Étiquette : Michèle Finck

  • Michèle Finck / La ballade des hommes – nuages (Lecture d’Aurélie Foglia)


    Michèle Finck,
    La Ballade des hommes nuages,
    Arfuyen, Paris, 2022
    Lecture d’Aurélie Foglia

    NUAGE-ARCHI

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ph : G.AdC 

     

    Lire dans le livre des nuages

    On se souvient de l’étranger baudelairien, qui se tient pour toujours au seuil des Petits poèmes en prose en gardien taciturne, sans visage et sans nom. Quels sont ses liens ? Qu’aime-t-il ? Sous le feu des questions, il se dérobe tour à tour à toute appartenance familiale, territoriale et religieuse. Ce qu’il aime exclusivement, ce sont « les nuages, les merveilleux nuages », qui le détachent de l’ici en l’entraînant vers un ailleurs. Michèle Finck, dans La Ballade des hommes-nuages, s’attache à l’un de ces « étrangers » vivant à la frange du monde. Enfermé dans un « goulag psychiatrique », pendant treize ans il se voue à peindre et filmer des nuages, de merveilleux nuages.
    Il est aussi « enfermé dans mon cœur », écrit la poète : « Et suis enfermée / Avec lui à jamais ». Dans ce lieu hors du monde, « Tu m’apprends à lire / Le livre des nuages. » L’écriture permet ce passage empathique de l’un à l’autre, cette vie à la place, pour celui qui en est privé par la camisole chimique et qui passe au loin, prisonnier de lui-même à perpétuité : « Je deviens toi. Suis. toi », jusqu’à pouvoir écrire « Nous », ce pronom composé d’un « homme-nuage » et d’une « femme-nuage ». Une telle rencontre en marge de la société et de ses codes est poignante, parce qu’elle fait apparaître l’émotion d’un amour qui ne peut pas avoir lieu, ni se dire, sur le mode traditionnel de la vie partagée, ni partageable. L’autre est ailleurs, soustrait, obéissant à d’autres logiques. L’idée de couple se délite. Comment le suivre ? Comment le rejoindre ?
    Ce livre de poésie, assumant sa part autobiographique, est un livre adressé, qui porte l’aveu d’un amour ardent, infini, pour un fou, et qui voudrait le lui dire encore et toujours. La lyrique amoureuse émane ici d’une voix féminine qui trouve la force de parler à la première personne, toute tendue vers le souvenir, vers la pensée d’un autre absent, non pas mort, mais déjà mort parmi les vivants. « Sans toi homme-nuage / C’est la vie / Sans la vie » dit un tercet de la dernière section, adaptant le tracé elliptique du haïku.
    À la fin de son poème en prose « Mademoiselle Bistouri », Baudelaire lance cette invocation, qui est une prière : « Seigneur ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! Ô Créateur ! » Le livre profond de Michèle Finck se tourne tout entier vers ces « hors-la-vie », « frères énigmatiques » « qui combattent effroi aux frontières / De la folie ». Il interroge ce mystère d’une différence irréductible et des « frontières » en essayant de rejoindre l’autre au lieu même où il rêve, soustrait à la vie réelle et à ses lois. Car de l’autre côté, il y a cet autre, qu’on peut appeler « Om » avec la poète, d’une seule syllabe comme primitive. « Mais chaque fois que je te vois souffrir / Om j’ai mal à l’être humain. » Om, pronom écorché, n’a pas de biographie ; il est moins de chair et de sang que de cette matière fugitive et dispersible du nuage. C’est un être qui par nature échappe, encore plus que tout autre évanescent et indéfinissable. On ne peut pas l’atteindre : on ne peut que tendre vers lui.
    Car les « hommes-nuages » comme Michèle Finck les appelle, sont avant tout des « Humains », rendus à la dignité de leur majuscule, même s’ils suivent la trajectoire irrattrapable des étoiles filantes. Elle va les retrouver à tâtons pour tenter de leur restituer leur aura, contre les discours qui les condamnent sans appel avant de les faire disparaître. Qui sont ces parias abîmés qui dépassent les limites ? Ces reclus invisibles, ces errants aériens tournés avec passion vers la page nue du ciel ? Ne seraient-ce pas les véritables héros de la poésie, eux qui sont toujours décalés et à côté ? Ne portent-ils pas en eux la possibilité vitale de la faille, l’invention d’un autrement, contre le rempart froid de la raison et ses carcans ? Ce livre est une quête : dépassant son constat d’impuissance, il part à la recherche du mot qui manque, qui toujours manquera, il creuse autour, il creuse vers l’autre, il creuse dans la langue meuble et incertaine. Quel est ce mot qui manque, pour que l’autre arrête enfin de souffrir ? Ce mot volatile comme un « nuage » ? Ne serait-ce pas « Amour », quand c’est l’amour qui manque au monde ?
    Des images remontent, peuplant le « musée intérieur » de la poète. On notera les échos avec les œuvres antérieures, tout ce qui se tisse avec constance d’un livre à l’autre, basse continue qui donne sa cohérence à un parcours poétique. Le livre lui-même prend une forme hybride, trouée, allant du récit en prose poétique jusqu’aux vers suspendus et raréfiés sur la page jusqu’à la simple profération, d’un souffle. En écho à Villon, épousant l’ancienne forme libre et composite de la ballade qu’elle rend contemporaine, reprenant et déclinant en « balbutiant » le refrain de la folie, la parole se dépouille, devient dense et démunie, haletante. Le blanc s’en mêle. Car les signes échouent, s’ils ne se (dé)font pas eux-mêmes de cette même matière fugitive et immatérielle que les nuages. Le poème n’est poème que s’il n’est pas poème. Il s’agit bien, sans doute, de parcourir toute la gamme, de présenter au lecteur un « monstre » littéraire qui ne rentre pas dans les cases ni les représentations préconçues, mais qui, à l’image d’« Om », déjoue les attentes et, par la brèche découverte, vient toucher directement au cœur.
    La chronologie remonte le fil, le récit de vie, le témoignage. Loin des spéculations théoriques, tout est inscrit dans tout, dans la peau, rien n’est extérieur au vécu. Il faut le drame qui marque la mémoire, les instants d’intensité pure qui retraversent le texte comme des fusées, le souvenir qui vibre en explorant les cavernes et les arcanes du temps. « Poème : escalader flamme les rocs de la mémoire ». Quand la poète remonte en arrière, ça commence par le « Grand-papa-de-Hagenbach », crâne fracassé, trépané. La folie est inscrite partout, dans l’histoire individuelle comme dans l’histoire collective. Elle rôde, elle vient nous redemander des comptes, qu’avons-nous fait de nos frères les fous ? Où les avons-nous mis ? Les aurions-nous trop vite muselés et mis à la trappe, refoulant ce trouble qui envahit la psyché et le langage ?
    La musique, redevient, comme dans les livres de poésie antérieurs, source de poèmes. Telle cette écoute de Boulez : « La non possession peut seule / retenir l’autre. » Ce livre, véritablement possédé par l’autre, fait le choix de « retenir » cet autre, dans sa volatilité extrême, sans pour autant se l’approprier. Le cri flirte avec l’infini : l’étroite nature humaine est enfin sortie de ses gonds. « Connaissance par les larmes », pour reprendre le titre d’un livre antérieur : dans ces pages qui sont un ciel, Michèle Finck nous invite sur les traces d’« Om » et nous apprend, déchirée entre joie folle et douleur sans remède, à lire dans le livre des nuages.

     

    Extrait : 

    Miserere
    (chœur a capella)

    "Pitié      pour les hommes-nuages
    Qui combattent      effroi     aux frontières
    De la folie     Humains     Sont   êtres humains
    N’en faites pas      des proscrits
                                               Des hors-la-vie
    Au-delà      des séjours vitaux
    Premier secours      urgence
    Sauve-qui-peut     accident mental
    Hôpitaux     peuvent être lieux       où devenir
                                                                                 « Fou »
    Ô vous mes frères       énigmatiques et si maigres !
    Pitié       pour vos cerveaux         qui crient
    D’absolu       dans la nuit           spirituelle
    Pitié        pour vos crânes               lourds de savoir
    Qui éclairent la terre        de chacun
    De leurs os       Pitié                pour vos crânes
    Avec      de grands trous    noirs…"

    (p. 259)

     

     

     

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  • Michèle Finck, Sur un piano de paille

    par Angèle Paoli

    Michèle Finck, Sur un piano de paille,
    éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen,
    volume 243, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli



    PIANO
    Image, G.AdC
    « Poésie et musique     là où neige     un peu de paille. »









    V[ARIA]TIONS COMME ESSENCE DU POÉTIQUE




    Les ouvrages de Michèle Finck, qu’il s’agisse d’essais, de recueils de poésie ou de livres d’artistes, ont tous un lien étroit — intimement vécu, dans les profondeurs de la chair — avec la musique. Récemment paru aux éditions Arfuyen, le dernier recueil, Sur un piano de paille, sous-titré Variations Goldberg avec cri, s’inscrit dans la lignée des précédents ouvrages et prolonge cette lignée, représentée par L’Ouïe éblouie, Balbuciendo, La Troisième Main, Connaissance par les larmes…

    Ainsi, dès la lecture du titre et du sous-titre, ce dernier opus de la poète strasbourgeoise met-il d’emblée le lecteur sur la bonne voie et l’oriente, implicitement et exclusivement, vers un compositeur privilégié et de prédilection : Jean-Sébastien Bach. À qui nous devons les Variations Goldberg. Pourquoi Bach ? Sans doute parce que, comme l’écrit Joseph Brodski, cité en exergue :

    « Dans chaque musique

    Bach

    Dans chaque homme

    Dieu ».

    Dès la première de couverture, deux détails, voire trois, de l’illustration mettent en éveil l’attention du lecteur : colorée et dansante mais abstraite, cette illustration fait songer à des volutes et spirales de parfums ou fumées. Mais c’est en réalité une macrophotographie d’un détail du piano de Michèle Finck peint en 1994 par Laury Aime (Laurie Granier). L’expression « piano de paille », qui revient régulièrement par la suite sous la plume de la poète, demeure mystérieuse. Même si le lecteur comprend très vite qu’il s’agit du « piano d’enfant » de Michèle Finck. Piano d’enfant dont les résonances et les harmoniques ne cessent de poursuivre l’adulte :

    « J’entendais, dans tes images, le piano de paille, Peter Pan. » (in Variation 13)

    L’autre détail (qui s’avère ne pas en être un), c’est la mention du « cri » dans l’intitulé du sous-titre : « avec cri ».

    Aux trente variations qui composent le recueil correspondent en effet trente cris. Chaque cri est ainsi en contrepoint d’une variation spécifique. Depuis Variation 1/Cri 1 à Variation 30/Cri 30. Ce qu’entérine la « table » en fin de volume.

    Ces trente variations, poétiques et musicales, sont en phase avec la structure musicale créée par Jean-Sébastien Bach pour les Variations Goldberg. Introduites par une Aria, elles se clôturent par la répétition de cette même Aria. Aria Da Capo. De sorte qu’au texte d’incipit répond en miroir le texte d’excipit. Les indices textuels – « Pierre pour un tombeau » pour le titre ; « À Yves Bonnefoy » pour la dédicace ; (Hôpital Cochin, 26 mai 2016) pour le lieu et la date – laissent à penser que ce recueil a été en grande partie inspiré par la vie du poète Yves Bonnefoy. Comment ne pas signaler par ailleurs, pour parachever cette approche para-textuelle, la traversée verticale du poème par ces trois mots écrits en caractères gras : La / Caresse / Sait ?

    Le motif vertical de la « caresse » revient bien dans chaque « variation », constituant avec les mots qui l’accompagnent et jouant avec la place qu’ils occupent, une véritable broderie, une variation au sein même de la variation. Par-delà ces premières observations, une question se pose. Quels liens la poète tisse-t-elle donc entre Bach et Bonnefoy ? Entre musique et poésie ? Entre vie et mort ? L’enjeu de cet ouvrage passionnant semble être de mettre en œuvre une réflexion très aboutie sur l’écriture contrapuntique, et de conjuguer de manière très élaborée les différentes composantes des thèmes, rythmes et formes. Pour autant, la composition exemplaire du recueil n’apparaît en rien comme une contrainte. L’alternance prose et poésie, l’air de liberté et la liberté de(s) ton(s) qui se dégagent des textes, vont de pair avec inventivité, émotion et beauté.

    En atteste, par exemple, la beauté qui déroule son chant dans les cinq strophes de « La Mer devant Soi » de la Variation 11. Comme dans les autres Variations, le poème est traversé verticalement par deux mots en gras qui encadrent chaque strophe ! Une… Caresse / Et… La / Mer… coule / En… Nous.

    Ou encore, comme dans une sextine, construite sur le retour de certains vers repris en écho à divers endroits d’un sizain, les strophes de ce poème sont construites sur la reprise de quatre vers :

    « La vie est     une histoire de caresses     entre somnambules.

    Racontée     par qui joue à chat perché     avec la mort.

    Et c’est soudain la nuit.

    […]

    La mer     a une rumeur     de piano de paille. »

    L’ordre des vers varie d’une strophe à l’autre. Une façon pour la poète de jouer à la fois sur le semblable et sur le différent. Les mots mort / mot / caresse / rumeur / histoire / mer reviennent tour à tour dans l’espace des cinq strophes. Ces disséminations renforcent l’impression de flux et de reflux créée par la répétition des quatre vers. Le lecteur, provisoirement égaré, se laisse rouler/enrouler dans les spirales du chant des sirènes.

    Retour sur l’Aria. Une lecture attentive de l’incipit de l’Aria met en évidence trois instants. Séparation/réparation/obstination. Celui de la séparation, ici la séparation définitive qu’est la mort, draine à sa suite son lot de souffrances et d’incompréhension :

    « La douleur    devant soi    comme une question. »

    Douleur du mourant ; douleur du vivant. De la douleur du mourant vient la première ébauche de « réparation ». Celle que ses lèvres versent en un murmure caressant :

    « J’accepte »     dit-il     « je consens. »

    Douleur du vivant « réparée » par la musique de Bach. Le compositeur volant au secours de la poète lorsqu’elle chavire envahie par l’angoisse, la détresse ou la douleur, et glissant sa caresse dans l’oreille de la musicienne :

    « Pourquoi est-ce que j’écoute     dans ses yeux d’outre-enfance

    L’Aria des Variations Goldberg par Glenn Gould ? »

    Voici donc établi comme un lien charnel entre musique et poésie :

    « Piano :     où musique     est enceinte     de poésie ? »

    Un lien entre les Variations Goldberg interprétées par Glenn Gould (le Gould de 1981) et le poète Yves Bonnefoy.

    Michèle Finck noue intimement ce lien dans l’acrostiche qu’elle insère dans ce poème :

    « Y ruissellent     comme dans le bleu regard du poète     au

    Visage si doux     des caresses d’eau de source     ou de mer :

    Eau baptismale     qui enlève une à une     les peaux mortes

    Sanglantes de la langue     pour donner naissance     à la parole. »

    Séparation/Réparation. D’un mot à l’autre, seule une syllabe fait la différence. La douceur des mots du mourant, la caresse de son regard suscitent les caresses de la poète au chevet du mourant. L’histoire du trèfle à trois feuilles, que narre Yves Bonnefoy dans L’Écharpe rouge, conduit Michèle Finck à se remémorer cette phrase du poète :

    « J’aurais voulu     vous apporter     un trèfle à trois feuilles

    Avec une quatrième     collée à l’aide de la salive « dis-je ». »

    Musique et poésie s’apparient pour rendre espoir à l’un et à l’autre. Peut alors advenir « l’obstination », « combinaison de la patience, de l’endurance, de l’insistance et de la résistance… »

    « « Tant qu’il te reste encore     une caresse     à donner

    À recevoir     tu n’es pas perdue »    dit la basse obstinée

    Tandis que     je caresse de la main     la main du mourant. »

    Tandis qu’elle caresse la main du poète, « le souvenir étranglé » de la mort du père étreint à nouveau Michèle Finck. Par-delà les dissemblances entre les deux hommes, une même souffrance. Et, de « la main du mourant » à la main du père, une même caresse.

    Le poème d’ouverture de l’Aria semble donc bien prendre appui sur les trois vocables que Michèle Finck met en évidence dans sa contribution au numéro spécial de la revue Europe consacré à Yves Bonnefoy. Séparation/réparation/obstination. Une « triade » dans laquelle s’inscrit l’ensemble du présent recueil. Dans cet incipit magistral du recueil, Michèle Finck aborde en effet en un seul poème les problématiques qui traversent son ouvrage et qui occupent celui-ci tout entier.

    « Poésie     dire ce que c’est :     la condition humaine.

    Musique     est l’autre face     de la mort. »

    L’une et l’autre se rencontrent dans une même phrase :

    « Poésie et musique     là où neige     un peu de paille. »

    À la lecture de ce vers, on peut soupçonner une once de douceur. Pourtant l’angoisse et le doute bousculent ce fragile équilibre et des questions lancinantes s’insinuent dans le chemin de faille. La musique et la poésie permettent-elles de toujours apporter la « réparation » tant espérée par la poète ? « La compassion poétique » peut-elle toujours répondre aux désastres auxquels l’humanité malmenée est confrontée et soumise ?

    Dans les « Variations » comme dans les « Cris », des noms surgissent qui tissent leurs liens avec les Variations Goldberg. Noms de compositeurs (Bach, Scarlatti, Berg, Luigi Nono, Scriabine, Purcell), noms d’interprètes (Glenn Gould versus Gustav Leonhardt, Murray Perahia, Tatiana Nikolaïeva, Wanda Landowska…), mais aussi de peintres et de sculpteurs (Munch, Velasquez, Bacon, Rodin, Marino Marini, Giacometti), d’écrivains et de poètes (Blake, Trakl, Rilke, Dante, Ungaretti), de metteurs en scène (Antonioni, Bergman, Duras, Jean Rouch…), « voix-entraille » « éraillée gutturale entaillée vaginale » de Billie Holiday qui crie sa solitude, cris de femmes violées ou assassinées – Cologne, 31 décembre 2015 ; Paris, Bataclan, 13 novembre 2015 ; « Cris-Femmes » de poètes suicidées –…

    Comment répondre ? Que répondre à la solitude ? Que répondre aux solitudes ? Aux désastres ? Guerres viols chaos ? Dans des textes en italiques au phrasé elliptique et mutilé, la poète dit l’humanité déchirée, déshumanisée. Prise de saisissement à la vue du tableau de Munch (Cri 1), elle ne peut que bégayer son texte, pris dans les répétitions qui le ponctuent : « Sans rien voir » (4 fois) ; « cri sismique » ; … « Cri cosmique » ; « cri-spasme » ; « cri mental »…

    Et de ce cri universel surgit son propre cri couperet : « Non, Dieu n’existe pas ! »

    Qu’est-ce alors que la poésie ? Qu’est-ce que la musique ? Revenant sur sa souffrance et sur ses désarrois, la poète écrit :

    « Peux plus     écouter     les Variations Goldberg

    Sans entendre     entre chaque variation     un cri effrayant.

    C’est ça     pour moi     la vie maintenant :     Choc.

    Choc     du rêve selon Bach     et du cri.

    Ce qu’on appelle     condition humaine     c’est ça :

    Chair     prise au piège :     choc     de musique

    Contre cri     et de cri     contre musique.

    Vie : Variations Goldberg avec cri. »

    Peut-être faut-il remonter aux traumatismes de l’enfance pour suivre l’évolution de la poète ? La comprendre. Partager avec elle ce qui la déchire. Saisir au plus près ce qui constitue failles et restaurations. Les quinze premières « Variations », d’essence autobiographique, ouvrent des pistes d’analyse. Anorexie/insomnie ; antagonisme père/mère… Michèle Finck confie dans ces pages – outre ses petits bonheurs et découvertes, les « quarante couleurs Caran d’Ache » – ses peurs d’enfance et ses premières confrontations avec la mort. De l’histoire de la « Femme-au-Plâtre-de-Mort », l’enfant apprend qu’il lui faudra désormais apprendre à composer. Elle s’invente des talismans, mots de passe et chansons. Pour se consoler du « casser », elle s’arrime à « caresser ». De « Kasser » à « Karesser ». Ka[re]sser. Une seule syllabe suffit — ainsi en est-il aussi de « séparer » / « réparer » — pour apprivoiser ce qui fait mal. Et faire reculer ce mal. C’est la leçon de piano du père alsacien – « alingue » (de langue alsacienne, puis allemande mais jamais vraiment française) – à sa fille sur son « piano de paille » :

    « D’un seul doigt, il joue sur ce piano de paille la mélodie de l’Aria des Variations Goldberg, qui se trouve dans le Klavierbüchlein d’Anna Magdalena, dit-il : « Sol Sol La Sol La Si La Sol Fa dièse Mi Ré. » Puis, posant ma main sur le petit clavier, il murmure à voix très douce chuchotante et en faisant lui-même le geste : « Karesser, karesser. » »

    « Casser caresser », chantonne l’enfant pour guérir ses peurs dans la lallation des deux mots. Sensible au « grand corps organique de la musique », la poète l’est aussi à la musique des mots. À leur musicalité davantage qu’à leurs images. Le « Gold » de « Goldberg » ne concentre-il pas à lui seul toute l’essence de la musique ?

    « La musique empêche de tomber », dit le père. Et la poète d’ajouter :

    « Cette phrase décisive, combien de fois me l’être rappelée, dans les moments de l’existence où tout l’être semble chanceler, chavirer par-dessus bord ! »

    Si, « derrière     toute caresse    il y a     un cri », ne doit-on pas, réciproquement, derrière tout cri, tenter de débusquer une caresse. C’est ainsi que, sous les modulations tragiques de l’air de Purcell Ô Solitude, la présence continue de la basse obstinée agit comme un baume, une présence caressante et consolatrice.

    Obstination, dit-elle. « Comme essence du poétique ». Et de la musique.

    « La caresse le cri.

    Caresse     et musique de Bach    savent.     Sauvent. »

    Tels sont les mots ultimes du dernier « Cri ». 30 : Bergman, Cris et chuchotements. Qui précède l’Aria finale dédiée à Yves Bonnefoy. Où l’on découvre cette leçon bouleversante – confiée au poète mourant :

    « Même     votre  mort     est une leçon     de    vie. »

    Sur un piano de paille, Variations Goldberg avec cri : une poésie « sous haute tension ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Michèle Finck  Sur un piano de paille 2






    MICHÈLE FINCK


    Michèle Finck  portrait
    Image, G.AdC





    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes


    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Sur un piano de paille de Michèle Finck
    → (sur le site du Nouveau recueil)
    une lecture de Sur un piano de paille de Michèle Finck, par Jean-Michel Maulpoix
    → (sur En attendant Nadeau)
    « Variations de la caresse et du cri », une lecture de Sur un piano de paille par Alain Roussel (13 mai 2020)





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  • Michèle Finck | Variation 9 :: À Glenn Gould 1981



    Gould 1981
    Glenn Gould interprétant la Variation 9 des Variations Goldberg (1981)
    Source








    VARIATION 9

    À GLENN GOULD 1981



    Variation 9. &nbsp  Canon
    Sur la tierce.     Écoute :
    Toute interprétation     est    un songe.
    Voici     deux coquillages     sonores     vivants.
    Pose     ton     oreille     contre chacun d’eux.
    Font entendre     les mêmes notes
    Mais     racontent     à l’ouïe
    Deux     histoires     de musique.
    Deux     songes     de    sons.



    Gustav Leonhardt
    Grand paon     au clavecin.
    Fait     la roue.
    Toutes plumes     superbes     déployées.
    Aristocratie     du     toucher     scintille.
    Orfèvrerie sonore. Offrande d’orpailleur.
    Monde     passé à l’or     le plus fin.
    Horlogerie     musicale     savante     brillante
    Règle l’univers.     Miniaturiste     des sons.
    Chaque ornement     flamboie.     Impeccable.
    Révérence devant     les conventions     d’époque.
    Transmission     d’un savoir     séculaire.
    D’une vision de l’univers     rêvé
    Ordre.     Orgueil.     Élitisme du grand Prêtre
    Perruqué poudré     dans le film de Straub-Huillet.
    Virtuosité.     Perfection.     Dévotion.
    Ce songe     ne désaltère     pas     la soif de l’oreille.
    « La musique     savante
    Manque     à notre désir. »
    Gustav Leonhardt :     interpréter
    C’est     répondre.

    Glenn

    Gould

    Changer     d’interprétation :
    Changer – de vision.
    Glenn Gould : interpréter
    C’est     questionner.
    Songe de Gould     apaise soif de l’oreille.
    Comète Gould :     Commotion.
    Mais pas commotion
    Qui donne
    La mort.
    Commotion
    Qui donne
    La vie.
    1955 :     Glenn Gould     grave     Goldberg
    À 23 ans.     Gaya scienza.
    Mais déjà     quitte la scène     à 32 ans.
    « Tu as bien fait de partir »    Glenn Gould.
    1981 :    Glenn Gould grave     Goldberg.
    « Retour amont. »     Mort à 50 ans.     Gaya scienza.




    Michèle Finck, « Variation 9 : À Glenn Gould 1981 », Sur un piano de paille, Variations Goldberg avec cri, éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 243, 2020, pp. 55-57.





    Michèle Finck  Sur un piano de paille 2






    MICHÈLE FINCK


    Michèle Finck  portrait
    Image, G.AdC





    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes


    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Sur un piano de paille de Michèle Finck




    ■ Écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    Glenn Gould interprétant la Variation 9 des Variations Goldberg (1981)





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  • Michèle Finck | [Cette fois nous parvenons à travailler]





    [CETTE FOIS NOUS PARVENONS À TRAVAILLER]




    Ane liban

    Ane liban
    Ph. angèlepaoli





    Cette fois     nous parvenons     à travailler
    Enfin.     Je vois     ton cœur rouge     pendu
    À ton cou     comme un collier
    De sang     un caillot     mais tu     t’obstines
    À travailler.     Tu m’envoies     mot à mot
    Des morceaux     de ton diplôme     par mails.
    Je les corrige.      Te les renvoie.      Je les recorrige.
    Bras de fer     avec     chaque lettre.
    Les mots     te     manquent.
    Les mots     me     manquent.
    Ensemble     nous trouvons les mots     ensemble.
    Toi     affamée     de mots
    Français.     Affamée.
    Tous les mois     tu prends     le bus     tintinnabulant
    De Nice     pour venir     me voir     Shéhé
    À l’université     de Strasbourg     et travailler avec moi.
    Tu viens     toujours     avec un cadeau.
    Pour rien     au monde     tu ne viendrais sans
    Cadeau.     Ta fierté     orientale.     Farouche.
    Un jour     tu m’offres     une peinture.
    Tu me dis :      « C’est ma     maison
    En Syrie.     Ma     maison     à moi Shéhé
    Vous comprenez ? »
        Une autre fois
    Tu     me fais connaître     les poèmes
    De     Maram     al-Masri.
    Nous travaillons     à l’unisson.
    Bouchée     par bouchée     fille     venue
    D’enfer     je te fais     aimer     Duras
    Sarraute     Ernaux.     Tu me fais
    Aimer     Hala Kodmani.
    Livres     ouvrent     les murs.
    Nous     luttons     mot     par     mot.
    Toi     sur les échasses rouges sang     de l’Histoire.
    Toi     femme-saxifrage.
    Mais     le jour de la     délibération
    (« Et mon grand-père a un âne »)
    Mes collègues     comprennent-ils
    (Shéhé     Hors     Shéhé)
    Que ton     diplôme     est     un cri ?
    Un mémoire     sans rien
    De commun     avec ceux
    Des étudiants     qui n’ont pas     bu
    Le noir     de l’Histoire ?     Qui n’ont pas
    Porté     L’Ange de l’Histoire
    Sur leur épaule ?     Ton diplôme :
    Un mémoire     écrit     avec ton sang.
    Un diplôme     pour     « sortir du noir » dis-tu.
    Un ovni     conquis     de haute     lutte
    Commune.     Toi et moi :     Ensemble.
    Toi et moi          psalmodions     en chœur :
    « Et mon grand-père a un âne ».





    Michèle Finck, Poésie Shéhé Résistance, 10, Fragments pour voix, éditions Le Ballet Royal, collection du Grand Ballet, 2019, pp. 27-28.






    Finck Shéhé






    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
    Image, G.AdC




    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Ballet Royal)
    la fiche de l’éditeur sur Poésie Shéhé Résistance





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  • Michèle Finck, Connaissance par les larmes

    par Angèle Paoli

    Michèle Finck, Connaissance par les larmes,
    éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 233, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli






    « NEIGÉCRIRE ». DIT-ELLE.



    Les larmes au centre. Au centre de la vie au centre de la poésie. Récurrentes omniprésentes obsédantes, les larmes. Inspiratrices d’un art de vivre qui déroute, essentiellement enté sur l’art. Sur la méditation qu’il engendre. Il résulte de cette symbiose, art et vie, un recueil poétique dense, d’une extrême exigence. Connaissance par les larmes. Ce dernier recueil, récemment paru aux éditions Arfuyen, s’inscrit dans l’exacte continuation des précédents ouvrages, notamment L’Ouïe éblouie et La Troisième Main. Et offre à la poète un temps d’exploration plus intense avec les mondes qui la passionnent et qu’elle habite. Michèle Finck poursuit sa quête, à la fois intime et extime, à travers la musique la peinture le cinéma la poésie. Mais aussi la nature et la mer. Et l’écriture.

    Emprunté à Marina Tsvétaïeva, le vers d’introduction adressé à Anna Akhmatova (exergue) — « Ô Muse des larmes, la plus belle des Muses ! » — annonce une entrée réconciliatrice avec les larmes et par les larmes. Les larmes, dans cet ouvrage, occupent continument les sept sections qui composent le dernier livre de la poète. Court-circuit / Les Larmes du Large / Musique des Larmes / Musée des larmes / Cinémathèque des Larmes / Êtrécrire / Celle qui neige.

    Élégiaque, lyrique, très personnelle, la poésie de Michèle Finck est-elle pour autant une poésie consolatrice ?

    « Et la poésie, miaule un oiseau

    Sorti de ma bouche. Et la poésie

    Peut-elle quelque chose ? »

    (Cauchemar in « Court-Circuit »)

    Peut-elle quelque chose contre la perte irréparable que constitue la disparition des deux êtres aimés les plus chers au monde : le père et l’amant ?

    Au-delà de ce questionnement, il y a davantage encore. Étroitement liée à sa propre souffrance, indissociable de la sienne, il y a la souffrance du monde :

    « Je chéris cette blessure      car elle me relie

    À la douleur du monde      à jamais mienne »

    (À la douleur in « Court-Circuit »)

    Ce qui est certain, c’est que la poésie aide à vivre celle qui fut un jour privée de larmes. Car c’est de cette faille-là que la poète tente d’extraire sa survie. Une faille qui a laissé béante en elle la blessure et inconsolable celle qui s’efforce jour après jour d’apprivoiser cette béance qui occupe le cœur le corps et l’esprit :

    « Ai perdu      la clé     des larmes »

    (À la perte in « Court-Circuit »).

    Plus avant dans le recueil, la poète s’interroge :

    « Ai voulu apprendre les larmes. En vain ?

    Être à jamais      La Sans-Larme ?

    (Presquélégie de la Sans-Larme in « Êtrécrire »)

    Affronter la faille avec pour viatiques vitaux l’art : musique /peinture / cinéma / poésie. Il n’est cependant pas question de se laisser aller à l’apitoiement. Car

    « […] si poésie      apaise

    Que ce soit

    En      affûtant

    La      faille. »

    (À la tête in « Court-Circuit »).

    De sorte que la poésie ne se peut définir que comme « encre hantée ». La perte des larmes engendre un « court-circuit », visuellement marqué dans la page par une séparation, et dans le langage par une sorte de précipité des mots :

    ………………………………………………………………..

    « — Tout à coup court-circuit… Corps ne produit plus de larmes… Calcination… Glandes lacrymales électrocutées… »

    Dès lors, la poète explore. Jusqu’à la tentation du suicide. Elle est « celle qui chancelle », au bord du vide, celle qui voudrait pleurer, et qui ne le peut. Qui vit comme une malédiction le fait de n’avoir plus jamais de larmes sur le visage. Hantée, la poète interroge sa propre histoire, fondement de son questionnement. Et de son travail. Tenter de comprendre. Une confrontation permanente s’impose entre son absence de larmes et les larmes qu’elle croise sur son chemin.

    Les poèmes du recueil sont de formes variables. Les uns proches de la prose poétique, les autres formant strophes où s’intercalent des interlignes. Ainsi des poèmes rassemblés sous le titre Le Dit de la Cathédrale de Strasbourg. Mélomane, Michèle Finck est sensible aux pauses entre les mots, aux points d’orgue qui mettent la respiration en suspens. Dans le même temps, elle accorde une grande importance au Chœur, lequel ponctue à intervalles réguliers l’ensemble du recueil. Une sorte de mélopée enveloppe les mots. Un mot par vers. Mais toujours le « chœur » ouvre une nouvelle section. Avec un crescendo. Cela commence « bouche fermée » (I et II), se poursuit « bouche mi-close » (III, IV, V) et se finit « bouche ouverte » (VI et VII). Il y a donc une progression ascendante. La musique du « chœur » accompagne les poèmes de vibrations qui vont en s’accroissant. Du murmure au cri ?

    Les glandes lacrymales taries, il faut aller à la rencontre d’autres mondes. Ainsi de la mer qui offre une parenté avec les larmes jusque dans l’intitulé de la section « Les larmes du large ».

    « Apprendre

    Les

    Larmes

    Par

    La

    Mer »

    …annonce le « chœur » sotto voce (« Bouche mi-close »). C’est en Corse qu’a lieu la régénérescence bienfaisante par les larmes. Mer salvatrice. Bercée par la « lallation du large », la poète tire de la mer une leçon de vie. Apprendre passe par l’observation d’un rituel. Scandé en début de paragraphe du poème d’ouverture (« Les Larmes du Large ») par un verbe à l’infinitif :

    « Se réveiller »/ « descendre »/ « S’approcher » / « Pressentir » / « S’agenouiller »…

    Ailleurs, la poète se sent « chamane ». Apte à vivre en accord parfait avec les actes qui rythment sa journée de plage : « nager/faire la planche/léviter »… La mer et ses « larmes d’écume » font revivre les morts. Leur présence habite le monde des vivants. Ainsi en est-il pour Michèle Finck. Il y a peut-être quelque chose d’oriental — et sans doute de corse — dans la façon que la poète a d’évoquer les morts, de les considérer, de leur accorder un geste d’attention, de prévenance.

    « Donner aux morts un bol d’écume

    En souvenir de ce qu’est la vie. »

    (Rituel écrit à la craie sur le ciel in « Les larmes du large »).

    Le don — le mot revient à plusieurs reprises sous la plume de Michèle Finck — élève l’âme. Il se peut qu’il ait à voir avec la lumière de Méditerranée et cette vasque émeraude qui accueille la poète :

    « Je fais la planche sur la mer […] et regarde jusqu’à l’hypnose les métamorphoses de la lumière. »

    (À la lumière méditerranéenne in « Les larmes du large »).

    De ces moments d’extase, la poète tire une « raison suffisante de vivre » . Senti au rythme des éléments, le poème entier, empreint d’une sensualité qui régénère, est symbiose continue entre le vécu et l’écrit.

    Dans cette section sur la mer, la poète alterne ses longs poèmes de « chamane » — eau de mer eau de mémoire — avec des tercets qui ponctuent la lecture en page de gauche. Des presque haïkus, ces tercets, légers comme les poèmes japonais, même si les sensations observées se trouvent condensées sur trois vers. Le regard se pose sur les senteurs les couleurs les formes les rumeurs la lumière. Et toujours la poète observe un crescendo. Ici temporel. Depuis l’aube jusqu’à la nuit en passant par la traversée du jour.

    « Mouettes blanches étincelantes

    Bougies posées sur le bleu

    Soudain soufflées par le soir. »

    Beauté pure de ces poèmes, ponctuations bienfaisantes, qui permettent de reprendre souffle, avant de s’éteindre avec la nuit. Tout ici se vit en fonction d’un rythme musical intérieur/intense. Mer et cœur sont les pulsations qui construisent une personne, « ouïe éblouie », la structurent en profondeur. Être, pensée, et vie entière.

    Parvenue à ce point de son exploration, Michèle Finck peut aborder La musique des Larmes (IV), partie centrale de son recueil. C’est dire si la musique, déjà fondatrice dans La Troisième main, tient au corps et au cœur de la poète, et la fait vivre. La cohérence de Connaissance par les larmes rend compte du projet d’écriture de la poète. Un projet de longue haleine, qui se poursuit dans le temps. La réflexion va croissant au cours de ces vingt poèmes consacrés à des extraits choisis pour l’intensité émotionnelle qu’ils procurent. En lien étroit avec les larmes. Le premier chœur introductif pose une définition interrogative essentielle en établissant une parenté possible entre la musique et Dieu :

    « Musique :

    Ce

    Que

    Pourrait

    Être

    Dieu

    ? »

    Sont convoqués ici, dans des poèmes brefs, de huit à dix vers (parfois davantage), les plus grands parmi les compositeurs, les interprètes, les voix, les chefs d’orchestre… Depuis Bach, Vivaldi Boccherini Schubert Brahms jusqu’à Britten et Poulenc, en passant par Mahler, Dvořák, Janáček, Webern et Chostakovitch. Ou encore Nikolaus Harnoncourt James Bowman Agnès Mellon Jörg Demus Dietrich Fisher-Dieskau Nathalie Stutzmann… De la Passion selon saint Jean au Stabat Mater de Vivaldi ou de Dvořák, d’élégies en lieder ou en arias d’opéra (Aïda, La Traviata), du Chant de la terre aux Six poèmes de Marina Tsvétaeva… Michèle Finck poursuit sa quête de saisissement des larmes. Toujours revient sous sa plume la question lancinante :

    « Que peut musique ? Faire toujours face.

    Héler encore héler obstinément la lumière ? »

    (in Dvořák : Stabat Mater,

    Brigitte Engerer, Accentus, Laurence Equilbey).

    La lecture de ces poèmes consacrés à la musique m’ont conduite un après-midi entier à écouter, livre en main, les extraits choisis par Michèle Finck. Je connais aujourd’hui L’Éloquence des larmes (Jean-Loup Charvet). « Larmes archaïques, impersonnelles, universelles… ». Mais aussi larmes multiples et contraires selon qu’elles « lapident le noir de l’œil » ou qu’elles sont « arches d’extase en vol ».

    De la musique à la peinture ou au 7e Art, il n’y a qu’un pas. Ainsi, pour chaque moment pictural, pour chaque séquence cinématographique, la poète s’attache-t-elle à un plan rapproché. Son regard se déplace sur la toile. Quelques mots suffisent pour rendre compte du tremblé des larmes sur le visage. Pour saisir ce que « l’œil écoute ». Visages de Vierge et de Pietà. La poète laisse errer son esprit, attentive à saisir les nuances, à saisir les énigmes. Revient alors, lancinante, la question de Dieu :

    « Où Dieu ? Peut-être dans les larmes qu’on ne voit pas. »

    (in Femme qui pleure, Van Gogh).

    D’Antonello da Messina à Masaccio ; de Memling à Munch ; de Frida Kahlo à Louise Bourgeois ; de Arp à Paul Klee, la poète poursuit son voyage à travers larmes. Jusqu’aux fausses larmes de Man Ray, « Faux-cils. Faux semblant. »

    De même pour la « Cinémathèque des Larmes ». La poète revisite les films aimés. Pour la façon que le cinéaste a

    « De

    Filmer

    Le

    Visage

    Et

    Les

    Larmes ».

    Le « gros plan sur le visage de Mamma Roma », ses larmes de mère atteinte dans sa chair par la mort d’Ettore en appellent d’autres. Les « Abîmes de Vivaldi » rejoignent la Lamentation sur le Christ mort de Mantegna. « Agonie » et « Rédemption » se croisent et se superposent. Prostituée et Pietà se fondent dans les larmes magnifiées d’Anna Magnani. Mais il y a aussi les larmes de Jean-Louis Trintignant et d’Emmanuelle Riva – en « petite vieille qui se consume, /Bougie de chair » dans Amour de Michael Hanecke ou celles de Gelsomina qu’accompagnent les sanglots de Zampano (La Strada), ou encore les pleurs de détresse puis de joie d’Ingrid Bergman dans Stromboli, et tant d’autres encore. De Rossellini à Visconti, de Resnais à Tarkovski ou à Mizoguchi…, le travail de Michèle Finck est le même. Cadrage d’une image, d’une scène particulière qu’elle décrit avec minutie. Mais toujours elle interroge les contraires. La mémoire et l’oubli. Le vivant et la mort. L’illusion. De l’un et de l’autre. La présence/absence de Dieu.

    « Même si Dieu n’existe pas, les larmes d’Ingrid

    Sont le passage de Dieu en elle. Larmes pas de mort.

    Mais de naissance. Vol d’oiseaux. Larmes-ailes. »

    (in Roberto Rossellini, Stromboli,Ingrid Bergman)

    Les deux dernières sections du recueil – Êtrécrire et Celle qui neige — libèrent la parole. Les poèmes réunis ici travaillent le dépeçage. Ne garder que l’essentiel. Se laisser traverser. Jusqu’à la béance.

    « Poésie : Être traversée.

    Par quoi ? Peu importe.

    Rumeur. Couleur. Odeur. »

    (in Celle qui neige).

    Il s’agit en effet pour la poète de continuer à vivre. Seule l’écriture et l’écriture du poème ouvrent à une possible survie. Fonction du poème ? Assurer la sauvegarde de la poète.

    « Écrire c’est sauter

    Dans le vide

    De la page.

    Pour

    Pas

    Crever. »

    (in « Au Salto », Êtrécrire).

    Écrire pour franchir la faille, et peut-être s’en affranchir. Écrire pour Être. Les deux actes n’en forment désormais plus qu’un. Pour cela, accepter de libérer la langue des gangues qui l’enserrent. Briser tout ce qui entrave. Désosser décaper désorbiter. Et donc lutter contre soi-même. Contre ses propres défauts de langue. S’obstiner. Laisser le poème s’exposer sur la page, «  os  » et «  rythme  », c’est permettre à la langue de retrouver la force qui nourrit les mots. Ne retenir que cela. Permettre aux mots de « neiger » sur la page. Et à celle qui pleure de troquer ses larmes contre la neige.

    « Maintenant : je neige, j’écris.

    Par alchimie des larmes. »

    « Neigécrire ». Dit-elle.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Finck 3






    MICHÈLE FINCK


    Finck Guidu
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    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
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  • Michèle Finck | [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma]





    Mamma-roma-pier-paolo-pasolini-1962
    “A mà… mamma… sto a morì… A mà perché me stanno a fa così?”
    « Mamma, mamma, je meurs. Pourquoi ils font ça ? »








    [PIER PAOLO PASOLINI, MAMMA ROMA]



    Pier Paolo Pasolini

    Mamma Roma

    Anna Magnani, Ettore Garofolo

    Mamma Roma. Prostituée et Pietà. Visage
    De sainte. Nimbé par le noir et blanc. Prostituée
    Et Pietà. Aspire à la rédemption. Par son fils.
    Pour son fils. Cri de la Magnani : « Ettore, Ettore. »
    Marche la prostituée filmée en travelling arrière
    Dans le noir zébré par les lumières de la ville. Marche
    La mère vers le fils. « Ettore, Ettore. » Marche.
    Où le fils ? Avec les voyous. Dans les terrains vagues
    Où se mêlent gratte-ciels et ruines d’aqueducs de la Rome
    Antique. « Ettore, Ettore. » Quelle rédemption
    Pour les pauvres ? Prostituée et Pietà. Marche.






    Mamma Roma Fine






    Gros plan sur le visage de Mamma Roma. Larmes.
    De joie. Fierté pour le fils, serveur dans un restaurant,
    Porteur à la Caravage d’une corbeille de fruits.
    Gros plan sur le visage de Mamma Roma. Larmes.
    De douleur. Fils coupable a volé. Fils en prison.
    Chant IV de L’Enfer de Dante dans une salle d’hôpital.
    « Mamma, mamma, je meurs. Pourquoi ils font ça ? »
    Fils à l’agonie est attaché à son lit. « Ettore,
    Ettore. »
    Ré mineur. Abîmes de Vivaldi.
    Lamentation sur le Christ mort de Mantegna ?
    Raccourci perspectif du corps du fils à la morgue.
    Grands pieds avec deux trous, stigmates.
    Vierge en pleurs s’essuie le visage. Stabat Mater.






    Mamma Roma Fine 2






    Michèle Finck, « V Cinémathèque des larmes » in Connaissance par les larmes, éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 233, 2017, pp. 139-140.







    Finck 3






    MICHÈLE FINCK


    Finck Guidu
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    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
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    ■ Voir | écouter encore▼

    → (sur Terres de femmes)
    22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)
    → (sur YouTube) la séquence finale de Mamma Roma =>


    Séquence finale de Mamma Roma





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  • Yves Charnet, Quatre boules de jazz | Nougasongs

    par Michèle Finck

    Yves Charnet, Quatre boules de jazz | Nougasongs,
    Alter ego éditions, Collection Jazz Impressions, 2014.



    Lecture de Michèle Finck



    Jazz
    Ph., G.AdC








    FAIRE JAZZER LA LANGUE : LA BLUE NOTE
    DE ON THE ROAD DE KEROUAC AU “NOUGAROADBOOK” D’YVES CHARNET




    Comment ne pas penser, au détour d’une phrase d’Yves Charnet dans ses Quatre boules de jazz, au livre de Jack Kerouac On the road ? Si Yves Charnet n’évoque jamais le livre-culte de Jack Kerouac, le texte de Quatre boules de jazz fait souvent signe vers le texte de On the road. Le premier indice est le qualificatif de Nougaroadbook (p. 176) par lequel Yves Charnet désigne son livre. Le terme « nougaroad » (p. 187) et l’expression « Ta nougaroad » (p. 185) soulignent la présence de On the road dans les soubassements du livre. Qui plus est, Yves Charnet cite Bernard Lavilliers : « On the road again, again » (p. 142). Si Kerouac parcourt les routes de l’Amérique, Yves Charnet, qui hante les lieux de passage (hôtel) et les moyens de transport (train, avion), parcourt le Sud de la France (Toulouse, Marseille, Nice) et le Nord de l’Espagne des toros, non sans deux échappées vers l’Amérique (Atlanta et Harlem) au début et à la fin du livre. Cette existence « sur les routes », Yves Charnet en rêve depuis l’enfance et elle est une des origines de sa fascination pour la figure du chanteur : « C’était pour ça que je voulais devenir chanteur. Dans cette enfance à Nevers […] La vie toujours sur la route » (p. 71). De Kerouac à Yves Charnet, il y va, par delà les différences, d’un portrait du poète en prose dans le prisme du jazz : ces portraits révèlent à quel point la poésie en prose des XXe et XXIe siècles se cherche au plus près du jazz. Mais alors que chez Kerouac il y va du jazz américain, chez Yves Charnet il y va du jazz français tel que le réinvente le « troubadour de la blue note » (p. 14) : Claude Nougaro.

    Depuis le premier livre, Proses du fils, tous les livres d’Yves Charnet, le « bâtard », sont placés sous le signe du « trou » laissé par le manque du père, blessure qui est depuis plus de vingt ans le centre générateur de l’écriture. Quatre boules de jazz ne fait pas exception mais pose autrement la question du père manquant. Si la figure de Nougaro « hante » le livre (« Hantises de Nougaro », p. 55, « la façon de hanter sans fin, les coulisses de mes jours », p. 50), c’est que le chanteur de Toulouse est celui qui parvient à incarner le père qu’Yves Charnet n’a pas eu : « ‘C’était, en ce temps-là mon seul chanteur de blues’… Sa ‘voix’ comme celle d’un ‘papa’ » (p. 38). Ainsi, à la mort de Nougaro, Yves Charnet se sent-il « orphelin » aphasique, revivant la séparation d’avec le père que Nougaro avait réparée : « la bouche comme arrachée. Je ne pouvais plus parler. Le visage troué […] Mon idiotie d’orphelin » (p. 75).

    Comment comprendre dès lors Quatre boules de jazz sinon comme le livre dans lequel le « bâtard » blessé en Yves Charnet s’invente une généalogie ou, plus précisément, au sens que Michaux donne au vocable « contre », une contre-généalogie ? Au centre de cette contre-généalogie fantasmatique : Nougaro – le père, dont Yves Charnet n’a de cesse qu’il n’explore toute la lignée, qui est aussi la sienne, celle qu’il s’est donnée en qualité de « fils ». Mais quelle lignée ? Le livre a pour fonction de replacer Nougaro dans une famille artistique qui est la famille substitutive d’Yves Charnet. À cet égard, de l’autofiction telle que la met en place Proses du fils à l’« autobio sous le signe de Nougaro » (p. 50) que sont Quatre boules de jazz, ces « chansons autofictyves » (p. 170), une seule et même obsession : celle de la quête identitaire. De qui suis-je le « fils » ? Voilà l’interrogation majeure qui traverse tous les livres d’Yves Charnet, éternellement en quête d’une filiation dans laquelle s’inscrire. Mais l’invention d’une contre-généalogie n’est-elle pas le signe distinctif de toute écriture véritable ? Le livre d’Yves Charnet ne fait-il pas que « mettre à nu » (au sens baudelairien de ce terme) la consubstantialité de l’acte d’écrire et de la création contre-généalogique ?

    La lignée dans laquelle s’inscrit Nougaro, le père, et par ricochet Yves Charnet le « fils », est une lignée dont le signe distinctif est le métissage.

    Première composante de cette lignée, qui éclaire à la fois le portrait de Nougaro et « l’autoportrait » (p. 155) d’Yves Charnet : la chanson française, terreau musical originel de Nougaro et de Charnet. Le début du livre souligne d’emblée la dimension séminale de la chanson française et de la triade Trenet-Brassens-Nougaro : « La chanson française … Tout me sera venu par là… La poésie, le sens du rythme, la parole » (p. 14). Ce qu’aime Yves Charnet chez Nougaro, c’est avant tout « les noces du son et du sens dans la chanson française » (p. 14). Si la vocation d’Yves Charnet dans l’enfance était d’être chanteur (« chanteur… Je voulais faire ça quand j’étais môme… Ma vocation interdite à Nevers », p. 71), toute l’œuvre porte la marque de cette vocation initiale rêvée comme le suggère l’expression « ma prose en chanson » (p. 168).

    Deuxième composante de cette lignée d’où descendent Nougaro et Charnet : le jazz, qui scelle le lien entre On the road de Kerouac et Quatre boules de jazz de Charnet. Nougaro est pour Yves Charnet « cet homme qui jazzait la chanson » (p. 55), parce qu’« il avait le jazz dans le sang » (p.73). À cet égard aussi, comme pour la chanson, Yves Charnet se rêve l’héritier du jazz de Nougaro. Aussi qualifie-t-il la basse continue de son livre de « nougablues » (p. 67). L’un des autoportraits les plus incisifs d’Yves Charnet est celui-ci : « Je suis un vieux bâtard du blues » (p. 183).

    Troisième composante de cette lignée métissée, dans laquelle s’inscrivent Nougaro et Charnet : la poésie. Sur les traces d’Audiberti qui saluait déjà « le taureau Nougaro, le poète » (« Avant-dire », p. 10), Yves Charnet met en relief la filiation qui unit Nougaro à Rutebeuf (« Le Rutebeuf à l’âge du blues », p. 13) et aux « troubadours » (« Troubadours de la blue note », p. 14). Si Nougaro, le père, est poète, Yves Charnet, « le fils », se crée une généalogie poétique, suggérée par l’art des citations sans guillemets qui caractérise Quatre boules de jazz et grâce auquel l’auteur dit sotto voce quelle famille de poète est la sienne. Voici l’arbre généalogique qu’il s’invente et dont il est l’héritier pour ainsi dire sur « le mode mineur », « à sa petite manière » (comme disait Verlaine) : Baudelaire (« le mundus muliebris ,» p. 32, « sa toison moutonnant jusqu’à l’encolure », p. 114) ; Nerval (« Tout Rossini, tout Weber, pour cette ritournelle », p. 16) ; Rimbaud (« Ma préférence pour les refrains niais », p. 16, « Je voudrais dire adieu au monde… Avec des romances dans ce genre là », p. 19, « Une saison chez Claude Nougaro, p. 27, « L’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs. À quelle heure appareille le navire », p. 87-88, « Notre inhabileté fatale », p. 140, « Une blessure de 25 centimètres au côté droit ; deux trous rouges », p. 177) ; Verlaine revu par Trenet, « Les sanglots longs des violons… Trenet, c’est Verlaine qu’il a mis en chanson », p. 79, et par Gainsbourg (« Moi, je m’en vais ; au vent mauvais », p. 40) ; Apollinaire (« Encore un verre de vin trembleur », p. 23, « Cet alcool brûlant comme ma vie », p. 94, « la cicatrice à son cou nu », p. 106), etc. Si Nougaro est élu père par Yves Charnet, c’est qu’il a scellé cette alliance de la poésie et de la chanson que veut tenter aussi l’auteur de Quatre boules de jazz :   Nougaro aura rapproché ces deux pôles de ma vie, la chanson, le poème. Il aura réuni ces deux cultures. La savante. La populaire » (p. 107).

    La chanson française, le jazz, la poésie : voilà les trois composantes majeures de l’alchimie Nougaro telle qu’Yves Charnet la chante dans Quatre boules de jazz et telle qu’il cherche à l’incarner dans sa propre prose. Mais le signe distinctif de Nougaro, qui fascine Yves Charnet, est aussi sa faculté de décloisonner les arts et de s’inscrire dans une filiation allant jusqu’à la peinture. « Peintre de la voix », « coloriste de la chanson » (p. 156), Nougaro est ainsi l’héritier de Toulouse-Lautrec : « Nougaro sera comme un Toulouse-Lautrec de la chanson » (p. 33)… « On dirait Aristide Bruand… sur les affiches de Lautrec » (p. 90). Dans la lignée de Nougaro, Yves Charnet se veut lui-même un peintre dans la prose, à qui Toulouse-Lautrec insuffle une énergie picturale, ayant l’ascendant sur les mots. Dans ce même mouvement d’effacement de la dissemblance entre les arts, Nougaro est aussi pour Yves Charnet un frère des acteurs de cinéma (« On dirait un acteur de la Nouvelle Vague… Une tête brûlée dans un Godard », p. 90). À cet égard, Yves Charnet se veut aussi l’héritier de ce que Nougaro nomme le « cinémot » (« chacun son cinémot… C’est encore un mot forgé par Nougaro », p. 55). Dans cette perspective, Quatre boules de jazz est d’abord un « film » qu’Yves Charnet « [veut] tout juste tourner dans [sa] tête » (p. 26), et les morceaux éclatés du livre se lisent comme des « rushes de ma mémoire à l’épreuve » (p. 19). S’« il y a des jours où c’est comme un film. La vie » (p. 93), le modèle du cinéma se greffe de lui-même sur celui de la chanson, du jazz, de la poésie et de la peinture, tels que Nougaro se les approprie – et après lui Yves Charnet. Mais pour que Nougaro soit « ce monstre sacré » (p. 98) et ce « maître » (p. 138), clé de voute de la généalogie rêvée par Yves Charnet, il faut que celui-ci mette l’accent sur la dimension à proprement parler « religieuse » du chanteur : « Ce n’est plus de la variété. Plus seulement. C’est autre chose. Cette présence religieuse à soi-même ; aux autres êtres […] C’est un acte. Un acte sacré » (p. 123). Ainsi, aux trois composantes majeures de l’alchimie Nougaro (chanson, jazz, poésie), sur lesquelles se greffent aussi des sèves venues de la peinture et du cinéma, Yves Charnet ajoute-t-il une énergie majeure. L’énergie « chamanique » : « Avec ses mains de chamane toulousain » (p. 13)… « Il y avait, chez ce mec, quelque chose d’un chamane » (p. 68). L’alliance de l’argot (« mec ») et du vocabulaire religieux (« chamane ») dit très bien à quel point Nougaro incarne pour Yves Charnet une « force » à la fois populaire et sacrée. La greffe sur la chanson française du jazz, de la poésie, de la peinture et du cinéma, ne définit le génie de Nougaro que si on y adjoint la dimension « chamanique ». Celui à qui Yves Charnet sculpte ici un « tombeau » de mots est ni plus ni moins qu’un « chamane » de la chanson.




    Encore faut-il être à l’écoute de la « sorcellerie évocatoire » (Baudelaire) de la prose d’Yves Charnet, par laquelle celui-ci assume, dans chaque fibre de sa langue, l’héritage exigeant de Nougaro. Car ce livre ne serait pas ce qu’il est si Yves Charnet ne dansait véritablement, de toute sa langue, avec Nougaro, comme un torero avec le toro. Comme Kerouac, Yves Charnet invente, au contact du jazz de Nougaro, une nouvelle façon d’être dans la langue et de faire chanter la prose. Il y va d’un cantar parlando neuf.

    Quelle est la botte secrète de Nougaro, dont Yves Charnet est ici l’héritier ? Cette botte secrète, c’est l’ascendant de la voix sur la lettre et le langage, voire sur tout l’être. Déjà Cocteau, cité dans « l’avant-dire », en donne la formule à propos d’Édith Piaf : « Edith Piaf […] va devenir elle-même invisible. Il ne restera plus d’elle que […] cette voix qui gonfle, qui monte, qui monte, qui peu à peu se substitue à elle » (p. 9). Il y va, dans Quatre boules de jazz, d’une magnifique définition lapidaire de ce qu’est un chanteur : « C’est ça, un chanteur… de la chair à voix » (p. 122). Or, qu’est-ce que la voix, sinon une façon de donner à entendre le corps ? Là encore la définition du « style » proposée par Yves Charnet va droit à l’essentiel : « Le style d’un chanteur, c’est son corps » (p. 122). Et c’est parce que Nougaro, ce « drogué de l’articulation » (p. 67), est un « corps–souffle ; corps–rythme ; corps–swing » (p. 69), qu’il peut être aussi ce « boxeur frappant à l’âme » (p. 88). C’est parce que « la voix » est « encore plus intime que le sexe » (p. 102) que les « chansons sont décochées depuis l’âme » (p. 13). « L’artiste de la voix » (p. 16) est celui qui, par sa descente dans les « ‘entrailles’ » (p. 9) du corps, parvient à toucher l’âme. Et Yves Charnet de mesurer la supériorité native du chanteur sur l’écrivain : « Comme je l’envie – moi, le poète de papier – votre voix viscérale » (p. 64). Par l’expression « poète de papier », Yves Charnet répond au texte d’Audiberti sur Nougaro, cité dans « l’avant-dire » : « Il peut donner aux mots une résonance concrète non entendue chez les poètes de papier » (p. 10). Pour Yves Charnet, comme pour Audiberti, il y va d’une certaine façon de crever le papier par la voix, de sortir « ‘hors du lit desséché des livres’ » (p. 10). C’est tout l’enjeu de l’œuvre d’Yves Charnet : comment sortir de l’écriture par la voix ? Comment, en écrivant sur du papier, ne pas être un « ‘poète de papier’ » (p. 10), mais un poète de la voix ? Parce que « les voix [sont] plus vivantes que les livres » (p. 66), il s’agit de faire remonter le plus profond du corps dans la résonance de la voix. Si, pour Yves Charnet, la poésie dans la prose c’est une écriture enfin faite voix, cette poésie se joue au plus près de la « peau ». C’est « la peau » d’Yves Charnet qui réagit immédiatement au contact de la voix de Nougaro : « Je me souviens de cette caresse électrique sur mon siège d’hypnotisé … Frissons sur la peau … J’étais électrocuté » (p. 66). On ne dira jamais assez que la poésie, telle qu’Yves Charnet l’appelle de ses vœux dans les profondeurs mêmes de la prose, est une poésie qui a rapport à la peau. À cet égard, Yves Charnet pour ainsi dire peaufine une définition de la poésie qui se joue à l’intersection du mot et de la peau : « Il s’agit de réinventer, par les rimes mêmes du chant, un contact entre le poème et la peau » (p. 178). Dans une abolition de la dissemblance entre le corps et l’âme, la poésie, sur l’injonction du modèle de la chanson, est une certaine façon de prendre l’âme par la peau.

    Mais qu’est-ce qui fait que dans cette œuvre d’Yves Charnet on entend une voix et non une écriture ? Qu’est-ce qui fait que les mots-peaux, les mots-corps, les mots-voix sortent de l’écriture ?

    D’abord, une certaine manière d’écrire contre la langue. Si ce livre bâtit une contre-généalogie, c’est en inventant une contre-langue. À cet égard, Yves Charnet s’inscrit dans une filiation qui unit Nougaro à Céline : « Ils faisaient tous deux le coup de poing. Dans la langue, contre elle » (p. 44). C’est cette parole à contre-langue qui permet à la prose d’Yves Charnet de sortir de l’écriture, de trouer le papier pour faire surgir la voix. Cette lutte contre la langue est indissociable d’une violence qui permet que l’oralité, la vocalité, se dégagent de la gangue et du carcan de l’écrit. Pas de voix dans l’écriture, sans une violence qui décape les mots et les régénère.

    C’est cette violence qui libère la matrice même de l’émergence d’une voix : le souffle, qui donne vie à la voix. Dès la première page de Quatre boules de jazz, le lecteur-auditeur découvre une façon neuve de faire respirer la langue, par laquelle il sait qu’il est face à un écrivain authentique. La manière qu’a Yves Charnet d’habiter la langue, de sculpter le souffle, de faire haleter le verbe n’appartient qu’à lui : elle est la preuve que ce qui se joue dans sa prose est de l’ordre de la poésie. L’indice le plus visible de cet art d’insuffler du souffle à l’écrit, qui caractérise le travail de l’oralité d’Yves Charnet, est la façon qu’il a de trouer souvent le texte par des points de suspension entre les phrases qui, par là-même, deviennent des phrasés.

    Ce souffle qui soulève les mots, ouvre la langue, fait aussi entrer le rythme dans la prose. La voix, le souffle, le rythme : voilà les composantes majeures de « l’alchimie du verbe » de Nougaro qu’Yves Charnet en quelque sorte transfuse dans sa propre prose pour qu’elle soit, à son tour, de l’ordre du swing dans la langue. Faire swinguer la langue à coups de syncopes rythmiques, marquées entre autres par les points de suspension : c’est le pari difficile et réussi d’Yves Charnet.

    Il y va, pour la langue française, d’un bain de jouvence par le jazz à la manière de Nougaro. On reconnaît un poète à la façon qu’il a de ne se contenter jamais de la langue telle qu’elle est. Aussi Yves Charnet – le – poète invente-t-il sans cesse des mots, en particulier des mots-valises, par lesquels il préfère toujours le possible de la langue à la langue figée. Pour Yves Charnet, faire jazzer la langue, c’est donner dans les mots l’ascendant à la métamorphose sur la forme. Sur les traces de Nougaro et de ses Nougayork, Yves Charnet n’en a jamais fini de jouer, avec humour, sur le nom propre du père qu’il s’est choisi : « nougaroman » (p. 13), « Nougarintime » (p. 68), « Nougaronne » (p. 69), « Nougarocéan » (p. 140), « Nougarocher » (p. 140), « Nougareau » (p. 157), « Nougarombres » (p. 159), « Nougarie » (p. 167), « Nougaroad » (p. 152). À la fin du livre, Yves Charnet fait fusionner le patronyme du père spirituel et son propre prénom, signe que l’entreprise contre-généalogique s’est pleinement accomplie : « C’est fini. Nougaryves » (p. 177).




    « Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer », écrit Mallarmé dans Crise de vers. De Proses du fils à Quatre boules de jazz, Yves Charnet n’a de cesse qu’il ne trouve cette « blue note » qui n’est autre que la « mélodie » « renouée » de « l’âme ». Dans Quatre boules de jazz, Nougaro est celui par qui Yves Charnet parvient à accomplir cet acte de « renouer » la « mélodie » de « l’âme », qui est le signe distinctif de la poésie. Comprenons-le bien : la poésie telle qu’elle se joue dans le livre d’Yves Charnet, n’est pas un genre littéraire ; elle est cet acte même de « renouer » la « mélodie » de « l’âme », dont il importe peu qu’il s’accomplisse par le vers ou par la prose. Par Nougaro interposé, Yves Charnet assume, dans chaque fibre du corps organique de son livre, la caractéristique principale de la « mélodie » de son « âme » : le métissage, par lequel la « mélodie » de son « âme » tient tout à la fois de la musique populaire et de la musique savante, de la chanson, du jazz et du poème qui, « renoués » ensemble dans la matière sonore d’un livre, œuvrent à la transmutation de l’écriture en une voix faite chair, absolument unique et partageable avec tous.



    Michèle Finck
    D.R. Michèle Finck
    pour Terres de femmes






    Yves Charnet, Quatre boules de jazz






    ■ Yves Charnet
    sur Terres de femmes

    Difficile séjour
    14 juillet 1997 | Yves Charnet, Notes fantômes (inédit)
    10 juin 2012 | Yves Charnet, La tristesse durera toujours (extrait)
    La tristesse durera toujours (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Alter Ego éditions)
    la page de l’éditeur sur Quatre boules de jazz | Nougasongs
    → (sur Terres de femmes)
    4 mars 2004 | Mort de Claude Nougaro (+ un extrait de Quatre boules de jazz | Nougasongs d’Yves Charnet)





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  • Michèle Finck, La Troisième Main

    par Isabelle Raviolo


    Michèle Finck, La Troisième Main,
    Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen,
    volume 218, 2015.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    SI TU VEUX VOIR, ÉCOUTE




    Michèle Finck ou la poétique de l’excès. L’épreuve du noir avec torche de musique



    Il y a ici une voix de femme seule face au néant. Béante de tous ses orifices. En cette béance, elle inaugure un geste nouveau, avec La Troisième Main : geste de vie qui sauve, geste d’élan qui consent à ne rien faire ni prendre, mais à être tout entière l’écriture poétique, celle-ci se faisant sous l’impulsion des sons de multiples partitions ; « jazz pour pas crever » : autant de compositions qui s’entr’appellent et se répondent dans une rhapsodie où les voix vibrent comme en un chœur, arche d’alliance, de vie ;

    « non pas poèmes sur la musique, mais poèmes à et avec la musique ; poésie et musique intensément mêlées, qui tournoient tout au bord du silence. »

    Et

    « […] il suffit

    D’une modulation

    Pour que l’âme du meunier

    Saigne en silence

    Dans le murmure du ruisseau. »

    La modulation opère l’ouverture d’une brèche où « saigne le silence » : « un peu de neige dans le noir ». Entre vie et mort, entre larmes retenues ou exprimées, c’est « ce peu de neige » qui rend possible le tremblement discret de la vie, sa musique excédant toute gravité, et qui, sans l’abolir, rend à la pesanteur sa légèreté : un « zigzag de lumière dans le néant ». Car la neige est noire, de la noirceur du lait, comme la fiancée du Cantique des Cantiques est noire et belle. Quelque chose de pur sourd de la noirceur même ; une lumière autre, cette lumière qui se matérialise ici en sons, en partitions, en chœurs de voix tremblantes : dans leur presque disparition vibratoire, toutes nous invitent au voyage vers l’« autre face de l’oreille », sur cet autre versant du cosmos sonore où le silence se renverse et où une autre expérience perceptive devient possible, où les sons apparaissent en quelque sorte affranchis de leurs limites et transmués. Ici, les yeux de l’âme saignent, les oreilles de l’âme saignent. Le Pleurant le sait, « qui est fait de chair et de larmes pures ». Comme le Pleurant dont les larmes millénaires prient en lui pour nous tous, la voix de Michèle Finck s’arc-boute autour d’une fêlure ventrale. La poétique de l’excès trouve alors son paroxysme dans les oxymores : « Sur la lame du silence un peu de sang et de neige ».

    « […] Ailes noires

    Dans les nuits blanches. Transe utérine.

    Body and soul. Perce-neige noire crie. »

    La voix noire « croque la pomme jusqu’au trognon » ; elle « crie l’amour jusqu’au râle ». Ici, il fait un silence à « réveiller les morts », et la musique « heurte le néant ».





    L’écharde dans la chair



    Dans la violente vie, le désir est « planté comme un couteau », « les sexes saignent de sons sans têtes », le « néant est en rut », et Dieu est cette « dent cariée ». Mais si les « poignards rythmiques » percent le cœur, si la musique « cravache l’âme », si le silence est « une ciguë », Michèle Finck traverse l’opacité comme l’artiste funambule en équilibre sur les sons qu’un rien peut renverser, mais que le souffle et l’attention d’une écoute profonde maintiennent debout, « au-dessus du piano, béante comme une morte », dans le nu vigile de l’acte d’écrire où l’obscur irradie une lumière secrète, inouïe :

    « Voix nue descend dans la souffrance. Descend

    En spirales âpres dans chaque syllabe.

    Descend ronce après ronce. Tout au fond.

    Saigne. Insomniaque. Illuminatrice. »

    Le soleil noir de la mélancolie habite les vers de Michèle Finck, fait chavirer le son, renverse le souffle ; mais si le « la mineur chavire, il chavire encore de désir » ; et le poète est « ivre de silence dans le havre du poème. » Une résurrection dans la vie même est possible. Dans le havre du poème, on entend ces paroles : « lève-toi et marche ». C’est dans ce creuset même de la poésie comme acte d’amour que sourd la puissance résurrectionnelle dont est douée la musique, faisant du poète « la passagère vers l’au-delà du son ». L’écharde dans la chair, le poète écrit dans le clair-obscur, et les mots sont autant de sons, de pépites de lumière dont la présence excédée ne signifie rien d’autre que sa précarité même, son pur apparaître :

    « […] Voix enfant qui s’avance au bord

    Cisaillé de l’amour. »

    L’épreuve de la présence est alors celle même de sa précarité excessive, une présence « sur la lame du silence » : le poète éprouve la joie de cette présence dans la nuit abyssale comme la lumière même de l’obscurité.





    L’œuvre au noir



    Ce nouveau recueil de Michèle Finck s’offre comme une traversée de la nuit. Composé d’une suite de cent poèmes d’« extase musicale », La Troisième Main a été écrit « dans le noir et la pénombre après une opération de la cataracte ». Michèle Finck réalise ici son « œuvre au noir » où du silence naît le verbe, de l’inouï, l’éblouissement de sons qui se font l’amour, élevant l’âme aux vibrations subtiles et fécondes :

    « De la musique l’or l’encens et la myrrhe

    L’énigme la clarté le silence. »

    La matière sonore devient lumière en passant dans le creuset de l’oreille poétique de Michèle Finck : l’épreuve de la création est celle d’une écoute, d’un consentement – ouverture intérieure à l’inouï, « troisième main » qui se fait légère comme un « oui » libre, un « oui » qui ne s’est pas résigné au noir mais l’a transformé, qui a fait naître l’or du plomb.

    « Comme si, [dit-elle] en opérant des yeux, on avait ouvert quelque chose de plus profond : brèche dans l’écoute ».

    Quelque chose comme un rien s’est rompu, et c’est ce rien qui change tout car il rend possible une autre perception des phénomènes, un autre sentiment de soi qui opère une sorte de rapt dont le poème contient la violence en son allitération en « r » (« Brou de sons heurtés. Bris de rythme. Brèche »). La violence se mêle à la légèreté aérienne du vol (« Mains de somnambule ailé volant »). Le poète est en quelque sorte dépossédé de lui-même tel qu’il se connaissait, pour se vivre autre, étranger à lui-même en quelque sorte, mais en cet étranger, l’être profond est libéré comme l’éternité d’une musique qui sans être « au-delà », est plutôt ici « en excès de présence », dans la pure immanence d’un instant d’éternité :

    « Piano aux résonances de cathédrale. Mains

    D’épervier géant volant au-dessus du temps.

    Mains enceintes. Orgasme sacré. »

    Les mains portent l’objet invisible ; elles tiennent le vide, comme les sculptures d’Alberto Giacometti, mais ce vide est paradoxalement ce tout que l’on désire et qui nous fait créer, cette plénitude qu’on ne saurait circonscrire ou comprendre mais qui appelle en nous ce que Michèle Finck appelle des « arpèges de voyance » et qui signe la condition de l’artiste aux mains enceintes, comme un sculpteur à la fois pauvre et riche de sa statue dont il ne saurait se faire le possesseur. Il se retire, et dans ce retrait, exprime peut-être le plus pleinement son acte créateur. Car dans ce don qui consent au retrait s’ouvre la brèche où la grâce vient habiter, nous élever à une dimension qui n’est plus seulement mondaine, et nous fait voir l’invisible.

    « Le pianiste se lève. Reste sur l’ivoire des touches

    Peut-être la buée invisible des doigts de Dieu. »

    La musique est donc cette présence excessive en nous : une

    « […] conscience suraiguë du divin

    En nous. Feu. Ailes de sons planent en cercles

    De la lumière au-dessus de nos plaies.

    La rétine des sons s’ouvre. L’Esprit vole.

    Plus fort que tout. Spirales d’extase rayonnent. »

    Aussi La Troisième Main est-il l’enfant de la nuit, l’enfant du consentement : étoile matutinale qui vient au monde dans la brèche même ― celle où se tient le créateur détaché :

    « Légers il nous faut être :

    D’un cœur léger, avec des mains légères,

    Saisir et retenir, saisir et laisser partir…  »

    Ces paroles de la Maréchale dans Le Chevalier à la rose (Livret de Hofmannsthal. Acte I. La Maréchale) ne sont pas sans écho à l’exigence intérieure qui habite Michèle Finck. Comme la Maréchale, elle « ne renonce pas, mais consent ». Consentir, c’est vivre, éprouver le réel, sa béance à travers la finitude, la fugacité, la fragilité. Mais c’est dans l’épreuve même que le poète fait l’expérience d’un excès de présence : quelque chose en surcroît vient à elle, se donne « à la troisième main » pour trouver forme en elle, s’épanouir en sa singularité même, dans le « phrasé aérien des cordes qui délivre du poids ». Michèle Finck nous décrit cette expérience comme quelque chose de mystique où son corps et son âme, emportés sur les ailes du son, sont transportés vers un « [j]ardin sonore, [un] jardin rythmique ». Dans cet univers salvateur où l’on échappe à l’enlisement dans la pesanteur, où une force vibrante et vivante, une force surnaturelle, vient enlever le poète :

    « Piano est oiseau. Tout est halo.

    Tout tournoie. Piano et Ondes Martenot

    Peignent les mille et une nuits dans l’ouïe. »





    La torche de sons brûlés



    « […] Mais d’où venue la troisième main,

    L’invisible, main de la grâce, qui se pose sur les fronts ?

    Elle porte l’espoir d’une arche future de lumière. Bach

    A écrit pour cette troisième main. Menuhin le sait. »

    Cette « troisième main » est la main invisible qui joue quand les mains sont trop lourdes, cette main légère qui est la main de la grâce et qui s’ouvre pour laisser place à la musique, aux sons à la limite du silence – des sons qui tiennent tête au néant. C’est alors une longue tenue de note ouverte sur le cosmos. Il n’y a là, pour le poète, ni espoir, ni absence d’espoir, mais pur consentement. Et ce consentement est profondeur où se heurte le néant : « Mue d’outre-mort ? » Le consentement s’éprouve comme une pâque, vers une résurrection : l’horizontal et le vertical se rencontrent alors dans l’expérience poétique de la « Lévitation » qui, selon nous, est la clé de sol de ce recueil de Michèle Finck. Ce superbe poème de la page 127 est en quelque sorte la signature poétique de l’auteur, l’épreuve de cette présence excessive qui ouvre la voie « sur le large où neige le souffle. » Michèle Finck exhorte son lecteur à la traversée, sur les rivages sonores et lumineux de l’obscurité ; elle nous invite à écouter vraiment, avec cette « troisième oreille » qui fait de nous des passagers de « l’au-delà du son », un au-delà qui n’est pas autre chose que le son, mais le son lui-même en quelque sorte, dans son pur apparaître de son, son « silence expectoré ». Alors s’éprouve le Don de l’excès comme « Noir avec torche de musique » : « Don. Torche de sons brûlés vifs. Dons ». Ainsi, dans ce recueil, il s’agit bien, pour nous, d’une poétique de l’excès qui conduit l’exigence du poème vitrail et le voyage vers l’au-delà du son. Si l’excès renvoie à l’extase, à la plénitude, à l’orgasme (à toutes les métaphores érotiques qui se déploient dans les poèmes de ce recueil), et donc à quelque chose de dionysiaque (« Le musicien dionysiaque, sans le moindre recours à l’image, n’est lui-même rien d’autre que la souffrance originaire et l’écho de cette souffrance », Nietzsche, Naissance de la tragédie, § 5), il signifie aussi l’expression de la lumière, de l’art, de la beauté, tel que l’exprime l’apollinien. En d’autres termes, la poétique de l’excès signe la rencontre de l’apollinien et du dionysiaque ― rencontre qui se refuse au discours de la raison, et n’apparaît que dans l’éclat sonore et caché du poème, dans « l’arc-en-ciel mystérieux de son timbre. » Le silence est en nous comme un feu, et le son est ce qui nous permet de danser au-dessus de l’abîme, de continuer à tenir debout, sans nous résigner, dans le consentement vivant du grand « Oui » à la Vie, de l’Amor fati :

    « que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur ! » (Nietzsche, Gai Savoir, § 276).

    Une étroite correspondance entre la souffrance et la rédemption traverse La Troisième Main de Michèle Finck : elles s’associent, semblables à ces deux pulsions nietzschéennes :

    « Là s’offrent à nous, dans le suprême symbolisme de l’art, à la fois le monde apollinien de la beauté et son arrière-fond, la terrifiante sagesse de Silène, et de telle manière que, par intuition, nous en saisissions la mutuelle nécessité » (Naissance de la tragédie, § 54).

    Ainsi « le chœur dithyrambique est un chœur d’êtres métamorphosés » (Naissance de la tragédie, § 8). La collusion des antagonistes, l’apollinien et le dionysiaque, devient alors la clé de la création artistique : Dionysos est le fonds inconscient duquel le poète arrache la beauté des créatures imaginaires qui paraissent sur la scène de son théâtre. Et c’est en effet de cette liaison féconde qu’est née la plus haute forme de poésie que conçurent les Grecs, la poésie tragique : la musique chantée et dansée par le chœur exprime le chant de souffrance venu du plus profond de l’être, tandis que les acteurs qui sont élevés sur la scène naissent, par transfiguration apollinienne, de la lamentation dionysiaque que le chœur fait entendre :

    « L’œuvre d’art illustre et sublime que sont la tragédie attique et le dithyrambe dramatique est en réalité le but commun de ces deux pulsions, dont les noces mystérieuses, succédant à leur long combat, se sont accomplies dans la gloire de cet enfant ― qui est tout à la fois Antigone et Cassandre » (Naissance de la tragédie, § 4).

    Chez Michèle Finck, comme chez Nietzsche, on danse sur la corde raide : la tragédie est une fête, celle de la fureur poétique et de la création de l’œuvre, et non un deuil, celui qui se lamente sur la mort des héros. Le héros tragique ne meurt pas : il renaît par transfiguration dans la poésie. Ainsi l’Esprit vole, il a la légèreté du danseur de Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Le chant de la danse ») :

    « Éternité voilée et dévoilée. Vers où ? »

    C’est peut-être, comme le disait Rimbaud, « la mer mêlée / Au soleil », une éternité profonde, incompréhensible, mais vécue avec La Troisième Main, dans l’exigence du paradoxe toujours tenue, avec foi en la Musique même :

    « Musique : sépulture pour la douleur

    Et l’extase. »

    Douleur et extase mêlées dessinent en quelque sorte la condition de l’artiste :

    « J’étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suites. […] Mais ce retour à l’inanalysé était si enivrant qu’au sortir de ce paradis le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d’une insignifiance extraordinaire. » (Proust, La Prisonnière).





    Ce qui nous est donné ici n’est pas un monde massif et opaque, ou un univers de pensée adéquate, c’est un langage musical, une poétique de l’excès qui se retourne sur l’épaisseur du monde pour l’éclairer, mais qui ne lui renvoie après coup que sa propre lumière ; « inventer des poèmes qui soient vitraux » :

    « Descendre nue dans les sons jusqu’à en perdre

    La lyre et la langue au fond de la musique. »

    Or c’est en nous éloignant des choses par l’opacité propre de son élément que la parole peut nous y donner accès. Ce n’est pas parce qu’elle quitte le monde mais plutôt parce qu’elle habille les choses en sa propre chair que l’expression peut alors les convertir en leur sonorité silencieuse et profonde où « s’entrebâille le ciel ». Dans la mesure exacte où l’être est toujours déjà signifiant, il ne peut se dissoudre dans la positivité de la signification. Il est plus haut que le fait mais plus bas que l’essence : il est essence sauvage, c’est-à-dire sertie dans l’épaisseur qu’elle articule. C’est là l’Ostinato de Michèle Finck :

    « Ostinato : constellation acoustique

    Criée. Creusement jusqu’aux nerfs

    Des sons. Musique debout sur la pointe

    De l’âme. Cicatrices sonores s’entrouvrent.

    Stalactite ou stalagmite de silence ? »

    Ainsi, le réel ne désigne pas l’être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l’être qui contient aussi sa négation, son percipi. Toute notre expérience sera cette exhibition d’un sens, phénoménalisation de l’être, logos : parce que c’est le silence du monde qui se dépasse dans la parole ; il ne se dépasse jamais complètement et aucune parole ne vient briser le silence dont elle se nourrit. L’expression n’est finalement rien d’autre que cette conversion infinie du silence en parole et de la parole en silence et le réel ce qui soutient cette conversion, ce qui exige de nous création pour que nous ayons expérience. C’est le sens de ce poème relié à la symphonie de Malher. La Symphonie Résurrection :

    « Chœur a cappella à peine audible

    Chauffé à blanc promet la résurrection

    De la poussière. Laquelle ? Celle que nous serons. »

    Instants de grâce, dirait-on, mais surtout ici, pour Michèle Finck, éclats de joie comme éclats sonores de larmes désarmées qui ouvrent l’interstice du silence fécond :

    « Larmes de son ou de silence ? Hallucination

    De l’ouïe, la résurrection ? Joie ? Joie ? »

    Le silence contient en lui la coïncidence des opposés :

    « Silence aussi profond que douleur.

    Silence aussi profond que joie. »

    Quelque chose en lui s’éprouve comme un heurt, une fente dans les ténèbres : « Célesta stellaire : Voie lactée silencieuse ». L’écriture de Michèle Finck transmue de l’espace en durée, donne à entendre l’excès comme l’indissoluble lien entre « présence » et « précarité ».

    « Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie. » (Marcel Proust, La Prisonnière)



    Isabelle Raviolo
    D.R. Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes







    Finck





    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
    Image, G.AdC




    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur La Troisième Main de Michèle Finck






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  • Michèle Finck | [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova]


    Shostakovitch








    [CHOSTAKOVITCH, TSVETAÏEVA, AKHMATOVA]



    Chostakovitch : Six poèmes de Marina Tsvetaïeva.
    Bernard Haitink. Ortrun Wenkel.



    « O muza platcha, prekrasnejchaya iz muz !
    I ia dariu tebe svoj kolokolnyj grad,
    Akhmatova! I siertse svoie v pridachu. »

    Contralto creuse les graves. Creuse.
    Lave de voix basse et nue. Chirurgicale.
    Larmes pleurées et non pleurées. Galactiques.
    Âpres. Percussion. Silence expectoré.
    Don. Torche de sons brûlés vifs. Don.







    Marina Tsvétaïeva : « À Anna Akhmatova »
    «Ô muse des larmes, la plus belle des muses !
    Je te fais don de ma cité aux mille clochers,
    Akhmatova ― et j’y ajoute mon cœur. »




    Michèle Finck, « VI – Golgotha d’une femme » in La Troisième Main, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 218, 2015, page 100.






    Finck








    LE LIVRE [EXTRAIT DU PRIÈRE D’INSÉRER DE L’ÉDITEUR]



    En épigraphe de la note finale de son recueil, Michèle Finck a placé ce mot d’ordre de Rilke : « Faire des choses avec de l’angoisse. » […] La Troisième Main a été écrit dans des circonstances très particulières : « Ce livre, composé d’une suite de cent poèmes d’extase musicale, a été écrit dans le noir et la pénombre, après une opération de la cataracte. Comme si, en opérant les yeux, on avait ouvert quelque chose de plus profond : brèche dans l’écoute ; non pas poèmes sur la musique, mais poèmes à et avec la musique ; poésie et musique intensément mêlées, qui tournoient tout au bord du silence. Noir avec torche de musique. »

    Comment décrire la subtile alchimie qui transmute la musique entendue en poème, comme un précipité de quelques mots, nullement descriptifs ni impressionnistes, mais rendant la même chose autrement, par d’autres moyens qui ne sont plus les sons mais les mots, avec leur propre économie et leur rayonnement propre. Il s’agit de transcription comme telle ouverture d’opéra de Rossini ou telle symphonie de Beethoven a pu être transcrite pour piano solo par Liszt. Et l’étrange est que les noms des œuvres et des interprètes deviennent eux-mêmes comme des éléments du texte. Citons le premier de ces poèmes-transcriptions, comme un coup d’archet : « Bach : Cantate Ich habe genug. / Hans Hotter. Anthony Bernard. // Seigneur, c’est assez. Baryton descendu /Tout au fond des sons jusqu’à la douleur. / Tout au fond du silence jusqu’à l’amour. / La musique relie les vivants aux morts. / Elle est leur étreinte. Leur bouche-à-bouche. »

    Ainsi chemine l’écriture en creusant sans cesse davantage, du Lamento d’Arianna de Monteverdi au Kat’a Kabanova de Janacek ; du Chevalier à la rose de Strauss à Sequenza III de Berio ; des Leçons de ténèbres de Couperin au Strange Fruit de Billie Holiday ; de la Lulu-Suite de Berg au Arsis et Thésis de Michaël Levinas.





    _____________________________
    Ci-dessous, le texte intégral du poème de Marina Tsvetaïeva, mis en musique par Chostakovitch :


    Ахматовой


    О, Муза плача, прекраснейшая из муз!
    О ты, шальное исчадие ночи белой!
    Ты чёрную насылаешь метель на Русь,
    И вопли твои вонзаются в нас, как стрелы.

    И мы шарахаемся и глухое: ох! ―
    Стотысячное ― тебе присягает: Анна
    Ахматова! Это имя – огромный вздох,
    И в глубь он падает, которая безымянна.

    Мы коронованы тем, что одну с тобой
    Мы землю топчем, что небо над нами – то же!
    И тот, кто ранен смертельной твоей судьбой,
    Уже бессмертным на смертное сходит ложе.

    В певучем граде моём купола горят,
    И Спаса светлого славит слепец бродячий…
    И я дарю тебе свой колокольный град,
    ― Ахматова! ― и сердце своё в придачу.


    19 июня 1916





    À AKHMATOVA


    O muse des pleurs, la plus belle des muses !
    Toi, acolyte perdue de la nuit blanche !
    Tu jettes sur les Russes ta sombre tempête
    Et tes hauts cris nous percent, comme des flèches.

    Nous bondissons de côté, et sourdement : ah! ―
    Des milliers de fois ― nous te jurons fidélité. Anna
    Akhmatova ! Ce nom même ― vaste soupir,
    Tombe dans des profondeurs qui n’ont pas de nom.

    Nous portons une couronne, à seulement fouler
    La même terre que toi, sous le même ciel ― que toi !
    Et celui que blesse ton destin mortel
    S’étend immortel déjà sur son lit de mort.

    Sur ma ville qui chante, les coupoles brillent,
    El l’aveugle qui passe célèbre les louanges du seigneur…
    ― Moi, ― je t’offre ma ville avec ses cloches,
    Akhmatova! ― et aussi mon cœur, en plus.


    19 juin 1916



    Marina Tsvétaïeva, L’Offense lyrique et autres poèmes, Éditions Farrago | Éditions Léo Scheer, 2004, page 195. Texte français Henri Deluy.





    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
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    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur La Troisième Main de Michèle Finck
    → (sur deezer.com)
    Shostakovich, Six poems of Marina Tsvetaeva op. 143a [dont 6. To Anna Akhmatova]
    → (sur Terres de femmes)
    Marina Tsvétaïeva | J’aimerais vivre avec vous (poème extrait de « Pour Akhmatova »)






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