Étiquette : note de lecture


  • Éric Sautou, La Véranda

    par Angèle Paoli

    Éric Sautou, La Véranda,
    Éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    CE « PRESQUE RIEN À SE DIRE »




    Existe-t-il un lieu plus propice à la rêverie qu’une véranda ? Dans l’imaginaire de tout un chacun, rêve et véranda sont corrélés. En premier lieu, par l’envol du [v] et la vibration du [ʀ]. Une balancelle entre le dedans et le dehors. Entre l’intime et l’étendu. Entre des mondes poreux dont les frontières s’estompent, qui laissent toujours filtrer un rai de lumière. Qui dit véranda dit aussi exubérance florale, chaleur tiède, même au plus vif de l’hiver. La véranda, ses verrières qui captent et le jour et la nuit, convoquent l’exotisme d’un monde floral odoriférant et une démultiplication amplifiée de l’univers.

    Mais rien de semblable dans la véranda d’Éric Sautou. La véranda du poète s’ouvre sur un exergue singulier, à deux personnages claudicants dont les voix ne se rencontrent pas :

    « Voix du rêve, dis-moi ton nom –

    (mais Voix-du-Rêve ne peut rien) »

    Cela déjà est un indice fort.

    Par-delà, les feuilles que l’on y trouve sont souvent (tombées). Comme les fleurs. Et la pluie y est davantage présente que le soleil. C’est que le recueil intitulé La Véranda est une embarcation fragile habitée par les souvenirs liés à la mère défunte, à qui le livre est dédié. « En souvenir de Marcelle Sautou (1928-2014) ». Jadis occupée par la mère, la véranda est ce lieu habité par la mémoire d’un temps arrêté. Depuis longtemps. Sur la solitude et sur la lenteur, sur la répétition des menus gestes du quotidien, sur une semblance de silence et de suspens. Sur l’attente infinie du fils. Et sur l’appréhension de son départ.

    « (c’est toi qui me manques qui me manques le plus) »

    « (mais tu t’en vas déjà) ».

    Le temps appartient au passé, un passé perdu dans le lointain :

    « (c’était il y a déjà longtemps) ».

    Un passé auquel s’est substitué un présent réduit par la vieillesse à une effluence insipide, enclose dans une monotonie qui efface :

    « est-ce que je dors

    est-ce que je vis »

    confie la mère. Et s’effacent ses certitudes. Ce qu’elle est, ce qu’il est. Ce qui compte pour elle est pourtant qu’il soit là. Se contenter de sa présence. Lire ensemble côte à côte. Cette simplicité-là. Est-ce ce qui la rattache à la vie, à elle-même ? À lui ?

    Ainsi, tout, dans la véranda de la mère, est-il empoissé dans le ralenti d’un temps qui passe à l’identique sans que jamais rien ne se passe vraiment. Tout semble être pris dans une sorte d’engluement qui génère le recommencement du même. La répétition inchangée de ce peu dont sont tissés les jours. Ce qu’il reste d’une vie, d’un partage ancien – « d’avoir été deux nous sommes » – se résume à peu de mots. Les mots eux-mêmes se sont absentés. Restent « les feuilles  »/« les fleurs »/« la pluie »/« l’arbre (un olivier) »/« les choses »/« les jours »/« le jardin »… Avec l’absence du fils, le vieillissement, le sentiment d’une vie devenue sans objet, (in)signifiante. Avec, pour unique horizon, la mort.

    La mort est comme la pluie. Elle se manifeste par effleurements « (c’est à peine s’il pleut) » ; à peine suggérée, la mort :

    « il n’est ici que tristesse attendre que frôle (que frôle) ».

    La mort est une passagère furtive. Jamais elle ne s’attarde. Mais elle revient, jour après jour.

    « la mort

    est une idée qui passe (et puis le jour d’après) ».

    Quant à l’échange avec le fils, il se fait davantage dans le silence qu’avec des mots :

    « presque rien à se dire

    nous étions

    mère et fils et c’était

    arrivé ».

    Parfois, dans le reproche de ces mots à lui, qui les éloignent plutôt qu’ils ne les rapprochent, tant l’univers du fils est une énigme :

    « tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien

    qu’à dormir

    ou pleurer (qu’à dormir ou pleurer parfois) ».

    Pourtant ce peu qui faisait la trame indistincte des jours, la mère en éprouve le regret ; avec, noués à la gorge, les mots de cet aveu douloureux mais tellement émouvant :

    « tu sais je regrette

    mais maintenant vraiment tout ça

    oh tu sais vraiment tout ça

    que tout ça disparaisse ».

    Ce qui étreint dans la poésie de ce recueil, qui étreint au-delà de ce que nous percevons de la relation qui unit la mère et le fils, au-delà de l’émotion tendre, douce-amère, que cette relation suscite chez le lecteur, c’est la fascination qu’exercent sur la sensibilité du lecteur le jeu des répétitions et leur écho affaibli par les parenthèses. Toute la complexité de ce travail de canevas nostalgique tient dans le contraste entre l’extrême économie des moyens (brièveté des strophes, brièveté extrême du vers, extrême simplicité du vocabulaire et de la syntaxe) et la subtilité qu’entretiennent avec elle répétitions et parenthèses.

    Le poète répète, inlassablement, les mêmes mots. Il les reprend, parfois leur ajoutant une variante ou apportant une infime modification, un mot, à peine ; parfois en complétant de plusieurs mots proches par leurs consonances. La parenthèse fait partie de ces reprises. Elle est susurrement. Chuchotement du même, de peur de… Peut-être. Peur de troubler la litanie des jours, la litanie de ce qui tombe ; de ce qui n’est plus. Mais qui se poursuit dans le mouvement présent de la chute, ce mouvement de tomber qui enserre avec lui le mot « tombe ». On ne sait plus au juste ce qui tombe. Fleurs/feuilles/jours/choses. Séparément et ensemble.

    « c’était il y a déjà longtemps où les choses

    qui tombent

    (les choses ou bien les jours)

    les choses ou bien les jours les feuilles

    (tombés) ».

    Le poète raboute parfois de nouveaux syntagmes aux syntagmes déjà utilisés. Ce qui – par-delà l’effet d’écho qui se prolonge – crée un effet de labyrinthe sonore dans lequel on se perd.

    « personne n’est là je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe

    ce que je dis parfois je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe ce que je fais je ne sais pas ».

    Il arrive que la pensée trébuche sur une ellipse qui laisse la phrase en suspens mais qui rebondit trois vers plus bas, par la répétition d’un même segment. Ainsi de cet ensemble de vers :

    « c’est un autre jour de demain c’est difficile

    nous allons vers les choses qui elles aussi

    de simples feuilles

    et fleurs

    qui elles aussi ».

    Je ne sais pourquoi cette écriture, ce « presque rien à se dire », m’émeut tant. Sans doute en raison de la tonalité en mode mineur de ce recueil qui se clôt sur ce « je-ne-sais-quoi »* nommé silence.

    « deux chaises dans

    la véranda ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ___________
    NOTE d’AP : j’emprunte délibérément ce « je-ne-sais-quoi » au philosophe Vladimir Jankélévitch.






    Veranda






    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)
    À son défunt (lecture d’AP)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Éric Sautou





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  • Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres

    par Angèle Paoli

    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Des tableaux
    Ph., G.AdC







    « LA CLAIRE PERFECTION » DE L’ENFANCE



    Éternité de l’enfance, éternité première. Engendrée longtemps avant la naissance, en amont des origines. Quelle durée, la vie fragile de l’enfance ? Qui, mieux que la poète Sylvie Fabre G., saura dire la fragilité de ce temps accordé à la vie, « félicité obscure » prise entre sombre clarté et lumière ? Combien de temps ? interroge la poète dans Tombées des lèvres, recueil qu’elle consacre et dédie à ses petites filles, Anna Livia et Tosca ? Légèreté d’hirondelles, l’enfance, à quelle éternité promise ?

    Égrenés au fil des pages, les poèmes, comme autant de notes tenues sur un fil pour retrouver, à travers l’enfance actuelle et vibrante des deux petites filles, toutes nos enfances, éternelles traversées d’oubli.

    À travers l’observation d’Anna Livia et de Tosca, Sylvie Fabre G. explore, en trois étapes, trois volets — « Le trésor des oiseaux » | « Petites filles traversières » | « À mesure d’enfance » —, « la vie exacte » de la petite enfance.

    Il faut remonter aux origines, rassemblées sous le titre tutélaire « Le trésor des oiseaux », pour renouer avec les mémoires d’enfance, celles que l’on a tues qui recèlent toujours leur part de secret, celles qui affleurent disséminées sous le millefeuille du je

    — « Attentive derrière les mots

    ta mémoire revient vers

    le fils, dont le pays était l’enfance

    dont le pays n’est plus l’enfance » —

    enfance du fils à jamais reçue pour donner naissance à d’autres enfances qui balbutient au ventre de la mère. Cheminement attente qui se précise au fil des jours, « du glissement du cœur vers / le corps en route » ; mystérieux cheminement qui se vit sous les regards des parents, se faufile sous les mots de la grand-mère pour dire l’avènement de l’indicible, l’énigme de la « vivante ».

    Dès les abords de la vie, la langue balbutie qui commence par le cri, l’informulé l’inarticulé de l’angoisse qui accompagne la naissance. Mais le souffle est là, inspir/respir, qui préside à l’acte de vivre, éblouissement et « extension » de la mère à l’enfant ; zeugma qui renouvelle l’alliance des êtres avec le monde auquel ils appartiennent :

    « Porter refonde patiemment l’origine,

    l’alliance de la fleur à la terre,

    de la neige au nuage, engendre

    deux hivers venus de deux printemps,

    père, mère, enfants […] »

    La poésie de Sylvie Fabre G. interroge. Le moindre geste, la moindre manifestation prise entre « épines » de la famille et « pétales de papillon », « détresse » et « douceur » ; « angoisse de la séparation » et « joie originaire de la vie » qui préside à la mort (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). Ainsi, si la naissance d’un enfant accroît le monde, si son apparition est agrandissement de la création, si habiter l’enfance est renouer avec le commencement qui nous lie à jamais au jadis, la venue nouvelle d’un être humain est toujours renouvellement du mystère de l’avant et du mystère de l’après :

    « Une seule vie : devant les yeux

    et derrière, le mystère. »

    Cependant, l’enfance est là, promesse d’un don qui dépasse, d’une grandeur qui pousse vers le « goût d’aimer » ; promesse d’oiseaux dans leur langue, envol des voyelles qui s’élèvent entre le glissement des consonnes au creux des prénoms des petites filles. « Voyelles tombées des lèvres », qui se recomposent sous la magie du verbe pour donner une œuvre nouvelle. Nomination qui conduit au poème, du poème au recueil, de l’écriture à la vie. Nommer et donner vie. Nommer et donner à lire. Nommer et écrire. « Félicité obscure » que cette promesse, d’où naît aussi le sentiment de l’éphémère, puisqu’« il n’y a qu’un seul voyage ». Ainsi de la petite enfance qui ne dure que le temps d’un pépiement. Déjà il faut envisager l’envol des alouettes l’avenir les départs les soucis les chagrins les séparations. Avec l’énigme finale qui gît sous la lame du vers :

    « il y a départ

    et l’issue manque pour le retour ».

    En dépit de la note sombre qui clôt la première section du recueil, la poète poursuit son voyage, observatrice vigilante des « petites filles traversières ». Elle compose pour elles, dans la belle langue de ses poèmes, des tableaux d’enfance heureuse. Ceux des rondes et des comptines, des jeux et des histoires, des chutes et des chagrins, des magies et des joies, des larmes et des baisers, des refus et des maux… Autant de regards qui ramènent sur la laisse de nos mémoires nos enfances oubliées, à croire qu’en dépit de la marche inexorable du temps, les temps de l’enfance se rejoignent, sans cesse réappropriés dans les mêmes gestes dans les mêmes attentes dans les mêmes cheminements. La poète admirative émue retrace ces étapes, accordant à ses petites filles toute l’attention que mérite chaque forme nouvelle sous le regard émerveillé de l’enfant. Ainsi, dans chaque expérience, « la claire perfection » de toute chose s’offre-t-elle au désir de l’enfant dans l’énigme d’une existence qui se change en découverte. Découverte d’un instant qui donne au temps toute sa mesure. Miracle que cette vie des petites filles éprises de curiosité insatiable. Leur talent de magiciennes fuse, propre à transcender le monde ses effrois ses injustices incompréhensibles et de les muer en « don d’amour ».

    « Au tournant de la page

    inlassablement elle suspend son geste

    soucieuse des larmes de la baleine bleue

    que son doigt essuie

    et c’est à chaque fois la douleur

    de la créature qu’elle transmue

    en don d’amour ».

    Rassemblées sous la voix de l’enfant, toutes les voix du monde glissent sous la langue enfantine. Ainsi tous les mystères des histoires patiemment lues ressassées entendues rendent-ils aux voix surgies de la page leur lallation de prières,

    « car ouvrir sa voix

    aux mondes c’est aussi ouvrir le livre des prières ».

    Mais la plus belle découverte, la plus saisissante, la plus admirable, n’est-elle pas, pour une grand-mère poète, celle de l’apprentissage du langage ? Ainsi Sylvie Fabre G. se met-elle à l’écoute du bruissement de la langue d’Anna Livia et de Tosca. Depuis les babils du tout petit enfant qui « trompe la solitude en suçotant sa voix » jusqu’au « butin de gouttes sonores » qui signent l’exploit

    — « aujourd’hui les mots

    jaillissent et chantent pareils aux fontaines,

    réveillant le sentiment de jouvence d’une assoiffée

    dans l’écoute soudain désaltérée à ce qui semble

    couler de source pure… » —.

    Jour après jour, le langage fraie son chemin à travers timbre / tessiture / écho / voix / intonations / rythme et sons. Et tant pis si « la langue trébuche ». D’autres voix aimantes sont là qui apportent leur aide et permettent que les mots retrouvent leur voie. Au-delà, le vent la forêt les étoiles la balançoire la flaque d’eau et « la baleine bleue » sont là pour donner à la vie sa saveur de sel et aux petites filles leur élan vers la lumière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.




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  • Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes

    par Sylvie Besson

    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes,
    Éditions José Corti | Prétexte, Série américaine, 2012.
    Traduit par Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès.



    Note de lecture de Sylvie Besson



    La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel

    « La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel
    autant qu’elle en tire toute sa saveur 
    »
    Ph., G.AdC








    LE PLAIN-CHANT DU MONDE




    Lire les poèmes de Lorine Niedecker, c’est avoir l’impression tout à la fois de découvrir des vies minuscules, de dérober des fragments de minéralité et de s’engager dans le grand cycle de la nature, tant sa poésie émerge d’une main d’encre, main née de la Terre, de la passion et des méditations, à l’instar des crevasses de son existence qui s’infiltrent dans ses écrits. La phrase poétique de Lorine peut être tranquille comme un lieu d’eau et de silence ou gracieusement intempestive comme une inondation au début du printemps ; l’écriture complexe et insaisissable de la poète alterne formes brèves ou longues bordées, délivre, de brisures en brisures syntaxiques, rythmiques, et discrètement lyriques, une compréhension sensible d’un monde qui ne cesse de se transformer autant qu’il reste imperméable au changement :



    « La vie est naturelle
              dans l’évolution
                     de la matière


    Rien en elle
           au-dessus de la pierre
                     simplement


    les papillons
           sont plus vifs
                     que la pierre


    L’homme
           a la vie dure
                     sur ce perchoir rocheux


    près de la mer
           il imagine
                     des œuvres pérennes
    » (p. 149)



    Lire Lorine Niedecker, c’est aussi faire l’expérience d’une voix dont la note de tête annonce la chaleur des notes de fonds ; les vers vibrent, dans leur disposition, en de légers décalages visibles puis reviennent à l’initial de la ligne, à travers les choses vues, jusqu’à une nouvelle avancée lisible du sens. De la même manière, les bruissements de la campagne, les eaux dormantes des marais et le cloisonnement des villes dessinent en ondes vibratoires les parcours de lignes émaillées de ballades populaires ou folks, de chansons blues, de comptines désabusées et d’haïkus ironiques, sautant de rythmes en rythmes, conciliant l’énergie du monde avec le puiser du Verbe. Il y a là, quelque part, un art singulier pour voix plurielles, un art entièrement précieux, une poésie unique et mélodique qui porte cette apparente diversité et se hérisse seule en résistance. Pour la poète, sa poésie consiste à travailler tous les plis et replis de la langue par des jeux sur les sonorités, des coupes et des élisions ; ainsi Lorine Niedecker interroge, observe et retranscrit les choses en mots simples, parfois enfantins, la couleur des arbres, le lancer du pêcheur ou les nénuphars odorants, son regard est contemplatif et rieur à la fois, déjouant avec humour et dérision la peur du vide, apprenant à conjuguer le mouvement du monde avec les fragments de son quotidien pour mieux se fondre dans un réel habité de couleurs mouvantes et d’eaux létales :



    « J’ai vécu dans le vert
    oblique et bas
          de berge et d’ombre
                     Enfance à barboter
    dans les herbes


    […]


    J’étais le pluvier solitaire
    un porte-plume
          pour os d’aile
    À partir des notes secrètes
    je dois voguer
    » (pp. 167-168)



    Apparaît, ici, aussi bien un tableau vivace qu’une peinture troublée par des zones d’ombre exhalant la décomposition ou l’Obscur, et si la lumière s’estompe, si l’eau stagne, si le règne des insectes et des marécages s’épanouit, ce lieu demeure néanmoins « un paradis vert », moins sujet d’épouvante que cycle naturel, moins objet de mort qu’éloge miraculeux des noces de la Terre avec l’impermanence des êtres. Il est impossible d’aborder Lorine Niedecker sans évoquer inlassablement la polyphonie de son style, économe par instants pour voir le « sang sur la pierre », suffisamment précis par ailleurs pour se faufiler avec une fatalité tranquille et retrouver « la pierre dans le sang ». De page en page s’érige une véritable architecture personnelle, c’est-à-dire un art de lire et d’écrire le monde perçu à l’aune d’une sensibilité qui bouleverse autant qu’elle éclaire, écriture pétrie du désir d’Être, habitée, hantée par une grâce qui lui a été dictée par la matière du monde : « J’ai vécu dans le vert / oblique et bas / de berge et d’ombre / Enfance à barboter / dans les herbes // Érables pour se balancer / glissando du gobe-mouche ― / vibrante / voix / de vase » (p. 167). Inclassable style à l’esthétique de bure et de soie, la poésie de Lorine Niedecker peut ainsi se déplacer en profondeur et rester, par jeux de mots, espaces blancs et juxtapositions, sur des réalités alternatives. À cela viennent s’ajouter des influences autant variées que conductrices, celles de Shelley, Wordsworth, Yeats, Emily Dickinson, Marianne Moore, Wallace Stevens, Zukofsky… Dans l’isolement du Wisconsin rural, ce furent là ses compagnons de route ou de déroute, poésie donc moins marécageuse qu’il n’y paraît, la méditation monologuée s’éloigne de l’objectivisme proposant une plongée dans la géographie locale et les résonances romantiques, entre l’Être et le Paysage, comme « les traces des choses vivantes » dans les eaux mortes de Black Hawk, eaux animées par le souffle et le respir : « Ma vie / près de l’eau ― / Écoute // la première grenouille / du printemps // ou la planche / sur le sol froid / qui craque // Les rats musqués / rongent / les portes // de la jungle verte / des arts et lettres / Razzia // des lapins / sur mes laitues / Un bateau // deux ― / pointés vers / ma grève // sous les envols / gouttes d’ailes / traîne d’algues // de la tendre / et grave ― / Eau » (pp. 136-137). La langue travaillée est en conséquence de labour, les mots charrient, retournent, tassent, soulèvent, cultivent, créant bosses et trous, franchissant seuils et frontières inconnues ; cette langue mouvementée, chahutée, désarticulée n’est attirée que par les états-seuils, entre le familier et l’étranger, entre les contours d’une syntaxe desserrée et l’emprise qu’elle a sur cette dernière. En effet, la poésie de Lorine creuse les sillons d’un chemin nerveux et noueux, vertigineux et vigoureux comme la main même qui y applique de bout en bout sa tension, cernant et effaçant le réel dans un même élan. Mais, de cette tension, le texte tire sa force, hormis son propre effort de conscience, répondant à la tâche d’aujourd’hui qui est pour la poète de conquérir son propre espace intérieur à travers l’Extérieur et accéder à la posture de l’Ouvert. En fait, la voix de la poète regarde puis rompt, observe puis réduit, cette voix née du regard est la même qui unit dans son chant, mot après mot, le simple et le sublime, le condensé et l’effeuillement des choses sensibles :



    « Je m’allongeais
              avec ce qui brille
    J’ai vu une étoile siffler
              à travers le ciel
    avant de tomber
    » (p. 91)



    En somme, la poésie de Lorine Niedecker fissure le réel autant qu’elle en tire toute sa saveur, elle l’épure autant qu’elle le fortifie. Sa vie en eau trouble réapparaît toujours de façon fulgurante dans la clarté, la concision et le dénuement de son acte poétique. De surcroît, pour la poète se reconnaissant dans la culture populaire américaine, dans le refus du consumérisme et de la civilisation qu’elle subit, dire les lieux lui offre la possibilité de voir autre chose que la ville, autre chose que les marécages ; Lorine Niedecker soulève davantage une vague de fond au risque de ne pas être comprise, publiée ou appréciée, une vague de concrétude ramenant avec elle une multiplicité d’ondes et de vibrations, aussi bien d’infimes planctons que de gigantesques coquillages possédant la rumeur entière du monde et de ses douleurs. Le poème est alors composé d’eau, de débris, de combinaisons, de condensations et de mouvements surréalistes en une conscience aigüe de l’interdépendance des choses ; le régional prend en réalité valeur universelle, s’ancrant dans le Blues, dans les origines de la Terre, traçant une pensée à ses sources, au cœur des êtres vivants, au cœur d’elle-même, en une main lyrique sans cesse en tension… Et c’est dans cette tension déjà nommée que les mots existent passionnément, non pas dans l’excès et l’ornement, mais dans l’existence analogique du monde végétal et de la vie qui fut la sienne. Son phrasé à la simplicité trompeuse, art de l’élision et d’une oralité retrouvée, offre des rimes obliques merveilleusement orchestrées, des combinaisons surprenantes, de subtiles nuances grammaticales, tonales et musicales :



    « Pataugé, épié, pépié,
    appris à écrire sur l’ardoise
    avec la craie d’une mer ancienne


    Si je pouvais lancer mes tentacules
    au plus profond…
    et que palpite l’invisible lueur


    Nuit illustrée constellations
                 d’horloge
    et son retentissant
                             tic-tac stellaire


    Je me lève bientôt
                 pour donner à l’univers
                             mes pichenettes
     » (pp. 192-193)



    Surgit l’inattendu au détour d’un mot, le terme banal se charge avec la même agilité de connotations multiples ― souvent sensuelles et sexuelles ― et de retenue. Lorine Niedecker semble reposer sur la charnière délicate d’un saut de ligne unique qui peut recouvrir la logique syntaxique avec d’autres significations ; comme dans « Wintergreen Ridge » lorsque la fin d’une clause grammaticale jouxte le début d’une autre pour synthétiser les deux lignes au sein d’une seule métaphore : « disons : de l’art / Nous escaladons » (p. 150). Et son poème renaît d’une forme étonnamment pondérée, d’une reprise, d’un renversement rapide du regard : « Rien ni personne / ne m’a jamais donné / plus belle chose // que le temps / sinon la lumière / et le silence » (p. 156). Possédée par latence, Lorine dit tout sur la nature de la mémoire, de la conscience, elle rapporte la naissance des plantes comme partie de soi-même, elle déroule l’enfance jusqu’à la protestation sociale, et tout cela en soulignant d’un trait de crayon fugace une note sur l’architecture rurale ou urbaine des églises, construisant une passerelle entre le bruissement du Wisconsin et la fureur de la guerre du Vietnam, puis gommant, avec brio, les différences entre l’homme, la douleur des oiseaux et la splendeur des stèles.


    Pas de collage textuel dans cette poésie, juste un travail acharné sur la langue qui ne peut retenir son souffle. La poète compte obstinément les épines de « roses bleues » qui couvrent le monde, ne pouvant y porter longuement ou plus amplement les mains, elle les considère à travers « un fil de fer » et les dénombre dans la langue qui saigne un peu à leur contact. Sa poésie se reconnaît à ses silences et à ses éclats, et quantité de cristaux la constellent et l’éblouissent. Ces précipités du désir éclairent sa disposition la plus concise, quand les paysages qu’elle traverse et l’air qu’elle respire semblent la substance de la vie.



    « cornouillers blancs
              sous les trembles
                     pipsissewa


    (gaulthérie)
              parnassie
                     Vois là-bas


    fougères
              algues
                     nymphéas


    Respire
              le simple
                     le parfait


    ordre
              de cette fleur
                     le nymphéa


    Je ne vois nulle fusée
              décoller ici
                     ni esprit égaré
    (p. 157)

    [….]


    Il a plu
              jus de boue
                     feuilles de saule


    sur les toits
              Vieux tournesol
                     tu ne t’es incliné


    devant personne
              sinon le Grand Vent
                     d’Équinoxe
    » (p. 160)



    Ailleurs, il y a toujours la beauté simple de la tautologie poétique, là où l’énergie s’ombre derrière la Nature, où le sens primitif s’illumine au sein de la forme pour devenir métaphore de la course antique du réel et d’une puissance originaire de nommer. Se trouvent par conséquent le choc de l’honnêteté autour duquel le poème résonne et la persévérance d’une poète inséparable de ses sources culturelles et esthétiques. La Parole de Lorine est bel et bien un enregistrement-fossile ordonnant à la fois un art individuel et les pressions des diverses histoires dans lesquelles les choses sont nées.


    Où serait, in fine, Lorine Niedecker ? Que veut-elle vraiment nous dire dans cette multiplication des formes, dans ce lavage luxuriant et sobre à la fois ? Elle nous dit de revenir à la source et de recommencer dans et par la pleine nécessité de la langue, dans la joie de bousculer les mots, comme si multiplier leurs nuances permettait de vivre plus pleinement encore, dans le plaisir répété des sonorités, dans la ligature ludique des images, dans la surprenante et élégante inversion des sujets : « O ma vie flottante / Ne garde pas d’amour / pour les choses / Jette les choses / dans le flot // détruites / par les flots / N’achète rien de nouveau ― / à la fin c’est tout un ― / eau » (p. 171). C’est dans ces effets vibratoires que le poète tient le mieux en main la folie et la fluidité du monde ; elle déploie les richesses rythmiques de son regard et fait de chaque poème une exploration de sa volonté inassouvie à vivre jusqu’à la cassure et jusqu’au silence. C’est pourquoi, si proche soit-elle de sa Poésie, Lorine Niedecker se défie du langage et le prend chaque fois de vitesse afin de déjouer ses ruses ; elle ne supporte pas sa propension à se compromettre, « à truquer le jeu », à tendre par facilité vers des fantômes plaintifs et des âmes larmoyantes. Le poème épuise ses efforts à mériter de nouveau sa confiance et reprendre langue avec elle, essayant quantité de rimes et de rythmes, se disposant en vers, en versets, en brèves proses ou en archipel. Lorine Niedecker dépense sans compter et son désir reste intact, elle le confie d’ailleurs aux brisures et membranes des nénuphars odorants, aux zézaiements et zizanies des feuilles sèches, aux merles à têtes jaunes et aux moineaux stridents qui piaillent sur les fils électriques, elle l’inscrit dans le calice des fleurs ou dans la pierre, puis en parle à tout ce qui existe. Et si le vers, par sa puissance, sa brièveté, sa densité, prend à lui seul le nom en sa matière infinie, c’est qu’il lutte contre la fascination du néant, contre l’angoisse de l’éphémère et du temps qui engloutit tout. Lorine reste ainsi à proximité du sol sans perdre de vue ce qui le surplombe : « le long de la rivière / les tournesols sauvages / au-dessus de moi / les morts / qui m’ont donné la vie / me donnent ceci / notre parent l’air / et les crues / notre riche ami / le limon » (p. 55). Ces minces passerelles élégiaques courent alors à travers le monde, les choses s’y disposent en bon ordre et les hommes s’y déplacent en vision vers de plus saisissantes contrées.

    Enfin, si les mots ne livrent pas facilement leurs secrets, et si les fils d’or érodés ne disent pas d’emblée où ils conduisent, ni pourquoi ils se sont mis en route, ils font, en revanche, suffisamment de place pour quelque chose de simple et de beau ; il suffit de se laisser prendre dans les rets d’une toile, dans le tissage du texte, pour retrouver le monde en sa quiétude, le regard décidant de tout ; les gestes sont plus faciles et les mots perdent leur seul goût de vase. « Patientant sous la pluie ou occupée à cueillir des fleurs dans le jardin », Lorine aura pu au demeurant explorer des contrées plus intimes ; soucieuse d’entrer dans le réel et de le revêtir d’habits légers, elle aura donné quantité de noms à ses poèmes, elle aura écrit des phrases d’une main juste, tendant ses paumes vers une ombre terreuse et se laissant conduire par elle en toute lucidité, elle aura essayé de vivre sans bavardages, sans s’enfermer en soi mais en s’ouvrant sur le monde, pour ne penser qu’à Celle vers qui tend toute sa pensée et qui occupe dans son univers la place laissée vacante par l’ignorance des hommes à n’admirer que les jours ensoleillés. Chez Lorine Niedecker, la beauté du monde se décline définitivement de l’observation à la contemplation, à moins que ce ne soit l’inverse, afin de rendre l’envol explosif de la Terre ou d’œuvrer dans le ciel à hauteur d’homme, tout est pure vibration face à la fragile merveille qu’est la Terre. Se mêle donc à l’attraction pour l’improbable, la miraculeuse présence de la Nature, et la poète y glisse ses gestes les plus audacieux comme des fragments d’un plaisir retrouvé.



    « Arbre mon ami
    je t’ai abattu
    mais je dois servir
    un plus vieil ami
    le soleil
    » (p. 71)



    À la froideur des villes qui l’oppresse, à la violence ordinaire des hommes, aux illusions bradées pour oublier nos angoisses, aux croyances qui disjoignent les êtres, Lorine Niedecker oppose l’apesanteur, le rythme et la mouvance de sa voix. Sa poésie fleure de mots hors du commun afin que la Terre ne se fasse pas terre d’exil, afin que le monde n’ait pas lieu hors de nous, mais là où nous sommes, afin que les choses ne soient pas le creuset de noires profondeurs, mais que notre regard sans cesse en éveil soit, au fil du voyage, invocation secrète et créative d’où émergent doucement les mots de la Nature et où chaque Lieu ne peut être que celui d’une Louange.


    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson *.



    ___________________________________________
    * Note d’AP : voir sur Recours au poème une courte bio-bibliographie de Sylvie Besson.






    Lorine Niedecker, Louange du lieu






    LORINE NIEDECKER


    Niedecker Lorine
    Source



    ■ Lorine Niedecker
    sur Terres de femmes

    [I grew in green] (extrait de “Paean to Place” from Collected Works [University of California Press] + Louange du lieu [José Corti])



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur Louange du lieu et autres poèmes de Lorine Niedecker (+ revue de presse)
    le site Lorine Niedecker
    → (sur poets.org)
    “Who Was Lorine Niedecker?”, by Elizabeth Willis
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une page sur Lorine Niedecker
    → (sur Poetry Foundation)
    Paean to Place, by Lorine Niedecker



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Hélène Dorion, Ravir : les lieux
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse





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  • Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson

    Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson,
    Éditions de l’Amandier | Poésie,
    Collection Accents graves Accents aigus, novembre 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Hélène Sanguinetti-Photo D. Warzy-Sans le fond !
    Photo D. Warzy






    « CHANTER POR EXISTAR POR EXISTAR ! »



    Avec pour titre un hexasyllabe ― Et voici la chanson ―, Hélène Sanguinetti présente et signe sa dernière partition. Poétique, musicale, graphique ? Tour à tour l’une et l’autre ou les trois ensemble, cette création, plurielle et déroutante, se soustrait aux classifications courantes de la poésie et échappe à toute définition rassurante de genre et de forme. Seule la construction rigoureusement ordonnancée que révèle la « table » en fin d’ouvrage, permet au lecteur de visualiser les appuis nécessaires à son entrée dans le poème. À lui aussi de stimuler son oreille pour que la partition rende tout son jus et toute la richesse de sa palette sonore.


    À l’origine, il y a une première de couverture. Sur l’ivoire de la page, le « Et » annonciateur du poème semble ancrer le recueil dans une séquence. Celle, silencieuse, mais virtuellement présente, des œuvres précédentes. Et marquer ainsi, par la concision nominale du titre ― son caractère enjoué et son humour ―, un provisoire achèvement. Mais ne nous y trompons pas, le titre n’est peut-être qu’illusion. Ainsi, « la chanson », pourtant ostensiblement présentée, ne constitue-t-elle pas l’ouverture du poème. Le recueil s’ouvre en effet sur un huitain intitulé « la parole se cassa ». Ponctué et encadré par trois griffures incurvées de longueurs inégales, ce huitain aux vers irréguliers est repris à l’identique dans le finale de la partition. Avec pour seule variante, une répartition intervertie des griffures qui le caractérisent. 1-2//2-1. L’une à l’autre assemblées, les deux forment un chiasme, figure cruciforme que l’on retrouve de façon récurrente dans d’autres séquences du texte. Entre le début du poème et son aboutissement, rien n’a changé. Le drame annoncé dans le huitain d’ouverture se retrouve dans le huitain final. Mais à travers le refrain qui la porte, la Chanson va son chemin !


    Entre ces deux huitains se déploie le poème, ponctué de signes, flèches → ou ↓, tirets —, de dessins au tampon qui bousculent les habitudes de lecture : minuscules lutteurs fléchés, loup accompagné de son long cri, visage hurlant ses cris, émoticônes (notes de musique, cœur, soleil, as de pique, de trèfle, de carreau, symboles mâle / femelle, petit dessin cabalistique…), autant de graphies qui animent la page. Tout comme l’onomatopée récurrente pfffffuuuuuuiiiif (et ses variantes) ponctue le lire/dire du poème.


    Quant au poème lui-même, il est composé de pavés aux typographies différentes, passant du romain à l’italique ; les mini-pavés en petit corps finalisant comme des répons les pavés principaux, alternant eux-mêmes avec quatre « apparitions » en pleine page aux tailles de caractères démesurées. À quoi viennent s’ajouter des encadrés singularisés par des filets-cadre dans lesquels s’inscrit une histoire autre ; des « parlures », des bribes de conversations courantes ; des colonnes de mots en italiques ; des énumérations échevelées introduites par des « MOI je »… ou par des « Ah » anaphoriques… Ainsi de ce texte à dominante ludique qui donne à voir autant qu’à lire :


    « Ah,

    Relever sa robe !

    Ah, passer le Pont à reculons !

    Ah, griffer Ses jambes baiser ses jambes !

    Ah, perdre ses doigts En liesse

    d’épouser !

    Ah, mentir du jour, rouler d’ivre, folle !

    Ah, S’en aller au fossé !

    Filles, joyez »


    C’est dire si le « faire » du ποιεῖν, dans le rapport qu’il entretient avec la page, joue, chez Hélène Sanguinetti, avec l’aspect visuel. Et le lecteur se prend à feuilleter cette partition à la recherche d’idéogrammes, à la manière d’un enfant. Sans doute la poète en appelle-t-elle à tout ce qui, en chacun de nous, demeure encore de l’enfance et de ses rêves, de ses joutes amoureuses et de ses jeux. Mais si l’on s’attarde dans le vif du texte lui-même, la légèreté et l’insouciance réputées être l’apanage de cet âge d’or n’affleurent que par intermittence. Et la chanson annoncée par le clairon du titre n’a rien d’allègre ni de léger. Du moins la première chanson. Associée à la violence aveugle et meurtrière de « Joug », la première chanson ― « Voici la chanson » ― est chant funèbre. Thanatos règne en maître sur le monde. La Chanson évoque le rêve baltique anéanti par les souvenirs noirs de la déportation. Derrière la scansion Ô BALTIQUE QUE JE RÊVAIS se dresse le « camp méconnu NEUENGAMME » en Allemagne du Nord. Surgissent alors les barques livrées aux rats et aux « Puants », les grappes humaines conduites vers les camps d’extermination. Après la tragédie de la prison flottante Kap Arkona, la chanson s’achève par le décompte des rescapés.


    Accompagnée d’une didascalie en espagnol ― (para bailar a dos) ―, la seconde chanson est au contraire une « Chanson qui fait pleurer de joie ». Chanson à danser pour exister / « por existar por flamenquer », elle est hymne à la vie et à l’amour. Introduite par « Joui » le bienvenu, figure bienveillante et rêveuse, elle est pleine manifestation de bonheur. Le « joïr » domine et entraîne dans sa cadence endiablée les deux héros du jour. Flamenco et Flamenca. Por existar por existar scande la poète pour s’insurger contre la mort. Pour insuffler ses forces de vie là où préside la mort.


    Une autre partition « à chanter » vient mimer les deux moments précédents. « Voici la dispute ». Épique et enlevée, cette vive « dispute » médiévale, tout droit sortie des fabliaux (Ysengrin montre sa « Pauvre-queue-gelée »), est rythmée par les onomatopées de l’échauffourée. Vlan ! Vlan ! Vlan ! Les phrases, débarrassées de leurs déterminants, s’enchaînent, percutantes et rapides. Le récit est ponctué de régionalismes (méridionalismes) ― « oh tanqué tanqué tanqué » ― qui scandent les actions. Les participants à la « dispute » ― cavaliers et roncins, cuirasses et loups ― surgissent au milieu des poules et font voler les plumes. Le monde est retourné. L’épique s’empare des hommes et les emmêle, comme souvent dans les poèmes d’Hélène Sanguinetti. Au milieu de tout ce charivari, une voix insiste qui clame son désir : « Et moi je veux chanter chanterchanterchanter ».


    Il faudrait pour cela que les opposants « Joug » et « Joui » ― dont les traits caractéristiques sont précisés au cours de quatre « apparitions » zoomées pleine page ― cessent de s’affronter en vaines joutes. Il faudrait pour cela que tous deux cèdent au désir de réconciliation espéré par la poète. Il faudrait que Jour et Nuit s’assemblent pour que la terre se repose enfin de ses massacres. Il faudrait qu’Eros l’emporte sur Thanatos. Ainsi « Joui » tente-t-il des intrusions dans la violence de « Joug ». Minuscules intrusions (usage des bas-de-casse), modestes comme des parenthèses, vie menue où affleurent les images de l’enfance éblouie, l’humilité des tomettes de la cuisine, la pochette Rouge bien repassée. Autant de parenthèses de jeunesse et de fraîcheur susceptibles de faire reculer la terreur. Un instant seulement.


    Reste pour la poète son travail obstiné sur la langue, ses inventions et ses jeux sur les sonorités, ses distorsions et ses ruptures aux limites de l’« a-grammaticalité », avec tenu serré au cœur, le désir du poème ― son comment et son faire ―, qui cherche à concilier le visuel avec l’oralité. Car, pour Hélène Sanguinetti, le travail sur les mots est recherche des origines. Mettre les mots en voix et en corps, n’est-ce pas renouer avec l’oralité qui préexiste à toute forme écrite ? Écouter Hélène donner corps et voix à son poème, c’est vivre avec elle ce pneuma qui l’habite et nous traverse jusque dans les pfffuuuuiiiit ! qui chuintent et glissent entre ses lèvres.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson





    ______________________________________
    NOTE d’AP : Et voici la chanson fait partie de la sélection du Prix des Découvreurs 2013-2014.






    HÉLÈNE SANGUINETTI


    Hélène Sanguinetti
    Source



    ■ Hélène Sanguinetti
    sur Terres de femmes

    [Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
    Alparegho, Pareil-à-rien (note de lecture d’AP)
    De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
    De la main gauche, exploratrice (I)
    De la main gauche, exploratrice (II)
    De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
    À celui qui (extrait de Hence this cradle)
    Le Héros (note de lecture d’AP)
    [Ma trouvaille de tout à l’heure] (extrait de Domaine des englués)
    [Premier soleil] (autre extrait de Domaine des englués)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La vieille femme regarde en bas
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Printemps des poètes)
    un extrait sonore de Et voici la chanson (« JOUI 1 », pp. 15-18) dit par Hélène Sanguinetti
    un autre extrait sonore [10 mn] de Et voici la chanson (« JOUG 2 » « Voici la chanson », pp. 22-31) dit par Hélène Sanguinetti. Prise de son : François de Bortoli
    → (dans la
    Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique (+ un extrait sonore issu de Pareil-à-rien)





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  • Hélène Dorion, Ravir : les lieux

    par Sylvie Besson

    Hélène Dorion, Ravir : les lieux,
    Éditions de La Différence, Collection Clepsydre, 2005.



    Lecture de Sylvie Besson



    Clarté saisie... mate obscurité
    Ph., G.AdC







    LE RAVISSEMENT PERPÉTUEL !



    Présence charnelle des lieux, la parole d’Hélène Dorion s’ordonne autour d’eux : elle construit sa lumière dans l’opposition entre la clarté saisie et la mate obscurité, entre le monde comme événement et son déroulement comme image poétique. Ce jeu entre l’ombre et la lumière est celui du poète et de son regard, dans une relation où la blancheur des choses exposées vibre de tous les dangers, tandis que se tisse autour de tels instants la toile la plus complexe, sensuelle et insaisissable des sentiments, celle de l’être et du néant. Tout porte dans sa matière les traces d’une beauté fragile et en laisse naturellement ressortir la charge tragique ; autour des atermoiements des corps, la succession légère du ravissement des lieux compose un hors-champ douloureux et sombre qui répond aux instants de lumière. Ainsi la concrétion onirique des déplacements impose un rythme singulier, une sorte de nostalgie lourde et paisible ; le poète occupe le monde en habillant les contours des ombres, miroirs, fenêtres et visages à la guise de ses mots, les constituant physiquement autant que sensiblement dans une traversée à rebours des apparences.

    Sur fond de ravissement, les fulgurances imposent une aura soudaine et déconcertante. Hélène Dorion décline ici le principe de l’apparition comme une mise en lumière ontologique ; les lézardes d’une ville, les vacillements de l’obscurité, le roulement des eaux, l’intrusion d’un visage, le passage d’une voix, la permanence d’un éclat prennent la forme du poème, « [ce] lieu qui n’est aucun lieu / mais qui les porte tous. » C’est ainsi que la voix poétique accomplit un jaillissement inattendu dans le cours des jours et du monde, dans la fluidité de l’être et de ses sensations :

    « Le vent. ― Et tu chutes / dans le paysage : / l’onde silencieuse / enserre tes pas, tes mains. // Au moins le jour brûlé / bascule. Le ciel se rompt / avec les oiseaux / venus à ta rencontre. »

    La lumière est différente, émanation nouvelle, mais qui ne vient pas d’ailleurs ; l’horizon quotidien se rompt grâce aux forces des lieux soumis au jour énigmatique, fugace, déliquescent. Après tout, c’est une histoire d’effroi, d’émerveillement et de création, une histoire de mots comprise comme illumination, et le mystère de l’apparition est en fait celui de faire apparaître les lieux dans leur rareté :

    « l’eau qui fuit. / Mais qui regarde encore : / le ciel mince / touche la tête / ravit les lieux ».

    Comment alors se contenter des ombres incertaines quand on a pu voir surgir la brûlure de l’exposition au monde ? Saisir le trouble au grand jour, c’est construire par fait de langue un regard ravi, rien n’allant de soi ni dedans, ni dehors, et cette variation, cet éblouissement, ce changeant, c’est ce que regarde avec soin Hélène Dorion ; le titre ponctué de son œuvre s’érige d’ailleurs dans cette dualité, signe double, espace double, une espace avant, une espace après :

    « Émerveillée, je regarde / par la serrure du monde / j’ouvre les yeux, j’ouvre la main / comme si j’avais été invitée / à cueillir les roses de mon propre jardin. »

    Poésie rivée à l’infime comme à l’universel, à ce qui semble fixe mais qui ne cesse de bouger, le poète fait remuer le réel, son texte, éclairé, palpite d’ombres à chaque page :

    « On n’a rien vu venir, et tout / soudain arrive. Derrière ce qui s’effondre / reste des ombres que des ombres ».

    La réalité tremble, les lieux se meuvent, le poète s’obstine à vivre, écrire, en se déplaçant dans le rythme du tremblement.

    En somme, la poésie d’Hélène Dorion repousse l’immobilisme qui cache et dissimule, sa poésie ne s’interrompt jamais de chercher, poésie des questions qui se refuse à asséner, poésie qui n’exige pas de réponses, poésie du regard, poésie ouverte, car de lieu en lieu, de loin en loin, un mot s’élève, une bordée de mots ; une lumière éblouit plus puissante que le jour, un bruit monte plus saisissant que le murmure, un appel s’élève plus déchirant que la parole, jusqu’à ce Cri des profondeurs qui « secoue les draps de l’âme ».



    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson




    _________________________
    NOTE d’AP : première Québécoise à avoir reçu, en 2005, le Prix de l’Académie Mallarmé, Hélène Dorion a aussi reçu, en 2006, le Prix du Gouverneur général du Canada pour son recueil Ravir : les lieux. Hélène Dorion vient aussi d’être nominée pour le Prix du Gouverneur général pour son vingtième recueil : Cœurs, comme livres d’amour, publié aux Éditions de l’Hexagone (Montréal) en avril 2012.





    HÉLÈNE DORION


    Portrait d'Hélène Dorion
    Image, G.AdC




    ■ Hélène Dorion
    sur Terres de femmes

    [La pluie dessine des ombrages] (poème issu de Cœurs, comme livres d’amour)
    Horizons 2 (poème issu de Comme résonne la vie)
    Par tant de visages, j’entre (poème issu de Ravir : les lieux)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un autre poème issu de Ravir : les lieux



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site d’Hélène Dorion
    → (sur le site berlinois Lyrikline)
    huit poèmes issus de Ravir : les lieux, lus par Hélène Dorion
    → (sur le site de la Maison de la poésie de Namur)
    une autre lecture du recueil Ravir : Les lieux, par Béatrice Libert
    → (sur Radio-Canada.ca)
    un entretien avec Hélène Dorion au lendemain de la remise du Prix Charles-Vildrac (vendredi 3 juillet 2009)
    → (sur le site de L’ÎLE, Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise)
    une notice bio-bibliographique sur Hélène Dorion



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes
    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse






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