’est bien passéon ne sait rien du tout
Peu à peu, en cours d’écriture, la parole inexistante est relayée par la violence. « Lèvres scellées / paupières aussi », sang et bâillon, douleur qui « noue dans le ventre ». Parler « pour offenser obliger ou soumettre au silence ». La censure menace. Surviennent les coups en lieu et place de la parole. La colère, jusqu’alors sous-jacente, prend de la vigueur et s’enfle. Dénonce « l’assujettissement » à la norme et à la « soumission cathodique ». Pour reconnaître, finalement, que « chacun est libre de se soumettre ». De se soumettre à l’empire de qui bat la monnaie et fournit les armes. De qui se glorifie de mener la danse de la relance. De qui « ment infiniment ».
Et la poésie ? Quelle place a-t-elle dans ce monde ? Quel pouvoir est le sien ?
Bridée dans son univers de formes, dans son travail de labour, de va-et-vient de la navette, elle est assujettie aux rejets. Elle s’inscrit dans les reprises anaphoriques, répétitions, glissements de sons et de sens — « se taire pour se terrer ». Elle s’arrime à la rime. Suffisante ou riche. En « rime » puis en « ime ». Ou en « ance/ense »… Sans doute par dérision. Elle cabriole sur des vers aux rimes croisées :
21.pas un motpas un gestetrop c’est troptrop funestepetit sautd’un pas lestedans les flotspas un resteplus un zesteplus de peaunul n’empesteau tombeau
Et même si la poésie est « insolence », le poème ne se prend surtout pas au sérieux. D’ailleurs « le poème n’empêche pas / le poème n’empêche rien ». Mais si le poème est impuissant à remédier aux maux du monde, il ne peut ni ne doit se soumettre : il « ne peut servir les rois », il se doit de faire « usage indocile ».
Avec un humour grinçant, le poète se gausse de toutes les béquilles vaniteuses du moment dont les humains se sont affublés. Tournant le dos à tout ce que ses semblables approuvent, il se désolidarise de la masse moutonnière qui s’en va droit à l’abattoir :
52.[…] moutons moutonsjetez-vous tous sur le couteaucochons cochonsallez tous seuls à l’abattoircochons cochonsdonnez aux dieux votre sang noir […]
Apparemment attachée à suivre la pente d’une forme de nihilisme, la poésie de Tournant le dos à évolue vers une poésie dénonciatrice des illusions dans lesquelles nous sommes tous englués. Pessimisme, alors ? Réalisme aussi. Affuté et dérangeant, le regard du poète se charge d’une parole crue qui ne mâche pas ses mots. Une manière de provoquer et d’inciter à ouvrir les yeux. Libre à chacun de poursuivre sans tourner le dos à.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* « Impersonnage » : un néologisme que l’on doit au poète Philippe Beck.
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Michaël Glück| [toujours avoir à se justifier devant la norme]
Ph., G.AdC
[TOUJOURS AVOIR À SE JUSTIFIER DEVANT LA NORME]
33.
toujours avoir à se justifier
devant la norme
la norme n’est pas
normale
la norme est assujettissement
toujours façon d’aller
droit
dans le mur
la norme est une aiguille
qui coud les paupières
un rasoir qui ouvre l’œil
à la lumière cathodique
Michaël Glück, Tournant le dos à, Éditions Lanskine, 2013, page 38.
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Michaël Glück| Matières du temps
Ph., G.AdC
MATIÈRES DU TEMPS
(extrait)
Une chose est là et si je suis là où est cette chose, je suis cette chose. Un caillou. Rien dans le caillou.
Ce petit tas de cailloux est-il gravier de mes jours ? Tout écrit est posthume, toute terre est promise. Le muet et le bavard sont avers et revers d’une même monnaie qui affole le cours de la conversation. Ils ne sont nullement personnes auxquelles parler. Autant s’adresser à un mur de pierres sèches. La langue ne cimente pas le dialogue.
Je dis caillou plutôt que pierre parce que je n’ai pas d’église à bâtir. Mais l’hostie est-elle un caillou dans la bouche ? Je dis caillou, je ne sais ce que je dis, mais que celui qui sait pose la première pierre. Le bâtisseur travaille à la contemplation des ruines. Je ne pose pas une pierre, mais une chose, un caillou sur ma table de travail. Une chose est là, sur la table. Je suis là sur la chaise. Nous sommes là, objets du monde, choses de la nature posées dans une petite cellule d’un monastère.
Michaël Glück, « Matières du temps », D’après nature, Voix d’encre, 2000, page 44.
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Michaël Glück| Passion Canavesio | Passion-Judas Michaël Glück, Passion Canavesio,
moi, Judas
L’Amourier , Collection Grammages, 2010.
Frontispice de Canavesio.
Lecture d’Angèle Paoli
Giovanni Canavesio, Judas l’Iscariote
Source
PASSION CANAVESIO | PASSION-JUDAS
Passion Canavesio. En sept chants, sept poèmes narratifs, « sept morceaux de lune » se dit et se vit « la Passion selon Michäel Glück ». Passion-Judas. Des vingt-cinq épisodes du cycle de fresques qu’a consacré le peintre piémontais Giovanni Canavesio à la Passion du Christ et au Jugement dernier, le poète Michäel Glück ne retient dans son recueil que les sept épisodes concernant Judas (miroir inversé des « sept dernières paroles du Christ en croix » ?). Judas, « l’apôtre qui n’est plus l’apôtre ». Passion Canavesio.
En sous titre, le « moi, Judas » annonce les vers anaphoriques qui ouvrent le chant VI :
« Ego Judas
ego moi je Judas
ego moi je Judas juif
ego Canavesio »
vers qui posent la question de l’identité entre le peintre et son sujet. Entre Canavesio et Judas. Et peut-être entre le poète et l’homme « sans visage ».
Passion troublante qui lie l’homme à l’homme, le poète au peintre, le poète à Judas. Sombres et cruelles passions qui prennent le lecteur au dépourvu, l’entraînent par-delà les siècles et par-delà la mémoire, « là-haut | dans les échafaudages » du côté du « vieux peintre », dont tremble le pinceau, et du côté de Judas qui traîne le drame de sa trahison dans le remords qui le ronge. Et le pousse vers son dénouement : et se suspendit.
Annoncé dès la première de couverture, le « frontispice de Canavesio » éclaire soudainement et violemment la page de titre de l’ouvrage qui lui est juxtaposée. L’épisode pictural choisi en écho par le poète pour illustrer la tension du poème est celui du chant VII et de l’auto-pendaison finale de Judas, telle que l’a représentée Canavesio. C’était en 1492* (l’année même où Alexandre Borgia accédait à la papauté et où Christophe Colomb découvrait les Amériques), près du village de La Brigue, en pays niçois, dans la chapelle Notre-Dame-des-Fontaines. Suspendu par une corde à la branche d’un arbre, Judas offre au regard des fidèles ― depuis plus de cinq cents ans ― le spectacle insoutenable de sa face hideuse, de ses entrailles mises à nu, tripes et boyaux déchiquetés par le Griffu. De cette abominable viandaille s’évade l’âme du défunt, librement représentée par Canavesio sous la forme d’un enfant mâle :
« le voici lui le nu
le nouveau-né ou mort
hors des tripes
vomissure entre les vomissures »…
Poème spéculaire et circulaire ― qui entraîne le lecteur dans un aller-retour entre les vers de Michaël Glück, les fresques réalisées par Canavesio et la relecture de l’histoire de Judas dans le texte originel des Évangiles (Matthieu, Luc) ―, Passion Canavesio suit le schéma narratif de la fresque consacrée à l’histoire de Judas l’Iscariote, depuis sa mise au ban du cercle des convives lors de la Cène jusqu’au dénouement de la pendaison, en passant notamment par l’épisode du baiser et celui des fèves noires.
Que s’est-il passé en amont de l’entrée en scène de Judas pour que Judas perde son visage d’homme et son statut d’apôtre ? Seul l’exergue, peut-être emprunté à Matthieu (« Ce que tu es venu faire, fais-le »), peut mettre le lecteur sur la voie d’un possible questionnement en forme de réponse : « Ce que tu as à faire, fais-le ».
Composés de vers libres répartis dans des strophes brèves, l’énigmatique poème de Passion Canavesio croise et entrecroise époques et passions. À travers chants et phylactères, répétitions et anaphores, le poète scande l’histoire de celui qui a vendu le Christ contre la somme de trente deniers. Le poète prend appui sur le moindre détail de chacune des fresques pour décliner les épisodes de la vie de Judas et son rôle fatidique dans la Passion du Christ. Opposition des visages ― le Christ/Judas ―, couleur des vêtements, posture des hommes ― assis/debout/agenouillé ―, délimitation des espaces et des seuils, position des pieds, chaussés/déchaussés. Tout un peuple de fidèles habite la vie de Judas, accompagne l’Iscariote dans ses déplacements et dans ses rencontres, l’entoure de sa vie propre et de sa peur. Les fidèles miment encore sa Passion dans les villages :
« il fallait affubler l’idiot du village d’une tunique jaune
ou vêtir le plus pauvre
lui donner monnaie trébuchante
pour qu’il figurât
Judas
dans la Passion
qui se jouait »…
D’un chant l’autre, la tendresse du poète pour le réprouvé se lit en filigrane. N’y a-t-il pas dans les entrailles de chacun de nous un Judas qui sommeille ? Les fidèles qui viennent « dans l’hiver de l’homme » ne sont-ils pas, tout comme lui, « peseurs de deniers »/« comptables des peines »/« usuriers des douleurs » ?
peccavi peccavi hurle sur ses tréteaux celui qui joue Judas.
« qu’on l’étripe qu’on l’éventre
qu’on le pende hors de la ville
qu’on le jette hors du jardin
un sac n’est qu’un sac
outre gonflée de vent
de mots aussi faux
qu’un baiser »
hurlent les hommes dans leur nuit.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* L’inauguration des fresques eut lieu le 12 octobre 1492, jour de la mort de Piero della Francesca.
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Michaël Glück, L’Enceinte
par Angèle PaoliMichaël Glück, L’Enceinte
Cadex Éditions,
Collection L’Anthrope, 1993 ; rééd. 2010.
Lecture d’Angèle Paoli
Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455,
Museo della Madonna del Parto, Monterchi
L’ENCEINTE OU LE MYSTÈRE DES ACCOUCHEMENTS
À l’issue de la guerre, au printemps 1944, dans le petit village toscan de Monterchi, les « payses » organisent Sa défense. Fourche aux poings, elles forment rempart, dressent contre les hommes l’enceinte de leurs ventres, arrondis par la promesse de naissances à venir. Non, ils ne La leur prendront pas, ils ne La leur enlèveront pas, Celle qui depuis toujours, depuis les lointaines origines de Sa création par Maître Piero, les protège de son corps gravide de femme altière. Elle restera là, la Vénérée, l’Enceinte. À l’abri dans Sa chapelle. À côté du petit cimetière qui jouxte la Momentana. Elle est Celle que l’on nomme la Madonna del Parto, œuvre de Piero della Francesca.
Dix ans plus tard, au printemps 1954, les « payses » forment à nouveau rempart contre les hommes et leurs projets de déplacement de la fresque. « Non si muove », lancent à nouveau les femmes. Ainsi s’ouvre, sur fond d’émeute de femmes, L’Enceinte de Michaël Glück.
Vierge scandaleuse, porteuse du mystère de l’Immaculée Conception, l’Enceinte est multiple. Objet de convoitise pour les ecclésiastiques qui voient en la Vierge-Muraille le symbole de l’édification de l’Église, l’Enceinte est aussi objet d’études savantes. Érudits et philosophes, historiens d’art, esthéticiens et chercheurs consacrent à la Vierge gravide, unique dans le monde de l’art, leurs travaux et leurs jours peuplés d’interrogations innombrables. Toujours l’Enceinte se dérobe. Énigmatique, incernable. Aucune interprétation ne l’épuise. Mais si l’Enceinte se dérobe, c’est qu’elle est avant tout femme. Tout entière emplie du mystère de sa fécondité. Femme aimante et fertile, ouverte à la vie et œuvrant pour elle, l’Enceinte est pareille aux « payses » de la vallée du Cerfone, issue de la même glaise qu’elles. Et toutes les femmes de la vallée sont pareilles à la mère de Piero, Romana di Perino. Originaire de Monterchi, Monna servit de modèle au peintre. Ancrées dans la terre et dans la vie, les femmes de Monterchi ignorent tout de l’histoire de cette fresque. Les ouvrages très sérieux dont l’Enceinte est l’objet ne font pas partie de leur univers. Elles « ne lisent pas la Madonna del Parto comme un traité de la Cité de Dieu ». « La pureté, l’impureté de la conception ne les préoccupent pas ». « Elles sont la Cité qui s’accroît entre deux anges dont les couleurs se croisent ; le bien, le mal. » Les femmes de la vallée du Cerfone, qui font l’admiration des hommes, « sont les sources qui saluent la Source, elles sont le salut des eaux, chants des fontaines ».
Réflexion sur l’art et sur les rapports qui lient l’art à la vie, ce second mouvement de L’Enceinte est un hommage à la femme. Le poète se glisse dans le sillon du peintre pour qui l’essentiel de cette œuvre tenait dans le désir de rendre hommage à sa mère et, au-delà de sa propre histoire, à toutes les femmes porteuses d’enfants et de promesses de vie. À l’injonction de René Char ― dans les vers d’ouverture qui préludent au second mouvement du récit ― répond en écho la voix qui clôt ce mouvement : « Vois d’où tu viens, de quelle beauté tu as pris jours et nuits. Ta tête est mémoire de ventre. Souviens-toi. »
Introduit par le poème de Gérard de Nerval, « Fantaisie », le troisième mouvement du récit est mouvement de l’intime. Qu’en est-il, au juste, au-delà des réflexions inspirées par la Vierge de Piero, de l’émotion ? Elle filtrait déjà, cette émotion, à travers les propos que Michaël Glück prête, à la fin du premier mouvement, au peintre Marc Chagall. Peur et joie mêlées, éprouvées avec la même force et la même fascination face à deux grands maîtres, Cézanne et Piero :
« Oui, peur, avec le long frisson qui court le long de la colonne vertébrale. Aujourd’hui, en ce moment, j’éprouve une telle joie, mais j’ai peur, tellement peur. C’est si grand ».
Une même émotion étreint Michaël Glück face à l’Enceinte. Mais une même force ― une force qui prend au ventre ― l’étreint aussi lorsqu’il est face à une toile de Bram van Velde. L’homme sensible cherche à comprendre ce qui se passe en lui lorsqu’il regarde l’œuvre de l’un et l’autre peintre. De quelle nature est cette émotion, quelles en sont les composantes ? À quelle énigme de soi-même la Vierge Enceinte renvoie-t-elle ? Quelle révélation de soi-même fait à ce point frémir ? Peu importe, au final, ce qui échappe. Ce à quoi l’écrivain tient avant tout, c’est au « tremblement » qui est le sien devant la fresque. Ce qui compte c’est le silence et la solitude, le silence de la solitude « devant l’Enceinte, la Vive ».
Dans une note post-liminaire, Michaël Glück évoque une autre de ses passions. Celle qu’il nourrit pour le peintre piémontais Giovanni Canavesio à qui l’on doit les fresques de la petite chapelle de Notre-Dame-des-Fontaines, en pays niçois. Michaël Glück rapporte que l’inauguration de ces fresques eut lieu un 12 octobre 1492. Ce jour-là mourait Piero della Francesca. Ce même jour Christophe Colomb inventait le Nouveau Monde. « Mystère des accouchements », conclut généreusement l’auteur de L’Enceinte et de Passion Canavesio.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Michaël Glück, « cette chose-là, ma mère… »
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