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  • Jacopo da Pontormo, Journal (janvier 1555) | Pierre Parlant, Ma durée Pontormo

    Éphéméride culturelle à rebours



    Pontormo  La Spezia
    Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557)
    Autoportrait, vers 1520
    La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia
    Source








    [JOURNAL, janvier 1555]




    mardi le premier j’ai soupé avec Bronzino 10 onces de pain.
    mercredi j’ai soupé 14 onces de pain, un filet1, une salade d’endive, du fromage et des figues sèches.
    jeudi j’ai soupé 15 onces de pain.
    vendredi 14 onces de pain.
    samedi je n’ai pas soupé.
    dimanche matin j’ai déjeuné et soupé avec Bronzino du gâteau de sang et des boulettes de foie. le porc
    lundi soir j’ai soupé 14 onces de pain, un filet, du raisin, du fromage et une salade d’endive.
    mardi soir j’ai soupé une salade d’endive, 11 onces de pain, une saucisse et des pommes cuites au jus.
    mercredi soir et jeudi soir 24 onces de pain et j’ai mangé du porc cuit et du vin.
    le 11 janvier* vendredi soir 11 onces de pain, des endives, une omelette.
    le 12 j’ai soupé une omelette, une salade d’endive, 12 onces de pain et ce même soir j’ai rempli le tonneau avec le vin de Piero dont j’avais prélevé 17 fiasques et pour le remplir il a fallu 13 fiasques ; il m’en est resté quatre et avant j’en avais eu jusqu’à ce jour 6, de sorte qu’en tout ça fait 23 fiasques et ce jour-là il a eu de moi un baril de mon vin.
    dimanche j’ai déjeuné et soupé chez Bronzino, le 13 janvier 1555.
    lundi je suis allé à San Miniato j’ai soupé une saucisse, 10 onces de pain.
    mardi un carré2, des endives, une livre de pain, de la gelée3, des figues sèches et du fromage.
    le 20 j’ai soupé chez Daniello une pintade, Ottaviano était là, c’était dimanche soir.
    le 27 janvier j’ai déjeuné et dîné chez Bronzino, Alessandra est venue après le déjeuner, elle est restée jusqu’au soir et puis elle est rentrée ; c’est ce soir-là que Bronzino et moi sommes allés à la maison voir le Pétrarque c’est-à-dire les flancs, les estomacs, etc.4 et j’ai payé ce qu’on a joué.
    […]5
    le 30 janvier 1555 j’ai commencé les reins de cette figure qui pleure l’enfant.
    le 31 j’ai fait un peu du pan du vêtement qui l’habille, il a fait mauvais temps et j’ai souffert pendant deux jours du ventre et des boyaux. La lune a fait le premier quartier.



    _____________________________
    * [NOTE d’AP]

    Calendrier julien


    _____________________________
    [NOTES de Fabien Vallos]

    1. Filet de porc
    2. Carré de porc
    3. Gelatina : il ne s’agit pas de gelée de fruits (confiture) mais d’une gelée de viande servie froide. Depuis plus d’une semaine Pontormo ne mange que de la viande de porc. Il est donc possible que cette gelatina soit de porc.
    4. Il s’agit sans doute d’un pari fait sur une citation de Pétrarque Trionfo della morte II, 43-45 :
    Silla, Mario, Neron, Gaio e Mezenzio
    Fianchi, stomachi, febbri ardenti fanno
    Parer la morte amara più ch’assenzio.

    Sylla, Marius, Néron, Caligula et Mézence,
    Les flancs, les estomacs, les fièvres ardentes font
    Paraître la mort plus amère que l’absinthe.
    5. Un ajout dans le coin gauche illisible.




    Jacopo da Pontormo, Journal, Éditions MIX., 2006-2008-2016, pp. 14-16. Traduction, notes et postface de Fabien Vallos.






    Pontormo  Journal











    [LISANT UNE PAGE, UNE AUTRE…]
    (extrait de Pierre Parlant, Ma durée Pontormo)





    Lisant une page, une autre, un autre encore ; chacune avec passion, gratitude ou stupeur à la clé ; chacune m’immergeant dans la nuit sous l’ampoule.

    Si bien que le Journal se mit à dérouler, ou plutôt à ouvrir sur un temps inédit.

    Au fil d’un jaillissement, inconséquent, souvent, correspondaient deux-trois alinéas. Les mots, silencieux et puissants, s’y accordaient. La vision de la phrase inventait le regard dès que la lettre s’écartait. Quelques espaces se découvraient, chemin faisant. Là se tenaient de petits croquis, posés alors comme pour se souvenir. La pensée cessait de calculer pour contempler la conjonction de lignes ramassées en un chiffre fulgurant. Fléché par l’attention, privé de volition, l’œil suspendait sa fixation, et les muscles leurs saccades.

    Me croirez-vous, entre les signes écrits il y avait du bruit, un bruit léger mais obstiné ; il y avait une foule et j’étais seul.

    Aujourd’hui, non seulement persiste en moi le contenu précis de certains passages de ce bouquin mais me revient à discrétion l’effet qu’ils produisirent sur l’insomniaque que je devins. Il était notamment question d’une joue, ailleurs du froid du vent, d’une tête d’enfant qui se penche et, sauf erreur, fait mention quelque part d’un sonnet.

    Qu’il s’agisse si souvent de nourriture m’étonna.

    Naturellement, le peintre ne manquait pas d’évoquer son travail, ses conditions pratiques et les péripéties qu’il impliquait. Mais tout s’écrivait aussi sous le regard de maux divers, de soucis, de manies et d’aliments ingurgités. Accessoirement d’argent, de temps en temps de faits météorologiques. Pour l’essentiel, à la dévolution d’une vie que le peintre suivait à vive allure s’adossait la conduite d’un chantier qu’une inquiétude n’incitait pas, à l’évidence, à tempérer, mais qu’une forme secrète organisait dans son détail le plus scabreux.

    La densité de ces moments de non-peinture m’impressionnait.

    Moments sans œuvre auxquels l’œuvre doit tout.

    Je lisais : le peintre ne taisait rien, difficultés, douleurs, incertitudes, sans que jamais un nom bien défini ne leur correspondît.

    Bien sûr, certaines des peines ou des douleurs physiques qu’il indiquait étaient imputables aux années — au moment de cette rédaction, l’homme n’était plus un jeune homme — mais aussi, c’est certain, à une sourde angoisse venue au monde le même jour que lui, au même endroit que lui.

    Je lisais.

    Des maux de ventre très souvent.



    Pierre Parlant, « samedi, dimanche et lundi, il fit froid », Ma durée Pontormo, éditions Nous, Collection Via, 2017, pp. 21-22.






    Parlant_madureepontormo





    PIERRE PARLANT


    Parlantportrait-2
    Source




    ■ Pierre Parlant
    sur Terres de femmes

    un autre extrait de Ma durée Pontormo




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Ma durée Pontormo
    → (sur aparences.net)
    Pontormo





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  • Pierre Parlant | [Pour que l’affaire s’éclaircisse…]



    Pontormo  La Spezia
    Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557)
    Autoportrait, vers 1520
    La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia
    Source









    [POUR QUE L’AFFAIRE S’ÉCLAIRCISSE…]
    (extrait de Ma durée Pontormo)





    Pour que l’affaire s’éclaircisse — car je sens bien les risques encourus sous le rapport de ces premières pages possiblement déconcertantes —, il convient de se montrer coopératif en livrant quelques indications au titre de supplément.

    Dimanche — ça aussi, l’ai-je précisé ? —, je m’étais donc couché dans une autre chambre que la mienne pour une raison qui, je l’avoue aujourd’hui, m’échappe à peu près totalement (appelons l’endroit pension et admettons pour simplifier et pouvoir continuer le récit, que je n’ai jamais disposé, comme chacun, que d’une chambre provisoire.)

    Ce soir-là, en tout cas, manquait la lampe de chevet aux étoiles découpées que nous avions rapportée il y a quelques années de la montagne et que j’aime presque autant que la montagne elle-même. Seule au-dessus du lit, une applique sans charme conçue pour un hôtel de classe médiocre, anonyme, dispensait sa lumière standard, ni livide ni chaude.

    J’ignore si le changement de lampe et la modification afférente influencent sérieusement la lecture — j’ai même tendance à en douter — mais j’ai pris une fois encore le livre, le Journal de ce peintre, je me suis mis à le lire, le relire, et j’ai lu très lentement.

    Lentement comme jamais. Seulement deux ou trois pages à la fois, au prix de pauses interrompues par des rêveries nombreuses, non exemptes de confusion ; avec des pauses profondes, d’inégale durée.



    […]



    Plusieurs fois une phrase ou un mot m’ont saisi.

    Au début, naïvement, je crus devoir les recopier.

    Or il me fallut vite renoncer, du moins provisoirement.

    Dès que je prenais mon stylo, attrapais un bout de papier, dès que je me détournais , ne fût-ce qu’un instant, de la phrase, du paragraphe ou de la page lue, d’un mot précis ou d’un petit dessin, quelque chose dont je ne savais rien menaçait de disparaître d’une manière irréversible, et me le signifiait. Revenir au texte, lâcher mon attirail de scribe, ralentir ma façon, caler mes yeux sur l’enchaînement des mots en prêtant mieux l’oreille, il le fallait aussitôt.

    Carnet, stylo, crayons de couleur abandonnés alors sur la table de nuit — une cagette à claire-voie posée sur un sol inégal d’anciennes tomettes —, j’ajustais de nouveau ma façon au bloc grisâtre, mal justifié, désordonné du texte ; je plaçais mes mains sur mes oreilles, j’avalais ma salive : la chose redémarrait.

    Lentement, sans concession, elle m’emportait, tractait mon être jusqu’au bas de la page, au milieu de la nuit.

    Avant de la quitter, d’en aborder une autre, parfois une phrase semblait émettre un signal bref, venu comme d’un fond lointain : la relisant, je me laissais porter, faisais la planche, yeux au plafond, ruminais, ne bronchais plus,

    et je reste ainsi sans savoir ce qui va m’arriver, je crois que je me suis fait grand tort de retourner au lit, pourtant maintenant il est 4 heures il me semble que je vais très bien

    du moins pas avant d’être réellement persuadé de pouvoir cette fois suspendre sans dommage l’exercice pendant quelques secondes pour enfin recopier.

    Ça marchait quelques fois, pas toujours.

    Puis je recommençais l’exercice, requis par le passage suivant, tout aussi sidérant que les précédents.



    Pierre Parlant, « samedi, dimanche et lundi, il fit froid », Ma durée Pontormo, éditions Nous, Collection Via, 2017, pp. 20-21-22-23.






    Parlant_madureepontormo





    PIERRE PARLANT


    Parlantportrait-2
    Source




    ■ Pierre Parlant
    sur Terres de femmes

    un autre extrait de Ma durée Pontormo




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Ma durée Pontormo





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  • Robert Creeley | The Return | Intervals



    THE RETURN



    Quiet as is proper for such places;
    The street, subdued, half-snow, half-rain,
    Endless, but ending in the darkened doors.
    Inside, they who will be there always,
    Quiet as is proper for such people —
    Enough for now to be here, and
    To know my door is one of these.



    Robert Creeley, The Charm: Early and Uncollected Poems, Mt. Horeb, Wisconsin: Perishable Press, 1967; enlarged as The Charm: Early and Uncollected Poems, San Francisco: Four Seasons Foundation, 1969.






    INTERVALS



    Who
    am I ─
    identity
    singing.

    Place
    a lake
    on ground, water
    finds
    a form.

    Smoke
    on the air
    goes higher
    to fade.

    Sun bright,
    trees dark green,
    a little movement
    in the leaves.

    Birds singing
    measure distance,
    intervals between
    echo silence.



    Robert Creeley, Words, Rochester, Michigan: Perishable Press, 1965; enlarged as Words, New York: Scribners, 1967.






    De savoir que ma porte est l’une d’entre elles
    Ph., G.AdC






    RETOUR



    Paisible comme l’est la nature de ces lieux ;
    Rue, plus douce, à demi-neige, à demi-pluie,
    Sans fin, mais enfin très près des portes sombres.
    Dedans, ceux qui toujours seront là,
    Paisible comme l’est la nature de ces gens —
    Assez d’être ici et maintenant, et
    De savoir que ma porte est l’une d’entre elles.



    Robert Creeley, Le Charme (1968) in Dire cela, Éditions Nous, Collection Now dirigée par Benoît Casas & Jacques Demarcq, 2014, page 43. Choix, présentation et traduction de l’américain par Jean Daive.








    Un léger mouvement dans les feuilles
    Ph., G.AdC






    INTERVALLES



    Qui
    suis-je ─
    identité
    qui chante.

    Pose
    un lac
    sur un fond, l’eau
    trouve une forme.

    Fumée
    dans l’air
    va plus haut
    se perdre.

    Soleil brille,
    arbres vert foncé,
    un léger mouvement
    dans les feuilles.

    Un oiseau chante
    mesure distance,
    intervalles c’est-à-dire
    écho silence.



    Robert Creeley, Mots (1967) in Dire cela, Éditions Nous, Collection Now, 2014, page 67. Choix, présentation et traduction de l’américain par Jean Daive.






    Creeley, Dire cela





    ROBERT CREELEY


    Robert Creeley
    Source



    ■ Robert Creeley
    sur Terres de femmes

    Words
    21 mai 1926 | Naissance de Robert Creeley



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site de Robert Creeley
    → (sur Poetry Foundation)
    une bio-bibliographie (en anglais) de Robert Creeley
    → (sur PoemHunter.com)
    un grand nombre de poèmes (en anglais) de Robert Creeley
    → (sur PennSound)
    un grand nombre de poèmes de Robert Creeley dits par lui-même
    → (sur Culture, le magazine culturel de l’Université de Liège)
    un article (en français) de Gérald Purnelle sur Robert Creeley





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Aurélie Foglia | [Gens ne s’appellent pas]




    Gens
    Image, G.AdC







    [GENS NE S’APPELLENT PAS]




    Gens ne s’appellent pas

    Gens ne naissent pas

    sont mis bas

    Gens va droit à l’abreuvoir de coups
    à l’abreuvoir de paroles pesamment
    Gens laboure tous les jours
    dansent la bourrée tous pesamment

    Gens berçant des demain des doucement Gens
    muets mutilés de mots

    élèvent dans leurs organes des crabes mangeurs
    d’hommes quand certains meurent de pains

    Gens puise dans la pâtenôtre mange noms
    du commun Gens ravalés

    n’ont pas de quoi



    Aurélie Foglia, « Les Dénommés », I, in Gens de peine, Éditions NOUS, Collection disparate, 2014, pp. 31-32.





    __________________________________
    NOTE d’AP : Aurélia Foglia a aussi publié Hommage à Poe et Entrées en matière sous le nom d’Aurélie Loiseleur.







    Foglia  Gens de peine





    AURÉLIE FOGLIA



    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia [Loiseleur]
    sur Terres de femmes


    Comment dépeindre (lecture d’AP)
    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions NOUS)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Gens de peine






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Bruno Fern, reverbs     phrases simples

    par Isabelle Lévesque

    Bruno Fern, reverbs     phrases simples,
    Éditions NOUS, Collection disparate, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame.
    Ph., G.AdC







    [PRENDRE AU MOT]



    Sur la ligne de départ, énoncé de la règle de reverbs : « Ce livre est uniquement composé de phrases simples. » D’emblée l’angle grammatical, un seul verbe conjugué par phrase, pas plus. Exercice à contrainte. Primaire, collège, au choix. Des réminiscences.

    Pas sens unique cependant, la polysémie, à l’attaque, est annoncée en se fondant sur « contenir » : un verbe conjugué « contenu » dans la phrase simple, une foule « contenue » par la police dans une manifestation. L’homonymie ouvre le champ sémantique, le déplaçant d’un mot au même mot. Sur place. Case départ : effets en chaîne, un même signifie plusieurs. Simple n’est pas univoque.

    La langue et l’écho : font corps. Tout ce qui résonne en elle. Associés en phrases simples, les mots font corps mais corne l’écho de phrases autres, polysémiques, enchaînées. Le texte de Bruno Fern fourmille de ces glissements (de son, de sens) :


    « Les paramètres ne sont pas toujours réunis.

    Ce sont des branches, en somme, mais pas du même arbre.

    La forêt cache son jeu. »


    L’arbre est-il derrière le sens ou devant, déplié ? Pataugent aussi les pronoms : « il », l’auteur, en sa biographie se dissimule à force de « s’emmêler les pinceaux ». On ne sait plus qui du coup. Longue démonstration de phrases alignées, courtes, un seul verbe conjugué, c’est la condition, mais elle rebondit (retentit) dans les pronoms (la question qui). Parfois, les mots s’agglutinent en fin identique (arbrisseaux, panneau, lambeau, page 22), c’est plus commode si ça sonne :


    « Les sons parasites renforcent le taux d’écoute. »


    Très sérieusement, nous sourions : nous réfléchissons, la phrase se mord la queue perdue dans les sons, nous relisons. Nous nous amusons.


    « Passons. »


    « The book must go on. » Et taux d’écoute aussi sûrement multiplié par phrase simple en anglais : on utilise (on se gausse) des formules habituelles, on change la donne – un mot. Go on !

    Ce qui n’existe pas peut « s’écrire ou s’écrier ». C’est pratique :


    « Une simple inversion de lettres joue un rôle. »


    Acte, scène, drôle. On pose des opérations, des règles (« Dans une série discrète la variable… »), un personnage (la phrase simple) pour « retrouver des fondamentaux » et à partir de là le livre bouge avec ses phrases simples. Mêlant les axiomes, les entorses, les registres. Flaubert et sa correspondance côtoie le retour (« dans les dents ») des « phrases-boomerangs ». Vivant son heure de gloire : éloge de la phrase simple. Louées les expressions toutes faites à couper, répartir autrement dans la phrase :


    « La souplesse entre également en ligne.

    De compte des mots ratent. »


    Comme les références multiples aux livres utilisés à l’école (Orsenna et les « tribus de mots » dans La grammaire est une chanson douce). Les référents s’alignent, bruissent. La grammaire a des oreilles et des évasions ludiques :


    « L’appareil brandi dans le plus simple appareil.

    Là c’est une phrase nominale »


    Homonyme à l’entrée, à la sortie et la variante instituée : sans verbe « exprimé ». « C’est donc une phrase hantée. » Où le verbe, membre fantôme de phrase amputée ? Comme revient, se précise la définition de la phrase, des motifs (sonores) sont repris. L’enfant naît, il crie. La phrase aussi dans le poème « émet des vibrations ». On parle par les cordes vocales, les poumons (par deux, sauf si la guerre détruit cette règle : grand blessé), les muscles, le corporel facilite l’émission, la flexion pour les figures libres du « skate-park ». Glissement des définitions de cours (grammaire) aux règles physiques de déplacement. Le sens circule là, débride la grammaire, s’écarte. Réflexion en acte : le texte faisant ce qu’il dit expérimente, l’écriture


    « Dévoile la hauteur de la marche.

    (Soyez prudents en descendant du livre.) »


    Sens propre / sens figuré. Prendre au mot. Le texte de Bruno Fern le fait. On dévale, l’escalier du savoir grammatical s’incarne dans la phrase simple (plus si affinités). Remonter à l’ancien français, faire jouer les sens :


    « Certains considèrent ça comme un vrai bordel.

    Au XIIe siècle, ce mot qualifiait une petite maison, une cabane.

    Il relevait donc de l’architecture. »


    Grammaire à bâtir. Comme découle ensuite du thème lancé par l’ancien français le retour aux modernes, « le sujet capitaliste » veut « aménager son intérieur au moindre coût ».

    Toutes séparées par un espacement régulier [un même interlignage]. Pas une exception, les phrases coulent de source et glissent sur les sens.

    La règle que s’est fixée l’auteur pour ce livre connaît quand même un sérieux accroc : une phrase complexe (citation de Gustave Flaubert) !


    « Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. »


    Bruno Fern se justifie en note, arguant du fait que Flaubert lui-même est « une exception ». Le poète dénonce une langue qui se veut simple. Celle de la guerre, de l’horreur économique, de la consommation, de la publicité, des informations télévisées à la hiérarchisation brutale et révélatrice est omniprésente :


    « Un type de phrase correspondrait à un type d’État.

    Les leurs exigent la clarté maximale.

    Ex. I : Les marchés doivent être rassurés.

    Ex. 2 : L’âge médian de décès des sans-abri à Marseille est de 41 ans pour les femmes.

    Elles (leurs phrases, pas ces femmes) impactent le paquet en ventes flash. »


    La première phrase citée est de Natalie Quintane. Les citations sont nombreuses dans le livre, comme autant de « reprises » réalisées avec des fils de couleurs très diverses : François Villon, Paul Celan, Tristan Tzara, Louis Zukofsky, Gilles Deleuze… 33 citations1 . Henri Droguet a compté 963 phrases2… Le chiffre 3 et ses multiples semblent jouer3 un rôle dans l’élaboration de ce livre.

    Les citations-reprises sont généralement des phrases. Mais elles peuvent également intervenir comme fragments :


    « Ex. 2 : placez votre argent en toute quiétude à 4,28 % garantis les premiers mois. »


    Une note indique que les mots en italiques sont de Primo Levi. Ils sont tirés du poème placé par Primo Levi en tête de son livre : Si c’est un homme4 . Contre-courant : la locution adverbiale à contexte inverse fait déraper le sens (antiphrase à décrypter).

    De la fabrique à texte, quelles sont les deux « mamelles » ?

    « Tissage est l’une des mamelles », est-il dit page 27. « Le décalage est la seconde mamelle », trouve-t-on page 34. C’est donc un tissu de mots, avec trame et chaîne. Dans un sens et dans l’autre. Mais ce tissu, parce qu’il est vivant, connaît forcément parfois des accrocs ou des « décalages ».


    « Quoi qu’il en soit, c’est autant une affaire de reprises. » (page 27 également)


    Les citations d’auteurs célèbres ne sont pas les seules à constituer le texte. D’autres paroles le tissent :


    « Le discours publicitaire est devenu le maître des discours. [citation de Dominique Quessada]

    1, 2, 3, slogan !

    C’est une pétrification généralisée. »


    Tout réduit à l’efficacité univoque et maîtrisée. Date à respecter, promotion validée :


    « Avec elle c’est sur-le-champ ou dans 3 jours dernier carat. »


    Le poète nous « conduit hors de la grammaire », il « lutte avec la langue », la langue porte la difficulté de dire et d’entendre.

    Dans reverbs, le lecteur, qui aurait gardé le souvenir de ses leçons de grammaire de CE 1, constate très vite que les phrases simples ne le sont pas. Plusieurs, autrement ponctuées, pourraient constituer une phrase complexe :


    « Quoi qu’il dise il.

    Produit à la source soi-disant contrôlable.

    Se trame dans tous les coins se.

    La change la.

    Donne le.

    Change en quoi qu’il dise il.

    Roule son caillou non identique. »


    Ici le lecteur découvre des phrases agrammaticales. Certains mots hésitent : « Produit » et « change » sont-ils des noms ou des verbes ? « se » + « la » = cela ? Tout se complique et se défait. Langue en acte, phrase à la coupe syntaxique impossible et le sens alors, au milieu de ces phrases séquencées, déconstruites, comme un système usé invalidé.

    Un nom peut-il devenir verbe ?


    « Chacun sexe en son temps. »


    « Chacun » serait-il déterminant alors et la phrases nominale lancée, nouvelle, créée ?

    Livre tissu, reverbs peut aussi se lire comme un jeu de l’oie. Bien que séparées de blanc, les phrases se suivent, s’enchaînent. Mais on peut sauter d’une page à l’autre, d’une case à l’autre. Parfois, des retours s’imposent :


    « Une simple inversion de lettres joue un rôle.

    Parfois il est vital.

    Cet adjectif devrait faire reculer de 8 phrases. »


    Reculons donc « de 8 phrases » :


    « Il suffit de modifier l’axe de vie.

    Remarque 5 : ce dernier mot est ambigu. »


    Peaux de banane, les chutes sont des rebonds (reverbs : sens et sons). « [M]eurt » se répète en « sursis », « balle » qui « attend son heure sans manifester la moindre impatience ». Dans les filets sémantiques, un mot se trouve pris pour se reproduire dans un autre qui va altérer, amplifier, orienter son sens. Personnification au passage, trace de jeu, d’enfance qui malaxe les règles en les utilisant, bon an mal an, riant :


    « Le tour est joué.

    Le jour est tué. »


    Les sons dépliés se cousent, et patchwork des reprises :


    « Je parle sous moi. »


    La reprise, ici, c’est une citation de la Rapsodie du sourd de Tristan Corbière :


    « – Rien – Je parle sous moi… Des mots qu’à l’air je jette

    De chic, et sans savoir si je parle en indou…

    Ou peut-être en canard, comme la clarinette

    D’un aveugle bouché qui se trompe de trou. » 5


    Ce poème de Tristan Corbière s’achève lui-même par une citation : « Le silence est d’or. (Saint Jean Chrysostome6 ) »

    Or le sourd de la Rapsodie apprend sa surdité de la bouche d’un « homme de l’art » et il comprend d’autant mieux qu’il n’entend pas du tout ce qu’il lui dit. D’où une série de questions qu’il se pose. Il finira par ne plus comprendre du tout ce qu’on lui dira en répondant au hasard. Il parlera lui-même sans savoir exactement ce qu’il dit et déclarera à celle qu’il aime :


    « – Soyez muette pour moi, contemplative Idole,

    Tous les deux, l’un par l’autre, oubliant la parole,

    Vous ne me direz mot : je ne répondrai rien…

    Et rien ne pourra dédorer l’entretien. » 7


    Dans reverbs, Bruno Fern nous montre ces discours si nombreux et stéréotypés que nous n’entendons plus l’essentiel. Brouillage :


    « La plupart du temps, la langue est soit compacte, soit désagrégée.

    Le score final est à peu près pareil dans les 2 cas.

    En gros, elle ne tient pas.

    Elle s’écroule sur elle-même (d’un seul bloc) ou en dehors. »


    Le sourd « parle sous lui », et la langue « s’écroule sur elle-même ». Image concrète du sport, du score, ballon rond, rond en l’air et l’oreille n’entend plus :


    « Des balles partent en l’air ou dans les pieds.

    Elles ne sont cependant pas perdues pour tout le monde.

    Ne tombent pas dans celle d’un sourd. »


    Brouillage du message qui n’atteint pas son but et la page agglutine les phrases télescopées d’un discours uniforme pris dans le rebond du texte :


    « Une mise à jour dure de la feuille. »


    Les phrases perversement simples de la publicité répétées jusqu’à plus soif, code usé car figé, les « éléments de langage » stratégiquement martelés par les politiques, le volume sonore des spots publicitaires sciemment gonflé, tous ces mots vides de sens réverbérés à l’infini nous menacent d’une surdité généralisée.

    Alors, d’abord le silence (il est d’or, Tristan Corbière l’a rappelé). Et puis la langue des poètes, celle des écrivains ou des philosophes qui savent que tout n’est pas simple, que beaucoup de questions sans réponse se balancent et gonflent en sphère de reverbs, sens mouvants et glissants des mots.

    Ainsi le livre de Bruno Fern réverbère des fragments de discours publicitaires, politiques, journalistiques ; et aussi de nombreuses citations, parfois littérales (en italiques) ou transformées.


    « Son origine remonte.

    Descend les fleuves évidemment impassibles au cycle de l’eau. »


    Rimbaud revient pour « empêcher l’auditoire de s’endormir ».

    Le mur ne fait pas que renvoyer les sons : on peut « rentrer dans le mur », plein fouet, de face, « [i]l y a du lancer puis du retour à l’envoyeur ». Retour au titre aussi, à ce qui s’amplifie, se diffuse comme dans une salle de concert, la phrase ou « réverbération » de la « langue morte », « [e]lle continue pourtant à briller ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque





    __________________
    1. 33 citations répertoriées à la fin. Mais elles sont bien plus nombreuses.
    2. À lire sur : Poezibao du 22/02/2014
    3. Jacques Jouet, l’oulipien, est lui-même cité.
    4. « Vous qui vivez en toute quiétude
    Bien au chaud dans vos maisons,
    Vous qui trouvez le soir en rentrant
    La table mise et des visages amis,
    Considérez si c’est un homme
    Que celui qui peine dans la boue,
    Qui ne connaît pas de repos,
    Qui se bat pour un quignon de pain,
    Qui meurt pour un oui pour un non. […] »
    Primo Levi, Si c’est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger (Julliard, 1987)
    5. Tristan Corbière, Rapsodie du sourd, in Les Amours jaunes (1873)
    6. Attribution abusive à celui qui fut surnommé Chrysostome, Bouche d’Or, en raison de son éloquence…
    7. Aux ombres de Damon de Malherbe, Tristesse de Musset, Chant d’automne de Baudelaire, Cierges de Cavafy, Le bateau ivre de Rimbaud, Le pont Mirabeau d’Apollinaire… Toute une anthologie pourrait être composée avec ces poèmes cités, où auxquels il est fait allusion, poèmes qui « réveillent » le sens des mots en les contextualisant autrement. Métalangage, beaucoup permettent de prolonger la réflexion (ou la rêverie) sur la difficulté de dire ou d’entendre, de croire aussi à une parole suspecte, et même mensongère…







    Fern, reverbs 4








    BRUNO FERN


    Bruno Fern
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Libr-critique)
    une recension de reverbs    phrases simples, par Fabrice Thumerel
    → (sur Libr-critique)
    [Chronique] La contrainte faite style (à propos de Bruno Fern, Reverbs), par Typhaine Garnier
    → (sur Poezibao)
    une recension de reverbs    phrases simples, par Henri Droguet
    → (sur remue.net)
    une recension de reverbs    phrases simples, par Jacques Josse



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Jonathan Williams, Portraits d’Amérique

    Jonathan Williams, Portraits d’Amérique,
    Éditions Nous, Collection Now, 2013.
    Traduits et édités par Jacques Demarcq.
    Introduction de Rachel Stella.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « UN PETIT LIVRE POUR ÉCLABOUSSER L’AUTRE CÔTÉ DE L’ATLANTIQUE »



    « Un petit livre pour éclabousser l’autre côté de l’Atlantique ». Tel est le souhait exprimé par Rachel Stella dans son introduction aux Portraits d’Amérique du photographe, poète et éditeur Jonathan Williams.

    J’ignore encore si le but est atteint, le « petit livre » venant tout juste de voir le jour aux éditions Nous. Une chose est sûre, c’est que ce livre est jubilatoire. Aucun des portraits (trente-et-un en tout) réalisés par Jonathan Williams, photographies et textes, n’échappe à l’humour de leur auteur. Peut-être y a-t-il aussi, sous-jacent aux mots de l’Américain, l’humour propre à Jacques Demarcq, le traducteur de ces portraits miniatures. Tandem réussi, car chaque page apporte son lot de surprises et, à chaque page, le rire est au rendez-vous.

    Condensés sur une seule page, le plus souvent répartis sur deux paragraphes, les portraits n’occupent pas plus d’une vingtaine de lignes (entre dix-huit et vingt le plus souvent). Sur la page en regard (page de droite ou page de gauche) se trouve la photo en corrélation avec le texte.

    Album à double entrée, Portraits d’Amérique présente des poètes et des écrivains mais aussi des artistes ou des créateurs farfelus qui couvrent la totalité du XXe siècle. Les dates de naissance s’échelonnent de 1873 à 1947. La disparition la plus ancienne remonte à 1953. Quant au benjamin de la galerie, Thomas Meyer, né en 1947, il est toujours de ce monde et incarne selon l’écrivain-photographe le type du Puer Eternus décrit par le professeur Karl Jung.

    Le lecteur croise inéluctablement, au cours de sa lecture, les grands noms de la poésie américaine : Mina Loy, Lorine Niedecker, William Carlos Williams, Louis Zukofsky, Ezra Pound, Allen Ginsberg, Charles Olson, Robert Duncan… et bien d’autres encore. À côté des plus connus, figurent d’autres noms dont la notoriété n’est sans doute pas tout à fait parvenue jusqu’aux confins des terres européennes. Eddie Martin, sorte de Facteur Cheval de Géorgie ; Vollis Simpson de Caroline du Nord (né en 1919 et toujours vivant), grand inventeur de machines éoliennes, combinant Miró et Dubuffet et qui se demande où diantre ses géniteurs sont allés dénicher un prénom pareil ; le coiffeur-pasteur-franc-maçon Elijah Pierce, l’« un des meilleurs sculpteurs afro-américains » qui « prie au-dessus [du bois] avant de l’entailler » ; James Harrold Jennings, un « visionnaire » qui vit dans sa campagne « sans eau courante ni électricité ni automobile ni téléphone »… et dont les inventions lui tiennent compagnie. « Des constructions brillamment colorées avec des bouts de bois récupérés ». Il y a aussi Thornton Dial, noir d’Alabama, peintre en bâtiment qui ne sait ni lire ni écrire mais qui sait ce qu’il a à faire et écrit tout de même dans son Thornton Dial : Image of the Tiger :

    « y’a là
    tous les visages de l’Amérique

    tous les blancs tous les noirs
    tous les bruns tous les rouges

    tous les jaunes… »

    Il y a là tous les visages de l’Amérique, en effet, toute sa folie qui fait sourire et qui surprend ; tout le côté « foldingue » de ses originaux qui laisse abasourdis nos esprits cartésiens.

    Seule la première photo du « petit livre » impressionne. Il ne s’agit nullement d’un portrait de la sculptrice Laura Pope Forrester, la doyenne de la suite, mais de l’une de ses réalisations. Visage et main de morte engoncés dans la matière, regard incisif qui tente de déjouer le mystère. « Sérénité d’expression qu’on ne trouve que dans certains temples bouddhistes ou hindous », écrit Williams. Voire. Cette photo a spontanément exhumé pour moi l’une des « momies de Palerme » de la crypte des Capucins.

    Chaque portrait surprend, cerné par une remarque incisive ou une expression du visage qui caractérise la personne. Ainsi de Mina Loy, dont la poésie érotique, définie comme « élégiaque et satirique », n’est pas appréciée. Parce que « les gens n’aiment pas ce genre de poésie », commente Williams. Son œuvre, inconnue de tous, constitue pourtant une exception absolue. Quant à Ezra Pound, qui suit immédiatement Mina Loy, son portrait se conclut sur cette remarque lucide mais probablement juste : « Tout ce que j’ai fait, c’est un peu de bruit pour quelques gus que personne n’écoutait. » Le docteur William Carlos Williams étonne par ailleurs par « sa féminité ». « Exaspéré par la fréquentation d’un monde insensible », il tient « sa force de sa vulnérabilité ». L’œuvre de l’écrivain Edward Dahlberg (1900-1977) est définie comme « un sommet impossible dans la Cordillère »… et les titres de ses ouvrages sont à eux seuls promesse de joyeusetés érotiques : Que ces os revivent, Les Puces de Sodome, Parce que j’étais de chair, Les Larmes de Priape, La Porte arrière de Cythère, L’Américain sans feuille de vigne. De Zukofsky, « Zuk », mort en 1978, Williams dit « qu’on se mettra à (le) comprendre dans une centaine d’années. » Robert Creeley apparaît en « portrait de l’artiste en assassin espagnol ». Gabardine noire et borsalino jouant de l’ombre sur le visage. Œil sombre et petite moustache, noire elle aussi. Denise Levertov, « de mère galloise, de père rabbin hassidique devenu prêtre anglican », bras croisés sur sa robe rapportée d’Oaxaca (Mexique), semble une petite fille sage. Allen Ginsberg, « Ginzy », à la barbe chenue et en salopette de travail, est un original qui chante   William Blake en s’accompagnant sur un harmonium de l’Armée du Salut ». Il y a aussi James Laughlin, en ombre chinoise avec pipe, à qui Pound avait dit : « Non, Jaz, c’est sans espoir. Tu ne feras jamais un écrivain, même avec de la volonté » ; Jaz dont on découvre, à sa mort, « qu’il avait écrit davantage de bons poèmes classiques que Catulle, Martial, Properce et Horace réunis ». Seul le gros Charles Olson, « le Big O », père de l’énorme somme poétique Les Poèmes de Maximus, a droit à quatre pages. Deux pages de portrait et deux photos. Du maître du Black Mountain College, Williams, venu étudier la photographie, apprend que « TOUT HOMME EST SON PROPRE INSTRUMENT » et qu’un écrivain a tout à gagner à éditer ses propres ouvrages. Sans compter la leçon d’énergie contenue dans les formules intempestives : « MAKE IT NEW ! DO IT YOURSELF ! BE ROMANTIC… AND NEVER BE RUSHED! »

    Chaque page de cet opus est une découverte qui invite à d’autres découvertes. Et chaque découverte réserve son moment de plaisir.

    Si certains poètes présents dans ce petit opus sont issus du Black Mountain College, la plupart ont été soutenus par la Jargon Society et publiés par la Jargon Press, maison d’édition créée par Williams. Dont la ligne éditoriale est de s’intéresser aux auteurs d’un « modernisme » sans concession ainsi qu’à des créateurs marginaux. Les poètes bon ton bon genre, « les traditionalistes de Nouvelle Angleterre, les esthètes de l’École de New York » ainsi que « les Beat de la Côte Ouest » sont exclus du programme éditorial de Williams. Mais l’on apprend aussi que Williams s’est un jour détaché du Black Mountain, de son environnement et de son réseau d’influences. Parce qu’il faut bien couper le cordon, que le Black Mountain était devenu un club et que les chemins, inévitablement, se séparent.

    Chemin faisant, on découvre que « le « milieu » de la poésie américaine est susceptible ». Qu’après la boutade de « la prose ventilée » de Richard Buckminster Fuller, survient une définition du poète : « le poète est celui qui rassemble les choses. » Que Louis Zukofsky résume sa conception de la poésie dans cette note : « Moins la poésie tient compte de la vie quotidienne et du sens rythmique d’un individu, moins elle a de chance d’être lisible. » Et que, derrière les formules d’Aaron Siskind (tout comme Harry Callahan, Siskind enseigna la photographie à Williams) : « quand je photographie un mur, je prends autre chose »/« quand je visite un nouveau pays, je trouve des vieux Siskind », c’est toujours de Siskind qu’il s’agit ; c’est toujours Siskind que l’on retrouve. Et l’on trouve aussi, formulée par la plume de Williams, toute son admiration pour Lorine Niedecker « la poétesse la plus absolue depuis Emily Dickinson… ». On est en présence, écrit-il encore, d’« un poète dont les pairs sont la Dame Ono Komachi et Sappho. Peu d’autres noms viennent à l’esprit. »

    Les Portraits d’Amérique de Jonathan Williams, sont aussi, de manière indirecte, le portrait de Jonathan Williams. Un grand éditeur et un grand photographe. « Artilleur d’un autre canon ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Williams







    JONATHAN WILLIAMS


    Portrait Jonathan  Williams
    Ph.: Arnold Gassan
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Portraits d’Amérique





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  • Philippe Beck | Lyre d’&  XIV

    «  Poésie d’un jour »


    Dizaine « Philippe Beck » sur TdF


    Agenda culturel :
    « Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui »
    (Colloque de Cerisy – 26 août | 2 septembre 2013)






    LYRE D’& XIV




    Une lyre loin, que dit-elle ?
    Elle fait un bruit de corde de mer,
    le chant-courrier des vagues dessous,
    harpe d’ondes vers le nom-cercle,
    comme une grille libre d’images.
    Elle lance la tresse de mots
    d’eau et d’air vers
    famille portée.
    Dicter = composer ;
    décrire = copier ;
    papier = balbutier,
    et enformer, débriser,
    après Villon.
    Comme pluie-soleil
    et hommage.
    Bien.
    Elle soigne
    des pensées,
    des fleurs dehors
    ou dessous.
    Des enveloppes claires
    comme demi-cercle
    + demi cercle
    ou convexe + concave
    pour un ovale.
    Il y a des bouquets de signes
    bien rythmés,
    un navire,
    le cueur plantif
    et invocatif,
    un poème de temps
    rudement fait
    plutôt qu’un rommant.
    Il fait des notices
    et un Livre Hystorial.

    Tu accommodes le Livre
    qui passe dans la distance.
    Opticienne au bain
    révélateur.
    Dans les plis de l’eau passante.
    Je veille.




    Philippe Beck, Lyre Dure, Éditions Nous, 2009, pp. 73-74.





    PHILIPPE BECK


    Philippe Beck





    ■ Philippe Beck
    sur Terres de femmes


    Boustrophes, « Variation XIII »
    Chambre à roman fusible [XXXIV. « Fermeture-phénomène »]
    Dans de la nature, 87
    De la Loire [Vague de pierre 36]
    Les murs capitonnés (extrait de Poésies didactiques)
    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde (chronique de Sylvie Besson)
    Poésies premières (lecture de Tristan Hordé)
    Pages vertes (un extrait de Rude merveilleux, in Poésies premières)
    Pré-journal II (extrait de Un journal)
    Rêve (poème extrait de Chants populaires)
    Suie (poème extrait de Chants populaires)
    [Tout a lieu] (poème extrait de Aux recensions)
    22 octobre 2005 | Philippe Beck, Un journal
    28 janvier 2006 | Philippe Beck, Un journal



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    un entretien entre Philippe Beck, Tiphaine Samoyault et Martin Rueff autour de Lyre Dure (21 janvier 2010)
    (sur remue.net) un dossier consacré à Philippe Beck
    → (sur le site du Centre Atlantique de Philosophie)
    une page consacrée à Philippe Beck
    → (sur Lyrikline)
    Philippe Beck dit deux de ses poèmes
    → (sur Dailymotion)
    Philippe Beck lit des extraits de son recueil Lyre Dure





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  • Edoardo Sanguineti | [ma come siamo, poi, noi ?]



    [MA COME SIAMO, POI, NOI ?]


    15.



    Ma come siamo, poi, noi (gli italiani)?

    la questione fu presa di petto, e strenuamente
    sviscerata, una sera, a una cena, al Montefiore del Mishkenot, con alcuni opulenti
    semibulgari (e con semibulgaressa, o bulgaressa proprio, solidissima):

    (es.:
    siamo sensuali? sessuali? sensibili?): (siamo sessuatamente sensati?): (sensatamente
    sessuati?): (tutto dipende, alla fine, dalla lingua che ti sei scelto): (dalla lingua
    che ti sei subito, sopratutto): (e qui, come da tanti squisiti fumi passavi, sei stato
    violentato da scariche di implacabili fotografie (e di implacabili lingue) passive):
    (e la lingua passiva, lo vedi, anzi lo senti (sensibilmente lo senti, se lo senti):
    (se la senti): la lingua è già, da sola, un’ansiogena anfibologia: sessualmente
    sensata, per l’appunto):

    tale mi fu l’ultima sera, che mi fu l’ultima cena, e che fu,
    come da programma, intiera, un sexy-booze and –schmooze:

    (gaio usque ad mortem):







    [MAIS COMMENT SOMMES-NOUS, SOMME TOUTE, NOUS ?]


    15.



    Mais comment sommes-nous, somme toute, nous (les italiens ?)

    la question fut prise de front, et vaillamment
    disséquée, un soir, à un dîner, au Montefiore du Mishkenot, avec quelques opulents
    semi-bulgares (et avec une semi-bulgaresse, ou véritable bulgaresse, solidissime) :

    (par ex . :
    sommes-nous sensuels ? sexuels ? sensibles ?) : (sommes-nous sexuellement sensés ?) : (sexués
    de manière sensée ?) : (tout dépend, en fin de compte, de la langue que tu t’es choisie) : ( de la langue
    que tu as subie, surtout) : (et ici, comme par tant d’exquises fumées passives, tu as été
    violé par les décharges d’implacables photographies (et d’implacables langues) passives) :
    (et la langue passive, tu le vois, ou plutôt tu le sens (sensiblement tu le sens, si tu le sens) :
    (si tu la sens) : la langue est déjà, à elle seule, une anxiogène amphibologie : sexuellement
    sensée, précisément) :

    telle fut pour moi la dernière soirée, qui fut pour moi le dernier dîner, et qui fut,
    comme prévu, tout un sexy-booze and -schmooze :

    (gaio usque ad mortem) :




    Edoardo Sanguineti, Corollaire | Corollario [Corollario, Feltrinelli editore, 1997], Éditions Nous, Collection Now, 2013, pp. 27 et 85. Édition bilingue. Traduit de l’italien par Patrizia Atsei et Benoît Casas. Préface de Jacques Roubaud.





    Sanguineti





        EDOARDO SANGUINETI


        Edoardo Sanguineti
        
    Source




        ■ Edoardo Sanguineti
        sur Terres de femmes


    Corollaire (lecture de Marie Fabre)
    Ballade des femmes
    je t’explore, ma chair
    Laborintus II (extrait)
    Wirrwarr
    18 mai 2010 | Mort d’Edoardo Sanguineti
    4 juillet 1969 | L’Orlando Furioso mis en scène par Luca Ronconi (interview d’Edoardo Sanguineti)




        ■ Voir | écouter aussi ▼


    une bio-bibliographie d’Edoardo Sanguineti sur le site du cipM (centre international de poésie Marseille). On peut aussi y entendre Edoardo Sanguineti (et non pas Sanguinetti) dire à voix haute un extrait de Postkarten (Éditions l’Âge d’Homme, 1985). Edoardo Sanguineti [« a toujours estimé que ses poèmes étaient destinés essentiellement à la fonction vocale. »]
    → (sur YouTube) une interview d’Edoardo Sanguineti (Source : Feltrinelli editore)






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  • Jean Daive | [Le monde est maintenant visible]



    Je compte les mâts penchés près du rivage.
    Ph., G.AdC






    [LE MONDE EST MAINTENANT VISIBLE]



    Le monde est maintenant visible
    entre mers et montagnes.


    Je marche entre les transparences
    parmi les années
    les fantômes
    et le matricule de chacun.


    Les pierres
    les herbes sont enchantées.


    Tout se couvre
    jusqu’au néant
    de pétroglyphes.


    Je compte les mâts
    penchés près du rivage.


    À perte de vue, la prairie des cormorans
    car chaque maison est un navire
    qui se balance.


    Plutôt le crime ou plutôt
    la mort des amants ou
    plutôt l’inceste du frère
    et de la sœur ou ―


    je prends le temps
    de manger une orange.


    Dans ces moitiés d’assiettes et
    autres fragments trouvés
    avec pierres taillées, dessinées ou peintes
    masse de cailloux, graviers avec sable
    mesurent un site
    une ville que j’explore
    avec l’énergie d’un oiseau.





    Jean Daive, L’Énonciateur des extrêmes, Nous, 2012, pp. 39-40.






    Daive, L'Enonciateur des extrêmes





        NOTE : dans L’Énonciateur des extrêmes, Jean Daive aborde la question de la grande amitié qui lia les deux poètes américains Charles Olson (1910-1970) et Robert Creeley (1926-2005), dans ce qu’elle pouvait avoir d’éclairée, d’énigmatique et/ou d’éphémère. Une amitié qui donna lieu à une riche correspondance, depuis lors éditée en 10 volumes. Dans cet ouvrage, Jean Daive tente de tramer un contrepoint les sujets qui préoccupent le plus les deux amis — la civilisation de l’Indien pour le premier, la civilisation de l’animal pour le second.
        Quant au terme énonciateur utilisé dans le titre, il s’agit d’un hapax que Jean Daive a retrouvé dans un hommage posthume que rendit Mallarmé à son ami Villiers de l’Isle-Adam, une conférence prononcée en février-mars 1890 dans laquelle Mallarmé qualifie son ami d’énonciateur de merveilleux discours.
        Une première version de L’Énonciateur des extrêmes a paru dans le CCP n° 20 (Cahier Critique de Poésie du cipM [centre international de poésie Marseille], octobre 2010) consacré à Charles Olson et au Black Mountain College.





    JEAN DAIVE


    Jean Daive
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du cipM)
    une bio-bibliographie de Jean Daive
    → (sur le site d’Éric Pesty Éditeur)
    une autre bio-bibliographie de Jean Daive
    → (sur Terres de femmes)
    Charles Olson | Maximus, to himself | Traductions croisées Danièle Robert/Angèle Paoli/Auxeméry






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  • Milo De Angelis, Thème de l’adieu

    Milo De Angelis, Thème de l’adieu,
    éditions NOUS, collection “now”, 2010.
    Traduit de l’italien
    par Patrizia Atzei et Benoît Casas.
    Postface de Jacques Demarcq.



    Lecture de Tristan Hordé



    La lumière ne passe plus
    Ph., G.AdC







    « CE REGARD RESTÉ SEUL »



    Le lecteur se réjouira de cette traduction, élégante et précise, d’un livre de Milo De Angelis, poète et essayiste, traducteur (de Baudelaire et de Blanchot, mais aussi de Lucrèce) encore peu connu en France *.

    Thème de l’adieu, publié en Italie en 2005 par Milo De Angelis, deux ans après la mort de son épouse, Giovanna Sicari (1954-2003), rend compte à la fois de la difficulté et de la nécessité des poèmes. Qu’est-il possible d’écrire à propos de la disparition de l’aimée ? Le passé est toujours là, et les mots d’amour comme si Giovanna était présente, le moment de la mort impossible à évoquer, mais le passé est cependant un autre temps et seul le « congé » permettra de continuer. C’est le mouvement entre la vie qui a précédé la maladie, le temps de l’hospitalisation et celui d’après la mort qui anime les six chants du livre, chacun comprenant une suite de courts poèmes.

    La mort, c’est la rupture définitive, c’est aussi ensuite une perception différente des choses, tout ce qui était possible auparavant avec l’autre ne peut être énuméré, aucune route à emprunter, aucun mouvement, aucun échange ne sera analogue : le monde d’avant s’est comme effondré. La perte est littéralement indicible parce qu’il faudrait faire le compte de ce qui ne sera plus, mais ce qui a été vécu dans « l’unisson des corps » n’est pas et ne peut être objet de compte. Du passé demeurent la voix enregistrée sur le répondeur qui exprime doublement l’absence, des mots qui échouent à reconstituer « le grand / hosanna obscur qui donne tout le plaisir / aux amants ».

    Rien, donc, des gestes et des regards ne sera retrouvé : « Il y a eu ». Le temps, pour celui qui vit encore, est celui du « sans », et à l’ouverture, au rassemblement, à la lumière d’autrefois répondent « les ombres », « l’ombre », le noir de l’asphalte qui s’étend partout. Reste à écrire le chant de ce qui fut. L’une des manières d’y parvenir consiste à opposer ce qui caractérisait les jours vécus ensemble et le présent, par exemple « la nuit » qui semble continue maintenant, durée étale, sans relief, et « des nuits d’amour », où les amants sans cesse inventaient chaque instant, unis et « séparés de [leurs] gestes ». 

    Avec le sentiment que l’environnement est détruit, non seulement domine la perte de toute clarté, mais les couleurs disparaissent, le chant ne peut se construire que pour dire le défait : les gestes passés sont coupés totalement du présent avec l’emploi de l’imparfait (« toi qui sortais souriante », « nous étions », etc.), et seuls des adjectifs à fort contenu négatif qualifient les objets les plus familiers : « vitres brisées », « pages séchées », « pommes mortes », la lumière ne passe plus, l’écriture se tarit, la nature entre dans l’hiver. Alors que le déroulement des jours s’inscrivait dans une durée sans limite qui donnait sens à la vie, la maladie et la mort sont « un soudain », l’imprévisible, une chute que rien ne peut expliquer :

    Je ne sais pas

    ce qui s’est passé, ce qui

    s’est passé, mon amour, ni pour

    quoi, ni pourquoi.

    Ce qui s’est passé, la maladie, c’était « la blessure », « la chair blessée », par où la vie s’en va, et à l’écart de la lumière (« il faisait noir / toute la lumière était close ») l’enfermement dans la chambre de l’hôpital, c’est-à-dire dans un lieu immobile, totalement différent des lieux où vivait le couple, Milan et ses quartiers, de tous les autres lieux, « géographie d’unions inespérées, temps qui ne se perd pas, / toutes les routes, tous les amours immergés en un seul / et rejaillis […] ». La chambre des soins est impossible à décrire comme ne peut être écrit le moment où est connue l’issue de la maladie : « Ils ont raté l’opération » ; la chambre — « c’était là que tu étais en train de mourir » — n’a rien de commun avec celle de l’hôtel, chambre d’amour d’avant le cancer du sein, évoqué dans un présent comme arrêté, « Nous nous sommes pris, visages essoufflés et circonspects, / sur le carrelage, mesurant le souffle, / vérifiant les empreintes digitales, embrassant / la gorge qui abandonne […] ». Dans la chambre où la mort viendra, départ vers nulle part, la séparation déjà s’accomplit, « et pourtant j’étais avec toi / et tu n’étais plus avec moi ».

    On rappellerait volontiers la tradition du « thème de l’adieu », avec ces dernières décennies les textes de Jacques Roubaud, Michel Deguy, Claude Esteban, Françoise Clédat, Jude Stéfan. Ce serait pour souligner le caractère unique de chacun, l’expérience de la mort de l’autre aboutissant chaque fois à une œuvre singulière, sans aucun doute, comme l’écrit Jacques Demarcq à la fin de sa postface, parce que « L’art, la littérature, à leur plus haut degré de risque, n’ont au fond que deux sujets : l’amour et la mort. La perte d’un être aimé les combine violemment. La poésie, qui joint le rythme à la parole, l’art à la littérature, donne à ce qui dépasse les capacités du discours, étant en partie au-delà du sens, une forme active et signifiante. Tel est l’enjeu que peu affrontent. Milo De Angelis, oui. »



    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes




    _______________
    * Ont été traduits de Milo De Angelis Terre du visage (trad. J.-B. Para, Chopard, Paris, 1988), Ce que je raconte aux chaises (trad. A. Pilia et J. Demarcq, Cahiers de Royaumont, 1989), L’Océan autour de Milan (trad. J.-B. Para, Meet, Saint-Nazaire, 1993) et Thème de l’adieu, éd. NOUS, 2010 (supra). On lira dans Terres de femmes une traduction inédite d’Angèle Paoli (février 2009) de quatre poèmes extraits de Thème de l’adieu, d’un poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili (2010), d’un poème extrait d’Incontri e agguati (2015), extraits accompagnés du texte original.






    Thème de l'adieu





    MILO DE ANGELIS


    Milo De Angelis et Giovanna Sicari




    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par Angèle Paoli ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions Nous)
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati + traduction inédite d’AP)
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    L’oceano lì davanti (poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    A volte, sull’orlo della notte (poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    Era buio (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)[Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    Milo De Angelis disant plusieurs de ses poèmes
    → (sur Les Carnets d’Eucharis de Nathalie Riera)
    d’autres poèmes de Milo De Angelis (extraits de L’ocean intorno a Milano traduits par Jean-Baptiste Para) et une courte notice bio-bibliographique
    → (sur YouTube)
    un portrait video de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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