Étiquette : Michèle Dujardin


  • Michèle Dujardin | Naissance





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                                                                      Naissance






    dans les toilettes des morts, la petite fille au placenta de plâtre accouche avec son baigneur sous le bras ; pas une âme, ni foulard ni main chaude, les quatre coins sont vides –     seule la bouche-citerne s’agenouille, toutes dents dehors, pompes aspirantes bâillant au bout des tentacules,  à  même la nuit d’urine et de  chlore qui ronge les socquettes de fil –

    accoudées à la cuvette, les brindilles blanches se couvrent de marbrures, luttent contre l’hiver, et tigelles des poignets, duvets, manches ballon s’égarent dans les frises, les robinets et les siphons, puis retombent avec le souffle, tremblant désastre de plumes, d’ailes, douleur disjointe par le milieu, contre la porte – mais le néon étripe l’esclandre, l’étale de la plinthe au plafond, alors appels et cris, dans la tête, sous les côtes, se figent

    sur le devant de la robe, au balcon de smocks, des doigts de géants ont déchiré les coutures, cassé leurs ongles dans les fronces,   les crins des mouchoirs de deuil raclent la peau et cisaillent les roses, disséminent sur la neige graines de chiendent et de folle avoine : au jardin des rires jamais éclos, chaque jour que Dieu fait, l’hiver est précoce

    barrettes et frissons dans les rubans défaits, cheveux clairs roulés sur les ramilles, phalanges de craie, tout se tait – parfois un bredouillis dans sa bulle de bave remonte, l’entendent les murs quand ils prêtent l’oreille, mais  le  néon  veille,   gobe  l’œuf,  pulvérise   le germe  :

    dans les seins, quelque chose casse, d’un coup

    du placement aux outrages, le dedans est dehors, là, dans la flaque entre les pieds où les genoux observent des coquelicots flottants, démembrés au coupe-coupe, règles tendues par leur absence même, dans la nuit sidérée, dormie les yeux ouverts avec rage et sans réparation

    sous la poussée des palmes, de l’horizon du trou noir aux parois carrelées du monde, l’univers-île se dilate dans son pochon de sang, les boutons de bottine s’affolent, des ampoules s’allument autour du crâne mou, entre les pieds dans la flaque plus trace du cygne, plumage dégrafé, col rompu au lacet de cuir il a fondu sous le jet, chassé vers la bonde par les vents de latex aux doigts d’anges faits – t’inquiète petite, plus à faire, faits

    d’ailleurs, les nausées t’accouchent seules de caillots de plâtre – pieds pris dans les volants de ta chemise, tu étouffes le matin sous les coussins pressés, les pelletées de terre, et tu vois partout dans tes draps le polichinelle toutes bosses devant courant à son affaire – le néon du côté gauche, découpe des berceaux de fer pour naissances sous X à figures de gravats : pures présences accusatrices, index pointé sur ton carnet de notes

    fille brève à l’hermine défunte, au coquelicot interné dans la tête de bois, ta dot est d’ardoise, de dînette ébréchée pour vendredi maigre, de prières inversées dans les tiroirs,   dans les moulins depuis la nuit des mères – reins de douleur que cette masse, pour les mères, courbées en deux, à chaux et à sable cette poisse, à chaque lune, pour chaque fille de mère, cette lie de ventre, de sang, de fond de poche à baigneur qui recommence

    fille non avenue, comme ton avenir ton passé est bréhaigne, se conjugue comme lui au présent perpétuel : ils sont cette veuve sans âge, visiteuse d’enfants placés sous le corset, dans le giron noir

    le baigneur se dévisse, arc-boute ses bras creux à la colonne de faïence – dans sa tête il fait sombre : un cornet à dés où les yeux tombent sur des glissoires molles – parfois, plein front, une idée l’attaque, d’infanticide ou de fessée, coudre la bouche, brûler le sexe, souder les paupières – pousser à l’envers, revenir à la terre

    le baigneur n’a pas d’âme où se regarder, il montre ses blessures à chaque claquement de porte : là, dans l’aine ouverte à la pointe du compas,   les élastiques inutiles, ici,  par les doigts grignotés l’air qui siffle,  là,  les cheveux peints qui s’écaillent, et ce rêve des chiffons de chair arrachés à deux mains du palais-dévidoir – toutes tâches sans mots, car le baigneur vorace est en avant de la langue, il ne l’entend pas, il n’entend que sa faim, sa bouche qui mâche le vide

    seule accroupie dans le plâtre,  sur la flaque,  la petite fille flotte,   alors qu’accouche d’un placenta de coquelicot ce corps inconnu aux orifices déplacés, au visage improvisé, aux frontières délayées fuyant vers la bonde, elle flotte accroupie, petite pousse, elle fille, rassemble bras, pétales emportés, tiges dédoublées, lèvres fendues et pousse, mais que voit-elle dans leurs toilettes, entre les cuisses, quand les morts lui tendent le miroir : un éclair, un couinement, un rongeur, car nul ne s’arrête à sa hauteur, pas une âme au fond de l’eau, et dans son angle mort, le baigneur est interdit, la nuit déjà partie, demain fini – quant au jour, il est introuvable




    Michèle Dujardin

    Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)





    MICHÈLE DUJARDIN


    ■ Michèle Dujardin
    sur Terres de femmes


    Et bleu est je


    ■ Voir aussi ▼

    abadôn, le site de Michèle Dujardin
    → (sur le tiers livre)
    un extrait de abadôn


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  • Michèle Dujardin | Et bleu est je

    Topique : Bleu
    «  Poésie d’un jour  »



    Bleu est seul, et mauve, et sans écriture
    Ph., G.AdC





    ET BLEU EST JE


    Et bleu est je et le brouillon la non-mesure, au sable premier aspiré retenu, et traces de glu ce faufil sur la mer, la nuit entre les corps désembrassés la nuit cette couture, et la croix, le sel, la différence, alors qu’aux cuisses craque un silence de colle, et que, dans la rature dénouée l’espace même de la fuite s’évase, et s’ouvre bleu
    et bleu est seul, et mauve, et sans écriture, aveugle et nu ruban filé inerte encore, traçoir des pauses, des vides, les absences de la mer ce pli même de faux pas, les nuits du navire je brisé de coque brisé de mât, bleu, grince et vieux, rouille comme sang par saccades s’effondre, ce tombeau que le ressac descelle, au minuit losangé de la cuisse une figure du vertige, et l’autre, elle, avec la mer, aimer c’est traquer infiniment chercher me fouille, plus nue que bleu l’écorché le navire, la nuit, à la proue nos transis de nuits lisses et noires, et sans paupières à jamais couverts, et bleu est seul, de hasard, innombrable la ligne d’horizon bleu-noir, et cette étroite baie d’où coule, immédiat, ma vive, le sang, de mes grandes feuilles à petits carreaux, de mes grandes feuilles à vif dans la résille des bleus, et la mer, glissée menu sous la courbure de la nuit, long de mes feuilles la nuit, fragment des bleus, du grand alambic des bleus ce plain-chant d’écriture, allège, ourle, défait, engendre le sursis dans la sueur et la morsure, du rond des seins à jamais nus, et l’appel même le nom, la dérivée des cris ce grincement sur le cahier, au fer des spirales raclées, infiniment raclées à la mine bleu-noir

    et parler bleu c’est l’impasse taillée à la racine du voyage, l’exil avant la course, l’épuisement, la corruption, la face morte du voyage, parler bleu en lui-même se dévide, enferme et répète la fugue, les ruines circulaires, bleu, l’intense le cœur du songe, comme saisir la nuit par les ailes

    et le jusant des corps et la mer qui repousse, et cette fange gagnant sur le rêche du drap le grenu des genoux, l’usure, bleu se tasse à l’échouage craque, et tremble, sur l’autel une proie silence et nuit terrier, clouée, la peau, la parabole, algèbre rituelle et bleue sous le tranchant de l’ongle, le miroir et les serres, cette lèpre sur le fer des spirales comme un plumage ras, glacé, me bande, m’écartèle, d’âpre et d’aigu déferle paumes ouvertes me sépare, l’infini dans la brèche, delta des sucs le saccage, bleu s’efface, rien, une trame éraillée, et des aubes sans suite

    je tournais, et le dessus de la mer n’avait pas de nom, et des oiseaux guettaient tout de bec et de griffes et de peur immobiles, je tournais, ne trouvais pas de couche dans les chardons sur le sable, et je tournais en levant les bras, et les cris des oiseaux que la mer amplifiait comme une grêle me frappaient à la tête, et je hurlais, par-dessus la rage de la mer prise au piège en ces montagnes je hurlais, je montrais mes blessures, mes rides, mais le vent me fit taire, qui soulevait de la plage un tourbillon d’algues sèches, et je suppliai le ciel et j’eus honte, et pleurai dans mes mains tandis que la mer, toujours, grondait dans sa cage de pierres, et le monde sous mes yeux, dans cette langue indéchiffrable, continuait de s’écrire et me laissait à la nuit, comme un balbutiement, un duvet d’oiseau mort
    la mer tirait comme un linceul sur mes haillons, sur ma soif et ma faim, la femme près de moi marchait encore, endormie et légère sous la lune, traînant dans la cendre et la poussière la soie de sa robe, elle marchait dans la nuit des temps et nous passions enfin, comme un cap, toute parole des prophètes, puis elle dormit, au bord rouge d’une plaie sur le dos de la terre, je m’assis et fis face à la nuit, que je tins dans mon regard et peuplai veillant à ce feu où le jour se rallume
    je pleurai, et, dans mes larmes, le chant parut, la mer sur le flanc des montagnes frappait mes paroles d’échos poisseux, je chantais, il est dit à jamais que cette femme est belle, comme tout ce qui, à jamais, nous demeure perdu, et ce chant me ravit où je la possédais, l’éloignant et la rêvant, plus que dans la caresse, les oiseaux étonnés s’égaillaient vers les cimes, nous étions seuls, et, retenue par mon chant, la raison se figea dans sa chute sans fin, ordonnance fragile, tremblant à la pointe des mots, et je tendis mes mains couvertes de blessures, vers ce point dans le froid où le jour s’étirait


    Michèle Dujardin, abadôn, Éditions du Seuil, Collection Déplacements dirigée par François Bon, 2007, pp. 20-23.






    MICHÈLE DUJARDIN


    ■ Michèle Dujardin
    sur Terres de femmes

    Naissance (anthologie poétique Terres de femmes)


    ■ Voir aussi ▼

    abadôn, le site de Michèle Dujardin
    → (sur le tiers livre)
    un extrait de abadôn
    → (sur Poezibao)
    un autre extrait de abadôn
    → (sur Bleu de paille)
    une note de lecture sur abadôn
    → (sur remue.net)
    un article de Dominique Dussidour sur abadôn




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