Étiquette : Murielle Compère-Demarcy


  • Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube

    par Murielle Compère-Demarcy

    Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube,
    éditions La Part Commune, 2019 .



    Lecture de Murielle Compère-Demarcy







    L’opus est de tout recueillement, La Minute bleue de l’aube d’Estelle Fenzy ouvre un opéra intimiste et intérieur où tous les sens à l’éveil, les perceptions qu’ils déclenchent, la voix du poème qu’ils murmurent, jouent la partition d’une musique de chambre avant que la symphonie du monde entame avec l’aurore l’ébrouement, voire le vacarme, de ses manifestations. À l’instant précis et trouble où l’aube paraît – dans la clairière où se répondent encore, avec des correspondances subtiles de pénombre et de lumière, la nuit et le jour – la poétesse est à l’écoute et détecte par ses mots les paysages intérieurs / extérieurs :

    « Entends-tu le pouls ralenti

    de la nuit

    L’aube

    comme une paix retrouvée

    une convalescence »

    avant les « premières voitures / sur l’avenue », avant le « bruit d’enfer » des déchets d’une semaine passée qui tombent dans la benne des camions poubelles, avant que

    « [l]a lumière se faufile

    entre les branches

    Flaques de ciel

    où étancher nos soifs ».

    Toutes les lignes de l’univers tremblent, vibrent, au diapason du cœur et du recueillement, à cet instant où la poétesse peut « à l’aube / découvrir (s)on cœur intact / au milieu des cendres » après avoir « un soir / fai(t) un feu avec (s)es poèmes » pour « les entendre crépiter joyeux / Compter les étincelles ».

    La Minute bleue de l’aube d’Estelle Fenzy est ainsi, telle une étincelle d’espoir et de joie ravivant son souffle par-dessus tout, afin que dure le feu du poème.

    « Je suis celle

    qui désire le jour

    et aspire à la nuit

    Les ailes désaccordées

    d’un même oiseau »,

    écrit Estelle Fenzy, l’âme (ré-)conciliatrice des différences, des états ou éléments contraires. Poète-médiatrice, tel le souffleur d’une représentation de cette farce qu’est la vie :

    « Quelle comédie la vie

    Heureusement

    j’ai choisi

    le rôle du souffleur ».

    Le lecteur sent bien qu’une quiétude – même en partie inquiète – porte ces aubes et leurs poèmes. Le silence accompagne, sous-tend, cette partition, « incessant voyage » maintenant « le poème en suspens », oscillation sensible palpable et tendue vers ses interrogations, entre « l’attente et la soif ».

    Le ressenti douloureux de l’absence flotte par intermittences dans le regard de la poétesse, voilé aussi par la mélancolie (l’absence évoquée nous reporte à un livret précédent d’Estelle Fenzy, publié aux éditions La Porte : Sans, dont la poésie contenue et poignante face à la perte d’un être cher avait été remarquée).

    Les poèmes d’Estelle Fenzy crépitent ou frémissent dans l’âtre / l’âme / dans l’espace de la page, tel le craquement doux d’une feuille d’automne sous la marche, tel le souffle avenant d’une étincelle. Leur lumière est celle de l’aube, ni violente ni obscure, à mi-parcours entre la nuit mystérieuse et l’aube frissonnante. Les mots réunis dans le chant matutinal du poème sont « un autre silence », ils avancent sous la peau / sur la carapace du monde, à pas feutrés, sans nous heurter, sans nous brusquer, nous tenant à leur lisière attentifs, alertes et consentants sur le seuil de l’écoute absolue, celle de La Minute bleue de l’aube.

    « Mon poème

    commence par une aube

    une extrémité du jour

    une lisière du temps

    et continue »,

    écrit Estelle Fenzy. L’écriture ici déroule à la pointe du jour et de ses perceptions / émotions la bobine d’un film intimiste tourné sur « un territoire d’aubes éraillées / de ciels parallèles » mais aussi d’aubes légendaires (au sens étymologique de legenda : « ce qui est à lire » ; « l’aube est une légende », écrit d’ailleurs la poétesse), fraîcheur de rosées riches en filigrane de l’ivraie contenue dans le jour qui vient.

    Le sentiment de l’absence circule dans cette « Minute bleue » mais aussi l’amour, la mélancolie, la mort, le bonheur, le laps de la page blanche, le chagrin, des rires d’autant plus éclatants qu’ils secouent l’introspection du silence. Ces rires remontent et fusent de l’enfance.

    « Emmitouflés jusqu’au museau

    les enfants jouent au loup

    au chat à la souris

    Tout le jardin est une course

    J’entrouvre la fenêtre

    Ce n’est pas le froid qui vient

    mais le sillage de leurs rires

    l’éclat de cet instant ».

    « L’éclat de cet instant »… certains de ces poèmes condensent l’aube en leur robe cousue de lettres et de sensations suggestives, d’une lumière instinctive fugace et fugitive, surprenante, à la manière parfois de haïkus.

    « Prends garde

    Cette grenade

    entre tes mains

    dégoupillée

    C’est mon cœur ».

    Leur allure quelquefois aphoristique éclaire le flux poétique qui court / couve au réveil sous les cendres du sommeil encore chaudes, et peut révéler l’un des visages du jour :

    « Le jour tarde à se lever

    Il a dû passer une nuit blanche ».

    La poétesse nous embarque avec elle par la voix du Poème sur le cours apparemment tranquille, silencieux de « l’eau vive de (s)on ruisseau » et nous suivons volontiers sa navigation, quitte à déborder, de sortir parfois du « lit de cailloux » que nous glissons aussi dans notre poche pour nous souvenir d’où nous venons. Nous avançons au fil de l’aube, dans « la Minute bleue » d’un silence autre, messagers lucides de ce qui nous sépare : nous singularise, au coeur d’un univers dont nous sommes partie intégrante et dont nous tissons une part de la totalité dans l’harmonie dissonante de nos gestes et de nos paroles.

    Nous trouvons trace dans La Minute bleue de l’aube de nos vies minuscules, grandies par la voix du Poème à l’écoute du vivant / vécu qui trame et ourdit sa toile translucide, à pas feutrés / comptés / esquivés aussi quelquefois, comme les chats savent guetter pour mieux (re-)bondir dans l’invisibilité éclairante de la nuit – « une perle de sang à l’oreille ». Car l’aube est bondissement – « Aube » avec un « A » majuscule et sans article pourrions-nous écrire, dans la lignée d’un poète qui en célébra les illuminations : Arthur Rimbaud, et qui personnifia lui aussi « la déesse » comme Estelle Fenzy écrit :

    « L’aube s’est jetée

    à ma bouche

    Elle était nue

    Je l’ai aimée ».

    Par la beauté concise et la grâce des mots d’Estelle Fenzy, ces aubes saisies en leur « Minute bleue » nous sont perceptibles à ciel ouvert, qu’elles soient intérieures ou extérieures. Estelle Fenzy fait venir l’aube en notre réalité, autrement dit là où elle existe.

    Le ciel circule aussi en ces poèmes qui lui donnent couleur, envergure, voire un nom même où l’aube en son point indéfini, sans limites déterminées, s’entrevoit mieux que ce qui serait « mesure pâle / entre la nuit et le jour. » Le ciel, libre… où demeurer un peu, en passant ; rassemblant son territoire et ses orages, ses accalmies ; là où respirer avec le silence  : là où le poème nous élève…


    Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
    D.R. Texte Murielle Compère-Demarcy
    pour Terres de femmes







    Estelle Fenzy  La Minute bleue de l'aube 2






    ESTELLE FENZY


    Estelle Fenzy portrait
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Estelle Fenzy
    sur Terres de femmes


    [Je n’ai jamais dit adieu] (poème extrait du Chant de la femme source)
    [Faire fi(n) | de l’exiguïté du temps] (poème extrait de Coda (Ostinato))
    Man’za] (poème extrait de Gueule noire)
    [Un seul pays natal](poème extrait de La Minute bleue de l’aube)
    [Rêve silex] [poème extrait de Chut (le monstre dort)]
    [Mon tablier déborde de prières](poème extrait de Mère)
    [Père, | tu le sais](poème extrait de Par là)
    Poèmes Western (lecture d’AP)
    [Retrouver la neige](extrait de Poèmes Western)
    Rouge vive (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rouge vive (lecture d’AP)
    Sans (lecture d’AP)
    [Toi les yeux moi la voix] (extrait de L’Entaille et la Couture)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Part Commune)
    la page de l’éditeur sur La Minute bleue de l’aube






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  • Sanda Voïca, Trajectoire déroutée

    par Murielle Compère-Demarcy

    Sanda Voïca, Trajectoire déroutée,
    éditions LansKine, 2018.



    Lecture de Murielle Compère-Demarcy




    Dans les poèmes de Sanda Voïca résonne — irrévocablement, « asymptotiquement » — une Voix. Voïca Sanda : vox poetica.

    Les mots surgissent, points asymptotiques vers la courbe inaccessible. Résurgence d’une douleur intérieure submergeant la mère-poète en 2015 à la perte de sa jeune fille de 21 ans. Mère-poète écrivant son chaos finalement (heureusement pour nous), hors du lit du silence-sirène qui tend souvent les nasses de son chant, aux nageurs/radeaux/brins scintillants que nous sommes, opiniâtres errants de l’absurdité du vivre. Pour tenter de les entraîner vers l’abîme de folie où le cœur parfois trouve sa raison de survivre.

    Mais la mère-poète reconquiert raison de vivre. Poussant depuis le rien sa « tête vive » hors de la fenêtre qui n’était plus qu’elle-même, ouverte sur le vide, « son squelette récent », son squelette survivant à l’avidité du vivre

    « Crépitement montant de la journée

    qui dévalise.

    Ogresse, elle.

    Moi aussi ogresse.

    Qui mangera qui ? ».

    Le corps, effrité, dans le délitement de tout son être à la perte de « la fille disparue », qui vient posséder le corps et l’esprit maternel pour s’y réincarner, pour être de nouveau portée par la mère, se reconstruit rose inerme d’où repousser un cœur-fossile, cœlacanthe vivant.

    La mère renaît dans une nouvelle espèce panchronique de son être, « la fille disparue » réintégrée dans sa chair son souffle, mère de sa fille éteinte et fille de sa fille. Toutes deux revenues de la disparition de l’une d’elles pour ressurgir autre et deux en une, mère-fille, ombilic renoué.

    « La fille disparue » est comme une apparition après sa disparition brutale, dont la mère nourricière, dépossédée, figurée de manière métonymique par un « pis », allaite la mort au breuvage du jour éprouvant/incessant où retrouver source. Dans l’absence. Du puits perdu. Dans le hurlement d’éclore retenu par les lèvres arrachées à leur monde, ce cosmos symbiotique de l’enfant-mère relié par la respiration ininterrompue d’un même souffle.

    Comment dire, comment écrire l’oraison sans sombrer dans la parole funèbre, sans se pencher dangereusement sur les reflets d’une noyade hallucinante, à fleur de la brèche subitement ouverte dans le corps de la mère déchirée ? Comment pouvoir continuer d’articuler le monde, de formuler le langage immergé dans la douleur innommable d’avoir perdu son enfant, sans que le sens des courants du vivre ne vous « abyme » ?

    « Quel cri avant

    quel cri après ? »

    Comment retrouver la « trajectoire » en route depuis la blessure originelle, le cri primal, jusqu’à l’engouffrement, la perte fatale, sans perdre trace du monde autour, trace de soi-même égaré dans un monde devenu sans miroir depuis la séparation d’avec son enfant ? Comment ne pas chuter dans la totalité sidérante de son tremblement d’être ?

    « que penser de celle qui flambe

    après la fille qui a flambé ?

    Qui peut le penser ?

    Qui pourra les penser

    dans le même contour

    dans le même découpage-dépeçage ? ».

    LA réponse s’énonce/se formalise/se vocalise dans la possibilité de son rebond face à l’intarissable appel de la vie, dans le désir ardent de l’Écrire. La douleur capitale rassemble le cœur de l’être effrité dans l’appel et dans l’éblouissement d’une parole-balise recadrant la trajectoire par sa digue poétique. Poésie garde-fou où relever de nouvelles lignes

    « La justesse du regard tombé

    dans un nouveau filet ».

    La mère-poète recommence de zéro son ascension du Vivre, femme-Sisyphe, toujours asymptotiquement, sa fille réarticulée en sa parole poétique :

    « L’AU-DELÀ DE TOUT TREMBLEMENT. »



    Murielle Compère-Demarcy
    D.R. ©Murielle Compère-Demarcy (M©Dĕm)
    pour Terres de femmes








    Sanda Voica 2




    SANDA VOÏCA


    Sanda-bio
    Source




    ■ Sanda Voïca
    sur Terres de femmes

    [Que faire de la fille partie ?] (poème extrait de Trajectoire déroutée)
    une lecture d’Épopopoèmémés par AP
    Les Maîtres et les Autres (poème extrait d’Épopopoèmémés)
    La rose inerme (poème extrait d’Exils de mon exil)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Levure Littéraire)
    une notice bio-bibliographique sur Sanda Voïca
    Paysages écrits, le site de la revue de Sanda Voïca & Samuel Dudouit
    → (sur le site des éditions LansKine)
    Paysages écrits, la fiche de l’éditeur sur Trajectoire déroutée
    → (sur le site des Découvreurs | éditions LD)
    Paysages écrits, une lecture de Trajectoire déroutée par Georges Guillain
    Sanda Voïca sur Radio Libertaire (émission Bibliomanie : dialogue avec Valère-Marie Marchand – jeudi 8 novembre 2018)





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