Étiquette : Muriel Pic


  • Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements

    Éphéméride culturelle à rebours


    2001



    Quelque chose qui n’a probablement pas existé s’est formé en moi à partir d’échos, de traces, de bribes, l’infra-ordinaire de Jim, le texte en lambeaux d’un monde inconnu que je devais traduire à partir du grimoire magique d’un album de timbres. J’avais entre les mains les dernières années de la vie d’un homme et notre passage au troisième millénaire. Qu’ai-je donc fait de décembre 1998 à janvier 2001 ? J’essaie de retrouver ma propre vie avec chaque timbre, de repasser les saisons, mais en vain, cette époque que j’ai vécue ne m’appartient plus. Une obscure culpabilité m’oblitère, le sentiment d’une dette à rembourser m’obsède. J’ai l’impression de devoir quelque chose. Je ne vois que Jim, je ne pense que Jim. C’est une appropriation réciproque par petites perceptions. Mes efforts cependant sont vains, la page reste blanche, rien ne vient qui pourrait m’aider à la faire revivre. Il me manque le contact entre l’imagination et la vie, il me manque la liberté. Je voudrais, comme lui, sentir les microséismes d’un instant, expérimenter la théorie mathématique des bifurcations, croire que la plus petite particule peut enrailler le système général et lancer des nouvelles dynamiques se ramifiant à toute vitesse et dans toutes les directions. Je voudrais faire de la poésie ma manière d’être seule. Mais j’échoue constamment. Je quitte le clavier, je m’achète un beau carnet et un beau crayon, en vain. Rien ne vient, même s’il est bien là avec moi, plein de sollicitude et d’empathie. Je suis compliquée et ambitieuse, Jim est simple et calme comme un arbre, une fleur, une plante. Mon cœur se déchire à la première passion quand le sien est un asile pour toutes choses. Je me perds dans les mots, quand il lui suffit d’un bref regard silencieux pour s’orienter dans le monde. Un sens lui fait défaut, celui qui lui donnerait prise sur l’amour ou la gloire. Je dois m’en amputer. Il veut n’être rien, je veux être tout. Il est tout, je ne suis rien. Il est sans pourquoi, je ne cesse de me poser des questions, idiote derrière ma loupe, spectatrice ignorante et honteuse des derniers mois de sa vie. Il est là, près d’un talus ou le nez au vent. C’est l’habitant du jardin, une sorte d’ermite ornemental, le bossu dans le parc, avec quelque chose d’un clochard ou d’un ange qui aurait refermé ses ailes. Il aime la nature sans la penser, il l’aime comme il regarde une fleur. Il l’aime sans savoir ce qu’aimer signifie, il est dans l’innocence de ne pas penser, mais d’être spontanément à l’écoute par le dedans, en acceptant que toute chose soit limitée. Mais de tout cela suis-je vraiment sûre ? En réalité, je n’en sais rien.

    Il me faut donc recommencer, repartir du début.

    Jim est au bureau de poste, il choisit des timbres et discute avec la postière. Le bleu de ses yeux est plus intense, son pouls s’accélère, le temps passe plus vite, les nuages occupent tout le ciel en une couche épaisse et sombre. Est-il possible de revivre ce que l’on n’a pas vécu ? Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle… Pourtant je le vois, il est là, c’est l’automne 1998, il a déjà un cache-col bleu clair, bientôt ce sera l’hiver. Dans la campagne, la surface des étangs deviendra solide, opaque, la vie en sommeil. Tout semblera figé, immobile, ralenti, saisi par la lenteur de la glace. Mais je vais trop vite, nous ne sommes que le 29 septembre. Jim achète quatre timbres sur le progrès automobile par les records de vitesse. Il regarde d’anciens bolides aux formes allongées qui font des courses sur la plage de Pendine Sands.

    J’ouvre les enveloppes dans l’ordre. Il y en a vingt-six : une pour l’année 1998, douze pour les années 1999 et 2000, une pour 2001. Chacune comprend quatre timbres, il y en a donc cent quatre. Ma main ouvre ce que la main de Jim a fermé. Elle tremble légèrement. Les images tombent sur la table. Je repousse la nostalgie et les dispose en ligne pour bien les regarder. […]



    Muriel Pic, « II. Les enveloppes », Affranchissements, récit, éditions du Seuil, Collection Fiction & Cie, 2020, pp. 71-73.






    Muriel Pic  Affranchissements 2




    MURIEL PIC


    Muriel Pic NB
    Ph. © éditions Macula
    Source





    ■ Muriel Pic
    sur Terres de femmes


    Élégies documentaires (lecture de Gérard Cartier)
    La neige (extrait d’Élégies documentaires)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions du Seuil)
    la fiche de l’éditeur sur Affranchissements
    → (sur le site de la Maison de la Poésie de Nantes)
    une notice de Frédéric Laé sur Muriel Pic





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  • Muriel Pic | La neige


    XI LA NEIGE



    Réveillez-vous ! Tout est blanc !
    Les ruches sont pleines de neige.
    Nulle trace, tout est possible encore
    la dictature du temps
    de l’histoire
    rompue comme les rails des chemins de fer.
    Plus rien ne passe et tout se tait.
    Réveillez-vous ! Un folio attend
    votre réveil éblouissant.
    Pour vous seul sans limite
    le blanc sans fin à couvrir.
    Réveillez-vous ! le jour point comme un stylet.




    Muriel Pic, Élégies documentaires, éditions Macula, Collection « Opus incertum » dirigée par Jean-Christophe Bailly, 2016, page 44.






    Muriel Pic





    MURIEL  PIC


    Muriel Pic NB
    Ph. © éditions Macula
    Source





    ■ Muriel Pic
    sur Terres de femmes


    Élégies documentaires (lecture de Gérard Cartier)
    Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Macula)
    la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
    → (sur CCP, Cahier critique de poésie)
    une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
    → (sur le site de France Culture)
    Muriel Pic, décrire ou hanter
    → (sur Diacritik)
    Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
    → (sur etudiants.ch)
    Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
    → (sur Babelio)
    une notice bio-bibliographique sur Muriel Pic






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  • Muriel Pic, Élégies documentaires

    par Gérard Cartier

    Muriel Pic, Élégies documentaires,
    éditions Macula,
    Collection « Opus incertum » dirigée par Jean-Christophe Bailly, 2016.



    Lecture de Gérard Cartier


    TRISTES UTOPIES




    Le documentaires du titre fait naturellement penser à Charles Reznikoff, d’autant que la première section du recueil évoque l’Allemagne nazie ; mais on est loin du procédé impersonnel d’Holocauste. Qu’on me pardonne : si j’ai de l’estime pour le projet du poète américain, pour sa radicalité, le résultat me convainc mal : la mise en vers m’y semble souvent artificielle et ne faire poème que pour l’œil. La démarche de Muriel Pic, dont témoigne son titre en forme d’oxymore, est beaucoup plus riche de possibilités. S’il fallait lui chercher des antécédents, on penserait plutôt à Cendrars, qui a inventé le genre « documentaire » avec son recueil Kodak, des poèmes composés de fragments taillés dans les pages du Mystérieux docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, que le poète suisse s’approprie et fait si bien siens que, dans ces poèmes écrits au ciseau, on entend sa voix – nul n’avait remarqué son maraudage avant que lui-même ne le révèle. Est-ce tout à fait un hasard s’il est ici évoqué par l’image de sa main perdue, montée au ciel sous la forme d’Orion (« étoile main coupée » !), alors que le nom de Reznikoff n’apparaît que de façon oblique, à propos de la mère du poète ?

    Comme l’auteur d’Holocauste, Muriel Pic arrache ses poèmes à la poussière des archives (textes historiques, scientifiques, littéraires, cartes, photographies), mais elle ne s’efface pas derrière ces documents : elle les interprète, dans un acte qu’elle qualifie en postface de divination – les archives n’existent que par ceux qui les exhument, ce sont eux qui leur donnent forme et sens –, elle les insère dans un réseau de références et de significations (« Soit les sangs se mêlent / soit ils empoisonnent la terre »), elle y mêle sa vie et sa pensée (« Je continue de construire les ruines »). Rien d’étonnant, donc, à ce que le principal ressort de son écriture soit extérieur au matériau d’origine ; comme le laissait présager l’élégie du titre, il est indissociable de la sensibilité de l’auteure : c’est l’association d’idées, l’analogie, procédé éminemment poétique, qui conduit l’esprit d’un essaim d’abeilles à une chute de neige, et de là à Kepler, auteur d’un traité sur les flocons, dont la forme sexangulaire nous ramène aux alvéoles de la ruche…

    Trois sections dans ce recueil : trois utopies défaites ou malheureuses du siècle dernier. Tout d’abord, le projet d’un immense centre de vacances sur l’île allemande de Rügen, dans la Baltique, conçu comme un lieu de propagation de la culture nazie. Ce vaste ensemble de 10 000 chambres doubles, doté de salles de gymnastique et de natation, d’une maison de la propagande et même d’abattoirs mécaniques, dont la construction fut interrompue par la guerre, est le symbole architectural de la société totalitaire. Apparaissent ici quelques noms obligés, Hannah Arendt, Thomas Moore, mais aussi d’autres moins attendus, comme Lucrèce, appelé par l’image des ruines qui se désagrègent :

    Sous les astres errants du ciel

    sans fin s’agitent et se transforment

    tous les éléments de la matière.

    Rien à faire

    la nature des choses est irrégulière.

    Rien à faire

    la vérité est toujours en ruines.

    Rien à faire

    les souffrances endurées

    ne rendent pas plus réel le temps passé. […]

    Miel, la seconde partie, a pour motif l’épopée sioniste du début du XXe siècle, représentée par un kibboutz spécialisé dans l’élevage des abeilles (« L’utopie avait la couleur du miel… »). L’utopie historique du retour en Palestine est doublée d’une utopie sociale, qui s’éteindra dans les expropriations et la guerre (« …aujourd’hui elle a la couleur du sang »), et d’une utopie culturelle : le retour à la langue hébraïque, mouvement que Muriel Pic rend sensible en reproduisant des extraits du cahier dans lequel Kafka apprenait l’hébreu : « Il veut saisir la main de ses ancêtres / mais ils la lui tendent de trop loin ».

    […] De liste en liste

    Kafka s’éloigne de lui-même

    et de l’état juif de Theodor Herzl.

    Chaque mot est la porte d’une autre maison

    l’arcade d’une autre prophétie.

    De liste en liste

    le doigt sur la carte de la Palestine

    Kafka est parti dans un autre pays

    un pays imparfait en cela que plusieurs

    le seul pays possible de la poésie.

    Sa cartographie est sans frontières :

    essaims de mots ou vers documentaires.

    Quant à la dernière section, Orientation, elle rapproche les deux infinis : les étoiles, sondées par les tribus Skidi d’Amérique (chaque village avait la sienne) et par les astronomes – et entre toutes, ici, celles de la constellation d’Orion, dont l’auteure reproduit une photo d’amateur du 2 août 1939 ; et, d’autre part, le mouvement turbulent des atomes. Car celui-ci est visible à l’œil nu dans les étoiles, qui sont le lieu des réactions nucléaires en chaîne dont Einstein, le même 2 août 1939, annonçait la domestication prochaine : l’utopie scientifique allait accoucher de la bombe atomique. Qui sait lire dans le ciel, y voit tout autre chose que les Skidi : la destruction. Image qui conclut un recueil empreint d’un profond pessimisme (« Il n’est d’art documentaire / sans chant de deuil »), mais où Muriel Pic dessine un chemin prometteur – on regrettera seulement une poignée de vers un peu trop appuyés (« Lui, il dort sur ses deux oreilles d’assassin »).

    Tout, dans ces Élégies documentaires, contribue aux poèmes : coordonnées terrestres ou stellaires, dates, citations en langues étrangères, termes scientifiques, etc. et même les documents graphiques, présentés et titrés chacun comme un poème à part entière. Les poèmes-textes relèvent quant à eux d’une structure fixe, variable selon les sections : 3 strophes de 10 vers dans Rügen, de 12 vers dans Miel, de 14 vers dans Orientation, fétichisme des nombres à quoi se livrent volontiers les poètes d’aujourd’hui qui, affranchis de l’ancien arbitraire des formes fixes, lui substituent, pour échapper à l’informe, leur propre arbitraire.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes




    ________________________________________
    * Un regret d’ordre matériel : exergues, titres de sections, poèmes, tout est donné sans aucune distinction, sans aucune page blanche, indifféremment à droite ou gauche, et dans un corps réduit, ce qui nuit à l’appréhension d’un livre qui aurait mérité une édition plus soignée.






    Muriel Pic





    MURIEL  PIC


    Muriel Pic NB
    Ph. © éditions Macula
    Source





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    sur Terres de femmes


    Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements
    La neige (extrait d’Élégies documentaires)




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    → (sur le site des éditions Macula)
    la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
    → (sur CCP, Cahier critique de poésie)
    une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
    → (sur le site de France Culture)
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    → (sur Diacritik)
    Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
    → (sur etudiants.ch)
    Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
    → (sur Babelio)
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