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Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
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Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
par Isabelle LévesqueDominique Maurizi, La Lumière imaginée,
Éditions Faï fioc, Montpellier, 2016.
Lecture d’Isabelle LévesqueL’épigraphe d’Alejandra Pizarnik1 recommande de voir au lieu de nommer pour écrire une poésie qui placerait sous l’oeil du lecteur ce qui fut perçu, dans la restitution idéale (fidèle) de ce qui est observé passé par le prisme singulier de l’être.
Le début du premier texte peut surprendre :
« Sur le chemin des chiens mon âme a trouvé mon cœur.Sur le chemin des chiens, là où personne ne veut aller. »
On peut en effet reconnaître là, sans guillemets ni italiques, les premier et troisième vers d’un poème du poète et romancier chilien Roberto Bolaño 2. Un peu plus loin, dans ce même poème nous lirons: « Seules la fièvre et la poésie provoquent des visions. / Seuls l’amour et la mémoire. » Or, en fin de livre, une page indique : « (les voix : Auden, Ausländer, Blake, Bolaño, Celan, Kazantzakis, Pizarnik) ». Ces voix 3 habitent celle de la poète dans La Lumière imaginée, elles se combinent en une voix unique qui chante, scatte, bégaie, martèle, s’essouffle, se tait, puis recommence.
Voici des poèmes en prose, des textes chaloupés au rythme musical des reprises, entre autres celles des vers de Roberto Bolaño,en anaphores, répétitions, qui rapprochent ces poèmes de la « jazz poetry » américaine.
La situation emprunte à un Poème d’innocence de William Blake : « La nuit était noire, le père invisible, le petit garçon trempé de rosée, le bourbier profond et l’enfant en pleurs. Au loin les nuées fuyantes. » Le père parti, la mère « contrariée, en colère », menaçante mais présente, qui donne des « claques », et la fille, l’aînée, qui parle et se parle dans le noir. Le « je divague » pour se défendre en imaginant, le titre le laisse entendre, « la lumière » impossible. Nous retrouvons la situation précédemment racontée par Dominique Maurizi dans Petit portrait de ma mère en étoile 4.
Dans ce théâtre vivant (qui est vivant, qui est mort ?), une voix se débat, les mots viennent, s’agitent, dansent : « [t]ournent tournent en moi les cerceaux fous du cœur », « passent, passent les ténèbres ». Alors le texte se hache, les mots pêle-mêle se font entendre, « [ç]a me parle », phrases courtes, minimales. Les absents sont-ils en cause ? Viennent-ils en bribes de phrases cassées, moulinées par le cœur battant moteur ? Mouvement d’hélice, on entend le bruit régulier de ce qui débute dans les premières pages de La lumière imaginée. Le recours : quelques objets, « livre d’images », « cartes à jouer » contre les « monstres » et « les ténèbres » en soi.
L’écriture de Dominique Maurizi est alerte : elle soulève les mondes, les mots, elle tourbillonne et invente des parades : « j’imagine des reines partout », « des reines en caravanes pour ne pas – ». Quelque chose refuse, dans ce grand manège, de sombrer. La nuit toujours (caractères romains ou italiques) plante ses crocs dans le texte : contre les futurs prophétiques de Cassandre, une volonté s’exerce, « je cours », fuite autant que trouvailles au milieu des broussailles (« des rois, des fées, des reines » contre « des cris, des coups et des figures aux yeux sans poids »). Poète à faire trembler les obsessions enfouies/ressurgies, chassées par les mots, le chant même saccadé qui s’élève. Dans la difficulté de la formulation, le présent des verbes est actif : force fait foi. Des mots familiers, « [t]empête sous mon crâne » (Hugo revient là), les images enchaînées bousculent les idées reçues, les objets (le réveil et sa « crête et des nattes d’argent »), une mythologie personnelle avérée (intériorisée) agit dans le texte. Or « courir » et « habiter » se cognent comme si l’impossible demeuré, en soi, se dispersait à chaque instant. Liant manquant. Famille, quelle ? Père/mère, sous-jacents (« Est-ce vous ? »), le questionnement constant de la nuit, le rappel comme la mort rejetée du geste d’enfant qui repousse un mauvais rêve et consigne le jour en ouvrant les yeux. Va-et-vient entre l’enfance et maintenant.
Départ, exil : des mots retentissent, « la porte », « la valise » que la mère donne à sa fille, plus criante essence de cassure que toute autre apparence. Regarder en soi alors apparaît comme secours face au « père invisible » et au « petit garçon trempé de rosée » qu’il faudrait protéger puisqu’on est l’aînée. Ces retours d’images, scandés par le réveil à crête, déclenche l’utilisation du «  clavier », lettres et mots qui s’écrivent sur la scène intérieure de ce livre. Parce que le cœur, les lèvres, le sang à douze ans façonnent la fièvre, il faut le chant.
Concilier ces « nuits » hirsutes d’abord, « sur le chemin des chiens » les absorber en soi pour danser, chanter, faire siens les animaux, les objets, les morts. Ils deviendront La Lumière du chant. « Je réside dans d’étranges choses », répète, après Alejandra Pizarnik dans son Cahier jaune, la voix du texte, entre »je » et « tu », une identité qui rassemble les pronoms au milieu d’une nuit qui voudrait s’installer et va se multiplier : « la nuit s’est brisée en étoiles ». « Je compte les étoiles de mes mots », écrivait Rose Ausländer. Dominique Maurizi nous avait déjà présenté sa mère en « étoile ». Elle scande ici : « Les morts nous parlent-ils ? L’école nous dit que non. Mes nuits disent que oui. »
La rencontre n’est plus de l’ordre de l’imagination qui fait plier le rêve, « la langue » (« et tout tremble en moi »), devenue mouvement de l’autre aimé, jusqu’à la fusion qui permet l’intime rassemblement de forces insoupçonnées, « nous ne sommes plus qu’abondance » : « je vois, j’entends et je sens ensemble », d’une seule traite.
C’est l’histoire d’un départ. Ou d’une fatalité énoncée au futur. Rien n’est bouclé, le présent ouvre sa brèche et le monologue prononce l’ordre de liberté qui l’exauce. Bien des phrases s’achèvent sur tiret : interruption, silence, ordre de direction contraire. Machine à écrire au clavier sonnant, l’écrire. L’intérieur décliné en « dedans », adverbe absolument tourné vers ce que l’on peut garder « des rouleaux, des rubans, des bobines », celles-là peut-être qui dans le texte se disséminent et couronnent l’intérieur nourri de ces quelques trésors. Longueur variable des textes, parfois très courts, si les objets ne sont pas mentionnés (évidés) comme tiroirs secrets vidés, toujours le clavier les prend : cela qui chante. La voix prend assise en énonçant les adverbes, de lieu, « là », le court, l’évident cri de rester en un lieu sûr. Alors, « visions » provoquées par la fièvre ou la poésie devenue objet-phare, voix du chant.
« Je suis une fiction éphémère, sans force, faite de boue et de rêve. Mais, en moi, je sens tourbillonner toutes les forces de l’univers », affirme la narratrice, empruntant la voix et les mots de Nikos Kazantzakis.
L’avant-dernier texte est en vers : « où sommes-nous donc ? », interrogation finale d’un début énoncé qui n’aboutit pas car rien n’est sûr, le « tu » déplacé comme autant d’instances cherchées dans ce récit où la narratrice dialogue avec elle-même, avec l’enfant qu’elle fut, avec la mère disparue, le père absent, et tous ceux qui peuplent La Lumière imaginée, fragile et têtue, que la poète a invoquée pour que soit ce lieu qui est ce livre.
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
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1. « La lumière m’enivre. Je ne nomme que la lumière. / Je veux la voir. Je veux voir au lieu de nommer. »
2. Roberto Bolaño, « Sale, mal habillé », in Les Chiens romantiques, page 31 – traduction de Robert Amutio (Christian Bourgois éditeur, 2012).
3. À l’exception de William Blake, tous ces poètes ont pour point commun d’avoir connu l’exil.
4. Dominique Maurizi, Petit portrait de ma mère en étoile (Éditions Albertine, 2006).
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Éric Sautou, À son défunt
par Angèle PaoliÉric Sautou, À son défunt,
éditions Faï fioc, Montpellier, 2017.
Lecture d’Angèle PaoliSEULS LES OISEAUX SAVENT
À son défunt. Le titre de l’ouvrage sonne comme une adresse. Une adresse incomplète qui sous-entend une relation étroite entre le locuteur et son interlocuteur. Un défunt anonyme, homme ou femme, nul ne sait. La photo d’une jeune femme en fin d’ouvrage, souriante, d’allure simple et naturelle, laisse à penser qu’il s’agit peut-être là d’un poème écrit pour cette femme. Les deux vers en exergue empruntés au poème « Rhénane d’automne » d’Apollinaire orientent la lecture vers l’adresse d’un enfant à sa mère :
« Des enfants morts parlent parfois avec leur mèreEt des mortes parfois voudraient bien revenir ».
De « Septembre » à « Dernier poème », Éric Sautou engage un dialogue avec la mère disparue. Le mois de septembre signe-t-il le moment de la séparation ? Peut-être. Le poème éparpille ses mots. Est-ce un poème ? C’est en tout cas une ouverture sur la mort et sur les réflexions qui l’accompagnent. Mais c’est aussi une perpétuation qui poursuit sa quête par-delà la mort.
Des phrases brèves, sans complexité lexicale ni syntaxique, s’échelonnent sur la page, page après page, isolées par de forts interlignages. Les pronoms personnels « je/tu » apparaissent d’emblée :
« Je t’attends beaucoup. »
« Je descends jusqu’à toi ».
Le mot « maman » est là, lui aussi, qui continue d’exister en dépit d’une absence marquée de l’impossibilité à penser celle-ci. Un abîme s’est ouvert, que rien ne peut apaiser que rien ne peut combler. Et cette douleur physique qui se dit explicitement : « Me brûlent (me brûlent). » Ou indirectement : « Les arbres souffrent (les arbres et les fleurs). »
La mère demeure celle que l’enfant implore. « Sauve-moi ». Elle est cet être unique qui hante le sommeil. Elle est celle qui se présente encore à l’enfant qui a besoin de s’assurer de son amour et de se rassurer :
« Est-ce que je suis quelqu’un que tu aimes toujours tellement ? »
Les phrases se suivent qui rendent compte du désordre intime et du chagrin suscités par la disparition de la mère. La place laissée vide s’ouvre sur un chaos intérieur où tout n’est plus qu’incompréhension, que « précipice », que solitude. La vie est détruite. Elle fait place à une réalité nouvelle qui agit comme un couperet :
« Les années sont tombées comme celles du rêve. »
Ainsi s’écoule « Septembre », en quatre ensembles distincts de phrases qui évoquent la relation étroite du poète à sa mère. Et le manque indicible qu’il a d’elle.
Une autre section s’ouvre, intitulée « Autres poèmes ». Numérotés de un à sept, les poèmes sont brefs. Légers (faussement !). Quelques vers, à peine. Un point isolé sépare chaque strophe. Parfois une simple phrase occupe la page. L’ensemble est aérien. Aéré. Aucune majuscule n’est là pour alourdir l’espace ou perturber le regard. Seules des parenthèses ponctuent parfois les poèmes.
La mère est là, présente dès l’ouverture.
« ton nomta voixcomme si déjàpresquerien je m’y égare »
Le poète aussi, avec ses mots minuscules :
« j’écrivais des poèmes (des lambeaux)des peines des sursis »
Le premier poème reprend ce qui déjà s’annonçait dans « Septembre ». Égarement / déchirure / chagrin. Et cette impossibilité à se saisir, par le poème, du visage aimé. Tout tient ici en très peu de mots.
L’attente. Les ombres. L’absence. Rien ne va plus. Tout échappe au poète qui tente de ranimer ce qu’il fut de sa mère. Surgit un lieu. Celui de la maison que le poète associe au visage maternel. S’ajoute à ce duo, la rivière. Mais tout est nommé sans qu’aucune précision ne vienne alourdir leur présence. Sinon deux superlatifs absolus qui soulignent la singularité du lieu :
« regardez il y ala plus petite (petite)et la plus seule de nos maisons (une rivièrel’accompagne) »
Et ce constat qu’il est impossible de retenir quoi que ce soit de ce qui fut. Reste entre les doigts la sensation du friable de l’éphémère de l’impalpable. Tout finit par se défaire par se déliter et par tomber :
« […] la fleur de sonbouquetc’est de la paillec’est de la cendre (bientôt ce n’est plus rien) »
Je m’interroge sur les parenthèses. Je ne parviens à aucune réponse claire quant à leur objet ; quant à leur signification précise. Je perçois seulement qu’elles m’émeuvent sans que je parvienne à en saisir la raison. Elles complètent, enclosent les mots ou les phrases qu’elles contiennent. Parfois en écho assourdi, parfois en crescendo comme pour l’énumération ci-dessus, finalement ternaire, qui va de la « paille » au « rien » en passant par la « cendre ». Il faudrait faire halte sur chacune d’entre elles et les considérer dans leur singularité. Je fais le choix de la subjectivité qui me fait seulement dire ici qu’elles m’émeuvent sans que je cherche à m’appesantir davantage. Ce choix n’est après tout peut-être rien d’autre qu’une volonté de retrait, en réponse au lyrisme (discret) qui sourd derrière ce qui s’écrit de cet indicible amour. Un amour que le poète tient serré dans un « tout petit mouchoir brodé ».
L’instant se fige dans un présent immobile qui pourrait bien être éternel puisqu’entouré « de plus hautes herbes ». Avec lui revient le passé, retour sur ce temps où les parents existaient ensemble, partageaient le même silence. Des interrogations esquissées, comme incomplètes ou inachevées, débouchent sur une absence de réponse en même temps que sur la quête qui taraude le poète jusqu’au regret :
« est-ce que j’ai faitquelque chose pour toi pourquoice qu’il aurait peut-êtrefallu mais je n’ai pas
stèlebrisée (jour manquant) ».
La mort a accompli son œuvre. Elle a emporté la mère. Le poète reste seul. Abandonné à ses mots, confronté à leur inadéquation, à leur difficulté à être. Et ce constat terrible lié à la perte et à l’infini du ravage :
« c’est le nom que tu n’as plus si je ne suis plus là ».
La disparition totale veille si le fils n’y prend garde et vient à disparaître à son tour.
La relation mère/enfant s’inverse : « Ma mère mon enfant ». L’inversion annoncée dès « Septembre » se poursuit. La mère défunte devient l’enfant que le poète berce dans les mots, dans l’espoir d’une osmose de l’un avec l’autre et que seule la mort peut faire advenir :
« le tempsest irréel où je tremble il me sembleque tu esdésormais mon enfant (je n’y résiste pas)nous seronsbercés abandonnés quelqu’un viendra nous direvous êtesvous aussi le défunt »
Le recueil touche à sa fin. Un « Dernier poème » le clôt. Poème unique. Et seul à porter un titre : (les oiseaux). Leur vol à l’unisson traduit sans doute l’aspiration du poète à trouver une réponse à ses questionnements sur le temps et sur la mort. Seuls les oiseaux savent, qui s’accomplissent dans leur fusionnement :
ÉRIC SAUTOU
Ph. Sébastien Solidon
Source
■ Éric Sautou
sur Terres de femmes ▼
→ Beaupré (lecture d’AP)
→ [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
→ [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
→ La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
→ [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
→ La Véranda (lecture d’AP)
→ [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
→ (sur Terre à ciel) une page sur Éric Sautou
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Didier Henry | inachevéeINACHEVÉE
Franz Schubert D. 157
Sur l’étang glauque infiniment
apaisant se mire violet
ou rose tyrien d’une boîte de peinture
de l’école primaire l’opulent
rhododendron des familles
jacassantes un samedi de mai
le pas précautionneusement d’une poule d’eau
sur les jeunes feuilles de nénuphar
pianissimo de fleur en fleur
jusqu’au bouquet lointain
jaune juvénile comme l’andante
de cette sonate composée à dix-huit ans
qui toujours se dérobe et soudain
touche au cœur
Didier Henry, Instantanés, éditions Faï fioc, Montpellier, 2017, page 22.
DIDIER HENRY
Ph. © Crocus | Quoc Trung Phan
Source
Écrivain et photographe, Didier Henry a publié plusieurs livres d’artiste avec le peintre Bertrand Henry (son frère) dont Bériasson chez Thierry Bouchard en 1989. Il est aussi l’auteur d’un récit : Chronique de la vallée (éditions Climats, collection Arc-en-ciel, 2002) et d’un roman : Les Génies de la Bastille (éditions Climats, collection Arc-en-ciel, 2003). Il a aussi publié dans des revues telles que La Nouvelle Revue Française ou La Pensée de midi.
■ Didier Henry
sur Terres de femmes ▼
→ Le poids des montagnes (poème extrait de Continuo)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ le site des éditions Faï fioc
→ (sur YouTube) la sonate D. 157, interprétée par András Schiff
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Dominique Maurizi | [Intérieur]
DOMINIQUE MAURIZI
La Lumière imaginée (lecture d’Isabelle Lévesque)
■ Dominique Maurizi
sur Terres de femmes ▼
→
→ Dans l’odeur des algues (extrait du recueil Langue du chien)
→ Fly (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ Il y a quelqu’un (extrait du recueil Les Tables des matières)
→ [Mais qu’ai-je dit ?] (extrait du recueil Septième rive)
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
par Isabelle LévesquePierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie
suivi de Largesses de l’air,
Éditions Faï fioc, Montpellier, 2014.
Lecture d’Isabelle Lévesque« CHEMIN DE CRÊTE, TANT QUE TU MARCHES
SANS ESPRIT DE RETOUR »
Si le vent tombe, remplace-le et parle,
n’aie qu’une ambition, te soumettre au rythme
des mots qui savent, comme sur une grève
à marée basse à la rencontre des embruns,
nous rafraîchir la bouche.
Seule s’avance. Une éclaircie légère gagne l’espace – le temps change. S’il faut l’attendre, combien de jours à mesurer le ciel pour qu’elle soit entière et que souffle un vent nouveau ? « Longtemps » ouvre le livre, répété sur le premier vers : rôle premier accordé à ce cheminement dans une durée infinie. Au début règne la confusion. L’adverbe pleinement prononcé souligne une démesure, l’attente déployée, comme en un proverbe qui scellerait l’éternité.
Au tutoiement, l’adresse, vers qui sonne-t-elle ? Monologue peut-être, questions posées comme on demeure dans un silence inquiet. Identité menacée d’abord par le « mutisme » avant que sonne une syllabe. Le poème de Pierre Dhainaut se déroule dans le temps comme sur les lignes que les vers rayent de cette inquiète attente interrogative. Est-ce que le temps mesuré, les personnes une à une comptées, plus que les lettres des mots épelés, seraient à même d’apaiser ce qui ne retentit pas et attend ?
Pour éveiller la nuit, que faudra-t-il qui a disparu ? Quelle écoute pour dénouer le silence ? Air et le souffle : pour que s’ouvre le poème, la nuit blanche ou la neige. Le blanc pour lier le langage à l’aube. Dix vers pour chaque poème de la première partie (I.R.M.), l’astreinte d’un souffle qui d’un seul trait avance vers sa fin. Attente d’une respiration.
Cette partie se compose de six dizains, forme poétique illustrée notamment par Maurice Scève dans sa Délie et plus tard par Malherbe dans ses odes héroïques. Malherbe utilise l’octosyllabe et Scève le décasyllabe.
Pierre Dhainaut, quant à lui, use d’un vers libre qui approche le décasyllabe. Le premier vers compte dix syllabes :
« Longtemps, tu devras si longtemps attendre »
Parfois on rencontre l’alexandrin mâché1:
« la voix toujours distante, tu sursautes, étranger, »
Ou bien l’alexandrin lui-même :
« tu le reconnais mal. Ce qu’ici tu viens faire, »
Il arrive également que les vers s’allongent, avec des enjambements qui tendent vers une sorte de prose rythmée. Rythme, souffle, haleine raccourcie par l’inquiétude en cette première partie dans laquelle pèse l’enfermement.
Les murs de la salle d’attente, les personnes aux visages fermés, closes en elles-mêmes, et le caisson de l’I.R.M. avant la délivrance et le retour vers le rivage et les « embruns » de Syllabaire.
Pour ce second temps, « Âme », « spontanément » le mot de deux syllabes ouvert sur la lettre d’évidence. Lancée de l’alphabet, le poème prend son élan. Celui du vent, de la voix, les paroles vivent de cet air, pour « rédui[re] l’écart ». Plusieurs verbes pour énoncer le mouvement qui engendrera le poème : « écorce » ou « caillou », « […] que tes doigts le caressent/ ils s’arrondissent, ils se réchauffent, » car le poème rejoint leur essence sans la fixer.
La forme s’aère : les dizains se divisent en quintils, au total, vingt-et-un.
Le mot « âme », qui terminait I.R.M., a ouvert Syllabaire. Le A. Et puis ces assonances : « acceptant », « vocable initial », « deviendra », « échappe », « attire », « déjà »2… L’écho dans le poème lui-même du commencement syllabique.
Apprenons à lire.
Le deuxième quintil poursuit l’alphabet : « bouche », « marée basse », « embruns »… Comme le troisième : « caillou », « crois connaître », « caressent » « centre », « écart » 2… Pour ces vingt et un poèmes, cinq lettres manquent : k, w, x, y, z. Le poète n’est pas prisonnier de la contrainte qu’il s’est donnée.
Le quatorzième offre le O :
« Le « oh » de l’étonnement, de l’éloge,tu n’oses l’employer, mais malgré toi,lettre après lettre, il te parcourt, résonne,sans faute accomplissant son œuvre,épanouissant l’origine. »
Ce « Oh ! » de surprise rappelle l’émerveillement de l’enfant du cinquième quintil que le 10e reprendra dans le « J » de « joie » (pas le « J » de je, pas de je dans ce livre). Le poète dit « tu » pour lui-même et son lecteur. Où est « l’obstacle » ? C’est toi. Où est « la porte » ? C’est toi.
Leçon de poésie, donc de vent.
Suivre ce qui n’est pas arrêté, la route offerte singulièrement s’impose par « les arbres, le don, l’étendue », juxtaposés (équivalents s’ils se frôlent).
Dans le poème, la forme négative écarte l’obstacle de l’a priori (« Ne t’impose d’avance aucune direction »), elle réconcilie par la forme impérative qui relie la parole aux éléments (« suis l’exemple des arbres »). Écorce si présente dans les poèmes de Pierre Dhainaut, goût pour ce relief que la peau n’invente pas, elle le suit, s’y soumet comme le poème à ce qu’il perçoit. Distinctement, la parole entend si elle laisse bercement ou tempête la pénétrer, ce mouvement délivre le poème.
« Neige » et « nuit » en fin de vers s’appellent, même son consonne pour l’emportement, telle merveille prononcée (« c’est elle »), une personne aussi bien qu’un vœu énoncé, il se réalise et change par la couleur du flocon, sa matière légère, la densité du soir. « [A]ucun poème n’est une île », négation porteuse d’un lien entre la terre et le ciel, ce vent qu’un livre tout récent »3 consacre : synonyme de poésie, « autre nom », celui qui n’est ni lui-même ni tout à fait un autre, entre deux rives, le poème avive les sonorités semblables (ce n- initial) ou qui diffèrent en s’éveillant pour les joindre. De ce fertile mouvement, le poème sort fragile, en devenir, nos yeux le poursuivent en le liant à l’horizon, la lecture est un possible – inachevé et libre. « Craie blanche » filant flocon des neiges, fenêtre sur une grève rêvée pour devenir un « hôte ».
S’efface-t-elle, la neige devenue craie pour « mettre au monde les visages / des morts qu’elles appellent par leurs noms » ? Qui répondra ou sur quelles lèvres naîtra le murmure qui donne corps ? Ce nom trouvé ou retrouvé, « paupières baissées », source et genèse, fera place à l’interjection admirative « oh » qui rappelle celui du vocatif, injonction fertile où l’on épelle pour que surgisse « un son, un son unique ». Ce mouvement n’est pas vain qui réveille les lettres une à une, l’encre et la plume suivent l’arrondi du geste initial retrouvé pour accomplir « l’origine ». Cœur ou porte, l’accueil même, battant, marque par l’attente « au creux d’une page », ouverture devenue sienne. Incarnée vivante : un lieu nommé où plus rien n’est séparé, « boue » et « givre », face ou revers du même, ils sont réconciliés. Le futur ose les rites : « tu iras redire/roses, passe-roses, sous des cris d’hirondelles », les médiateurs du poème en sont les hôtes. Rêves entrés dans le poème.
Alors L’ère d’avril, pas une journée, pas une saison, l’éternité reconnue dans les tercets allègres, pour le printemps et son « arborescence ». La forme s’allège, s’aère encore. Plus que neuf vers (au lieu de dix), trois tercets par page. Les vers sont plus courts : autour de l’hexasyllabe, de quatre à huit syllabes au plus.
Plus de « givre », voici la « grive » qui chante.
L’« R » d’avril, mais aussi le « A », le « V », le « I » et le « L » se disséminent dans le poème, comme les « samares » évoquées dans Largesses de l’air. Le « A » frappe à la porte avant l’éclat du « I »:
« Chaque année faste,Chaque année plus ardenteun nom nous l’affirme : avril.
Sortir, sortir de soi…de ses appels la griveremplit la maison. » 2
Les « rires » et la « vigne », « i » voyelle du cri : la découverte rebondit dans les premiers poèmes. L’assonance les tient ensemble comme une « connivence ». Cette prolifération sonore retentit, l’allégresse semble les porter dans l’espace autant que dans la voix (les « fleurs infaillibles »). Comme on dit « couleurs », « le jaune, le rouge », le vif secoue le poème et le vers. Les noms entre guillemets semblent naître alors (ceux évoqués dans la partie précédente), dans les paroles ils s’enracinent et s’articulent désormais : « avril », « pluie », « soleil », « feuillage ». Autant de captations oniriques qui ont franchi le seuil du printemps. Ces signes stimulent et lancent les verbes au présent :
« Premier vol des mouches,nous lisons les augures,nous aimons le présent. »
Le regard alors pour faire éclore, inverser le cours tardif du soir : la voix trouve syllabe en laquelle s’incarner « en lettres d’air ». Le mot d’ordre, « avril », ici encore, il ouvrait les poèmes de cette partie, on entend l’écho plus loin encore dans le mot « poème » et le futur qui l’assigne à sa vocation d’éternité.
La quatrième partie, Largesses de l’air, a été écrite par Pierre Dhainaut en pensant « aux peintures d’Anne Slacik », ces pages « lui sont offertes ». Au pluriel encore les mots du poème : « [c]ailloux », ces sonorités convoquent les listes de pluriel apprises enfants. Ce -x qui pèse plus qu’un -s, à poser « contre la tempe » pour que le manque révélé se résolve au singulier. Exploration d’une voie que les pas guident, il le faut, laisser le chemin qui révèlera entre les pierres une floraison, une éclaircie délivrée de la fin, un commencement sans preuve, qui existe.
Dix-huit quatrains pour des vers proches encore de l’hexasyllabe et retour du R comme dans la partie précédente. Mais comment ne pas entendre ici également un large « S » ?… « S » d’une sagesse inventée par le poème ? Les préceptes et les injonctions guident la voix. Ce n’est pas le poète qui trouve les mots, mais le poème qui trouve le poète comme la vie nous traverse.
« [F]rontière », les pas posés sans fin sur un « chemin de crête », sans craindre la solitude, une voix pour guide, Orphée de neige pour que, de mot en mot, la lumière se murmure.
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
________________________________________
1. Jacques Réda appelle « vers mâchés » des vers dans lesquels on ne prononce pas les e faibles. Ici : « la voix toujours distant(e), tu sursaut(es), étranger, ».
2. Nous mettons en gras certaines lettres.
3. L’Autre Nom du vent, Éditions L’herbe qui tremble, 2014.
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Pierre Dhainaut | [Ce qu’est devenue la couleur]
Image, G.AdC
[CE QU’EST DEVENUE LA COULEUR]
Ce qu’est devenue la couleur
du forsythia, le grand large
répond par un son de flûte.
Parfois un peu de neige,
les fleurs ont froid, les fleurs
vaillantes, les fleurs infaillibles.
À genoux auprès
des flammes fraîches
que nous refusons de cueillir.
Pierre Dhainaut, « L’ère d’avril » in Progrès d’une éclaircie, suivi de Largesse de l’air, éditions Faï fioc, Montpellier, 2014, page 36.
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