Étiquette : Normale saisonnière


  • Sofia Queiros, Normale saisonnière  

    par Isabelle Lévesque

    Sofia Queiros, Normale saisonnière,
    Éditions Isabelle Sauvage,
    Collection présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Je tu il cueillir des fleurs dans des jardins ouverts.




    Ordre particulier. C’est un ordre particulier qui fait basculer en fin de phrase le complément circonstanciel de lieu, on l’attendrait avant :

    « L’année débute tôt ce matin de sa fenêtre ».

    Attaque, premiers mots en français du livre. Une succession inhabituelle qui pourrait faire passer le dernier groupe nominal pour un complément du nom.


    Chaque texte de chaque page est précédé d’une prévision météorologique en anglais (toutes sont traduites en fin de volume). Le temps qu’il fait (ailleurs) accompagne notre lecture du temps qui passe (ou qui passait).

    Riens : petites touches bout à bout, tricot d’une grammaire qui change imperceptiblement les règles en touchant l’ordre des mots d’abord. Ces riens rejoignent sans tapage le poème.

    Une personnification de l’année à la « figure de verre » fait simultanément glisser la représentation : description enchaînée sur le visage d’une « femme », petit chaos possible d’un monde délité, « cerisier tombé », mais cela énoncé simplement comme on enregistrerait des dysfonctionnements inscrits dans la commune mesure. Aucun pathos. Si l’année débute de « mauvais augure », c’est qu’un état d’âme contrit rencontre un paysage désolé. Simplement désolé. Fatalement, presque, normale saisonnière : juste retour d’une période sombre, le froid vient en hiver. On n’évite pas. Cette normale, c’est une moyenne. Des hauts, des bas, de l’ordinaire.

    Baromètre du jour. La narratrice revient sur ses pas, « [i]l y a vingt ans tout ronds elle marchait d’un pas alerte sur Chelmsford Avenue. » Au temps d’une autre vie, « roulements de tambours et éclats ». Bilan fragile de contrastes entre le présent désolé de l’hiver et ce temps passé. Elle se dédouble et se regarde. Elle écrit cela qui est passé :

    « Si la neige tient, tout est soudain plus doux. »

    La frontière poreuse entre les deux temps se gorge de mots (doux).

    La force du père : être encore vivant. Même si l’hôpital. (Et mère plus loin.) Même si lui et le bonhomme de neige se confondent comme ils fondent et disparaissent : « le voilà qui se fige et se givre. » Les propriétés s’échangent de la neige et du corps, les réalités se superposent et, dans la langue de la narratrice, le père s’efface.

    Ou alors le père et l’arbre « [f]endu en deux qu’il est ». De qui parle-t-on ? De quelle saison capable de lui glisser quelques feuilles sur les branches – illusion parfaite ? Des expressions, de saison elles aussi, traversent le texte (« cœur à l’ouvrage », « comme neige au soleil », « à ciel ouvert »), elles apparaissent incidemment, charnières visibles d’une perception qui réunit le présent le passé dans la langue parlée, imagée, usuelle et naturelle. Tout semble aller. Couler de source. Mais quelque chose déraille : « A windy day with variable amounts of cloud. »

    Or d’autres jours sont secs et lumineux, saison revient de « lumière, lierre, limace et limonade ». Roulent les sons, ils se défont derrière : « [i]l parle de coq d’âne et d’argent ». Coq à l’âne et l’ordinaire des conversations bredouilles, la météo change imperceptiblement et la saison. Variable (« [l]es vents tournent »).

    Souvent le début clôt le texte, il est repris, allongé ou commenté :

    « Elle a donné de l’eau de pluie au voisin » s’achève sur « Elle a donné de l’eau de pluie au voisin deux fois. Ça ne peut pas faire de mal l’amour un peu. » Ce qui est désigné ? cela et autre chose du langage, une parole d’enfant proche du sens propre autant qu’attaché au figuré d’étoiles des choses.

    L’eau de pluie comme la désignation sorcière d’un petit miracle d’amour accompli et passé. Il a eu lieu, ce n’est rien. On insiste, on recommence, le jour se flétrit dans un nuage, une averse à peine avant l’autre petit jour qui suit. L’indénombrable est divisé, nié :

    « À croire que d’aucun froid gluant et noir s’attarde par ici. » Le froid est comme projeté au rang temporaire de personne humaine. Suit « la voix rauque », privée elle aussi de « gestes » et « sursauts ». Ce qui pourrait devenir fantasmagorie d’êtres (maîtres du destin) se trouve le plus souvent ôté du monde d’enfant de la narratrice. Opération délicate où rien n’est ni tragique ni heureux, simplement impossible d’aboutir. L’homme, le visiteur, « tend dans ses mains un cœur tout bleu », elle ne le reçoit pas. Passe à autre chose, passant aussi. Rappelant les contes de Perrault : de sa bouche il pourrait sortir « [l]imaces et araignées ». Et de ses mots ?

    « [E]nfant » revient. Elle attend. Joue : « mille osselets, dominos et cordes à sauter, mille billes agates, hélices, terres et oeils-de-tigre. »

    Des réminiscences : Apollinaire (« que n’ai-je… »), des rythmes revenant dans le texte sous couvert de souvenirs ou projections désordonnées d’un temps picoré. On compte : un texte passe de « un » à « six », avec des « formules passe-partout ». Des apparitions, le visiteur ou le voisin aux « yeux vert d’eau » :

    « Qu’aurait-il pu dire qui la tienne longtemps. »

    On dirait qu’elle compte les coups. Elle ici, d’ailleurs, ne participe pas : elle observe et joue. Narratrice observant des scènes qui devant ses yeux se déroulent sans tapis rouge. Alors elle voit des personnes (des personnages ?), « un bel homme » accompagné d’« une belle femme et d’un bel enfant ». Une apparence, déjouée. Il court après les crédits, l’homme, pour satisfaire cette femme et l’enfant « hurlant » n’est pas ce qu’il semble être. Un vieillard meurt, plus loin (dans un autre texte) : maison sitôt vendue. Elle, sur le seuil, regarde.

    Normale saisonnière, peut-être les rives et dérives du bord du livre : chaque texte, une pièce du puzzle d’un monde autour qui vit et bringuebale (comme elle). On ne communique pas vraiment : les mots s’échangent. Se répètent, « désolée », on se trompe de personne, de sujet. On s’évite, on évite de vivre. On passe de « elle » à « je », les pronoms changent et le même degré zéro de vivre. Une liste de choses à faire en italique, les jours, les mêmes, ajoutés les uns aux autres quand on tente des gestes de fée comme si c’était possible : « Elle claque des doigts et son laurier s’ouvre en parasol. » Pas de triomphe. Les pronoms s’équivalent (« et nous vous ils elle de disparaître ») :

    « Elle sait que tous y passeront un par un elle comme les autres. Personne ne sera épargné et qu’importe.

    Parce qu’elle angoisse, elle préférerait demi dormir tout le temps et rêver de doux rêves dont elle tirerait les ficelles. Une ficelle d’amour longue et solide qui de A je suis née à Z je suis morte jamais ne se romprait. »

    Sujet meurtri, indéfini : « À la question qui est-elle. Je réponds que je ne sais pas. »

    L’enjeu n’est pas là, plutôt en chaque dérapage. De langue, de pronom (je vers elle vers on vers rien). Entre la norme, la moyenne et le temps. Où le pronom identitaire et saturé avoisine les glissements sémantiques et la langue égarée en ses expressions dont le sens n’est plus très sûr. Peau de banane. Rien n’est fiable.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Queiros





    SOFIA QUEIROS


    Sofia Queiros
    Source




    ■ Sofia Queiros
    sur Terres de femmes


    Normale saisonnière (extraits)
    et puis plus rien de rêves (extraits)[+ une notice bio-bibliographique]
    [je à la pointe du jour] (extrait de Sommes nous)
    Jour 13 (extrait d’Une même lunaison)




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
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    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
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    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Sofia Queiros, Normale saisonnière (extraits)



    Brume possible
    Source








    NORMALE SAISONNIÈRE
    (extraits)



    Some mist is likely to develop, especially towards the coast.


    Elle prend des notes en écoutant les radios anglaises en lisant les livres en regardant les télévisions sur des petits cahiers noirs à lignes sans grands ni petits carreaux. Elle note des mots des expressions et gribouille des figures des silhouettes des faces de rat et des fleurs. Parfois aussi des oiseaux ou des éléphants. Quand le temps s’y prête dans sa véranda sous le soleil plongeant. Elle étire ses jambes. Un chat ou autre se niche et ronronne et elle lui ou autre s’endorment à hauteur de nuages.

    Elle a deux mots nouveaux sous son oreiller.





    Quite chilly in the clear areas.


    Lorsqu’elle fatigue elle fronce davantage à la lumière. Une interrogation et de sillons se creusent à la racine de son nez. Ses paupières s’accélèrent. Le soir l’œil contraint sous la lampe elle recule l’heure du coucher plongée dans des livres ou des images. Elle survole tout et de tout peu lui reste. Qu’importe le moment passé. Tranquille elle se confronte à des mondes effrayants qu’elle tient à distance.
    Elle se frotte les paupières comme une lampe à huile d’où elle s’échappe.





    Cloudy for most parts with a little rain in places this evening and during the night.
    Pollen: low.



    Le jour où elle s’est décidée à écrire elle s’est demandé quoi qu’elle puisse dire rien de nouveau. C’est pourquoi elle ne conserve pas ou peu comme ses dessins qu’elle donne volontiers. Elle n’écrit que sur des morceaux de papier qui volent et écrits qui s’envolent. Pas de traces qui la dévoilent. Non pas qu’elle cherche à dissimuler. Mais plutôt cette pudeur que l’époque a oubliée ; mouchoirs de dentelle et tulle.




    Sofia Queiros, Normale saisonnière, Éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2014, pp. 52-53-67.





    ________________________________________
    NOTE DE L’ÉDITEUR


    Normale saisonnière, c’est d’abord la banalité du quotidien, pourtant fait d’intimes et profondes violences… Des notations météo en ouverture de chaque page donnent le la, en quelque sorte – qui ont été entendues en anglais comme une petite musique d’accompagnement, comme la bande son de ce qui se déroule dans ces pages. Comme la météo que l’on entend sans l’entendre et qui imprègne cependant nos journées – et alimente nos conversations de rien… Ces notations sont bien le reflet d’une météo intérieure en butte à la réalité qui, bien que normale, de saison, ne peut pas l’être, normale, quand il s’agit des derniers moments du père, de la mort, de la solitude, l’enfance et la vieillesse, de l’attente amoureuse aussi bien…

    Par un décalage constant avec la réalité qu’elle observe, ou plutôt ressent, un décalage de peu, juste une petite distorsion (emploi d’un vocabulaire jouant dans plusieurs directions, syntaxe malmenée…), Sofia Queiros introduit dans la phrase tout un monde onirique qui sauve du quotidien et le transfigure comme comptines à chantonner – devant la peur.

    Une « chronique » d’une grande pudeur qui part d’un « elle » mais se laisse gagner par le « je », avec cette remarque qui est peut-être à la clé de toute écriture : « À la question qui est-elle. Je réponds que je ne sais pas. »






    Sofia Queiros, Normale saisonnière





    SOFIA QUEIROS


    Sofia Queiros
    Source




    ■ Sofia Queiros
    sur Terres de femmes


    Normale saisonnière (lecture d’Isabelle Lévesque)
    et puis plus rien de rêves (extraits)[+ une notice bio-bibliographique]
    [je à la pointe du jour] (extrait de Sommes nous)
    Jour 13 (extrait d’Une même lunaison)





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