éditions Gallimard,
Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021.
Lecture d’Angèle Paoli
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Images satellite du Lac Tchad Source : NASA Earth Observatory EN REMONTANT LE LAC TCHAD Un lac ne se remonte jamais. Il malmène la droite ligne qui va de A à B. Bien des phénomènes obéissent à cette loi, excepté ceux qui gouvernent le lac Tchad. La grande réserve d’eau est formée de panses et bagatelles, on dirait des bourses entre ses jambes de grand mâle. Un esprit mal tourné le comparerait à la démarche des femmes opulentes, qui sont de véritables océans portatifs. Le lac Tchad est une gourde que les filets des marins pêcheurs draguent sans discernement.
Ainsi se dessine son courant animé par un mouvement pendulaire. Alors, les eaux se répandent, heureusement endigués par le cercle magnétique terrestre qui, à l’image de l’horizon, met à contribution ses vitrines blindées en vue de les empêcher de verser hors du monde, quand les Martiens prennent le frais au crépuscule.
Le lac Tchad est la dernière station des eaux douces du monde. Les courants intersidéraux les ont déposées dans la galaxie de l’Orient pour notre aise. Tous les soirs, les étoiles nous rappellent à son bon souvenir. Et les randonneurs aussi, qui vont y boire pour l’ivresse et la joie.
Nimrod, Le Temps liquide, récits, éditions Gallimard, Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021, page 18. |
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| MAURICE KAMTO Photo ©D.R. Avec Sous la cendre les étoiles, Maurice Kamto nous dévoile « l’aube primordiale » d’un très grand chant où se mélangent l’enfance du poète et celle d’une nation. D’un côté, l’insouciance et le geignement de l’enfant bousculé par l’absence brève mais profonde des figures de l’amour. De l’autre, la difficile parturition d’un nouveau pays. Alors se déploie un panorama où l’attention du poète se manifeste aussi bien à l’égard des enfants des rues, des femmes, des arbres que pour la geste continentale. Lais, laisses et versets du prisonnier recueillis à la lucarne de sa geôle, à l’aurore, lorsque s’aiguisent les déchirures, Maurice Kamto sublime une douleur pudique et une espérance certaine. Son attitude pourrait être la définition même de l’acte poétique. Sous la cendre les étoiles est son troisième recueil de poèmes. Avec Maurice Kamto, Léopold Sédar Senghor trouve une digne émule de la poésie épique, mais réinventée, transfigurée (note de l’éditeur). ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de Cameroon Radio Television) une fiche biographique sur Maurice Kamto |
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LE ROMAN S’ACHÈVE Pour Gath À la ville de Malamdjiga que je n’ai pas revue depuis trente-neuf ans.
Au vide qui cernait ses abords, semblable à celui de nos routes.
Au secret qu’ils partageaient – infus, diffus.
Aux cavernes du souvenir.
À la nostalgie du vrai lieu.
À la case de pisé qui nous abrita dans le village de Bouyo, à l’est de Syé.
À la case de Tougoura. Elle liait la terre et les épineux à une même couleur, une même parole.
À la fille rencontrée au puits et sa calebasse d’eau précieuse.
À l’ardeur de son regard – son offrande chue si haut dans l’estime.
Au vieux dont elle était la fille et envers lequel des paroles remuaient en nous tant de préjugés.
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| NIMROD
→ Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP) → L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP) → Gens de brume (lecture d’AP) → [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone) → L’herbe (poème extrait d’En Saison) → Sous les étoiles → Sur les berges du Chari (lecture d’AP) → [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés) → Le Temps liquide (lecture d’AP) → En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide) → La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Nimrod → (sur le site du Point) un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée → (sur le site de la revue Project-îles) une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020) |
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J’AI ÉGARÉ MON NOM (extrait) J’ai égaré mon nom Là-bas à la courbe du Yolgambi Après un grand chaos Sous une bâche en plastique J’ai égaré mon nom Dans un camp de fortune Noyé dans la boue par des larmes de souffrance Au milieu des pleurs d’enfants J’ai égaré mon nom À l’endroit où des regards désemparés de parents Imploraient un horizon fracassé Où un ciel guère bleu vomissait à rendre l’âme J’ai égaré mon nom dans ce carrefour bruyant De naufragés sur le qui-vive Victimes des bombes incendiaires de soudards Sourds aux cris de ceux qu’on napalme J’ai égaré mon nom À l’heure du « sauve-qui-peut sa peau ! » Oubliant qui j’étais Debout seul face à ce qu’il reste des miens Qui ne bougeront plus et vivront de rien À la courbe du Yolgambi j’ai vacillé à l’écoute De la rumeur annonçant la terre promise J’ai vacillé sensible au vacarme de tant d’affligés Démunis délaissés que la raison quitte J’ai égaré mon nom sur la berge du grand fleuve Sur une berge de boue abîmée par tant d’épreuves Désormais moins qu’un émissaire Porteur d’aucun mandat Suis-je un pauvre voyageur Condamné dès sa prime jeunesse À une quête d’ailleurs sans répit Brin de paille volante Serai-je emporté par secousses et remous Dans un monde persécuté Abdoul Ali War, J’ai égaré mon nom précédé de Ode aux pères, éditions Obsidiane, Collection Le Manteau & la Lyre dirigée par Nimrod, 2020, pp. 31-32. [en librairie le 6 mars 2020] Source ■ Voir aussi ▼ → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une notice bio-bibliographique sur Abdoul Ali War |
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J’AI ATTEINT LE SUD DE MON ÊTRE Parler du sortilège des parfums n’est pas chose aisée. S’il y a un orfèvre en la matière, c’est bien le poète Nimrod. Avec ce petit opus intitulé Gens de brume, le poète offre au lecteur son coffret de santal. Un écrin, tout nouvellement arrivé, d’où émanent tout à la fois les odeurs de l’enfance et les exhalaisons envoutantes de l’adolescence ; puis bien d’autres fragrances où s’affrontent et se rencontrent souvenirs de Provence et d’Italie, saveurs de saisons de voyages et toute une gamme de sensations qui s’osmosent dans le creuset magique des phrases de Nimrod. Ici, dans ce texte subtil, s’opèrent toutes les correspondances avec un talent et une élégance dont seul le poète des bords du Chari détient le savoir et le secret. Peut-être la brume qui émane du fleuve joue-t-elle un rôle dans l’atelier de parfumeur du poète ? Peut-être contribue-t-elle à ce qu’advienne la magie ? C’est au bord du fleuve que se forge le sortilège. Dès l’enfance. Rien de plus puissant que cette montée dans la lenteur qui ouvre la voix aux parfums. De là il prendra son envol, déploiera ses essences majestueuses et s’accomplira pleinement sous d’autres cieux, en terres de Provence, « sur la route des vignes » où le vol même d’« une buse esquissait le profil d’un improbable flacon. » Trois temps pour traverser le temps d’une vie, trois temps concentrés dans l’exigence d’une écriture pour dire ce qui fut « le parfum d’estime » composé au saut du lit par l’enfant. Avec pour sésame l’odeur alléchante de « la bouillie de riz à la pâte d’arachide » concoctée par la mère. Avec la mère, le cosmos est tout entier contenu dans le grain de riz, cette « étoile comestible », savamment préparée. La dégustation de la bouillie s’accompagne du sourire maternel et le bonheur se lit dans les regards échangés/esquivés. « Des senteurs d’amande, de lait, de miel et de soleil caressent la peau de mon visage comme si quelque puissance migrait de mon ventre vers mon sternum en passant par ma gorge pour s’échapper en sueurs toutes fines par le milieu de mon crâne » Soudain relayée sur le chemin de l’école par l’odeur des harengs, l’odeur première semble un moment menacée. Heureusement, les manguiers veillent. « Gardiens de la mémoire », ils obligent l’odeur de harengs, cependant elle aussi très prisée par l’enfant, à refluer pour laisser le passage à celle du sucre. Quelques pages encore pour dire le baptême fluvial noyé, sur les bords du Chari, par la présence imprévue de la « fiancée mystique ». Odile. La fée. La grande initiatrice de la « carte du tendre » du poète — embaumé des « fragrances d’Onalia » dont le « parfum subtil ne se développe qu’une fois » — s’éloigne. Le premier ravissement cède la place à un tout autre, celui de la libération d’un amour. « Je suis si faible soudain, comme ravi par la pensée d’être enfin libéré d’Odile. » Cependant quelque chose d’infini et d’éternel demeure, à jamais gravé sous la peau du jeune homme. Une langue particulière, constellée de toutes sortes d’odeurs qui se marient se superposent se croisent et rivalisent : « Cette première amorce de discours sur le parfum accroît son importance en moi, qui le rend aussi insaisissable qu’une luciole dans les plis de la nuit. » Quelques pages, enfin, pour évoquer le temps de Sauve, temps adulte, amours et séparations, et le poète de conclure ce récit enchanteur (à plus d’un titre) avec ces mots qui disent la quiétude : « Assurément, j’ai atteint le sud de mon être ! Je me suis acquis un royaume inespéré. Chaque atome respiré, c’est comme si en son sein un ver à soie filait l’étoffe de mon futur linceul. J’y mourrai en transparence, parfumé par des mûres qui le sont tout autant. » |
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[TU POSERAS TON FAIX] Tu poseras ton faix au pied des meules Tu prendras en patience ces offrandes hirsutes Où les dieux devisent Un mur un pain une texture de silence Et derrière toute vigilance de mise Une architecture époumonée Le ciel égrène son givre d’absence Nous lui empruntons si peu Mais les désirs en nous rejoignent son espace Et peu à peu le jour se raréfie L’insecte du soir griffonne Le réveil des monastères Nimrod, « Terre vide & pleine », Passage à l’infini, Obsidiane, Collection Les Solitudes, 1999, pp. 31-32, in « Paysage », J’aurais un royaume en bois flottés, anthologie personnelle 1989-2016, Poésie/Gallimard, 2017, page 128. Préface de Bruno Doucey. Ph. D.R. Olivier Roller Source ■ Nimrod sur Terres de femmes ▼ → Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP) → L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP) → Gens de brume (lecture d’AP) → [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté) → [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone) → L’herbe (poème extrait d’En Saison) → Sous les étoiles → Sur les berges du Chari (lecture d’AP) → Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature) → Le Temps liquide (lecture d’AP) → En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide) → La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site du Point) un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée → (sur fr.wikipedia) une fiche bio-bibliographique sur Nimrod |
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DES NOCES POÉTIQUES AVEC LE CHARI « Sur les berges du Chari », le ciel occupe tout l’espace. C’est lui qui assure la jonction entre la terre et l’eau. L’eau du ciel et celle du fleuve souvent se confondent pour composer un paysage d’une totale uniformité. Cette trilogie « ciel-fleuve-espace » a façonné en profondeur et à jamais le poète Nimrod. Ici, Sur les berges du Chari, l’espace du poème est espace temporel pour dire cet accord parfait, ce mirage commun partagé pour confier au poète ce qui le fonde : « Le grand fleuve sous octobre se raconte ». C’est sur ce vers que se clôt Sur les berges du Chari, district nord de la beauté, recueil récemment publié par les éditions Bruno Doucey. Si le fleuve est au centre, présent dès le titre de l’ouvrage, le ciel est encadrement. Avec le poème d’ouverture « Au ciel », le poète se place en situation, en prise avec ses propres limites et contradictions. En prise également avec sa propre quête : « je cherchais à dire
la course vers l’avenir lorsque le banian s’élève
à la verticale de l’azur. » Dès ce premier poème un paysage s’offre, un monde tout entier contenu en trois mots : « ciel », « cité solaire », « banian ». Avec le poème final, Nimrod s’en remet à l’attente : « J’attends leur accord de tétrarque ». Que s’est-il passé entre ces deux extrêmes ? L’accord qui permet au poète-berger-pêcheur de rejoindre sa trilogie existentielle s’est-il manifesté dans les interstices de la poésie ? Il se peut, même si le poète continue de s’inscrire dans l’attente. Sur les berges du Chari, district nord de la beauté regroupe plusieurs sections (5 en tout) où alternent poèmes brefs, parfois proches du haïku, et poèmes de formes plus classiques (odes, sonnets). Quelle que soit la forme que prennent ces poèmes sur la page, tous ont un lien étroit avec le fleuve, dans le fusionnement que le Chari invente et noue avec le ciel. Et avec la terre qu’il baigne de ses eaux patientes : « La terre liquide
m’emporte vers le rivage
Il me donne à voir
L’infini dans sa rondeur
Ce n’est pas la terre c’est la presqu’île
Tel un mot bien ouvragé… »
(in « Le Bac », 4) Avec les poèmes de la première section se fait le passage du singulier — « ciel » — au pluriel — « ciels ». Composition en trois volets, « Ciels errants » se présente d’abord comme une succession de poèmes brefs, sans titre. En dehors de toute cartographie, autre que celle qui se lirait « à hauteur de ciel » et figerait l’espace dans l’exiguïté de ses limites. Ces poèmes s’inscrivent dans une immensité sans frontière où se lit la jonction ciel-nuages-vent-océan. Dans une seule et même tonalité qui réduit tout « à une ligne ». Rien en effet qui fasse « ride » ou « biffure » ; dans cet univers qui « court vers une inertie parfaite », le poète a ancré ses désirs ainsi que ses rêves de royaume naturel et de possession. Légèreté modestie et humour : « J’aurais un royaume tout
à moi en bois flottés. Une
rivière de diamants en
désespoir de cause ». Il faut attendre la fin du voyage, la fin du recueil et le poème du « Bac » (2, dans la section éponyme du recueil) pour que se dessine une géographie plus précise et plus étendue : « Le Chari confirme la
géographie du Congo
apprise hier à l’école
S’y fait entendre l’écho du Zambèze
Et le bac maître des liaisons liquides
flotte sur ses rondins comme pour arrêter
les lumières du soir et comme pour favoriser l’aube… » Dans l’intervalle se décline toute la poésie que drainent les eaux du Chari. Enfances, parents, guerres, exil/exode. Avec les cinq poèmes du « Grand troupeau » (in « Ciels errants ») surviennent les vents et les orages, et cette fraîcheur promesse de l’eau à laquelle aspire le poète. Car le poète ne craint rien tant que la force annihilante du soleil. Il fuit la fournaise, appréhende la « surchauffe » et « l’aridité ». « Je n’aime pas la poussière, j’en viens/Recommandez-moi à l’azur », confie-t-il dans « Envol » (in « Les superbes »). L’été est sa saison honnie. Pourtant, au cœur de ces jours de feu, se tient la mère, figure tutélaire de la verticalité. Elle est « stèle », sobre fidèle solide. Silencieuse et solitaire. D’une grande dignité. Semblable au banian qui « s’élève à la verticale de l’azur ». Celle qui veille dans l’attente et que peuplent les « orphelines pensées » du poète est-elle la même que « la mère solitude » ? Cela est probable car les deux figures se ressemblent. Le poète, qui rend un hommage émouvant à sa mère, lui confie son amour filial indestructible et intemporel. Un amour qui le lie au passé et continue de vivre au présent : « J’ai aimé ma mère j’ai embrassé son destin
Comme un fils comme un mendiant […] Je l’aime
Comme un exilé saisi par la douleur d’espérer. » Plus lyriques plus exaltés plus élégiaques aussi, les poèmes de « Ciels errants » sont d’une facture toute différente de ceux qui précèdent. Une ode en six sizains, dédiée à une femme (à Denise Moran, i.m.) — est-ce la mère ? —, ouvre cette section où se lisent en filigrane (et par hypallage) les errances du poète. « J’expose mon cœur à un champ orphelin » écrit-il ; ou encore « Je chante pour alléger ma petite existence » ; et plus loin : « Je pleure ma mère abandonnée ». L’histoire familiale et les chagrins qui l’ont façonnée sont évoqués ici avec grande pudeur. Mais ils affleurent à travers le blues qui s’exprime et rejoint le bleu du ciel, sa couleur « d’eau infinie ». Le poète revisite le passé de l’enfance. Il évoque son goût de la liberté et de l’errance. Il fait renaître en lui, dans les distiques d’un long poème (III), les images qu’il cultivait de lui-même : « Jadis je courais dans ces plaines
Tel un mage arpentant un pays mystérieux »…
« Ainsi allais-je en ces périphéries de ma ville natale
Juste au-dessus de Dembé pour m’emplir d’espace… » Devenu voyageur de l’immobile, globe-trotter d’un espace infini ramené aux proportions familiales de la « maison maternelle », sa pensée s’évade, envol vers des temps révolus des lieux où l’image du père pasteur vient peut-être se greffer en surimpression du chant. Ainsi de ce passage anaphorique construit sur la répétition, en début de vers, de l’affirmation : « J’aimais ». « J’aimais le rêve sur la colline
J’aimais la voix qui proclamait :
“ Voici trois tentes : une pour Élie
Une pour Moïse, une pour toi ˮ». Le poète consacre aux « superbes » une galerie de portraits. Annoncés dans le chant précédent – Les superbes
Les superbes
Les suuuupeeeerbes — (pasteurs bergers griots ? incarnations de la figure paternelle ?), « [l]es superbes » occupent la seconde section du recueil. Parmi eux « [l]e suffisant », « le contrôleur SNCF », les paysannes, « [l]’éléphant » en qui le poète éprouve « [l]’écho d’une parole commune » ; et lui-même, « le pauvre de ce canton », dans le poème intitulé « Ma véranda » : « J’écris un poème
Sur l’or qui court
Dans l’herbe jusqu’au
Pied du grand tilleul. » Ces portraits culminent avec le magnifique poème « Les Éthiopiennes », somptueux éloge des « Filles de la reine de Saba », où se dit le rêve d’une alliance retrouvée. Alliance qui passe aussi par la réconciliation du poète avec lui-même. Dans la ville de Jérusalem qu’il arpente, contemplant « le dôme de la mosquée d’al-Aqsa », il écrit : « Je contemple la face orientale de mon âme ». Face aux pierres fondatrices des trois religions, face à tout ce calcaire dans lequel se grave son bonheur, le poète exulte, empli de reconnaissance envers ses « chères Éthiopiennes ». Son chant monte vertical et puissant dans le calcaire de la Ville sainte pour résonner sur la blancheur de la page comme un chant de pure essence biblique : « Couleur poivre, beauté noire sur le sol biblique, je porterai tout à l’heure au Mur des Lamentations mes vœux pour vous,
J’exprimerai dans le silence de mon cœur, entouré des rabbins, des hassidim, des pieux de toutes conditions,
Votre prière
[…]
Baisez-moi, Éthiopiennes, baisez-moi au pied du mur ! Que je m’en aille avec ce goût de pain d’épices
Sur la langue, sur le cerveau, sur le cœur sur le visage, comme l’alliance scellée jadis par Moïse. » Un amour puissant et fiévreux habite le regard que Nimrod porte sur le monde qui l’entoure. « La face orientale » de l’âme du poète — son attirance pour « une sultane beauté », son goût pour les « soieries orientales » — vibre dans la section « Tam-Tam », « tam-tam au cœur ». Avec « Tam-Tam », le poète explore une mise en espace qui associe les disjonctions. Il joue avec la page, la typographie, l’agencement des mots, allant jusqu’à composer des formes de calligrammes. Ainsi du poème « New York », vertige gratte-ciel qui épouse la silhouette d’une grue sur le ciel de Manhattan. La langue éclatée scande le rythme syncopé du tam-tam. Les poèmes brefs et saccadés sont construits sur les répétitions et sur les glissements d’un mot à son homologue proche (« pendue » / « pentues » ; « danse » / « transe ». Ainsi le poète voyage-t-il dans ses souvenirs à la recherche d’un syncrétisme qui lui permette de combiner sereinement une incessante combinaison de l’Occident et de l’Orient avec l’Afrique. Mais la réalité historique est plus complexe qu’il n’y paraît. Et si Occident et Orient combinent leurs présences, elles le font aussi à travers heurts et conflits qui les opposent l’un à l’autre. Ainsi en est-il dans les poèmes de « [l]’enragement ». Le poème « Ils frappent ils tuent » a été écrit en « hommage aux étudiants Tchadiens réprimés les 8 et 9 mars 2015 à N’Djaména. » Dans « La honte noire », le poète évoque les causes perdues souvent construites sur des mensonges : « C’est toujours sur la Seine, et c’est toujours sur les bords de l’eau qu’on prostitue les grandes causes. » Le poète dénonce les luttes et les guerres qui avilissent et qui tuent. Il n’est pas tendre envers la France qui ne joue pas le beau rôle dans ces massacres : « Oublions cette honte qui teinte Paris de la cendre de nos restes. C’est la misère française. » Pour renouer avec les eaux du fleuve, et avec tout ce qu’elles drainent de mémoire, il faut (Pour commencer) s’en retourner vers « [l]e Bac ». C’est sur ce très bel ensemble de poèmes que s’achève le recueil. Une fois franchis les quatre premiers poèmes, le lecteur est confronté à une alternance de petits paragraphes en prose poétique (page de gauche) et de poèmes en drapeau regroupés en tercets (page de droite). On y retrouve la lumière le soleil l’espace le manguier le saule les bois flottés, « la terre qui renoue avec l’eau, le ciel, la verdure telle une phrase-Dieu ». Tout le mystère de la poésie de Nimrod, ses énigmes visuelles et auditives, ce fusionnement intense — ciel et eau — dont le mage-poète a le secret. « L’épervier jette sa moisson d’étoiles à pleines mains. Les poissons y accrochent leurs écailles. » Rien de plus beau ni de plus précieux que ce moment poétique où le poète scelle ses noces avec l’univers qu’il recrée à la volée. À la manière dont son père jetait jadis ses filets dans les eaux du Chari. « J’aimerais me couler en moi-même. Je me déborderais à droite, je me déborderais à gauche puis à la surface des eaux, ses éclats d’horizon ses écailles de prince des poissons. Voilà je préside à leur envolée, je préside au ciel qui sied à leur baignade. » Chaque fois que le poète retrouve le fleuve, c’est la figure du père, grand pêcheur devant l’Éternel, qui revient en lui. |
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