Étiquette : Nimrod


  • Nimrod, Le Temps liquide

    par Angèle Paoli


    Nimrod, Le Temps liquide, récits,
    éditions Gallimard,
    Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LES GENÈSES DU LAC TCHAD




    Le Temps liquide. Dans la filiation de Gaston Bachelard est le titre que le poète Nimrod a choisi pour insérer sous cette enseigne ses dix-sept récits. Un titre à double hélice pour nommer ce qui dans nos vies passe, sans que nous n’y puissions rien. Le temps coule s’écoule tout comme l’eau, dont il possède tant le flux que la fluidité. Le temps est la pièce maîtresse des récits autobiographiques rassemblés dans ce récent recueil. Le temps, pris dans son mouvement irréversible, incontrôlable, inépuisable. Celui qui mène tout un chacun entre ses rives intangibles, d’un commencement à une fin. La fluidité du temps pourrait n’être qu’une métaphore. Chez Nimrod, elle fait partie intégrante de sa personne, de son esprit, de son écriture. Elle se jumelle avec les fluidités — fluviales et pluviales — qui traversent les terres sahéliennes, les irriguent par brusques accès. Fluidité primordiale liée au Tchad originel, à son lac immense, à ses fleuves. Au Chari et à ses affluents. Au Logone, aux bords duquel l’enfant Nimrod a grandi. Le fleuve qui a rythmé son adolescence continue de nourrir, par-delà ses rives, la mélancolie sans fond que le poète draine avec lui, dans son exil existentiel. Et dans son « irrémédiable » solitude. « Je suis un artésien », écrit-il dans « Festivals ». « Je vis au bord des larmes. »

    D’autres eaux que le Tchad nourricier, inoubliable et fondateur, surgissent sous la plume de Nimrod, grand conteur devant l’Éternel. Elles ouvrent d’autres sentiers. Qui sinuent vers d’autres histoires. Et bifurquent au hasard des rencontres. L’espace se démultiplie, repoussant les frontières bien au-delà des cartes qui les contiennent. Les récits ont aussi le pouvoir de « compresser les distances ». Qu’elles soient spatiales ou temporelles. Ce que Nimrod exprime de manière claire dans cet extrait du « Voyage de Clermont-Ferrand » :

    « En courant, je suis tout ensemble en gare de Bercy (qui s’arrache à mes talons tout en étirant et raccourcissant mes pas), en Auvergne et au Tchad. Ce chevauchement de lieux et de temps me caractérisait depuis bientôt six mois. Car le voyage de Clermont-Ferrand préludait à celui de N’Djamena que j’effectuerais dix jours plus tard. J’en avais une telle conscience que c’était pour ainsi dire chose faite. »

    D’autres voies/voix mêlent leurs échos, tantôt proches tantôt lointaines. Le temps s’étire entre présent et passé ; souvenirs d’enfance – visages et jeux — et vécu d’adulte. Ainsi le poète possède-t-il « le don inné » d’être, dans le même recueil, en de nombreux points de la terre. Dans les embouteillages d’un cortège présidentiel en Afrique ou sur la « guirlande magnifique et inutile de la muraille de Chine » ; dans l’église Notre-Dame de-Lorette à Paris ou perdu dans un voyage onirique entre le Darfour et la Sibérie. Ou encore, pris dans les mailles fallacieuses d’un « festival des lettres tchadiennes ». Événement qui, simultanément, le ramène quelques années en arrière dans les chorales de son enfance, lieu de formation inoubliable, et le cloue au pilori de la violence et de la cruauté du présent :

    « En ce qui me concerne, j’eus la sensation qu’on me dépeçait vivant et, surtout, qu’on sectionnait chacun de mes nerfs sous l’effet d’un faible anesthésiant, lequel ne m’empêchait ni de ressentir la douleur ni de voir les larmes couler à l’intérieur de moi. J’avais assisté, à mon corps défendant, à une mauvaise guillotine. »

    Il arrive que le narrateur se trouve dans un entre-deux. Soit en provenance de France pour rejoindre N’Djamena. Soit l’inverse. Est-ce cet entre-deux qui lui arrache ce singulier aveu, aux interprétations multiples : « Je souffre d’avoir échoué dans les marges. » ? Il arrive aussi que le récit convie le lecteur d’un pays d’Afrique à l’autre. Comme cette traversée mouvementée du Tchad au Cameroun qui narre la fuite du commandant Abdallah :

    « La Voie lactée a basculé vers l’ouest où lui répond l’étendue argentée du Logone. Un diamant liquide trace l’itinéraire que suivra le fugitif pour gagner le Cameroun. Mais où trouver des convoyeurs dignes de foi pour le mener à bon port ? »

    Le « diamant liquide » du fleuve n’est pas sans rappeler une autre évocation. Celle du récit onirique qui tourne autour du pur-sang Allahdj et du roi Absakine. Et l’on se trouve soudain emporté dans la magie purificatrice d’un conte des Mille et Une Nuits :

    « C’est alors que je vis La Mecque dans toute sa gloire ! Elle brillait telle un diamant, les pèlerins tournant autour de la pierre noire comme des phalènes immaculées. Je ne rêvais absolument pas. Après avoir contemplé la cité sainte comme si je rinçais mon corps avec ses eaux lustrales, je vis le roi Absakine en personne, qui me rendait Allahdj, mon pur-sang arabe, en se prosternant très bas. »

    Loin des eaux africaines, les eaux européennes sur lesquelles sont bâties nos villes sont parfois des miroirs trompeurs soumis à l’érosion et à la perte. Mais elles réservent aussi d’étonnantes surprises. Ainsi des eaux qui baignent le tout début du récit d’ouverture, lequel donne son titre à l’ouvrage. Le Temps liquide. C’est d’abord Venise. Dont la beauté même condamne le visiteur : « Il survole le temps ; il en est ébloui, effaré ou éconduit. Il glisse sur l’eau – il glisse sur tout. » Outre Venise, il y a au passage Bordeaux. Puis Béthune !

    Béthune ! Quelle surprise ! Sans s’en douter, le poète tchadien ramène sa lectrice quelques années en arrière, du côté de l’Ange-Gabriel, la péniche où les Escales des Lettres accueillaient cette année-là — était-ce en 2011 ? — Lambert Schlechter, dont elle fit alors la connaissance, Éric Pessan, Luis Mizon, Eva Almassy, Zoé Valdés… Et d’autres poètes encore pour lesquels elle s’était déplacée. Mais la lectrice dérive, tout comme dérive aussi le narrateur de ce récit. De manière inattendue. En effet, dans ses pérégrinations crépusculaires dans la ville des Hauts de France, l’Afrique fantôme ressurgit, qui dessine ses contours sur les eaux du fleuve (la Lawe, « affluent de la Lys, sous-affluent de l’Escaut » ?) ou sur les eaux du canal. Nimrod parle du « port de plaisance » où mouille la péniche. Avec un nom biblique si éloquent, la péniche qui l’héberge ne pouvait que servir son flâneur africain. Sous forme de « visitation ». Le récit, dès lors, prend un autre chemin et acquiert toute sa dimension. Poétique et spirituelle. Le jeune garçon qui « visite » le poète a la blondeur des anges de Botticelli. Ils se sont rencontrés « dans la coulée verte, à la jonction de la passerelle qui enjambe la rivière. » De leur dialogue naît la surprise. Une surprise réciproque qui transforme Hugo en bébé ange, et le narrateur en « archange Gabriel ». Une autre rencontre, plus bouleversante encore, est celle que le narrateur fait d’un « ange maléfique » rencontré sur le quai du train Amiens-Paris. Reconnaissant Nimrod, le jeune compatriote tchadien entreprend d’interroger celui dont il admire l’œuvre. Quant au poète, pressentant « une catastrophe imminente », il se tient sur la réserve et se montre réticent. Victime de ses « préjugés », le voilà embarqué au long cours dans la confusion des sentiments. Partagé entre attrait et répulsion, entre « révolte et remords », entre « désarroi » et « assaut d’amour », il finit par se lancer dans le récit complexe de la politique tchadienne, sans doute pour amener son jeune compagnon à mesurer ses élans idéologiques. Jusqu’au moment où se produit la catastrophe attendue. Nimrod prend alors conscience de ce qui le taraude depuis un moment. L’histoire du jeune tchadien, la violence de son vécu viennent se superposer à la vie de son propre fils, à qui est dédié « Le Voyage de Clermont-Ferrand ». À Claude, i.m. Au cours de ce récit fait de rebondissements, d’entrelacements d’époques et de lieux, l’idée que le poète se faisait du jeune tchadien a évolué. Perçu au début de leur rencontre comme un « ange maléfique », il est devenu « un Christ ». Un « ange de la miséricorde » qui, par-delà les distances et la mort, s’ingénie à lui envoyer des signes.

    Alliages de réalisme et de poésie, les récits de ce recueil offrent à voir « un théâtre du monde » qui n’exclut nullement le regard critique du poète. Un regard non dénué d’humour – même si « l’humour n’a rien d’universel » — ni de tendresse bienveillante. La plume de Nimrod cependant n’épargne ni le nationalisme exacerbé de certaines personnalités ni l’hypocrisie haineuse dont elles font preuve à son égard ; ni la violence des procédés ni les bassesses qui permettent de la mettre en scène. Ni sa propre souffrance. La lucidité du poète envers ceux de son peuple et envers lui-même confèrent à l’ensemble de ces mosaïques de visages et de formes une authenticité et une force qui vont de pair avec l’attachement que Nimrod nourrit pour son pays d’origine. Et même si l’aveu est douloureux qui lui dicte cette phrase d’« Une dispute imaginaire » : « Je portais le pays dans les veines, à l’image d’une galerie de souvenirs destinée à m’humilier », il existe dans l’univers de l’écrivain des moments de bonheur qui affleurent, des souvenirs d’insouciance et de joies enfantines inoubliables. Il y a aussi des visions qui donnent au récit sa dimension mythique. Ainsi de cette évocation du lac Tchad, inattendue et admirable :

    « L’autre nuit, en errant autour de la maison de ma mère, j’ai eu cette lueur : nous étions au commencement des batraciens qui barbotaient, heureux, dans le lac Tchad. Naguère, il s’étendait des rivages des Syrtes à ceux du Soudan du Sud jusqu’à la mer Rouge à l’est. Au fil d’un long ajustement, nous sommes devenus des êtres humains, jouant au football dans les clairières et les prés, à mesure que le lac rétrécissait. C’est bien plus tard que l’invention des dieux puis celle de l’Église ont accaparé notre appétence à chanter la gloire, la beauté, l’amour. Les étapes de toutes ces métamorphoses ne se peuvent conter. »

    Si elles ne se peuvent conter, « ces métamorphoses » évoquées en quelques lignes, donnent à réfléchir. Tout en compressant l’histoire du pays et des hommes, le poète-conteur n’ouvre-t-il pas pour nous mille chemins — de rêve et/ou d’interrogations —, depuis les genèses du lac Tchad, ses rives insituables mais heureuses, jusqu’à sa réalité d’hier prise entre football et Église ? Au lecteur paléontologue, ethnologue ou astronome d’aujourd’hui d’investir à son gré les pistes du silence qui jalonnent le « long ajustement » auquel le poète fait allusion. Il ne m’avait pas échappé non plus, en observant récemment les cartes satellitaires comparatives, que le lac avait singulièrement rétréci en quelques années à peine. De quoi inquiéter, soulever bien des questions et ouvrir la voie à la nostalgie de ce qui a été et s’avère définitivement perdu. Loin d’« une enfance buissonnant d’échos », laquelle sans cesse nourrit la « quête de sérénité ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod  Le Temps liquide





    NIMROD


    Nimrod 2





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Temps liquide de Nimrod
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)





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  • Nimrod | En remontant le Lac Tchad




    Lac-Tchad-1963-2017
    Images satellite du Lac Tchad
    Source : NASA Earth Observatory








    EN REMONTANT LE LAC TCHAD





    Un lac ne se remonte jamais. Il malmène la droite ligne qui va de A à B. Bien des phénomènes obéissent à cette loi, excepté ceux qui gouvernent le lac Tchad. La grande réserve d’eau est formée de panses et bagatelles, on dirait des bourses entre ses jambes de grand mâle. Un esprit mal tourné le comparerait à la démarche des femmes opulentes, qui sont de véritables océans portatifs. Le lac Tchad est une gourde que les filets des marins pêcheurs draguent sans discernement.

    Ainsi se dessine son courant animé par un mouvement pendulaire. Alors, les eaux se répandent, heureusement endigués par le cercle magnétique terrestre qui, à l’image de l’horizon, met à contribution ses vitrines blindées en vue de les empêcher de verser hors du monde, quand les Martiens prennent le frais au crépuscule.

    Le lac Tchad est la dernière station des eaux douces du monde. Les courants intersidéraux les ont déposées dans la galaxie de l’Orient pour notre aise. Tous les soirs, les étoiles nous rappellent à son bon souvenir. Et les randonneurs aussi, qui vont y boire pour l’ivresse et la joie.



    Nimrod, Le Temps liquide, récits, éditions Gallimard, Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021, page 18.






    Nimrod  Le Temps liquide




    NIMROD


    Nimrod 2





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Temps liquide de Nimrod
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)





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  • Maurice Kamto | Phénix


    PHÉNIX





    C’est une terre des confins où se contredisent les rêves.
    À chaque réveil je me retrouve dans le champ des énigmes.

    Je sonderai ton âme tels les lamantins du lac Ossi
    Pour me nourrir des temps primordiaux.
    Je reviens d’une aube qui gémit
    Où se languit la princesse des mangroves,
    Œuvres du Mont des dieux et de l’Océan.
    Sa couronne est sertie des braises qui consumèrent l’aurore
    Écoute ses plaintes inépuisées

    Ses larmes emperlent nos infortunes
    La mort a dédaigné ses faveurs et l’a punie d’une vie frivole

    En elle une violente gésine
    Terre mienne née au croisement des routes
    Forêt de poudre et de dédain
    Voici que tu renais dans nos mémoires
    Sylphide entraînant ses grâces à d’antiques souverains
    Tu aimantes baroudeurs et soupirants frénétiques
    Qui rêvent des nuits d’accomplissement
    Je t’emporte avec moi partout où je vais
    Dans l’intime de mes luttes et déroutes
    Terre séchée à mes semelles de pèlerin

    Je te dessine à la crête de mes rêves d’homme
    Plus haut que le sommet de l’esprit plus délirant que les fastes de Danakil
    Le doute s’est enfui du jour et de sa parole claire
    Et voici que s’inaugure la marche des soleils

    Je veux être présent au couronnement de l’audace
    Quand du sein de l’azur elle repoussera les persiflages
    Les aspergeant d’une joie sertie d’or et de notre volonté d’être
    Elle arbore un blason damasquiné aux armoiries des héros

    Elle a lâché la main de la défaite
    Escaladé les nuées dans un ciel sans limites
    Et nourri les songes

    C’est ainsi que je te rêve
    Buissonnant du monde à venir.





    Maurice Kamto, « Mémoire », Sous la cendre les étoiles, éditions Obsidiane, Collection Le Manteau & la Lyre dirigée par Nimrod, 2021, pp. 78-79.






    Maurice Kamto  Sous la cendre les étoiles 7




    MAURICE KAMTO


    Maurice Kamto denim
    Photo ©D.R.




    Avec Sous la cendre les étoiles, Maurice Kamto nous dévoile « l’aube primordiale » d’un très grand chant où se mélangent l’enfance du poète et celle d’une nation. D’un côté, l’insouciance et le geignement de l’enfant bousculé par l’absence brève mais profonde des figures de l’amour. De l’autre, la difficile parturition d’un nouveau pays. Alors se déploie un panorama où l’attention du poète se manifeste aussi bien à l’égard des enfants des rues, des femmes, des arbres que pour la geste continentale. Lais, laisses et versets du prisonnier recueillis à la lucarne de sa geôle, à l’aurore, lorsque s’aiguisent les déchirures, Maurice Kamto sublime une douleur pudique et une espérance certaine. Son attitude pourrait être la définition même de l’acte poétique. Sous la cendre les étoiles est son troisième recueil de poèmes.
    Avec Maurice Kamto, Léopold Sédar Senghor trouve une digne émule de la poésie épique, mais réinventée, transfigurée (note de l’éditeur).




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Cameroon Radio Television)
    une fiche biographique sur Maurice Kamto





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  • Nimrod | Le roman s’achève



    LE ROMAN S’ACHÈVE



    Pour Gath



    À la ville de Malamdjiga que je n’ai pas revue depuis trente-neuf ans.

    Au vide qui cernait ses abords, semblable à celui de nos routes.

    Au secret qu’ils partageaient – infus, diffus.

    Aux cavernes du souvenir.

    À la nostalgie du vrai lieu.

    À la case de pisé qui nous abrita dans le village de Bouyo, à l’est de Syé.

    À la case de Tougoura.  Elle liait la terre et les épineux à une même couleur, une même parole.

    À la fille rencontrée au puits et sa calebasse d’eau précieuse.

    À l’ardeur de son regard  –  son offrande chue si haut dans l’estime.

    Au vieux dont elle était la fille et envers lequel des paroles remuaient en nous tant de préjugés.

    À l’étoile du jour qui nous conduisit partout.

    À l’étoile de la nuit qui dopait nos sommeils.

    À l’étoile de la route qui inaugura pour nous tant de routes nouvelles dans la brûlure du jour.



    Nimrod, Petit Éloge de la lumière Nature, éditions Obsidiane, Collection Le Manteau & la Lyre, 2020, page 29.





    Nimrod Petit éloge





    NIMROD


    Nimrod 2






    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)






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  • Abdoul Ali War, J’ai égaré mon nom



    J’AI ÉGARÉ MON NOM
    (extrait)





    J’ai égaré mon nom

    Là-bas à la courbe du Yolgambi
    Après un grand chaos    Sous une bâche en plastique

    J’ai égaré mon nom
    Dans un camp de fortune

    Noyé dans la boue par des larmes de souffrance
    Au milieu des pleurs d’enfants

    J’ai égaré mon nom
    À l’endroit où des regards désemparés de parents
    Imploraient un horizon fracassé
    Où un ciel guère bleu vomissait à rendre l’âme

    J’ai égaré mon nom dans ce carrefour bruyant
    De naufragés sur le qui-vive
    Victimes des bombes incendiaires de soudards
    Sourds aux cris de ceux qu’on napalme

    J’ai égaré mon nom
    À l’heure du « sauve-qui-peut sa peau ! »
    Oubliant qui j’étais

    Debout seul face à ce qu’il reste des miens
    Qui ne bougeront plus et vivront de rien

    À la courbe du Yolgambi j’ai vacillé à l’écoute
    De la rumeur annonçant la terre promise

    J’ai vacillé sensible au vacarme de tant d’affligés
    Démunis délaissés que la raison quitte

    J’ai égaré mon nom sur la berge du grand fleuve
    Sur une berge de boue abîmée par tant d’épreuves

    Désormais moins qu’un émissaire
    Porteur d’aucun mandat
    Suis-je un pauvre voyageur
    Condamné dès sa prime jeunesse
    À une quête d’ailleurs sans répit
    Brin de paille volante
    Serai-je emporté par secousses et remous
    Dans un monde persécuté




    Abdoul Ali War, J’ai égaré mon nom précédé de Ode aux pères, éditions Obsidiane, Collection Le Manteau & la Lyre dirigée par Nimrod, 2020, pp. 31-32. [en librairie le 6 mars 2020]





    Abdoul Ali War 2ABDOUL ALI WAR


    Abdou Ali War
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Abdoul Ali War






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  • Nimrod, La Traversée de Montparnasse

    par Angèle Paoli

    Nimrod, La Traversée de Montparnasse,
    éditions Gallimard,
    Collection Continents noirs, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LA DURE EXPÉRIENCE DU VISAGE





    La Traversée de Montparnasse, dernier roman de l’écrivain et poète Nimrod, s’apparente pour partie au continent imaginaire de Patrick Modiano. L’exergue, emprunté au Prix Nobel, donne d’emblée la tonalité de ce récit. Et, comme chez Modiano, les errances subtiles du personnage principal conduisent le lecteur à travers les rues de Paris, celles du quartier Montparnasse qu’il écume jour après jour, de cafés en brasseries, de jardins en cimetière, avec parfois quelques échappées vers le lointain boulevard Pereire, aux antipodes de Vavin et du boulevard du Maine. Comme dans les romans de Modiano, l’essentiel est ailleurs que dans l’histoire elle-même. Et l’histoire elle-même — malgré l’irruption de l’événement qui prélude à la déroute finale de Gennevilliers — pourrait se résumer en quelques lignes. Parce que, chez Nimrod comme chez Modiano, tout, ou presque tout, se déroule dans les linéaments d’une pensée qu’agitent supputations, élucubrations, interrogations, silences… Et l’écriture, magnifique, accomplit le miracle de l’indicible. De sorte que deviser sur le roman de Nimrod est entreprise délicate.

    Le titre du roman, La Traversée de Montparnasse, est un titre trompeur. Une fois le livre refermé, ce titre résiste. Et garde sa part de mystère. Pourtant, il laisse à penser que seule la capitale française est au centre, unique objet des déambulations auxquelles se livrent les personnages. Or ce titre est un titre en trompe l’œil qui nécessite de déplacer sans cesse le regard. Car il est un autre lieu que le héros arpente, tantôt de manière réelle tantôt par le détour de la mémoire et le recours à l’analepse. Ce lieu, c’est l’Afrique. Et plus précisément la Côte d’Ivoire.

    Kouassi — le lecteur découvre son prénom au cours d’un dialogue — va donc parcourir le globe à grandes enjambées, se perdre en tours et détours, du Nord au Sud et du Sud au Nord ; traversant la Méditerranée pour se rendre dans son pays d’origine ou pour revenir à Paris. Abidjan, Yamoussoukro ou Bingerville où il est né n’ont pas de secrets pour lui. Pas plus que Vavin, la Gaîté-Montparnasse ou le jardin du Luxembourg. Le lecteur navigue donc sans cesse entre deux mondes que tant oppose. Existe-t-il entre l’Homo sapiens de l’hémisphère Nord et l’Homo sapiens de l’hémisphère Sud des points de rencontres possibles ? Ces points de rencontre sont-ils fiables ? Et durables ? Le lecteur et le personnage de Kouassi y croient un temps. Ils cherchent du moins à s’en persuader. Mais les certitudes se lézardent et il arrive que le trouble s’installe, remettant en question ce que l’on tenait pour acquis. Ainsi de cette petite phrase qui affleure dans le chemin de pensée de Kouassi après sa rencontre avec Jules : « Que s’était-il passé entre temps ? Avais-je réintégré le sérail ivoirien ? ». Interrogation qui pourrait passer inaperçue, malgré le constat énoncé dans la phrase introductive de l’incipit : « En me rendant au dîner de Jules ce soir-là, mes épaules se sont affaissées sous le poids de mes vingt-cinq ans. » Une interrogation cependant qui prend tout son sens dans le dernier chapitre du roman. Avec la diatribe que Pierre, ami de Jules et de Kouassi, énonce en plein dîner et qu’il adresse à l’ami ivoirien. « Sortie » fatale, dont la jalousie de Pierre et son caractère fantasque sont peut-être la cause.

    Comme il le dit de lui-même, Kouassi est un « dandy ». Par l’esprit et par la mise. Il s’habille avec soin et cultive ses contradictions avec élégance. Ce « vieux parisien » est un « ivoirien à part ». Éternel étudiant, il est lettré, sensible, bien élevé, distingué, dilettante, plein d’humour. Et riche. Il n’affiche pourtant rien de ses origines et s’évertue à cacher son aisance. Amoureux des grands arbres du jardin du Luxembourg ou du Bois de Boulogne, il l’est aussi de la « Montagne imaginaire » de Montparnasse. Ce qu’il aime et qu’il recherche infatigablement, c’est le couplage entre urbanisme et canopées. D’une forêt à l’autre, de la parisienne à l’ivoirienne, il n’y a qu’un pas que ce doux rêveur s’ingénie à franchir, chaque fois qu’il sort humer l’air de la rue Vavin.

    La vie parisienne du jeune homme se passe en rendez-vous avec « la bande ». Mais plus encore avec son ami éditeur, Jules, à qui il vient de confier une série de poèmes. Rencontres animées dans les brasseries du quartier. De rêveries en échanges, toujours reviennent, au détour d’une conversation ou d’une remarque, les origines africaines. Les siennes — il appartient au peuple Baoulé — et celles de son pays. Ensemble elles forment un tissu complexe et fécond. Fait de légendes et haut en couleur. Auquel le jeune homme est très attaché. Orphelin, fils adoptif du président de la nation ivoirienne, il a été accueilli par un jeune couple qui l’a élevé dans l’amour et dans l’aisance. Kouassi voue à ses parents, quels qu’ils soient, une reconnaissance éternelle. Grâce à sa filiation avec le « père de la nation », il s’est acquis une généalogie glorieuse. Et s’est surtout acquis un « guide », admirable tant par la sagesse que par la grandeur. Il reconnaît en lui un géant de l’Histoire. Qu’il se doit de défendre « parce que cela engage l’identité ivoirienne. » Il arrive aussi parfois que Kouassi éprouve la tentation de se rendre à l’orphelinat de Bingerville où il a passé les cinq premières années de sa vie.

    Quant à Florence Nguessan, sa mère adoptive, Kouassi dit lui appartenir « par le sang, l’amour et l’antre utérin de la pensée. » C’est de Florence, ardente protectrice de la forêt, que Kouassi détient son savoir sur l’homo sapiens. Un savoir que sa mère, une érudite à qui l’on doit « le concept de littérature chlorophyllienne », fait remonter au paléotchadien. Or, chaque fois que Kouassi se trouve en difficulté avec ses amis français, lors du « fiasco du Select » par exemple, il s’envole vers les canopées d’Afrique. C’est au-dessus des arbres qu’il se régénère. C’est là qu’il respire et renoue avec son père présidentiel : « Lorsque les siens sont en danger, il les évacue dans ses plantations. C’est un homme chlorophyllien, ainsi se résume sa sagesse. »

    Entre autres talents, Kouassi possède celui de lire sur les visages, d’en décrypter les inflexions. Nul n’échappe au regard incisif et à la perspicacité du jeune homme. Pas même Jules en qui il lit la capacité de passer de l’homo sapiens du Nord qu’il est à l’homo sapiens du Sud. Mais sans doute Jules n’en a-t-il pas conscience. Seul un « ivoirien parisien » tel que Kouassi peut lire et comprendre de telles traversées dans le visage d’une même personne. Comme dans cet extrait :

    « Jules, le garçon bien sous tous rapports, dès qu’on discute des belles-lettres, s’apparente trait pour trait à l’homo sapiens du Sud. Son visage se détend, le bleu de ses yeux s’intensifie. Il devient viril.

    Hors de la poésie, le contrôle de soi confère à son visage ce petit air conspirateur qui est la marque des timides. Ses yeux deviennent bleu-vert sous des sourcils grisonnants. Ils battent en retrait devant la moindre provocation. Il rougit comme une jeune fille en fleurs… ».

    Chaque rencontre fait ainsi l’objet d’analyses subtiles qui passent par le regard. Visages et regards jouent un rôle primordial dans les relations que Kouassi entretient avec son entourage. Étroitement liés l’un à l’autre, le motif du regard et celui du visage constituent l’une des trames les plus fines du roman. En se frottant à ses amis occidentaux, le subtil Kouassi fera la dure expérience de son propre visage et du regard d’autrui sur lui-même. L’amitié volera en éclats. Au profit de l’amour ? C’est ce que l’excipit de cet admirable roman laisse présager.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod  La Traversée de Montparnasse




    NIMROD


    Nimrod 2





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur Africultures)
    une lecture de La Traversée de Montparnasse par Aminata Aidara
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)





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  • Nimrod, Gens de brume

    par Angèle Paoli

    Nimrod, Gens de brume,
    éditions Actes Sud, Collection Essences, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli




    J’AI ATTEINT LE SUD DE MON ÊTRE




    Parler du sortilège des parfums n’est pas chose aisée. S’il y a un orfèvre en la matière, c’est bien le poète Nimrod. Avec ce petit opus intitulé Gens de brume, le poète offre au lecteur son coffret de santal. Un écrin, tout nouvellement arrivé, d’où émanent tout à la fois les odeurs de l’enfance et les exhalaisons envoutantes de l’adolescence ; puis bien d’autres fragrances où s’affrontent et se rencontrent souvenirs de Provence et d’Italie, saveurs de saisons de voyages et toute une gamme de sensations qui s’osmosent dans le creuset magique des phrases de Nimrod. Ici, dans ce texte subtil, s’opèrent toutes les correspondances avec un talent et une élégance dont seul le poète des bords du Chari détient le savoir et le secret. Peut-être la brume qui émane du fleuve joue-t-elle un rôle dans l’atelier de parfumeur du poète ? Peut-être contribue-t-elle à ce qu’advienne la magie ?

    C’est au bord du fleuve que se forge le sortilège. Dès l’enfance. Rien de plus puissant que cette montée dans la lenteur qui ouvre la voix aux parfums. De là il prendra son envol, déploiera ses essences majestueuses et s’accomplira pleinement sous d’autres cieux, en terres de Provence, « sur la route des vignes » où le vol même d’« une buse esquissait le profil d’un improbable flacon. »

    Trois temps pour traverser le temps d’une vie, trois temps concentrés dans l’exigence d’une écriture pour dire ce qui fut « le parfum d’estime » composé au saut du lit par l’enfant. Avec pour sésame l’odeur alléchante de « la bouillie de riz à la pâte d’arachide » concoctée par la mère. Avec la mère, le cosmos est tout entier contenu dans le grain de riz, cette « étoile comestible », savamment préparée. La dégustation de la bouillie s’accompagne du sourire maternel et le bonheur se lit dans les regards échangés/esquivés.

    « Des senteurs d’amande, de lait, de miel et de soleil caressent la peau de mon visage comme si quelque puissance migrait de mon ventre vers mon sternum en passant par ma gorge pour s’échapper en sueurs toutes fines par le milieu de mon crâne »

    Soudain relayée sur le chemin de l’école par l’odeur des harengs, l’odeur première semble un moment menacée. Heureusement, les manguiers veillent. « Gardiens de la mémoire », ils obligent l’odeur de harengs, cependant elle aussi très prisée par l’enfant, à refluer pour laisser le passage à celle du sucre. Quelques pages encore pour dire le baptême fluvial noyé, sur les bords du Chari, par la présence imprévue de la « fiancée mystique ». Odile. La fée. La grande initiatrice de la « carte du tendre » du poète — embaumé des « fragrances d’Onalia » dont le « parfum subtil ne se développe qu’une fois » — s’éloigne. Le premier ravissement cède la place à un tout autre, celui de la libération d’un amour. « Je suis si faible soudain, comme ravi par la pensée d’être enfin libéré d’Odile. » Cependant quelque chose d’infini et d’éternel demeure, à jamais gravé sous la peau du jeune homme. Une langue particulière, constellée de toutes sortes d’odeurs qui se marient se superposent se croisent et rivalisent :

    « Cette première amorce de discours sur le parfum accroît son importance en moi, qui le rend aussi insaisissable qu’une luciole dans les plis de la nuit. »

    Quelques pages, enfin, pour évoquer le temps de Sauve, temps adulte, amours et séparations, et le poète de conclure ce récit enchanteur (à plus d’un titre) avec ces mots qui disent la quiétude :

    « Assurément, j’ai atteint le sud de mon être ! Je me suis acquis un royaume inespéré. Chaque atome respiré, c’est comme si en son sein un ver à soie filait l’étoffe de mon futur linceul. J’y mourrai en transparence, parfumé par des mûres qui le sont tout autant. »

    Ainsi se clôt le récit d’une vie tout entière tissée par le soin de trois femmes. Trois initiatrices. Expertes en onguents et en charmes odorants. Trois amantes. Passion/Séparations/Libérations.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod  Gens de brume





    NIMROD


    Nimrod-02
    Ph. D.R. Olivier Roller
    Source





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
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    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur fr.wikipedia)
    une fiche bio-bibliographique sur Nimrod





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  • Nimrod | [Tu poseras ton faix]



    [TU POSERAS TON FAIX]



    Tu poseras ton faix au pied des meules
    Tu prendras en patience ces offrandes hirsutes
    Où les dieux devisent

    Un mur un pain une texture de silence
    Et derrière toute vigilance de mise
    Une architecture époumonée



    Le ciel égrène son givre d’absence
    Nous lui empruntons si peu
    Mais les désirs en nous rejoignent son espace

    Et peu à peu le jour se raréfie
    L’insecte du soir griffonne
    Le réveil des monastères




    Nimrod, « Terre vide & pleine », Passage à l’infini, Obsidiane, Collection Les Solitudes, 1999, pp. 31-32, in « Paysage », J’aurais un royaume en bois flottés, anthologie personnelle 1989-2016, Poésie/Gallimard, 2017, page 128. Préface de Bruno Doucey.






    Nimrod  bois flottés NIMROD


    Nimrod-02
    Ph. D.R. Olivier Roller
    Source





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


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  • Nimrod, L’enfant n’est pas mort

    par Angèle Paoli

    Nimrod, L’enfant n’est pas mort,
    éditions Bruno Doucey, Collection Sur le fil, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    SOUS LA CHAIR DU POÈME




    Printemps des Poètes 2017 : l’Afrique est à l’honneur.

    Quel poète mieux que Nimrod est plus à même de représenter le Continent Noir et quel ouvrage mieux que L’enfant n’est pas mort est aussi approprié, et aussi digne de célébrer l’importance de l’événement ? Ce n’est pourtant pas l’histoire d’un ou d’une Noire que le poète franco-tchadien célèbre dans ce récit. Mais celle d’une Blanche. Ingrid Jonker. Une poète afrikaner dont l’histoire et le drame sont intimement et intensément liés aux tragédies qui ont ensanglanté l’Afrique du Sud dans les années 1960.

    Le récit de Nimrod retrace en vingt épisodes, répartis sur quatre chapitres, l’histoire de cette jeune femme qui, par son choix délibéré de défendre ouvertement les Noirs, est rejetée par les siens. Père, amants, amis. La vie affective et émotionnelle de la jeune poète, ses engagements, sa poésie même, sont intimement liés aux événements tragiques qui ont ébranlé l’Afrique du Sud tout au long de sa vie. Son histoire personnelle croise à maintes reprises celle de Nelson Mandela. En 1960 d’abord. En 1994 ensuite. Par un subtil chassé-croisé d’analepses, Nimrod entrelace étroitement et habilement leurs deux destins. Durant ses vingt-huit années d’incarcération (1962-1990), Nelson Mandela n’a cessé de lire le recueil de poèmes d’Ingrid Jonker : Rook en Oker (Cendre et ocre, 1963). Le 9 mai 1994, Nelson Mandela est élu président de la République d’Afrique du Sud par le Parlement. Dans son discours d’investiture, trente ans après la disparition de la poète, Mandela lit devant l’assemblée médusée, et très vraisemblablement réfractaire, le poème d’Ingrid Jonker : « L’enfant n’est pas mort ».

    Une étrange affinité lie Ingrid Jonker et Nelson Mandela par delà le temps. Elle trouve sans doute tout son sens dans cette affirmation de Nimrod :

    « Mandela et Ingrid Jonker ont dans la peau le paysage du Cap occidental. »

    La mort d’un petit enfant noir (tué par la police) renvoie Mandela à la mort de son propre fils, Thembi, survenue en 1969. Cette année-là, Mandela est en prison. Sa demande d’autorisation de sortie pour se rendre aux obsèques de son fils lui est refusée. Dans sa geôle, il pleure et récite « Le Petit grain de sable », poème écrit par Ingrid Jonker à la suite d’un avortement clandestin. Elle y fait entendre « la parole que personne ne veut entendre — ni ses confrères, ni sa famille, ni la société… ».

    Dans son chagrin, Mandela se dit que « le destin des femmes est supérieur à celui des hommes ». Ce qu’il a toujours su.

    Par sa naissance, par son éducation et par son milieu, Ingrid Jonker appartient au camp ennemi, celui-là même qui est à l’origine de l’apartheid en Afrique du Sud. En désaccord profond avec le pouvoir blanc, la jeune poète rejette avec violence la politique réactionnaire ségrégationniste imposée par sa caste à la population africaine. Elle souffre de la ghettoïsation imposée aux Noirs, dénonce les injustices qui leur sont infligées. Ainsi peut-on lire sous la plume de Nimrod :

    « Au cours de ces cinquante années où les richesses ont explosé de façon scandaleuse, le pouvoir blanc a eu cette idée saugrenue de parquer les Noirs comme des lapins dans des quartiers-dortoirs. »

    Or, le 21 mars 1960, à Sharperville, dans le ghetto de Johannesburg, est déclenchée une violente répression qui fait « soixante-neuf morts, cent quatre-vingt blessés et laisse un champ de ruines en lieu et place des dix mille personnes venues dire à la police qu’elles se délestaient des Pass de la honte qui leur collait à la peau. »

    Le Pass ? C’est ce fameux passeport intérieur imposé aux Noirs contre lequel s’insurgent les manifestants.

    Ingrid Jonker qui suit sur les ondes de la BBC le récit des événements sanglants « est dévastée. »

    « Une semaine plus tard, Nelson Mandela brûle publiquement son laissez-passer. Voilà ce que j’en fais de mon dom pass ! déclare-t-il aux journalistes. »

    Peu après cette tragédie qui lacère la jeune femme et met ses nerfs fragiles à vif, se produit à Cape Town un drame qui la frappe de plein fouet. La mort d’un bébé noir, tué le 1er avril à « un barrage de contrôle à la sortie du ghetto de Nyanga ». Les forces de défense ont tiré aveuglément sur une voiture qui tentait de rejoindre le centre hospitalier de la ville, avec à son bord un bébé de vingt mois, malade, et sa mère. Le bébé est grièvement blessé. Il meurt avant d’atteindre l’hôpital.

    La mort de Wilberforce Mazuli Manjati « cristallise » à elle seule en Ingrid Jonker « toute l’injustice du monde ». Elle deviendra, par-delà le temps et les luttes, le symbole de l’humanité martyrisée.

    Elle-même maman d’une petite Simone du même âge, Ingrid Jonker, désespérée, n’a de cesse de rencontrer Bulelani, la maman de Wilberforce Mazuli. Les deux femmes partagent symbiotiquement leur chagrin.

    À son retour de Nyanga où elle s’est rendue pour voir le cadavre de l’enfant, Ingrid Jonker, apaisée, écrit son poème d’un jet : « L’enfant tué par les soldats à Nyanga ». Elle le montre à plusieurs de ses amis. Ils lui rient au nez, la ridiculisent, raillent ses sentiments humanitaires qui vont à l’encontre des idéaux des Afrikaners qui défendent âprement leur « souci de pureté raciale. » Elle se fait même insulter :

    « Tu n’es pas communiste, tu es simplement poète, la bestiole la plus nuisible de la terre sud-africaine ! »

    Ingrid Jonker est dans une transgression qui peut lui être fatale. Elle risque sa peau si ce poème vient à être édité dans la presse locale.

    Désespérée, Ingrid Jonker fait successivement deux tentatives de suicide, dont elle est sauvée in extremis.

    Pourtant, son ancien amant, Jack Cope, vient lui annoncer qu’il va publier « L’enfant n’est pas mort » dans sa revue Contrast. Elle croit un instant le bonheur possible. Mais c’est sans compter sur la rencontre avec son père qui convoque Ingrid pour lui demander des comptes. Père et fille s’affrontent en un duel verbal d’une extrême violence, la fille accusant le père d’être responsable de la folie de son épouse, l’accusant d’avoir un comportement criminel envers sa mère et envers elle ; traitant son père de « petit père » Staline et de « minable ». Elle poursuit ses invectives au cours d’une soirée où elle insulte les écrivains afrikaners bon teint en les traitant de nazis. De ces violences verbales, Ingrid ne sort pas indemne. Rejetée de tous, elle s’enfonce dans une crise qui la conduit à sa perte. Décidée d’en finir, elle abrège ses jours le 19 juillet 1965, en se laissant emporter par les vagues, sur une plage du Cap, à Sea Point.

    « Ainsi a fini mon héroïne, murmure Mandela en regardant un masque africain qui lui fait face. Et moi, suis-je un héros ? se demande-t-il. J’ai beau m’en défendre, mon comportement m’y renvoie et, pourtant, la liste de mes défauts est fort longue ! »

    Passionné par l’histoire de cette région d’Afrique, même éloignée de son Tchad originel, Nimrod rejoint pourtant ici l’universel. Tant sur le plan de l’Histoire que sur celui de la poésie. L’historien (mais Nimrod est aussi romancier et essayiste) laisse glisser sous sa plume bien des notations qui s’appliquent à l’intégralité du Continent Noir. Ainsi par exemple lorsqu’il évoque le conflit qui oppose Robert Sobukwe à Nelson Mandela. Robert Sobukwe, « grand théoricien du panafricanisme » — le PAC — « estime que l’Afrique est l’affaire des Africains ». Il croit en une « Afrique glorieuse, de Pretoria à Accra, de Dakar à Cape Town… » et s’oppose à l’ANC (Congrès National Africain) favorable au modèle multiracial défendu par Nelson Mandela.

    « Il n’aime pas tous ces compromis multiculturels où se complaît Mandela. Il n’aime pas les communistes blancs qui sont les maîtres à penser des mouvements noirs. Il n’aime pas qu’on dicte aux Noirs leur conduite, leurs idées. Il n’aime pas la suprématie blanche, il n’aime pas la suprématie noire (qui pour l’heure, n’existe pas). »

    Ailleurs, un « sang noir » coule dans les phrases de Nimrod lorsqu’il écrit à propos des Noirs :

    « écartés du pouvoir depuis trois cents ans, minorés par les lois de l’apartheid depuis cinquante ans, rendus subalternes, domestiques, mineurs de fond, minables sous-traitants de la misère. » Quant aux « Blancs chenus » qui scrutent Mandela, ils « ont la superbe de gens à qui tout appartient, même l’air, même le don qui est la substance de l’air… »

    Les exemples abondent qui émaillent le discours de Nimrod et laissent affleurer une sensibilité à fleur de peau. Il arrive parfois, que, sous cette plume incandescente, le lecteur porte plus loin son interrogation. N’y a-t-il pas par exemple, sous la diatribe de l’auteur contre les conditions de travail auxquelles les Noirs sont assujettis, quelque chose qui nous parle de nous ? Surtout dans cette manière à lui qu’a Nimrod de s’immiscer dans la pensée d’Ingrid :

    « C’est étrange, constate Ingrid, cela n’alarme pas plus que ça les Blancs bon teint de Cap Town, ainsi que les libéraux et les progressistes. »

    La quête de l’universel ? N’est-ce pas aussi l’un des objectifs sous-jacents de la poésie ? C’est par le biais de la poésie que la jeune poète (morte à l’âge de 31 ans) et Nelson Mandela se rejoignent. Il est particulièrement émouvant d’apprendre que les poèmes d’Ingrid Jonker ont accompagné Mandela durant toutes ses années d’incarcération. Mandela qui, une fois libre, une fois la cause des Noirs entendue et aboutie, ouvre son discours par ce très bel exorde :

    « Elle s’appelait Ingrid Jonker.

    Elle était à la fois poète et Sud-Africaine.

    Elle était à la fois une Afrikaner et une Africaine.

    Elle était à la fois une artiste et un être humain.

    Au milieu du désespoir, elle a célébré l’espoir.

    Face à la mort, elle a affirmé la beauté de la vie. »

    Nelson Mandela connaissait par cœur des poèmes entiers de Rook en Oker. En même temps qu’il découvre la personnalité torturée d’Ingrid Jonker, le lecteur est frappé par la fulgurance de sa poésie dont les vers surgissent au cœur même du récit.

    « Le ciel a beau bleuir

    ou se peigner de rouge

    je marche derrière ma douleur

    et elle porte ton nom. »

    Derrière la retranscription de ces vers, c’est toute la force d’âme de Nimrod qui se dresse sous nos yeux, toute sa grandeur, toute sa tendresse aussi. Sur son visage se superpose le visage palimpseste d’Ingrid Jonker. Et avec elle, sous les mots du poème de l’enfant de Nyanga, surgit cette image dont elle espérait que celle-ci dessinerait un jour « l’un des nombreux visages de l’Afrique du Sud. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod, L'enfant n'est pas mort





    NIMROD


    Nimrod-02
    Ph. D.R. Olivier Roller
    Source





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    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur fr.wikipedia)
    une fiche bio-bibliographique sur Nimrod





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  • Nimrod, Sur les berges du Chari

    par Angèle Paoli

    Nimrod, Sur les berges du Chari
    district nord de la beauté,

    Éditions Bruno Doucey,
    Collection « L’autre langue », 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DES NOCES POÉTIQUES AVEC LE CHARI



    « Sur les berges du Chari », le ciel occupe tout l’espace. C’est lui qui assure la jonction entre la terre et l’eau. L’eau du ciel et celle du fleuve souvent se confondent pour composer un paysage d’une totale uniformité. Cette trilogie « ciel-fleuve-espace » a façonné en profondeur et à jamais le poète Nimrod. Ici, Sur les berges du Chari, l’espace du poème est espace temporel pour dire cet accord parfait, ce mirage commun partagé pour confier au poète ce qui le fonde :

    « Le grand fleuve sous octobre se raconte ».

    C’est sur ce vers que se clôt Sur les berges du Chari, district nord de la beauté, recueil récemment publié par les éditions Bruno Doucey.

    Si le fleuve est au centre, présent dès le titre de l’ouvrage, le ciel est encadrement. Avec le poème d’ouverture « Au ciel », le poète se place en situation, en prise avec ses propres limites et contradictions. En prise également avec sa propre quête :

    « je cherchais à dire

    la course vers l’avenir

    lorsque le banian s’élève

    à la verticale de l’azur. »

    Dès ce premier poème un paysage s’offre, un monde tout entier contenu en trois mots : « ciel », « cité solaire », « banian ».

    Avec le poème final, Nimrod s’en remet à l’attente :

    « J’attends leur accord de tétrarque ».

    Que s’est-il passé entre ces deux extrêmes ? L’accord qui permet au poète-berger-pêcheur de rejoindre sa trilogie existentielle s’est-il manifesté dans les interstices de la poésie ? Il se peut, même si le poète continue de s’inscrire dans l’attente.

    Sur les berges du Chari, district nord de la beauté regroupe plusieurs sections (5 en tout) où alternent poèmes brefs, parfois proches du haïku, et poèmes de formes plus classiques (odes, sonnets). Quelle que soit la forme que prennent ces poèmes sur la page, tous ont un lien étroit avec le fleuve, dans le fusionnement que le Chari invente et noue avec le ciel. Et avec la terre qu’il baigne de ses eaux patientes :

    « La terre liquide

    m’emporte vers le rivage

    Il me donne à voir

    L’infini dans sa rondeur

    Ce n’est pas la terre c’est la presqu’île

    Tel un mot bien ouvragé… »

    (in « Le Bac », 4)

    Avec les poèmes de la première section se fait le passage du singulier — « ciel » — au pluriel — « ciels ». Composition en trois volets, « Ciels errants » se présente d’abord comme une succession de poèmes brefs, sans titre. En dehors de toute cartographie, autre que celle qui se lirait « à hauteur de ciel » et figerait l’espace dans l’exiguïté de ses limites. Ces poèmes s’inscrivent dans une immensité sans frontière où se lit la jonction ciel-nuages-vent-océan. Dans une seule et même tonalité qui réduit tout « à une ligne ». Rien en effet qui fasse « ride » ou « biffure » ; dans cet univers qui « court vers une inertie parfaite », le poète a ancré ses désirs ainsi que ses rêves de royaume naturel et de possession. Légèreté modestie et humour :

    « J’aurais un royaume tout

    à moi en bois flottés. Une

    rivière de diamants en

    désespoir de cause ».

    Il faut attendre la fin du voyage, la fin du recueil et le poème du « Bac » (2, dans la section éponyme du recueil) pour que se dessine une géographie plus précise et plus étendue :

    « Le Chari confirme la

    géographie du Congo

    apprise hier à l’école

    S’y fait entendre l’écho du Zambèze

    Et le bac maître des liaisons liquides

    flotte sur ses rondins comme pour arrêter

    les lumières du soir et comme pour favoriser l’aube… »

    Dans l’intervalle se décline toute la poésie que drainent les eaux du Chari. Enfances, parents, guerres, exil/exode. Avec les cinq poèmes du « Grand troupeau » (in « Ciels errants ») surviennent les vents et les orages, et cette fraîcheur promesse de l’eau à laquelle aspire le poète. Car le poète ne craint rien tant que la force annihilante du soleil. Il fuit la fournaise, appréhende la « surchauffe » et « l’aridité ». « Je n’aime pas la poussière, j’en viens/Recommandez-moi à l’azur », confie-t-il dans « Envol » (in « Les superbes »). L’été est sa saison honnie. Pourtant, au cœur de ces jours de feu, se tient la mère, figure tutélaire de la verticalité. Elle est « stèle », sobre fidèle solide. Silencieuse et solitaire. D’une grande dignité. Semblable au banian qui « s’élève à la verticale de l’azur ». Celle qui veille dans l’attente et que peuplent les « orphelines pensées » du poète est-elle la même que « la mère solitude » ? Cela est probable car les deux figures se ressemblent. Le poète, qui rend un hommage émouvant à sa mère, lui confie son amour filial indestructible et intemporel. Un amour qui le lie au passé et continue de vivre au présent :

    « J’ai aimé ma mère j’ai embrassé son destin

    Comme un fils comme un mendiant […] Je l’aime

    Comme un exilé saisi par la douleur d’espérer. »

    Plus lyriques plus exaltés plus élégiaques aussi, les poèmes de « Ciels errants » sont d’une facture toute différente de ceux qui précèdent. Une ode en six sizains, dédiée à une femme (à Denise Moran, i.m.) — est-ce la mère ? —, ouvre cette section où se lisent en filigrane (et par hypallage) les errances du poète.

    « J’expose mon cœur à un champ orphelin » écrit-il ; ou encore « Je chante pour alléger ma petite existence » ; et plus loin : « Je pleure ma mère abandonnée ». L’histoire familiale et les chagrins qui l’ont façonnée sont évoqués ici avec grande pudeur. Mais ils affleurent à travers le blues qui s’exprime et rejoint le bleu du ciel, sa couleur « d’eau infinie ».

    Le poète revisite le passé de l’enfance. Il évoque son goût de la liberté et de l’errance. Il fait renaître en lui, dans les distiques d’un long poème (III), les images qu’il cultivait de lui-même :

    « Jadis je courais dans ces plaines

    Tel un mage arpentant un pays mystérieux »…

    « Ainsi allais-je en ces périphéries de ma ville natale

    Juste au-dessus de Dembé pour m’emplir d’espace… »

    Devenu voyageur de l’immobile, globe-trotter d’un espace infini ramené aux proportions familiales de la « maison maternelle », sa pensée s’évade, envol vers des temps révolus des lieux où l’image du père pasteur vient peut-être se greffer en surimpression du chant. Ainsi de ce passage anaphorique construit sur la répétition, en début de vers, de l’affirmation : « J’aimais ».

    « J’aimais le rêve sur la colline

    J’aimais la voix qui proclamait :

    “ Voici trois tentes : une pour Élie

    Une pour Moïse, une pour toi ˮ».

    Le poète consacre aux « superbes » une galerie de portraits. Annoncés dans le chant précédent

    Les superbes

    Les superbes

    Les suuuupeeeerbes — (pasteurs bergers griots ? incarnations de la figure paternelle ?), « [l]es superbes » occupent la seconde section du recueil. Parmi eux « [l]e suffisant », « le contrôleur SNCF », les paysannes, « [l]’éléphant » en qui le poète éprouve « [l]’écho d’une parole commune » ; et lui-même, « le pauvre de ce canton », dans le poème intitulé « Ma véranda » :

    « J’écris un poème

    Sur l’or qui court

    Dans l’herbe jusqu’au

    Pied du grand tilleul. »

    Ces portraits culminent avec le magnifique poème « Les Éthiopiennes  », somptueux éloge des « Filles de la reine de Saba », où se dit le rêve d’une alliance retrouvée. Alliance qui passe aussi par la réconciliation du poète avec lui-même. Dans la ville de Jérusalem qu’il arpente, contemplant « le dôme de la mosquée d’al-Aqsa », il écrit :

    « Je contemple la face orientale de mon âme ».

    Face aux pierres fondatrices des trois religions, face à tout ce calcaire dans lequel se grave son bonheur, le poète exulte, empli de reconnaissance envers ses « chères Éthiopiennes ». Son chant monte vertical et puissant dans le calcaire de la Ville sainte pour résonner sur la blancheur de la page comme un chant de pure essence biblique :

    « Couleur poivre, beauté noire sur le sol biblique, je porterai tout à l’heure au Mur des Lamentations mes vœux pour vous,

    J’exprimerai dans le silence de mon cœur, entouré des rabbins, des hassidim, des pieux de toutes conditions,

    Votre prière

    […]

    Baisez-moi, Éthiopiennes, baisez-moi au pied du mur ! Que je m’en aille avec ce goût de pain d’épices

    Sur la langue, sur le cerveau, sur le cœur sur le visage, comme l’alliance scellée jadis par Moïse. »

    Un amour puissant et fiévreux habite le regard que Nimrod porte sur le monde qui l’entoure.

    « La face orientale » de l’âme du poète — son attirance pour « une sultane beauté », son goût pour les « soieries orientales » — vibre dans la section « Tam-Tam », « tam-tam au cœur ». Avec « Tam-Tam », le poète explore une mise en espace qui associe les disjonctions. Il joue avec la page, la typographie, l’agencement des mots, allant jusqu’à composer des formes de calligrammes. Ainsi du poème « New York », vertige gratte-ciel qui épouse la silhouette d’une grue sur le ciel de Manhattan. La langue éclatée scande le rythme syncopé du tam-tam. Les poèmes brefs et saccadés sont construits sur les répétitions et sur les glissements d’un mot à son homologue proche (« pendue » / « pentues » ; « danse » / « transe ». Ainsi le poète voyage-t-il dans ses souvenirs à la recherche d’un syncrétisme qui lui permette de combiner sereinement une incessante combinaison de l’Occident et de l’Orient avec l’Afrique. Mais la réalité historique est plus complexe qu’il n’y paraît. Et si Occident et Orient combinent leurs présences, elles le font aussi à travers heurts et conflits qui les opposent l’un à l’autre. Ainsi en est-il dans les poèmes de « [l]’enragement ». Le poème « Ils frappent ils tuent » a été écrit en « hommage aux étudiants Tchadiens réprimés les 8 et 9 mars 2015 à N’Djaména. » Dans « La honte noire », le poète évoque les causes perdues souvent construites sur des mensonges :

    « C’est toujours sur la Seine, et c’est toujours sur les bords de l’eau qu’on prostitue les grandes causes. » Le poète dénonce les luttes et les guerres qui avilissent et qui tuent. Il n’est pas tendre envers la France qui ne joue pas le beau rôle dans ces massacres :

    « Oublions cette honte qui teinte Paris de la cendre de nos restes. C’est la misère française. »

    Pour renouer avec les eaux du fleuve, et avec tout ce qu’elles drainent de mémoire, il faut (Pour commencer) s’en retourner vers « [l]e Bac ». C’est sur ce très bel ensemble de poèmes que s’achève le recueil. Une fois franchis les quatre premiers poèmes, le lecteur est confronté à une alternance de petits paragraphes en prose poétique (page de gauche) et de poèmes en drapeau regroupés en tercets (page de droite). On y retrouve la lumière le soleil l’espace le manguier le saule les bois flottés, « la terre qui renoue avec l’eau, le ciel, la verdure telle une phrase-Dieu ». Tout le mystère de la poésie de Nimrod, ses énigmes visuelles et auditives, ce fusionnement intense — ciel et eau — dont le mage-poète a le secret.

    « L’épervier jette sa moisson d’étoiles à pleines mains. Les poissons y accrochent leurs écailles. »

    Rien de plus beau ni de plus précieux que ce moment poétique où le poète scelle ses noces avec l’univers qu’il recrée à la volée. À la manière dont son père jetait jadis ses filets dans les eaux du Chari.

    « J’aimerais me couler en moi-même. Je me déborderais à droite, je me déborderais à gauche puis à la surface des eaux, ses éclats d’horizon ses écailles de prince des poissons. Voilà je préside à leur envolée, je préside au ciel qui sied à leur baignade. »

    Chaque fois que le poète retrouve le fleuve, c’est la figure du père, grand pêcheur devant l’Éternel, qui revient en lui.

    Et ces poèmes haïkus — une constellation de vers — pour dire dans la concision le mélange de bonheur et de souffrance.

    « Une graine

    invente

    le sol

    Arbre

    j’attends l’enfant

    aux yeux de rosée

    un grain de lumière

    détaxe

    la ténèbre »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod, Chari 2





    NIMROD


    Nimrod 2






    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Sur les berges du Chari, district nord de la beauté
    → (sur le site de la revue Secousse, 10)
    d’autres extraits de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté [PDF]
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur Recours au poème)
    une page sur Nimrod (+ plusieurs poèmes)
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)





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