Étiquette : Nicolas Pesquès


  • 22 janvier 1948 | Jacques Dupin, Lettre à René Char

    Éphéméride culturelle à rebours



    le 22 janvier 1948


    Cher René Char,


    Pardon de vous importuner. Vous seul, qui formulez comme par miracle tout ce que je ressens confusément, vous à qui je dois tant, pouvez m’aider encore.

    Je suis poète, j’ai vingt ans, je patauge dans une grisaille angoissée, je me débats dans les franges du rêve, balbutiant… Mais je pressens la source vive, l’éblouissant foyer central, haut lieu inexpugnable où s’abreuvent les flammes. J’ai soif, et mes efforts échouent.

    Je ne sais si je dois m’acharner encore, ou céder à l’abandon qui me sollicite. Je suis tiraillé en tous sens, déchiré… et je m’emporte, je pousse un cri que je voudrais graver sur tous les murs, sous chaque front…

    Je m’adresse à vous, dont le pas est assuré, qui n’avez pas cessé de purifier les feux du diamant dont l’éclat est aujourd’hui presque insoutenable. Je vous demande de lire les poèmes que je vous envoie, et de me dire si ma voix vaut d’être entendue.

    Je ne peux me taire. Je voudrais porter la vie totale à son plus haut degré d’incandescence, et pouvoir me hisser à la hauteur des espaces que vous hantez. Tout mon espoir serait d’être de ceux à qui vous avez dit : Je crains d’avoir trop osé ; mais vous êtes responsable de ma démarche, m’ayant irrésistiblement attiré. Il m’est insupportable de penser que je vis à quelques centaines de mètres de vous sans vous connaître. J’attends avec impatience votre réponse et votre rencontre. Avec toute ma reconnaissance.

    Jacques Dupin
    3 villa George-Sand, XIII




    Jacques Dupin, Discorde, P.O.L éditeur, 2017, pp. 15-16. Édition établie par Jean Frémon, Nicolas Pesquès et Dominique Viart.






    Discorde





    JACQUES DUPIN


    Jacques Dupin
    Source
    Ph. : Tous droits réservés





    ■ Jacques Dupin
    sur Terres de femmes

    Jacques Dupin à Privas (+ bio-bibliographie)
    Les graines brûlent sans souffrir
    La mèche
    Pierre de soleil
    Tendre est la sonorité
    4 mars 1927 | Naissance de Jacques Dupin



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Jacques Dupin lit des fragments de Fragmes, in Echancré (éditions P.O.L), le 21 avril 2010, lors d’un entretien avec Jean-Michel Maulpoix
    → (sur P/oésie, le blog d’Alain Freixe)
    Entretien avec Jacques Dupin, « sourcier de l’ordinaire éclat »





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  • Carol Snow | Positions of the Body, VI




    Moore
    « massive en marbre noir : un corps
    de femme, couché, lové ; une éloquence
    d’os, de coquillage »

    Henry Moore (1898–1986), Reclining Figure, 1939
    Lead on oak base
    150 x 280 x 100 mm
    Tate Modern, London
    © The Henry Moore Foundation
    Source








    POSITIONS OF THE BODY, VI




    Wanting not only stillness of hills,
    but intercession—as by new grass

    on the hills—with the silence
    towering over the hills, Moore sculpts a massive

    figure in black marble: a woman’s
    body, reclining, curved; eloquent

    as bone, shell,
    stones worn beyond contradiction.


    *


    You stopped
    by the roadside, hills

    lying in middle distance, few houses. Only the green
    reaches of vineyard intervening

    seemed manageable ; that is, human—a matter
    of scale; the silence was huge, so that only

    the hills (which were huge,
    also) could rest.

    Cézanne, leaning to his canvas, would have mastered
    that view, you thought: the blues and greens
    and ochres of proximity and distance; that tenuous

    position in the dance, not of the drawing
    together of unlike, like bodies, but of the holding
    apart of the body and terrain; you were held

    so still, you thought that you might become those hills,
    or must have been borne by hills,

    or maybe your body
    had been a maquette for the hills.




    Carol Snow, “Positions of the Body”, VI, Artist and Model, New York: The Atlantic Monthly Press, 1989 National Poetry Series, selected by Robert Hass, New York, 1990, pp. 10-11.






    Carol Snow  Artist & Model 0







    POSITIONS DU CORPS, VI




    Voulant non seulement l’immobilité des collines
    mais une médiation — comme un regain

    sur les collines — mur
    de silence au-dessus des collines, Moore sculpte une figure

    massive en marbre noir : un corps
    de femme, couché, lové ; une éloquence

    d’os, de coquillage,
    de pierres portées par-delà la contradiction.


    *


    Tu t’es arrêtée
    au bord de la route, étalement

    de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes
    étendues du vignoble dans l’entre-deux

    semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question
    d’échelle ; silence imposant, tel que seules
    les collines (également
    imposantes) pouvaient reposer.

    Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé
    cette vue, pensas-tu : les bleus et les verts
    et les ocres du proche et du lointain, cette posture

    précaire de la danse, non la réunion
    des corps dissemblables, des semblables, mais le maintien
    séparé du corps et du sol ; tu étais tellement

    saisie, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,
    ou bien être née de ces collines

    ou bien ton corps
    avait été une maquette pour ces collines.




    Carol Snow, « Positions du corps », VI, Artiste et Modèle, édition non bilingue, Éditions Unes, 2019, pp. 16-17. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.






    Carol Snow






    CAROL SNOW


    Carol Snow portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poets.org)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Carol Snow





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  • Nicolas Pesquès | Gilles Aillaud




    Gilles Aillaud  Autoportrait
    Gilles Aillaud, Autoportrait, 1955
    75 x 52,5 cm, collection privée
    © J.L’Hoir, Paris / Archives Galerie de France
    Source







    GILLES AILLAUD | PAN ! [ENVOL D’OISEAUX]
    (EXTRAIT)




    Aillaud 2
    Gilles Aillaud, Envol d’oiseaux, 2003
    Huile sur toile, 150 x 200 cm.







    Ils déguerpissent. Ils s’affolent et fuient dans le plus grand désordre ; ou bien ils barbotent dans leur fébrilité.
    Un à un, le peintre les a abattus en les laissant vivants.
    Les voilà qui courent l’espace pour colporter cette nouvelle. Ils zigzaguent dans l’air et dans leurs corps. Ils paniquent. Leurs contorsions les démembrent.
    Mais ils ne peuvent échapper à la peinture.
    Une main s’est portée à la hauteur de leur détente. Une main a vécu la même fièvre subite.





    Ce pourrait être l’image d’avant ou celle d’après. Le qui-vive serait toujours là et ce serait toujours comme ça. Toutes les images seraient pareilles et différentes. Des moments de toujours.
    Gilles Aillaud est de ceux pour qui chaque instant compte comme si c’était la terre entière ; guetteur d’éternité au cœur de l’ordinaire, grâce à quoi on peut, dans le même temps, entendre les dieux s’enfuir et voir leur brouhaha.

    Cela résonne comme un coup de fusil.

    Cela détonne en nous comme un savoir qui se referme, un son coupé de sa source, devenu apparent, disparu dans son battement.

    Pan ! fait s’envoler les oiseaux et cette frayeur est une beauté. Et une banalité.

    Pagaille indescriptible. Tout tremble ou fuse, en tremblant, en fusant.

    Rien ne sera plus comme avant, et cependant tout reprendra ses droits.
    Un regard conducteur, une passation corporelle auront construit ce qui ne se voit pas.

    Un octroi de présence. Un adieu à l’adieu, à l’impossible saisie déplacée par l’impossible poignet.

    Il a tiré à vue, et tout lui a échappé : les oiseaux fous et les flotteurs, les coups de rein, les embardées et les retardataires.


    […]


    Ce sont des oiseaux noirs. Avec eux, le noir s’élève, le deuil se dilue.
    Un peintre qui claudique vole une dernière fois. Ses oiseaux de malheur dansent à sa main. Une allégresse torture la gigue des voiliers et c’est la sienne qui l’orchestre fantasquement.
    Pour la main qui peint, les dieux sont musiciens. Leur silence nous suffit.


    […]


    Avec ce tableau, Gilles Aillaud a peint le motif impossible, celui qui n’a pas de forme et qui les contient toutes. En enfant d’Héraclite et en maître oriental au trait unique. Passant de l’apparence à l’invisible et réciproquement, l’une et l’autre issus d’une même nichée qui serait celle de l’art consommant ses ressources avec celles de la nature.


    […]



    Avec cet Envol d’oiseaux réalisé à la fin de l’été 2003, Gilles Aillaud peindra encore trois toiles de la même dimension (150 x 200 cm) dans le courant de l’hiver et du printemps 2004. […]




    Nicolas Pesquès, « Gilles Aillaud » (extrait) in Sans Peinture, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2017, pp. 91-92-93-94.






    Nicolas Pesquès Tschann




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une fiche éditoriale sur Sans Peinture de Nicolas Pesquès
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une sélection de pages issues de Sans Peinture de Nicolas Pesquès [PDF]





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  • Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, treize à seize

    par Angèle Paoli

    Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, treize à seize,
    éditions Flammarion,
    Collection Poésie/Flammarion, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    JAUNE de Juliau, inépuisable. Jusqu’au vertige.
    Aquatinte numérique, G.AdC






    DE L’OR COMME DANS ORIGINE



    Lire la poésie de Nicolas Pesquès comme on lirait une longue suite poétique d’un genre nouveau s’inventant sous les yeux de la lecture dans la continuité d’une temporalité sans accroc. Plus encore, dans la continuité du fleuve Juliau, en passant par toutes les étapes du « jaune », depuis les origines de la création en 1988 (volumes un à dix, publiés par l’éditeur André Dimanche) jusqu’au dernier volume (treize à seize), qui vient de voir le jour, tout comme le précédent (onze, douze), dans la collection Poésie/Flammarion. Vingt-huit ans de vie partagée entre le poète et sa colline. Entre le poète et son œuvre unique. Une histoire de passion amoureuse.

    « colline ma

    vulve béante » (in « J » 11)

    L’œuvre impose par l’extériorité stable de son titre. La Face nord de Juliau jamais ne varie. Elle est là, dans sa permanence solide et fiable, qui vient à notre rencontre par le biais de « l’écre » du poète. Mais, avec l’écriture, s’immisce une variation sur le même, formes couleurs approches points de vue. Jusqu’à voir surgir des éclairages inattendus, drainant dans leur sillage d’autres méthodes d’apprentissage et d’autres réflexions, d’autres interrogations et doutes d’où naît l’« intranquillité ». Celle du lecteur et celle du poète. D’autres personnages surviennent, pense-bêtes du poète : lièvre perdrix épervier taupe ver… in « J » 11, 12 et… 13. Et d’autres « formules ». Suivre ainsi le poète dans le cheminement de sa pensée, dans son parcours poétique, dans son obstiné tête-à-tête avec la colline, dans ses tentatives douloureuses de dire Juliau, de l’appréhender en profondeur et en nudité, en crudité (ou à cru ?), de pourchasser « l’hypnotiseuse » jusque dans ses moindres retranchements, c’est se joindre au plus près à l’aventure provocatrice d’une écriture, se fondre en elle, adhérer à la démarche du poète et à son propos. Dans une constance partagée jusque dans l’épreuve que représente la lecture d’un texte aussi singulier et aussi rebelle. Avec fidélité et admiration.

    Avec le « tunnel » de Juliau onze et douze, inscrit dans le noir de la nuit, la cécité et le deuil, à quoi il faut adjoindre l’expérience de la mutité, le poète s’était confronté au travail de composition/détournement qui se joue au cœur de « la chambre noire de la langue ». Avec en permanence cette idée que retourner aux origines de Juliau est nécessaire pour que s’opère la séparation qui préside à sa reconnaissance. Paradoxe de la double hélice qui vrille sur elle-même, entraînant le mouvement de flux et de reflux de la marée. L’écriture de « J » 12 se clôt sur ces « bouts de prose comme la vie. Bouleversés à chaque instant. Jaune transitoire, rayé de j. Éclats de tendresse avec du silence. » Telle pourrait être l’une des multiples définitions de l’écriture de l’ensemble des recueils.

    Avec pour transition entre les différents volumes, cette ouverture de « J » 14 :

    « Longtemps, je n’ai pas écrit la colline. La vie aura précédé. Plus longtemps encore écrire aura déjoué l’avènement de l’écart. Il aura fallu ce jaune, cette transmissibilité.

    M’écrire au noir pour que ce soit un jaillir, pour le retour de la vraie nuit. N’écrire que si la colline devient. »

    Le désir de « j », « jaune aux joues » retrouvé, l’aventure reprend et nous voilà à l’orée de La Face nord de Juliau, 13 à 16. Le nouveau recueil s’échelonne de 2009 à 2012. En trois temps pour « J » 13 : « Prologue » (2009) / « Le Grand Pense-Bête » pour 2010 / « Les Formules, deuxième séquence » pour 2011. À la complexité temporelle de la composition — l’année 2011 s’échelonne sur plusieurs sections, débordant sur « J » 14 et « J » 15 — s’ajoute une curiosité qui attire et attise l’attention. « J » 15 est vide. Or, nous sommes toujours en 2011, comme le précise la table des matières. La mutité est-elle à nouveau à l’œuvre, dès début janvier 2012, et pour quelques semaines encore ? Une seule page et deux mots, séparés par un fort interlignage, formant une énigme. Affirmative. Un constat irréfutable, commun à tous :


    « nous



    sommes »


    Séparés, nous sommes, en effet, de manière irréversible. Seule la poésie. « L’autre écriture. » Une rencontre. « L’entreprise d’une vie. » Et pour « troisième voie », le poème.

    S’ouvre alors « J » 16. On entre en 2012. Ainsi l’indique à nouveau la table des matières. Dans cette ultime section du recueil, le poète délaisse la prose — et la forme journalistique — au profit des poèmes. Le poème d’ouverture annonce le thème de la « nudité » étroitement lié au projet de la recherche poétique et à son but :

    « Par nudités mutiques

    dédiées de longue date

    vient l’appel à revouloir

    à dévêtir

    l’extension du face à face »

    Mais la nudité est violence et pour que le combat avec « l’hypnotiseuse » soit loyal il faut en passer par l’acceptation de sa propre mise à nu et de la souffrance qui l’accompagne :

    « se sera répandue

    l’hypnotiseuse

    pour me nudifier

    et que le poème coule

    d’un seul j

    en acceptance de piqûre

    d’effroi »

    Le poète parviendra-t-il, grâce à « la force nue » qui se dégage de la concision de ses vers, mais aussi à force de volonté d’encerclement de cette nudité et de désossement, à satisfaire sa quête ? Dans sa confrontation exigeante avec le langage, réussira-t-il à « parler genêt » ? « Écrire sans accessoires ni chuchotements » est-il possible ? Jusqu’où ? Et si le langage, une fois de plus, s’absentait ? Faire face alors à l’angoisse de la mutité.

    Le poète affronte au plus près les complexités d’« écre » ; il les traverse, de ruptures en rêves, de déconstruction en re-construction. Pourtant, parfois s’imposent les images. Comme dans ces vers-aveu :

    « jamais été plus nus

    et si lointains

    de parole en parole

    abondance de pluriel

    brasero au milieu

    infini bivouac des corps »


    ou encore :


    « parfois l’image vient

    au lieu du mot

    la scène au lieu du verbe

    écrire abandonne le devenir… »


    En dépit de la « pression » qu’exerce sur le poète l’incorporation de « telles pensées », c’est sur le surgissement d’une image mystérieuse parce qu’inhabituelle chez Nicolas Pesquès — elle combine à la fois l’anaphore, la ternarité du rythme et la rime — que se ferme « J » 16 :

    « au croisement

    au firmament ».

    Mais peut-être faut-il revenir en arrière, du côté de « J » 13 ?

    La première séquence, qui se déroule comme un journal daté de juin à octobre (2009), occupe une vingtaine de pages. Plus ou moins développés, ces paragraphes ont la particularité d’être ponctués d’italiques. Parfois un seul mot attire le regard : « fabrique », « inventé », « yellow »… ; mais le plus souvent ce sont des intitulés entiers, à caractère récurrent. « Quitter la représentation sans quitter la colline. » / « S’extraire de la présentation » / « Qu’est-ce qu’on voit quand on lit ? »… Les infinitifs, souvent à valeur injonctive, sont autant de « cristaux théoriques semés ici et là. » Ce sont des « formules » qui « émaillent Juliau 13 ». Dans le prologue qui sert d’ouverture à la section, Nicolas Pesquès donne la raison de ce procédé. Il s’agit, à chaque apparition de ces marques, de revisiter l’interrogation sur le langage. Que fait le langage au paysage ? Ou inversement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, encore et toujours. L’écriture de Juliau est une interrogation permanente sur la petite fabrique du langage. Inventer fabriquer. Chaque Juliau reprend le questionnement de l’ingénierie de l’écriture. Et le poète de jongler inlassablement avec ces multiples opérations pour poursuivre, dans un corps à corps avec l’écriture, l’aventure exigeante de Juliau. Et de s’étonner toujours des infinis rouages et mécanismes qu’elle met en place. Des déclencheurs inattendus qu’elle suscite. Où l’on retrouve JAUNE mais aussi Écre.

    Ainsi peut-on lire cet aveu : « Le mystère : on écrit un geste, et du jaune est là. »

    Pourquoi « Écre » ? Parce que seul écrire. Retrouver « le noyau de toute graphie », renouer avec l’« étymologie corporelle » de l’écriture, le corps étant absent.

    « Écre pour vaincre les résistances, les sabrer, les estomaquer ; son épée s’enfonce où écrire suffoque, éperonne et jure sa force, sa crise de oui, son outrance, son coup d’archet sur la moelle, à même la moelle. »

    Une seule méthode alors. Se déposséder du corps et du corps même des images. Les désosser de la « représentation ». Toute la difficulté est là, qui réside dans ce travail qui en appelle, pour pouvoir parvenir à ses fins, à la séparation. Se séparer du paysage et des images qu’il fait naître, est-ce chimère ? Sans doute car cela signifie aussi dégager l’écriture du cadre de la temporalité. Tenir tout cela à distance. « La colline peut-elle satisfaire ce vœu, elle, milieu de l’œil et de la phrase ? »

    Quelle réponse le poète propose-t-il à la question : Qu’est-ce qu’on voit quand on lit ?

    « J’écris genêt et vous lisez sans passer par la couleur. Tous les j de l’histoire, superposés, surjaunis.
    On voit ce qu’on lit : la bouillie ou la synesthésie. »

    La question étant posée par trois fois, d’autres réponses parachèvent, qui donnent une autre tonalité. Peut-être même une autre coloration. Il y faut de la patience, un regard aiguisé, une capacité d’abstraction, une volonté de comprendre, de se saisir de, de prendre avec soi ce qui occupe le poète. L’on voudrait tout retenir, s’imprégner de chaque « formule », tant chaque phrase importe. On cherche appui sur les pense-bêtes. Mais ce n’est pas ce que souhaite le poète qui définit ces « objets » comme « des rapports d’étape… des poignées pour aller autrement, ailleurs, c’est-à-dire en tous sens dans la direction du cœur, centre désaimanté par attirance. » Les pense-bêtes émaillent le « GRAND PENSE–BÊTES » de 2010. Ils rajoutent une énigme vivante à l’énigme statique de Juliau. Un peu comme ces animaux menus que l’on trouve dans les grandes toiles de la Renaissance italienne et qui distraient un instant le regard, attirant l’œil loin du sujet essentiel que la peinture donne à voir. Cette vision des choses n’engage que moi, superposition d’images personnelles à celles que dés-invente Nicolas Pesquès. Divertissement. Peut-être suis-je en train de « papillonner » loin de l’esprit du texte, loin de la séparation essentielle et profonde dans laquelle le poète s’inscrit.

    Ainsi écrit-il le 13 novembre 2011, dans « FORMULES, deuxième séquence » :

    « Qâdash, en araméen signifie séparé, on le traduit aussi par saint

    c’est-à dire au secret, au fond des grottes, séparés vivants à main nue, animaux de nous-mêmes. »

    Comme Saint Jérôme, peut-être ? Le poème ne le dit pas. Mais c’est à lui que je pense. Autre divertissement.

    Me voici cependant ramenée à la préoccupation première de la séparation. Car « il n’y a de séparation que parce qu’il y a quelque chose qui veut être retrouvé, je veux dire inventé à nouveau pour avoir été tranché. »

    Ici j’interromps à nouveau le cours de ma lecture et je m’interroge. Nicolas Pesquès est-il un lecteur de Pascal Quignard ? À lire ces lignes, j’inclinerais à répondre oui. À penser du moins qu’il s’en rapproche. Que leurs préoccupations se rejoignent. Mais sans doute est-ce que moi qui m’éloigne à nouveau. Il me faut reprendre le chemin de lecture là où je l’avais laissé. Et retrouver le long cheminement de l’écriture de Nicolas Pesquès. Sa pérégrination inquiète dans la « lente variation des jaunes ». Définie comme « un apprentissage des sensations, des essais d’amour ». Comme un « gouffre ». Au fil des jours et des mois qui composent le recueil, je retrouve les animaux. Ils mêlent leurs traces, pointillés entre les paragraphes. Guêpe paon buse lièvre orbe pie… parsèment les pages, semis de signes qui ponctuent le propos le relancent, « encielle[nt] » la réflexion et la phrase. Et nourrissent ma jubilation. Celle-ci culmine avec la rencontre de notations comme celles-ci :

    « f de je quand la buse tourne » / « noir émotif où sont la taupe, le crapaud, à l’abri des consonnes » / « Queue de paon et la pente qui vient »…

    Et toujours revient l’obsession du commencement. Elle perdure, insiste, leitmotiv qui sous-tend la nécessité d’« écre », la contient dans la totalité de ces deux vers:

    « JAUNE, jaune de lettre, genêt intime

    ventre à colline, de l’or comme dans origine. »

    Mouvement de ressac de l’écriture sur elle-même, qui sans cesse ramène à « l’apparition première ». Liée à la disparition et au silence. JAUNE de Juliau, inépuisable. Jusqu’au vertige.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Juliau 14 NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait

    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès





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  • 28 février 2009 et 2011 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)

    Éphéméride culturelle à rebours





    Tout est là.
    Ph., G.AdC






    [Un février de 28 poèmes machinés]


    Un février de 28 poèmes machinés. 28 revenantes et une seule colline-mère. Volcan décrassé. Cyprès lancinant et texte dans l’amandier. Il n’y a pas de tombe. Écrire chaque soir le tour du jardin pour gagner, après la pierre, après le chêne, le noir étoilé, l’étalement du livre. Tourner le commutateur. Devenir le paysage à côté du paysage. En prendre le parti, puis le sien, puis plonger. Nous ne sommes plus très nombreux à aimer aimer sans le dire. On va pouvoir ressortir avec des phrases. Tout est là.



    Nicolas Pesquès, « J12 (février-avril 2009), I », La Face nord de Juliau, onze, douze, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2013, page 157.






    Juliau 12







    Le 28 février [2011]


    Corps qui va au paysage comme vers son argumentation.
    Pour grandir en intensité, en animalités : coq-à-l’âne, rapacité, flair,
    Détente, pense-bête etc.

    Vol de cigale, amour de limace ; trajectoires des uns et des autres.
    Des facultés pour le corps qu’il ne soupçonnait pas, des phrases impensées.

    « Le corps est pour le corps vivant cause et principe. »

    Corps : forme au-delà de quoi il se multiplie, s’agrège, se retourne, se considère. Forme en formation : aussi bien phrase.



    Nicolas Pesquès, « Les Formules, deuxième séquence | 4. Abandon de l’âme », in La Face nord de Juliau, treize à seize, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2016, page 136.






    Juliau 14 NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait

    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès





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  • Nicolas Pesquès | Intérieur nuit (Juliau 11)



    Ouvrir les brèches en visant la monochromie
    Ph., G.AdC







    INTÉRIEUR NUIT



    Noir

    une requête outrée
    une grossesse ne réclamant pas la lumière

    enfermée lisible par une opération que ni les yeux
    ni les mots ne nomment

    une synonymie entre commencer et mourir



    ouvrir les brèches en visant la monochromie

    en ce sens, écrire comme peindre empruntent une voix
    délaissée par les yeux ; la parole voit ce qu’elle dit et c’est
    noir

    lave et tunnel dans la diction
    pronom pour des choses disparues



    un pas, puis un autre : ascension de la phrase aveugle
    offrande au mamelon



    lorsque regarder n’ajoute rien, on voit que d’être arrêté,
    quelque chose s’allonge
    ciel brutal comme une clairière
    limite qui monte et s’élargit

    pense est une sensation qui peut changer de monture
    éprouver la métonymie générale de Juliau



    Nicolas Pesquès, J11 (2008), in La Face nord de Juliau, onze, douze, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2013, pp. 43-44-45.






    Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, onze, douze




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
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  • Cole Swensen, Une trilogie française

    par Nicolas Pesquès


    Lecture de Nicolas Pesquès



    Trilogie Swensen

    UNE TRILOGIE FRANÇAISE
    COLE SWENSEN



    « Un trépied pour traire, un trident pour faire
    les foins et le fils né avec trois doigts à chaque main et trois mains »

    Cole Swensen




    I


    La publication de Le nôtre aux éditions José Corti vient compléter ce qu’il est désormais possible de considérer comme une trilogie de poèmes.
    Ces trois livres en effet : Si riche heure, L’Âge de verre et Le nôtre [SRH, AV, LN] tous les trois aux éditions José Corti, ont la particularité de pouvoir d’abord s’adresser au lecteur français. Cole Swensen, la plus francophile des poètes américains, de longue date traductrice de poètes français, nous fait régulièrement ce chaleureux cadeau d’écrire des livres français en anglais – qu’il suffit dès lors de traduire pour qu’ils retrouvent leur lectorat quasi naturel.
    Si riche heure traverse en effet notre 15e siècle, celui de la Guerre de Cent Ans, en prenant appui sur l’iconographie des Très Riches Heures du Duc de Berry, L’Âge de Verre parcourt l’histoire du verre et des fenêtres, très liée à celle de la peinture, en nouant son poème à l’œuvre de Bonnard, et Le nôtre considère la vie et l’œuvre de notre célèbre jardinier et ses conséquences sur notre vision du monde et notre pratique du paysage.



    Mais qu’en est-il d’une trilogie ?
    Ce serait d’abord un tressage, la relance d’une trame que faufile un regard, lequel observe l’énigme de tous les tableaux. Des enluminures des frères Limbourg à Bonnard, via Le Brun et Largillière, un même fil court et sinue : celui de la vision des œuvres informées par l’observation du monde. On retrouve ce fil de livre en livre et plus que ça : une façon de regarder, et une manière d’écrire ce qu’on voit. Car l’attachement au regard est constant et profond. Écrire cherchant ce que voir peut dire, qui est ce que peindre sait faire.
    « To writewithize », écrire-avec-les-yeux ou « écrivoir », dit-elle en un néologisme dont elle titre l’un de ses essais. Malicieusement, en français, le passé simple d’« écrivoir » s’en fait l’écho parfait.


    ***


    Il serait possible d’en parler d’une seule voix, et quand même impossible de ne pas parler de chacun.
    Une seule voix à la coupe, avec ses et.
    Il y a en effet tant de « and », qui sont comme des tirets sonores, ils scandent et greffent, ils frappent leur rythme palatal (et on se souvient que « And » est le titre de son premier livre, comme si elle avait voulu annoncer que tout début est déjà un ajout, la salutation d’une suite) ; dès lors, on s’étonnera moins de la présence de tant de mains (hands) éparpillées partout, en chaque livre.


    Présence affirmée dans The Book of Hundred Hands (Le Livre des Cent Mains)
    Titre particulièrement éloquent, où s’accomplit cette centaine d’entrées qui sont autant de prises que de liaisons : comment ne pas y entendre « le livre des cent et ».
    L’alliance n’est pas que sonore. C’est une déclinaison effective, effusive où les mains sont autant d’appels, de signes amicaux que de liens possibles.
    L’art du et considéré comme une poignée de mains.


    Que disent toutes ces mains (71 occurrences dans la trilogie, dont 48 pour le seul Si riche heure) ? À tout montrer et tout lier, à toucher à tout, elles font leur son. Elles parlent comme s’il fallait se taire. Elles sont à tout bout de champ, légères ou blessées, comme des phrases coupées : les mains des Frères Jacques et celles du palefrenier, délicates et réelles, nécessaires et isolées, portant souvent seules les couleurs du corps. Elles arpentent le paysage; elles mesurent tout ce qui file, tout ce qui transparaît.


    (h)and (h)and (h)and
            ces « et » qui sont des mains.


    Qui disent la conjonction de tout ce qui arrive. Ils sont l’indivision sécable, dicible, des choses qui vont ensemble, qui se donnent la main


    and and hand
    « on croyait que plus il y avait de mains plus il y avait de chance de dire la vérité »


    ***


    Songer aussi à celles des peintres du paléolithique qui marquaient les parois, positivement ou négativement, plongeant leurs mains dans les pigments ou soufflant de la couleur, pour à la fois signer leur présence et imprimer leurs fantômes.


    Le français restera démuni face à cette scansion saxonne.





    II



    Souvent, il lui arrive d’écrire en
    puis c’est coupé
    mais il faut savoir le faire au bon moment,
    alors on a tout à la fois, une chose et ce qui


    On a d’un seul coup une histoire datée ou l’explication d’un effet optique; elles enclenchent le film des événements, elles l’enchantent.



    Prose attachée à ses coupes, écriture incessamment liée par tout ce qui vient l’arrêter, comme sectionnée par ses conjonctions.



    « And » ne fait pas qu’ajouter, il plie ensemble, il incorpore ce qui n’avait peut-être pas la même chair. Il est le tenseur qui serre le poing, l’augmentation du texte, la génération du poème.


    ***


    Ubiquité et insistance du « and ». Partout la conjonction dépose ses agrafes. Elle lui permet de tenir ensemble deux modes spécifiques de l’écriture poétique qu’elle a elle-même relevés dans une étude sur le travail de Peter Gizzi : la juxtaposition et la disjonction.
    Libérant leur différence et autorisant leur jeu, elle faufile de « and » en « and » un phrasé jonctif, incluant ses césures, incorporant dans son avance les éléments disparus, les pensées sautées, les liens invisibles.
    Une poésie du « and » pour nicher au creux de la séparation et de l’écart.


    Vers coupés, phrases coupées : ils glissent des irruptions. Toute coupe est une projection descriptive, introduisant des dimensions, les faces cachées de l’événement. Élan cubiste, à vrai dire post-cubiste et post-élan, de l’effectuation du chaotique, pouvant réassembler le chaotique, le réaliser dans la phrase.


    De la coupe ainsi considérée comme un principe d’accélération et une technique de bouturage. Après ça, on n’a plus du tout envie de roman. La romance est traversée plusieurs fois, vécue-sautée, écrite à gué. La romance inonde par osmose et capillarité, accrochée à la circulation des objets, des événements et des lectures.


    Recels de tranches d’histoire, de corps composite, de corps mêlé aux phrases comme quand on regarde à l’intérieur de ce qu’on vient de sectionner : toute la matière contenue grâce à une forme biseautée, facettée, diamantaire. Sont ainsi obtenus une intensité tassée, un cake de savoir, une étrange et dense lisibilité.





    III



    Toujours faire le lien entre ce qui se passe dans le paysage ou les tableaux et la même chose qui pousse les phrases dans la langue.
          Car nous lisons des récurrences, des filiations, le nerf de quelque force majeure qui fait
    écrire et réécrire, qui tire et tend ses phrases, ses vers, les aiguise.


    Si riche heure, L’Âge de Verre, Le nôtre.
    Il y a, accrochant les drames les uns aux autres, parcourant l’Histoire souvent tragique dont les événements affleurent, une sorte de douceur aux échos attentifs, un charme sur ses gardes, une retenue d’amour qui ne dit jamais je< mais que le paysage dispense. Il n’y a rien de spatial ici qui ne soit aussi affectif et temporel.


    On croise beaucoup de monde dans ces poèmes, et les noms propres pullulent, comme si l’histoire et la géographie, mais l’Histoire surtout, lui étaient nécessaires, non pas tant pour prendre élan et nous emmener ailleurs et autrefois ; non, tous ces noms propres et l’Histoire qui va avec sont plutôt des points d’ancrage pour écrire ici et revenir à nous, pour inscrire une dimension autant politique que poétique. Pour interroger notre regard d’aujourd’hui sur les choses d’hier et de maintenant.


    ***


    Et s’il était possible de parler de musique – mais je ne le crois pas, elle serait d’un autre ordre. Swensen fait les choses autrement – ce serait de celle, contemporaine certes, mais qui n’a pas coupé tous les ponts et qui s’ordonne aux cassures et à la vivacité de nos rythmes.
    « It’s only sound », dit-elle souvent lorsque nous travaillons ensemble : ce que nous y entendons n’est pas tant l’abandon du sens – il est à peu près impossible tant que nous utilisons les mots du dictionnaire – mais, de gué en gué, les sautes et les voltes d’une imagerie et d’un phrasé que cette prose souvent hachée adapte à notre aujourd’hui, comme encaissant en douce, et même domestiquant, par un usage serein du montage-plat, le clignotement de nos images, la frénésie de nos clips.


    ***


    Une attention particulière au spatial, à cette capacité d’établir une pluralité sur la page, d’y
    éparpiller et d’y assembler ligne à ligne, couche sur couche, des minutes d’ailleurs et des
    moments d’avant, d’empiler une promenade dans le temps, bref, de multiplier les pouvoirs
    du plan comme sait si bien le faire la peinture.


    ***


    Outre la destination française de cette trilogie américaine, il faut en relever l’écriture animée. Cole Swensen sait conserver fraîcheur et innocence au sein même de son érudition, une fraîcheur malgré ou en dépit de son savoir. Une allégresse qui sait franchir des pans entiers de notre culture pour nous offrir cet allant et cette légèreté qui imprègnent tous ses poèmes.


    Avec une sorte d’humour aussi, un humour à plat, presque descriptif, très près de l’imagerie peu perspective des enluminures qui mettaient ainsi les choses en scèneb; platitude que Swensen sait reporter dans le temps de sa phrase comme elle l’est souvent dans la peinture, ou comme elle peut la vivre dans les jardins de Le Nôtre quand le temps des statues vient croiser le nôtre, emboutir les époques et qu’écrire doit composer avec cet écrasement.



           « Le 10 Août 1901, deux institutrices anglaises se promenant dans les jardins de Versailles
    prirent le mauvais chemin et se retrouvèrent en 1789 » (LN, p. 61)


    « Le lendemain après-midi, Marthe est dehors dans la cour et vient s’appuyer à la fenêtre et t’appelle, toi qui regardes le tableau dans un musée ». (AG, p. 45)


    « En représailles, à genoux et soumis
    voici ce qu’on nous montre :
    soit un pont en plein jour, l’Yonne qui coule
    dessous pendant que Tanguy du Chatel
    tout simplement le tue ». (SRH, p. 91)


    Et cette littéralité de la lecture des images versée dans l’écriture devient comme une leçon d’histoire: cette façon qu’ils avaient alors de mettre facilement sur le même plan la mort et la vie quotidienne, comme des activités parmi d’autres.





    IV



           Trilogie: telle apparaît cette corde de poèmes.
    Une corde à main, tendue de récurrences thématiques et dont les nœuds seraient ces sautes, ces blancs, les marques d’une écriture et sa façon d’enchaîner les livres.


    Je tente une torsade avec ses trois brins. J’assemble une tresse trilogique.


    « mais la réalité des fenêtres
           […] par quoi le monde commença » (SRH, p. 90)


           « la fenêtre
    forme nécessaire de l’histoire » (AV, p. 11)


    « Elle le conçut en verre, un monde de splendeur
    on y mène une rivière » (LN, p. 38)


    « Il y a derrière les yeux, une fenêtre minuscule
    qui ne ferme pas » (SRH, p. 109)


    « Quiconque passe devant une fenêtre éclairée
    en fait un théâtre » (AV, p. 30)


    « J’emporte ma fenêtre avec moi
    Jusqu’à ce qu’il
    N’y ait pas de différence » (LN, p. 44)


    « (comme dans nous vîmes) et c’était aussi du verre
    mais face à face » (SRH, p. 15)


    « François 1er, regardant s’éloigner l’attelage de son amante en bas dans la rue,
    en traça la progression avec son diamant sur la vitre, la grava par hasard à jamais »
    (AV, p. 20)


    « Un jardin est une fenêtre : bien sûr un jardin comme dans les yeux
    qui regardent par la fenêtre, qui commence sa ronde géométrique,
    chaque vitre mémorise les facettes des plantations qu’un seul doigt trace
    sur le voile crissant du dernier givre » (LN, p. 4)


    « Qui se promène dans mon jardin. Qui est mon jardin
    est également ce vagabond, qui au réveil tracerait sur la vitre givrée
    la copie parfaite d’un paysage de Corot » (LN, p. 14)


    « Pendant ce temps, on construisait, en France, des demeures tout
    en verre; appelées orangeries ou serresou vies, une verrière peut-être… » (AV, p. 59)


    « Orangeries : planter des arbres dans des abris ensoleillés en été et vitrés
    en hiver. Qui sont des portes
    ouvrant sur la pierre » (LN, p. 69)


    « Il y avait 3 types distincts de jardins médiévaux…
    ceux pleuplés d’animaux où seule notre ombre
    peut pénétrer et chanceler
    avançant sur le verre » (SRH, p. 48)


    « Les enfants courent en riant
    s’engouffrant dans les portes-fenêtres
    où ils disparaissent comme du verre dans de l’eau » (LN, p. 24)


    « Quoi que ce soit qui entre par une fenêtre est un revenant;
    toute autre chose ne fait que passer » (AV, p. 36)


    « vers le centre du tableau… où se trouve un homme
    en chapeau rouge, et derrière lui, un homme de rouge vêtu » (SRH, p. 91)


    « Et les gens sont de petites choses en rouge là-bas » (LN, p. 31)


           « Un homme debout dans sa chambre regarde droit devant lui.
    Qui aura vieilli en se retournant pour voir et aura vu le soleil »[…] (AV, p. 70)


    « La fenêtre descend sous les genoux
    et s’élève plus haut que la main levée » (AV, p. 25)


    « Mais quant aux hommes par exemple,
    le contour de leur main me rappelle celui des arbres » (SRH, p. 50)


    « Pour preuve, il maintint à la main l’eau à terre » (LN, p. 50)


    « Un homme se tourne sur sa chaise
    mais continue de regarder à la fenêtre » (SRH, p. 73)


    « Et ici à notre gauche nous voyons
    la main de “l’inconnu peignant l’inconnu” » (SRH, p. 30)


    « Et coetera est l’etc ». (SRH, p. 105)


    En somme et toujours :
    des fenêtres qui font voir le monde, qui en offrent les multiples,
    des mains qui les ouvrent et les conjuguent,
    tels sont les cadres de nos paroles, les raisons d’être de nos jardins.


    Ou encore:
    voici comment brasser les mondes de nos regards en jouant avec ce qui les génère, ces fenêtres qui construisent le visible, ces doigts écartés comme pour filmer, et au bout la phrase qui, justement, écarte ce qu’elle dit, provoquant la rumination de nos perspectives et l’ajustement de nos corps.


    Soit l’entrelacement infini de nos regards lancés comme des dés dans la grammaire.




    Nicolas Pesquès (2013)
    D.R. Texte Nicolas Pesquès pour Terres de femmes






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC




    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    L’acte du verre
    Le nôtre (lecture d’AP)
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur
    Pennsound) Cole Swensen lisant “If a Garden of Numbers” (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur
    Pennsound) une lecture-conférence de Cole Swensen autour de Ours (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur le blog de Christopher Nelson)
    une interview de Cole Swensen (15 mars 2013)
    → (sur YouTube)
    « On the Fly: Cole Swensen », un entretien avec Cole Swensen
    → (sur le site José Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Le nôtre de Cole Swensen
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review






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  • Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes

    par Sylvie Besson

    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes,
    Éditions José Corti | Prétexte, Série américaine, 2012.
    Traduit par Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès.



    Note de lecture de Sylvie Besson



    La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel

    « La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel
    autant qu’elle en tire toute sa saveur 
    »
    Ph., G.AdC








    LE PLAIN-CHANT DU MONDE




    Lire les poèmes de Lorine Niedecker, c’est avoir l’impression tout à la fois de découvrir des vies minuscules, de dérober des fragments de minéralité et de s’engager dans le grand cycle de la nature, tant sa poésie émerge d’une main d’encre, main née de la Terre, de la passion et des méditations, à l’instar des crevasses de son existence qui s’infiltrent dans ses écrits. La phrase poétique de Lorine peut être tranquille comme un lieu d’eau et de silence ou gracieusement intempestive comme une inondation au début du printemps ; l’écriture complexe et insaisissable de la poète alterne formes brèves ou longues bordées, délivre, de brisures en brisures syntaxiques, rythmiques, et discrètement lyriques, une compréhension sensible d’un monde qui ne cesse de se transformer autant qu’il reste imperméable au changement :



    « La vie est naturelle
              dans l’évolution
                     de la matière


    Rien en elle
           au-dessus de la pierre
                     simplement


    les papillons
           sont plus vifs
                     que la pierre


    L’homme
           a la vie dure
                     sur ce perchoir rocheux


    près de la mer
           il imagine
                     des œuvres pérennes
    » (p. 149)



    Lire Lorine Niedecker, c’est aussi faire l’expérience d’une voix dont la note de tête annonce la chaleur des notes de fonds ; les vers vibrent, dans leur disposition, en de légers décalages visibles puis reviennent à l’initial de la ligne, à travers les choses vues, jusqu’à une nouvelle avancée lisible du sens. De la même manière, les bruissements de la campagne, les eaux dormantes des marais et le cloisonnement des villes dessinent en ondes vibratoires les parcours de lignes émaillées de ballades populaires ou folks, de chansons blues, de comptines désabusées et d’haïkus ironiques, sautant de rythmes en rythmes, conciliant l’énergie du monde avec le puiser du Verbe. Il y a là, quelque part, un art singulier pour voix plurielles, un art entièrement précieux, une poésie unique et mélodique qui porte cette apparente diversité et se hérisse seule en résistance. Pour la poète, sa poésie consiste à travailler tous les plis et replis de la langue par des jeux sur les sonorités, des coupes et des élisions ; ainsi Lorine Niedecker interroge, observe et retranscrit les choses en mots simples, parfois enfantins, la couleur des arbres, le lancer du pêcheur ou les nénuphars odorants, son regard est contemplatif et rieur à la fois, déjouant avec humour et dérision la peur du vide, apprenant à conjuguer le mouvement du monde avec les fragments de son quotidien pour mieux se fondre dans un réel habité de couleurs mouvantes et d’eaux létales :



    « J’ai vécu dans le vert
    oblique et bas
          de berge et d’ombre
                     Enfance à barboter
    dans les herbes


    […]


    J’étais le pluvier solitaire
    un porte-plume
          pour os d’aile
    À partir des notes secrètes
    je dois voguer
    » (pp. 167-168)



    Apparaît, ici, aussi bien un tableau vivace qu’une peinture troublée par des zones d’ombre exhalant la décomposition ou l’Obscur, et si la lumière s’estompe, si l’eau stagne, si le règne des insectes et des marécages s’épanouit, ce lieu demeure néanmoins « un paradis vert », moins sujet d’épouvante que cycle naturel, moins objet de mort qu’éloge miraculeux des noces de la Terre avec l’impermanence des êtres. Il est impossible d’aborder Lorine Niedecker sans évoquer inlassablement la polyphonie de son style, économe par instants pour voir le « sang sur la pierre », suffisamment précis par ailleurs pour se faufiler avec une fatalité tranquille et retrouver « la pierre dans le sang ». De page en page s’érige une véritable architecture personnelle, c’est-à-dire un art de lire et d’écrire le monde perçu à l’aune d’une sensibilité qui bouleverse autant qu’elle éclaire, écriture pétrie du désir d’Être, habitée, hantée par une grâce qui lui a été dictée par la matière du monde : « J’ai vécu dans le vert / oblique et bas / de berge et d’ombre / Enfance à barboter / dans les herbes // Érables pour se balancer / glissando du gobe-mouche ― / vibrante / voix / de vase » (p. 167). Inclassable style à l’esthétique de bure et de soie, la poésie de Lorine Niedecker peut ainsi se déplacer en profondeur et rester, par jeux de mots, espaces blancs et juxtapositions, sur des réalités alternatives. À cela viennent s’ajouter des influences autant variées que conductrices, celles de Shelley, Wordsworth, Yeats, Emily Dickinson, Marianne Moore, Wallace Stevens, Zukofsky… Dans l’isolement du Wisconsin rural, ce furent là ses compagnons de route ou de déroute, poésie donc moins marécageuse qu’il n’y paraît, la méditation monologuée s’éloigne de l’objectivisme proposant une plongée dans la géographie locale et les résonances romantiques, entre l’Être et le Paysage, comme « les traces des choses vivantes » dans les eaux mortes de Black Hawk, eaux animées par le souffle et le respir : « Ma vie / près de l’eau ― / Écoute // la première grenouille / du printemps // ou la planche / sur le sol froid / qui craque // Les rats musqués / rongent / les portes // de la jungle verte / des arts et lettres / Razzia // des lapins / sur mes laitues / Un bateau // deux ― / pointés vers / ma grève // sous les envols / gouttes d’ailes / traîne d’algues // de la tendre / et grave ― / Eau » (pp. 136-137). La langue travaillée est en conséquence de labour, les mots charrient, retournent, tassent, soulèvent, cultivent, créant bosses et trous, franchissant seuils et frontières inconnues ; cette langue mouvementée, chahutée, désarticulée n’est attirée que par les états-seuils, entre le familier et l’étranger, entre les contours d’une syntaxe desserrée et l’emprise qu’elle a sur cette dernière. En effet, la poésie de Lorine creuse les sillons d’un chemin nerveux et noueux, vertigineux et vigoureux comme la main même qui y applique de bout en bout sa tension, cernant et effaçant le réel dans un même élan. Mais, de cette tension, le texte tire sa force, hormis son propre effort de conscience, répondant à la tâche d’aujourd’hui qui est pour la poète de conquérir son propre espace intérieur à travers l’Extérieur et accéder à la posture de l’Ouvert. En fait, la voix de la poète regarde puis rompt, observe puis réduit, cette voix née du regard est la même qui unit dans son chant, mot après mot, le simple et le sublime, le condensé et l’effeuillement des choses sensibles :



    « Je m’allongeais
              avec ce qui brille
    J’ai vu une étoile siffler
              à travers le ciel
    avant de tomber
    » (p. 91)



    En somme, la poésie de Lorine Niedecker fissure le réel autant qu’elle en tire toute sa saveur, elle l’épure autant qu’elle le fortifie. Sa vie en eau trouble réapparaît toujours de façon fulgurante dans la clarté, la concision et le dénuement de son acte poétique. De surcroît, pour la poète se reconnaissant dans la culture populaire américaine, dans le refus du consumérisme et de la civilisation qu’elle subit, dire les lieux lui offre la possibilité de voir autre chose que la ville, autre chose que les marécages ; Lorine Niedecker soulève davantage une vague de fond au risque de ne pas être comprise, publiée ou appréciée, une vague de concrétude ramenant avec elle une multiplicité d’ondes et de vibrations, aussi bien d’infimes planctons que de gigantesques coquillages possédant la rumeur entière du monde et de ses douleurs. Le poème est alors composé d’eau, de débris, de combinaisons, de condensations et de mouvements surréalistes en une conscience aigüe de l’interdépendance des choses ; le régional prend en réalité valeur universelle, s’ancrant dans le Blues, dans les origines de la Terre, traçant une pensée à ses sources, au cœur des êtres vivants, au cœur d’elle-même, en une main lyrique sans cesse en tension… Et c’est dans cette tension déjà nommée que les mots existent passionnément, non pas dans l’excès et l’ornement, mais dans l’existence analogique du monde végétal et de la vie qui fut la sienne. Son phrasé à la simplicité trompeuse, art de l’élision et d’une oralité retrouvée, offre des rimes obliques merveilleusement orchestrées, des combinaisons surprenantes, de subtiles nuances grammaticales, tonales et musicales :



    « Pataugé, épié, pépié,
    appris à écrire sur l’ardoise
    avec la craie d’une mer ancienne


    Si je pouvais lancer mes tentacules
    au plus profond…
    et que palpite l’invisible lueur


    Nuit illustrée constellations
                 d’horloge
    et son retentissant
                             tic-tac stellaire


    Je me lève bientôt
                 pour donner à l’univers
                             mes pichenettes
     » (pp. 192-193)



    Surgit l’inattendu au détour d’un mot, le terme banal se charge avec la même agilité de connotations multiples ― souvent sensuelles et sexuelles ― et de retenue. Lorine Niedecker semble reposer sur la charnière délicate d’un saut de ligne unique qui peut recouvrir la logique syntaxique avec d’autres significations ; comme dans « Wintergreen Ridge » lorsque la fin d’une clause grammaticale jouxte le début d’une autre pour synthétiser les deux lignes au sein d’une seule métaphore : « disons : de l’art / Nous escaladons » (p. 150). Et son poème renaît d’une forme étonnamment pondérée, d’une reprise, d’un renversement rapide du regard : « Rien ni personne / ne m’a jamais donné / plus belle chose // que le temps / sinon la lumière / et le silence » (p. 156). Possédée par latence, Lorine dit tout sur la nature de la mémoire, de la conscience, elle rapporte la naissance des plantes comme partie de soi-même, elle déroule l’enfance jusqu’à la protestation sociale, et tout cela en soulignant d’un trait de crayon fugace une note sur l’architecture rurale ou urbaine des églises, construisant une passerelle entre le bruissement du Wisconsin et la fureur de la guerre du Vietnam, puis gommant, avec brio, les différences entre l’homme, la douleur des oiseaux et la splendeur des stèles.


    Pas de collage textuel dans cette poésie, juste un travail acharné sur la langue qui ne peut retenir son souffle. La poète compte obstinément les épines de « roses bleues » qui couvrent le monde, ne pouvant y porter longuement ou plus amplement les mains, elle les considère à travers « un fil de fer » et les dénombre dans la langue qui saigne un peu à leur contact. Sa poésie se reconnaît à ses silences et à ses éclats, et quantité de cristaux la constellent et l’éblouissent. Ces précipités du désir éclairent sa disposition la plus concise, quand les paysages qu’elle traverse et l’air qu’elle respire semblent la substance de la vie.



    « cornouillers blancs
              sous les trembles
                     pipsissewa


    (gaulthérie)
              parnassie
                     Vois là-bas


    fougères
              algues
                     nymphéas


    Respire
              le simple
                     le parfait


    ordre
              de cette fleur
                     le nymphéa


    Je ne vois nulle fusée
              décoller ici
                     ni esprit égaré
    (p. 157)

    [….]


    Il a plu
              jus de boue
                     feuilles de saule


    sur les toits
              Vieux tournesol
                     tu ne t’es incliné


    devant personne
              sinon le Grand Vent
                     d’Équinoxe
    » (p. 160)



    Ailleurs, il y a toujours la beauté simple de la tautologie poétique, là où l’énergie s’ombre derrière la Nature, où le sens primitif s’illumine au sein de la forme pour devenir métaphore de la course antique du réel et d’une puissance originaire de nommer. Se trouvent par conséquent le choc de l’honnêteté autour duquel le poème résonne et la persévérance d’une poète inséparable de ses sources culturelles et esthétiques. La Parole de Lorine est bel et bien un enregistrement-fossile ordonnant à la fois un art individuel et les pressions des diverses histoires dans lesquelles les choses sont nées.


    Où serait, in fine, Lorine Niedecker ? Que veut-elle vraiment nous dire dans cette multiplication des formes, dans ce lavage luxuriant et sobre à la fois ? Elle nous dit de revenir à la source et de recommencer dans et par la pleine nécessité de la langue, dans la joie de bousculer les mots, comme si multiplier leurs nuances permettait de vivre plus pleinement encore, dans le plaisir répété des sonorités, dans la ligature ludique des images, dans la surprenante et élégante inversion des sujets : « O ma vie flottante / Ne garde pas d’amour / pour les choses / Jette les choses / dans le flot // détruites / par les flots / N’achète rien de nouveau ― / à la fin c’est tout un ― / eau » (p. 171). C’est dans ces effets vibratoires que le poète tient le mieux en main la folie et la fluidité du monde ; elle déploie les richesses rythmiques de son regard et fait de chaque poème une exploration de sa volonté inassouvie à vivre jusqu’à la cassure et jusqu’au silence. C’est pourquoi, si proche soit-elle de sa Poésie, Lorine Niedecker se défie du langage et le prend chaque fois de vitesse afin de déjouer ses ruses ; elle ne supporte pas sa propension à se compromettre, « à truquer le jeu », à tendre par facilité vers des fantômes plaintifs et des âmes larmoyantes. Le poème épuise ses efforts à mériter de nouveau sa confiance et reprendre langue avec elle, essayant quantité de rimes et de rythmes, se disposant en vers, en versets, en brèves proses ou en archipel. Lorine Niedecker dépense sans compter et son désir reste intact, elle le confie d’ailleurs aux brisures et membranes des nénuphars odorants, aux zézaiements et zizanies des feuilles sèches, aux merles à têtes jaunes et aux moineaux stridents qui piaillent sur les fils électriques, elle l’inscrit dans le calice des fleurs ou dans la pierre, puis en parle à tout ce qui existe. Et si le vers, par sa puissance, sa brièveté, sa densité, prend à lui seul le nom en sa matière infinie, c’est qu’il lutte contre la fascination du néant, contre l’angoisse de l’éphémère et du temps qui engloutit tout. Lorine reste ainsi à proximité du sol sans perdre de vue ce qui le surplombe : « le long de la rivière / les tournesols sauvages / au-dessus de moi / les morts / qui m’ont donné la vie / me donnent ceci / notre parent l’air / et les crues / notre riche ami / le limon » (p. 55). Ces minces passerelles élégiaques courent alors à travers le monde, les choses s’y disposent en bon ordre et les hommes s’y déplacent en vision vers de plus saisissantes contrées.

    Enfin, si les mots ne livrent pas facilement leurs secrets, et si les fils d’or érodés ne disent pas d’emblée où ils conduisent, ni pourquoi ils se sont mis en route, ils font, en revanche, suffisamment de place pour quelque chose de simple et de beau ; il suffit de se laisser prendre dans les rets d’une toile, dans le tissage du texte, pour retrouver le monde en sa quiétude, le regard décidant de tout ; les gestes sont plus faciles et les mots perdent leur seul goût de vase. « Patientant sous la pluie ou occupée à cueillir des fleurs dans le jardin », Lorine aura pu au demeurant explorer des contrées plus intimes ; soucieuse d’entrer dans le réel et de le revêtir d’habits légers, elle aura donné quantité de noms à ses poèmes, elle aura écrit des phrases d’une main juste, tendant ses paumes vers une ombre terreuse et se laissant conduire par elle en toute lucidité, elle aura essayé de vivre sans bavardages, sans s’enfermer en soi mais en s’ouvrant sur le monde, pour ne penser qu’à Celle vers qui tend toute sa pensée et qui occupe dans son univers la place laissée vacante par l’ignorance des hommes à n’admirer que les jours ensoleillés. Chez Lorine Niedecker, la beauté du monde se décline définitivement de l’observation à la contemplation, à moins que ce ne soit l’inverse, afin de rendre l’envol explosif de la Terre ou d’œuvrer dans le ciel à hauteur d’homme, tout est pure vibration face à la fragile merveille qu’est la Terre. Se mêle donc à l’attraction pour l’improbable, la miraculeuse présence de la Nature, et la poète y glisse ses gestes les plus audacieux comme des fragments d’un plaisir retrouvé.



    « Arbre mon ami
    je t’ai abattu
    mais je dois servir
    un plus vieil ami
    le soleil
    » (p. 71)



    À la froideur des villes qui l’oppresse, à la violence ordinaire des hommes, aux illusions bradées pour oublier nos angoisses, aux croyances qui disjoignent les êtres, Lorine Niedecker oppose l’apesanteur, le rythme et la mouvance de sa voix. Sa poésie fleure de mots hors du commun afin que la Terre ne se fasse pas terre d’exil, afin que le monde n’ait pas lieu hors de nous, mais là où nous sommes, afin que les choses ne soient pas le creuset de noires profondeurs, mais que notre regard sans cesse en éveil soit, au fil du voyage, invocation secrète et créative d’où émergent doucement les mots de la Nature et où chaque Lieu ne peut être que celui d’une Louange.


    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson *.



    ___________________________________________
    * Note d’AP : voir sur Recours au poème une courte bio-bibliographie de Sylvie Besson.






    Lorine Niedecker, Louange du lieu






    LORINE NIEDECKER


    Niedecker Lorine
    Source



    ■ Lorine Niedecker
    sur Terres de femmes

    [I grew in green] (extrait de “Paean to Place” from Collected Works [University of California Press] + Louange du lieu [José Corti])



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur Louange du lieu et autres poèmes de Lorine Niedecker (+ revue de presse)
    le site Lorine Niedecker
    → (sur poets.org)
    “Who Was Lorine Niedecker?”, by Elizabeth Willis
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une page sur Lorine Niedecker
    → (sur Poetry Foundation)
    Paean to Place, by Lorine Niedecker



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Hélène Dorion, Ravir : les lieux
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse





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  • Lorine Niedecker | [I grew in green]



    [I GREW IN GREEN]




    I grew in green
    slide and slant
          of  shore  and  shade
                Child-time  —  wade
    thru weeds





    I grew in green
    Stanza 19 of Lorine Niedecker’s “Paean to Place” (fac-similé)
    Source





    Maples to swing from
    Pewee-glissando
             sublime
                      slime-
    song



    Grew riding the river
    Books
              at home-pier
                       Shelley could steer
    as he read



    I was the solitary plover
    a pencil
             for a wing-bone
    From the secret notes
    I must tilt



    upon the pressure
    execute and adjust
              In us sea-air rhythm
    “We live by the urgent wave
    of the verse”




    Lorine Niedecker, “Paean to Place” from Collected Works, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 2002 ; 2004 (first paperback printing), pp. 264-265. Edited by Jenny Penberthy.






    Lorine Niedecker, Collected Works







    [J’AI VÉCU DANS LE VERT]




    J’ai vécu dans le vert
    oblique et bas
           de berge et d’ombre
                     Enfance à barboter
    dans les herbes



    Érables pour se balancer
    Glissando du gobe-mouche-
           vibrante
                     voix
    de vase



    Grandi en courant la rivière
    Livres
           sur notre débarcadère
                       Shelley à la barre
    lisait



    J’étais le pluvier solitaire
    un porte-plume
           pour os d’aile
    À partir des notes secrètes
    je dois voguer



    sur la poussée
    j’adapte et j’exécute
           En nous le rythme air-mer
    « Nous vivons sous l’urgente levée
    du vers »




    Lorine Niedecker, « Louange du lieu » in Louange du lieu et autres poèmes (1949-1970), Éditions José Corti | Prétexte, Série américaine, 2012, pp. 167-168. Traduit par Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès.






    Lorine Niedecker, Louange du lieu





    LORINE NIEDECKER


    Niedecker Lorine
    Source



    ■ Lorine Niedecker
    sur Terres de femmes

    Louange du lieu et autres poèmes (note de lecture de Sylvie Besson)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur Louange du lieu et autres poèmes de Lorine Niedecker
    le site Lorine Niedecker
    → (sur poets.org)
    “Who Was Lorine Niedecker?”, by Elizabeth Willis
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une page sur Lorine Niedecker
    → (sur Poetry Foundation)
    Paean to Place, by Lorine Niedecker





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  • Nicolas Pesquès , La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix |

    # Une jubilation de « joie noire »#

    Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau,
    huit, neuf, dix

    André Dimanche Éditeur, 2011.



    Lecture d’Angèle Paoli

    Du jaune initial de Juliau  . au jaune final de l'exaltation .
    Ph., G.AdC






    # UNE JUBILATION DE « JOIE NOIRE » #




          « Juliau n’est naturel que si je me tais
    ni ne le regarde
    naturel par insensibilité
     », écrit Nicolas Pesquès dans les dernières pages de J10.


    Pourtant, à lire le dernier recueil de Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix ― quatre livres en un volume de deux cent quatorze pages ―, il semble que la colline ― son jaune, ses genêts, son animalité ― poursuit son travail de creusement dans la sensibilité du poète. Sans épuisement de l’écriture.


    Ainsi la colline de Juliau tiendra-t-elle toujours son alter ego dans sa tenaille ; et toujours Nicolas Pesquès poursuivra son chant dans la paille jaune de Juliau. Rien jamais, ni la souffrance ni le jouir, ne pourra détourner le poète de la colline originelle. Paradoxe de la colline toujours présente au plus fort de l’absence, dans cette tension à double tranchant, double entrée prise entre nécessité de s’éloigner et appel du jouir. Paradoxe aussi de l’écriture qui tient dans la même tension à double tranchant entre le fait qu’elle ne convient pas, qu’elle est inapte à dire « J », et qu’elle est pourtant inéludable.


    « Le langage n’étant plus que ce qui creuse sans convenir », il faudrait chercher autre chose, un au-delà des mots, « quelque chose qui ne dépendrait pas du langage ? » Peut-être la couleur ? Mais que peut « la vénérable » ? La réponse est peut-être dans l’érotisation de la colline :


           « jaune de j bandé
           jus de genêt
     »


    Reprendre avec Nicolas Pesquès la « descension » de Juliau, face nord, c’est renouer avec « l’énigme intime » du poète et, avec lui, reprendre « l’essai d’écre » interrompu par le temps de la séparation dévolu à l’écriture.


    Ultime volet du Juliau de Pesquès, La Face nord de Juliau huit, neuf, dix s’étend sur deux années, de 2006 à 2007. Partie la plus importante de l’ouvrage, J10 occupe 9 chapitres, répartis en deux temps. Les quatre premiers chapitres se déroulent sur deux saisons, de novembre 2006 à août 2007. La suite de J10 ― cinq chapitres ― de septembre à décembre 2007. Quant à J8, deux mois à peine lui sont consacrés ― février-mars 2006 ― ; et un été (2006) suffit à couvrir les trente-deux pages de « l’essai d’écre » de J9.


    D’une saison à l’autre, Juliau veille, à l’affût, et tient le poète au collet. Si trop s’éloigne de la colline, Juliau le rappelle à lui. Avec « son jaune tectonique coulissant » et son « j » de jouir. Écrire Juliau comme, pour Cézanne, peindre la Sainte-Victoire. « J » de Juliau, comme jaune genêt est un chant chamanique, repris, séparé de la scission de la couleur d’avec la colline. Toujours recommencé pour « d’autres approches, d’autres contagions ». Dans quelle faille « d’écre » l’écriture s’est-elle glissée entre J10 et J8-J9 qui le précèdent ? Quel nouveau réseau d’écriture la « descension » a-t-elle suscité chez le poète ? « j’ai voulu en avoir le cœur net », conclut le poète à la fin de son ouvrage.


    C’est sur la séparation définitive que s’ouvre le premier chant de J8. Mort de Juliau, ou peut-être mort de la mère ?


           « Comme si elle était


           là, devant,


           le 2 septembre
           debout et
    morte »



    J8 commence dans le désordre du désespoir et du rejet



           « gale du chêne
           jaune émétique
           mère défaite
     »


    La douleur de la séparation se lit jusque dans la ponctuation adoptée par le poète. Les trois points de suspension qui séparent visuellement une strophe de la strophe suivante impriment le silence intérieur nécessaire entre les blocs de mots. Ils sont le témoignage sensible d’une ellipse. Une aposiopèse. Plus loin dans J8, le poète propose du silence une autre lecture qui justifierait une relecture du recueil :


           « des mots séparés par des blancs
           la place réservée à l’amour
     »


    Même morte la colline est là, qui annonce le « genêt d’outre-tombe » final, et impose au poète la nécessité têtue d’écrire, de poursuivre l’entreprise d’écriture de Juliau : « écrire bute sans cesser ».


    Dans la brièveté de J8 s’inscrit l’idéal de la colline. Sa résistance. Juliau s’insurge. De même, le poète. Sa méthode est celle du refus. Du rejet de toute forme d’assimilation :


           « ne jamais s’appuyer sur quoi que ce soit
           qui aide à confondre les mots et les choses
     ».


    Pas de comparaison possible avec. Pas d’identification.


           « identique est un adjectif disparu »


    Même si JAUNE a à voir avec la mère, et avec elle, aux origines. Pas de comparaison, partant, pas de comme. Le poète convoque plutôt la synecdoque. Figure essentielle de J8, explicitement nommée, la synecdoque, par imbrication contenant/contenu, par engendrement de l’une par l’autre, dit le fusionnement colline-mère-colline.


           Jaune, « âme tournesol
           d’où la mère en colline
     ».


    L’absorption de l’une par l’autre se vit en même temps qu’une même volonté de « dessaisissement », une même douleur coupure-séparation. Et si J8 n’était là que pour dire la mère, présence-absence, « J » « préterre »/prétexte à l’espace mère ? Et l’écriture de Juliau, un autre moyen de « lui parler comme à un autre pan de la vie » ? Omniprésence de la mère − «  à la mère et au couteau » ; « mère et grammaire défaites » ; « pente, vent, mère, nuage/des organismes éphémères » − disséminée dans les poèmes de J8.


    Paradoxalement, à la manière d’un ouvrier qui travaille son matériau à l’aide d’outils, d’un alpiniste qui s’assure de son ascension avec piolets, grappins, pitons et prises, le poète grammairien assure sa progression dans le jaune de Juliau avec les étais qui lui sont propres : ses « et » d’appui – « l’amour du et dans le vide de la langue » –, ses « biais », son « fixatif », sa « synecdoque ». Introduire une logique – jusque dans le refus de sa « légende », avec le jaune comme garant –, pour donner corps. Même si le poète s’insurge contre la sacro-sainte « divinité » sujet-verbe, c’est à la grammaire que Juliau doit de prendre corps :


           « le corps est perdu s’il quitte la grammaire ».


    « Où séparer si séparer commence ? » Séparer, scinder, découper, trancher. Tel est le leitmotiv qui court legato d’un livre à l’autre de Juliau. Tailler, jusqu’à réduire Juliau et son jaune à l’extrême minceur d’une seule consonne. « J ». Mais, du jaune initial de Juliau ― dans sa révélation de genêt ― au jaune final de l’exaltation/exultation du jouir de Juliau, il y a une évolution qui passe par la répétition du même dans ses différences et dans ses variations, voire dans ses contradictions : ― « Juliau : sa fraîcheur, son usure » ―, jusqu’au retour à l’origine, à la scission et à la perte qui en résulte :


           « perdre pour ressentir

           la séparation de tout ce qui nous touche
     »


    « Mais séparer n’est pas détruire », confie aussi le poète. Séparer est indissociable de l’écriture et des contradictions qui l’accompagnent. Écre. Se soumettre à la « dure dent de dire », poursuivre la quête entre « outrage du cul-de-sac d’écrire » et sidération que cela puisse être, encore, « un quart de siècle et plus » ; mettre la couleur au centre, aller d’une rive à l’autre du séparé. Sans perdre de vue la préoccupation première : la concentration, la concision, le coupant. Car favoriser le « genêt à la pointe sèche », c’est résister à la tentation du fusionnel, résister à la féminité de la colline, à ses forces séductrices et trompeuses. La seule possibilité d’« écre » se vit dans la distance et, au-delà, dans l’écart, dans la faille creusée par l’entaille, dans cette « déchirure du langage » qui n’appartient qu’au poète. C’est dans cette faille que se trouve le gisement des mots susceptibles de faire lever Juliau jusqu’à la brûlure.

    L’éclat de son cri gagne la langue du poète et sans doute le poète lui-même.

    Une jubilation de « joie noire » frissonne dans le souffle de l’écriture.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès





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