Étiquette : novembre 2012


  • Zbigniew Herbert, Nature morte avec bride et mors

    par Claire Vajou

    Zbigniew Herbert, Nature morte avec bride et mors,
    éditions Le Bruit du temps, novembre 2012.
    Traduction du polonais par Thérèse Douchy.



    Lecture de Claire Vajou


    Zbigniew Herbert Nature morte bride et mors







    UNE ÉNIGME CRITIQUE


    Paris, Salon du Livre 2013. Dans le tumulte, la table des éditions du Bruit du Temps étend son estran silencieux de volumes sable, parmi lesquels me font signe la couverture, la seule illustrée, ambrée d’un paysage en filigrane, et le titre, déchiffré de travers, d’un mince volume : Nature morte avec bride et mors. Dans une première lecture globale en prise sur l’inconscient, mêlant les idiomes, je lis : « Nature morte avec fiancée et la mort », bride signifiant en anglais « fiancée », mors voulant dire « la mort » en latin, ce qui donnait un très beau titre. J’ai donc acquis ce recueil de Zbigniew Herbert, auteur culte en Pologne et inconnu de moi, bien qu’un autre ouvrage du même, Le Labyrinthe près de la mer, consacré à la culture gréco-romaine, eût davantage correspondu à mes topiques ordinaires. Le signe n’était pas fallacieux : les révélations se font souvent à travers des lapsus, de langue, d’oreille ou d’œil. Le long chapitre éponyme et central, consacré à la nature morte en question, sur lequel je me suis précipitée, s’avéra lourd du mystère ténébreux qu’annonçait le titre voilé.

    Quelle ne fut pas en effet ma surprise de lire que l’auteur avait éprouvé, découvrant ce tableau au Rijksmuseum, une émotion violente, dont mon propre vertige semblait le redoublement :

    « Je compris qu’il m’arrivait quelque chose de grave, d’essentiel. […] J’éprouvais une sensation presque physique, comme si quelqu’un me faisait signe. »

    Z. Herbert retrace d’abord, assez sèchement, sans la romancer, la vie tragique et mystérieuse de l’auteur de la nature morte, connu sous le pseudonyme de Torrentius, forgé à partir du mot latin torrens qui signifie presque une chose et son contraire, puisque sa forme adjectivale veut dire « brûlant, ardent », et sa forme nominale « torrent ».

    C’est le seul tableau de Torrentius, Orphée de la Nature Morte, à être parvenu jusqu’à nous. Traîné en justice sans chef d’accusation précis, son auteur fut emprisonné à vie et, malgré la protection de Charles Ier d’Angleterre, torturé, condamné à mort, décapité. Lui reprochait-on simplement son immoralisme, ses débauches, son appartenance rosicrucienne dont témoignent les majuscules E Q (Eques Rosae = chevalier de la rose), premières lettres de l’inscription figurant sur la nature morte ?

    Pour l’apprendre, penchons-nous avec Z. Herbert sur ce sobre tableau circulaire, comme reflété par l’iris sombre de l’œil d’un cheval, composition dont il décrit soigneusement les éléments : un verre empli d’un liquide opalescent (on dirait du jus de gui) et deux pipes de faïence entre une jarre et un pichet sur fond noir,

    « fond noir, profond comme un abîme et en même temps plat comme un miroir, palpable et allant se perdre dans des perspectives infinies. Couvercle transparent d’un gouffre. »

    Sur ce fond sont audacieusement suspendus, au-dessus de la trinité des récipients, un mors de cheval et une bride à chaînette. Vers l’avant du tableau se projette un cartello, où figurent une portée musicale avec une mélodie de 13 notes et deux accords, ainsi qu’un distique :

    « Ce qui existe hors de la mesure (de l’ordre)
    Mauvaise fin trouvera dans la démesure (le désordre).
     »






    Torrentius, Nature morte avec bride et mors, 1614, Amsterdam, Rijksmuseum.
    Johannes (Jan) Symonsz van der Beeck
    dit aussi Johannes Torrentius (1589–1644)
    Nature morte avec bride et mors, 1613
    Huile sur panneau, 52 × 50,5 cm
    Amsterdam, Rijksmuseum
    Source







    Cependant, l’examen de Z. Herbert, bien qu’attentif, nous laisse sur notre soif. On le sent chargé de réticences. Les conclusions ne sont pas à la hauteur de l’ébranlement initial. L’auteur semble taire quelque chose. Il souligne, certes, que l’adjectif signifiant « mauvais » (quaat), est orthographié de façon incorrecte (qaat, sans u), et que l’accord musical placé juste au-dessus est dissonant (si bécarre au lieu de si bémol). Mais quelle est cette dissonance, dont il s’est approché, et qu’il ne nomme pas ? Pourquoi préfère-t-il la taire ? Est-ce uniquement pour laisser le lecteur poursuivre à sa guise le chemin qu’il a frayé ? S’agit-il d’un secret trop personnel, ou d’une hypothèse trop dangereusement scandaleuse pour être ouvertement exposée en 1992 en Pologne ? Pouvons-nous, comme nous y invite Herbert lui-même par l’exergue de ce chapitre : « Je est un autre », nous risquer un peu plus loin ?

    Un essayiste américain a mis en lumière un détail que ne mentionne pas Herbert : la bride de l’arrière-plan dessine un cœur. Cette forme symbolique va-t-elle dans le sens d’un mémorial à un amour secret dont la tonalité générale du tableau, acérée, nettement teintée d’ironie, ne permet de dire s’il est célébré ou dénoncé, idolâtré ou bafoué, préservé ou trahi ? La bride est-elle ici pour réfréner, ou bien pour éterniser ? Ce cœur crypté confirme-t-il ce qu’exposent les paroles obvies de la partition ? Les dément-il au contraire ? Comment savoir ? La facture du peintre, dense, mordante, invite à penser qu’il répugne aux redondances. Et la dualité constitutive du personnage de Torrentius, à la fois féru de théologie et Don Juan sulfureux, semble toujours nier d’une main ce qu’il avance de l’autre. Le thème naïf du cœur est détourné par une esthétique complexe de la négation, toute « vanité », et celle-ci en particulier, faisant l’éloge a negativo de ce qu’elle dénonce. Herbert, lui-même virtuose de l’implicite, se reconnaissait-il trop bien dans cette vision nihiliste et somme toute cruelle, pour l’avoir explicitée ?

    Par ailleurs, il ne dit mot des deux petites pipes de faïence grise. Si la cruche (d’eau ?) avec sa panse renflée, ses tonalités douces et chaudes ne peut qu’être de nature féminine, le pichet d’étain (de vin ?), avec son bec tendu, est nettement masculin, les deux formant couple, entre lesquels le verre demi-vide ou demi-plein évoque la médiation, la mitigation, la tempérance, voire l’union naturelle des contraires. Jusque-là, tout est naturel, dans l’ordre des choses. Où est donc le désordre mentionné par le cartello ? Pointerait-il le nez par le truchement des deux petites pipes, accessoires forcément masculins, dont l’auteur ne dit rien. Pourquoi n’en dit-il rien ?

    Ces pipes sont en déséquilibre. Le poids de leurs fourneaux devrait les faire basculer. Elles ne tiennent que parce que leurs embouchures, masquées par la tige du verre, sont accolées, abouchées. Ce sont forcément, de par la nature des pipes, des embouchures ouvertes, alors que celle des deux grands récipients ont des couvercles d’étain, servant à leur clore, si l’on peut dire, le bec. Le couvercle de la jarre féminine est d’ailleurs fermé. De plus, la perspective un peu concave du plan du tableau fait que les pipes dessinent elles aussi un mors, légèrement incurvé, dont les bossettes sont les fourneaux. C’est parce qu’elles sont ainsi accolées qu’elles ne chutent pas.

    Serait-ce surinterpréter que d’y lire une allusion à une relation homosexuelle masculine, qui serait alors le crime, le désordre, la démesure, le déséquilibre fustigé par l’inscription, et peut-être le délit tu pour lequel le peintre fut impitoyablement châtié, de façon disproportionnée aux chefs d’accusations retenus contre lui ? Au XVIIe siècle, l’homosexualité était passible de la peine capitale.

    Ce tableau compose, certes, un emblème inoubliable, une mise en garde hautaine et lisse contre les ravages de la passion, dont le désordre extrême sera puni extrêmement. Il s’agit bien d’une « vanité », assez puissante pour servir de viatique, pour préserver du Mal. Simplement, l’auteur s’arrête en chemin, ne dit pas quel est ce mal, ni même si ce mal en est vraiment un.

    Intriguée par ce mystérieux chapitre saillant dans l’architecture précise du recueil, j’ai abordé les autres avec en basse continue cette lancinante énigme : en quoi la Still life avec bride et mors était-elle emblématique à la fois « du cœur intact de la Hollande », et de l’âme de l’écrivain qui la choisit comme titre du recueil ? Ce livre n’était pas seulement celui d’un critique d’art, mais d’un écrivain, et j’étais, moi, en quête d’un double esprit, celui des maîtres hollandais d’autrefois, et celui d’un grand écrivain polonais, dont j’espérais, en apprentie herméneute, que le livre éclairerait le tableau, et le tableau le livre.

    Mon espoir ne fut pas déçu. Dès le premier chapitre, « Le Delta », l’oxymore du nom de Torrentius est explicité par une citation de Benjamin Constant évoquant la menace perpétuelle d’inondation qui pèse sur la Hollande, au point que ce pays perdit plus d’hommes dans les inondations que dans toutes les guerres :

    « Ce peuple courageux qui, avec tout ce qu’il possède, vit sur un volcan dont l’eau constitue la lave. »

    N’oublions pas que ce recueil forme diptyque avec un autre, Labyrinthe au bord de la mer, consacré à la civilisation gréco-romaine. En Italie, il suffit de regarder par la vitre du train pour se trouver dans un paysage de Giotto. En Hollande, non. Le pays des mystères est emprisonné dans les cadres des tableaux. Tableaux que l’on croyait réalistes, mais qui décrivent, en fait, des paysages imaginaires, telle cette vue de Leyde où le peintre Van Goyen a déplacé la cathédrale. La lumière de Hollande, si évidente dans les tableaux, est absente de l’environnement immédiat, sauf à l’observer avec un œil de peintre, à la dé-composer, à l’abstraire, ce que fait Herbert toute une journée, qu’il consacre à observer la lumière, qu’il finit par voir, et nous faire voir.

    Contrairement au romantique Fromentin, qui s’échappe vers les concepts, vers les grandes idées, Z. Herbert va rester collé à la brique, scrutant jusqu’à la fascination ses impondérables tonalités : fauve, cerise fraîche écrasée, mystérieux violet, sienne naturelle ou brûlée, cinabre ; et, sans crier gare, le feu de l’âme hollandaise, de ces bourgeois vertueux, si vertueux qu’ils ont créé un système social n’ayant pas son égal au monde, va révéler sa cruauté secrète, témoins ces cinquante gibets bordant le Rhin, dénombrés en 1620 par Huyghens.

    Et nous ne sommes pas vraiment surpris lorsque Z. Herbert, dans la droite ligne du choc initial exercé par la nature morte de Torrentius, mordante et condensée, va préférer au crémeux et fougueux Ruysdael, pour nous guider vers la vieille Hollande, la monochromie presque abstraite de Van Goyen. Il nous confie la raison paradoxale, surprenante, pour laquelle ses sentiments envers Ruysdael ont faibli :






    Jacob Isaaksz. van Ruisdael, Paysage avec chute d'eau
    Jacob Van Ruysdael,
    Paysage avec chute d’eau, 1670/1680
    Couleur sur toile, 62,5 × 45,5 cm
    Vienne, Kunsthistorisches Museum
    Source







    « Cela arriva quand l’esprit descendit sur ses toiles, et que tout devint spirituel, chaque feuille, chaque branche cassée, chaque goutte d’eau. La nature partageait avec nous nos doutes et nos souffrances, notre dureté éphémère et notre mort. Pour moi, la plus belle nature est celle qui ne sympathise pas – un monde sans chaleur dans un autre univers. »







    Va Goyen, Vue de Leyde, 1643, 2
    Jan Van Goyen, Vue de Leyde, 1643
    Huile sur bois, 38,8 x 59,9 cm
    Munich, Alte Pinakothek
    Source







    Nous retrouvons l’admirateur du détachement de la Nature morte avec bride et mors

    Le chapitre « Des tulipes le parfum amer » retrace de façon envoûtante l’histoire d’une passion hollandaise : la tulipe. Quelle manie extravagante, refoulée par le puritanisme, embrasa ce peuple vertueux, raisonnable, au point qu’au XVIIe siècle le marché des oignons de tulipes importés de l’Empire Ottoman affola la boussole économique de tout le pays, risquant de le mener au krach ? La tulipe noire, toujours rêvée, jamais créée, est le symptôme aux Pays-Bas d’une démesure, d’un attrait pour l’irrationnel. Et Herbert se fait prophète, annonçant à mots voilés une autre forme de déraison qui

    « dans un pays d’Extrême Orient monte déjà sur le pont d’un navire »

    Le chapitre « Le prix de l’art » scrute, après celle de la tulipe, une deuxième passion hollandaise, celle de la peinture, un art qui nourrissait mal son homme, les peintres menant pour la plupart une existence laborieuse, sans le rehaut de motifs romancés ou dramatiques. Torrentius constitue donc, parmi eux, une aveuglante et sombre exception. Bien que Herbert se défende de tout attrait pour une vision faustienne des artistes, les créditant simplement d’une « méticulosité inspirée », on relève au passage cette incise, empreinte de la tonalité tragique et glaciale de la Nature morte de Torrentius :

    « La passion amoureuse, un appel conduisant vers les sommets d’une carrière humaine ou sous la hache d’un bourreau. »

    Dans le chapitre consacré à Gérard Terborch, glanons quelques indices sur les prédilections de l’écrivain et du critique :

    « La sagacité psychologique du peintre touche parfois à la voyance. [… ] Terborch est un coloriste particulier. Il évite ce que nous appelons construction de la forme par la couleur. […] Il tendait à limiter jusqu’à l’excès les moyens picturaux, remplaçait le jeu des couleurs par une gamme étendue de gris, construisant une forme ramassée, statique. En y regardant de plus près, le fond apparaît différencié et sonore. Il y a en ces tableaux un élément de distanciation, d’ironie, d’une ambiguïté discrètement dissimulée. »

    Parmi les œuvres de ce maître, la préférence de Z. Herbert va à La Remontrance paternelle, prétexte de l’un des tableaux vivants évoqués dans Les Affinités électives de Goethe. Or voici ce que dit le penseur polonais de ce tableau, dont les critiques d’art se demandent toujours s’il s’agit d’une scène morale ou libertine, la jeune fille étant, dans la seconde hypothèse, une prostituée proposée par une tenancière de maison close à un client :






    Gérard Terborch, La Remontrance paternelle, v. 1654, Amsterdam
    Gérard Terborch, La Remontrance paternelle, v. 1654
    Huile sur toile, 71 x 73 cm
    Amsterdam, Rijksmuseum
    Source







    « L’espace conçu comme une boîte fermée fait penser aux drames d’Ibsen. Cette “beauté tournant le dos” qui éclaire les ténèbres comme un cierge dans un chandelier inestimable… Terborch a tout fait pour nous induire en erreur. Tout ce jeu de significations qu’il aimait tant à représenter porte dans l’iconographie le nom de paradoxe, et consiste à inscrire un événement moralement condamnable dans des décors impeccables respirant la vertu et la noblesse. Enfin l’étrange érotisme, puritain, dissimulé, à peine esquissé, est d’autant plus intrigant. »

    Et Z. Herbert de poursuivre, analysant deux autres de ses tableaux :

    « Terborch donne l’impression d’un artiste homogène… Mais en est-il vraiment ainsi ? Une atmosphère d’horreur, de mystère, oscille entre un cri déchirant et un silence de mort […] avant que ne les absorbe, eux et nous, le fond noir. »

    Dans « Un sujet non héroïque », Z. Herbert prend à nouveau le discret contre-pied d’Eugène Fromentin, et n’explique pas l’esprit pacifique de la peinture hollandaise, si pauvre en sujets épiques ou guerriers, par des catégories purement esthétiques, mais par un tropisme éthique, une familiarité avec la liberté qui se passe des embellissements du grandiose :

    « Ils peignaient des pommes, des assiettes en étain et des tulipes avec tant de patience et d’amour que les images des au-delà et des récits tapageurs des triomphes terrestres perdent à côté leur éclat. »

    Et Herbert, réitérant l’éloge de la mesure proposé par le distique de la nature morte à la bride, affirme qu’aux Pays-Bas règne l’esprit d’Érasme, qui plaçait « au-dessus de toutes les vertus la mesure et l’indulgence ».

    Si nous faisons le lien entre ces deux citations, séparées dans le texte par quelques lignes, se profile l’idée d’un triomphe non terrestre, d’une mesure sans mesure, d’un ordre au-delà de l’ordre, qui vient se poser sur la Nature morte avec bride et mors. Cet ordre, quel est-il ? Nous le pressentons au-delà des contradictions.

    « Les yeux renvoient la question
    Tranquille comme un petit point noir.
     »

    Nous ne pouvons lever les contradictions du tableau, nous ne pénétrons pas tous les secrets de l’imagination, nous en avons faim, nous restons sur notre faim, qui nous alimente. « Notre tâche n’est pas de résoudre les énigmes, mais d’en prendre conscience ».

    Dans les brefs chapitres de la fin, regroupés sous le titre énigmatique, lui aussi, d’« Apocryphes », Z. Herbert se fait lui-même portraitiste hollandais, peignant avec un sobre et suggestif rendu de la perception les destinées poignantes de personnages variés : soldats, marins, drapier, philosophe (Spinoza), peintre, dont le point commun est de présenter, sous une apparence souvent banale, un point sombre, tragique. Ces brèves nouvelles, petits chefs d’œuvre narratifs, sont autant d’esquisses pour approcher l’âme hollandaise, l’âme singulièrement contradictoire d’un pays qui avait comme valeurs la chère, l’argent, et une poutre surmontée d’une barre transversale.

    Nous n’avons percé le secret ni de Torrentius, ni de Z. Herbert, ni de l’âme hollandaise, ni de la rose noire qu’est la nature morte à la bride, ni d’ailleurs voulu le faire ; nous en avons juste « pris conscience ».

    Qu’il nous soit maintenant permis de tendre un fil, une corde, espérant qu’elle n’aurait pas déplu à Z. Herbert, grand passeur voltigeur d’une civilisation à une autre. Il existe une autre nature morte, un étrange et admirable trompe-l’oeil d’un peintre américain, John Haberle, qui semble, presque trois siècles plus tard, une réponse silencieuse à celle de Torrentius. Elle s’intitule L’Ardoise et porte l’inscription : « Leave your order here  », dont la traduction : « Laisse, inscris ici ta commande » perdrait l’ambivalence originale, order signifiant en anglais à la fois « commande » (au restaurant), et « ordre ». On pourrait aussi traduire : « Quitte ici ton ordre », au sens pascalien d’ordre. Le recueil de Z. Herbert nous donne faim et soif de cet Ordre, dont la peinture et la littérature, conjuguant ici leurs puissances, sont les fourriers.






    John Haberle, The Slate
    John Haberle (1856–1933)
    The Slate, v. 1895
    Huile sur toile, 30,48 x 23,81 cm
    Boston, Museum of Fine Arts
    Source






    Claire Vajou
    D.R. Texte Claire Vajou pour Terres de femmes







    ZBIGNIEW HERBERT


    Zbigniew-Herbert-auteur-polonais-photo-anonyme
    Source



    ■ Zbigniew Herbert
    sur Terres de femmes

    La maison du poète



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    une page sur Zbigniew Herbert
    → (sur Esprits Nomades)
    Zbigniew Herbert, La voix amère de la conscience collective polonaise, par Gil Pressnitzer






    Retour au répertoire du numéro d’avril 2013
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson

    Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson,
    Éditions de l’Amandier | Poésie,
    Collection Accents graves Accents aigus, novembre 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Hélène Sanguinetti-Photo D. Warzy-Sans le fond !
    Photo D. Warzy






    « CHANTER POR EXISTAR POR EXISTAR ! »



    Avec pour titre un hexasyllabe ― Et voici la chanson ―, Hélène Sanguinetti présente et signe sa dernière partition. Poétique, musicale, graphique ? Tour à tour l’une et l’autre ou les trois ensemble, cette création, plurielle et déroutante, se soustrait aux classifications courantes de la poésie et échappe à toute définition rassurante de genre et de forme. Seule la construction rigoureusement ordonnancée que révèle la « table » en fin d’ouvrage, permet au lecteur de visualiser les appuis nécessaires à son entrée dans le poème. À lui aussi de stimuler son oreille pour que la partition rende tout son jus et toute la richesse de sa palette sonore.


    À l’origine, il y a une première de couverture. Sur l’ivoire de la page, le « Et » annonciateur du poème semble ancrer le recueil dans une séquence. Celle, silencieuse, mais virtuellement présente, des œuvres précédentes. Et marquer ainsi, par la concision nominale du titre ― son caractère enjoué et son humour ―, un provisoire achèvement. Mais ne nous y trompons pas, le titre n’est peut-être qu’illusion. Ainsi, « la chanson », pourtant ostensiblement présentée, ne constitue-t-elle pas l’ouverture du poème. Le recueil s’ouvre en effet sur un huitain intitulé « la parole se cassa ». Ponctué et encadré par trois griffures incurvées de longueurs inégales, ce huitain aux vers irréguliers est repris à l’identique dans le finale de la partition. Avec pour seule variante, une répartition intervertie des griffures qui le caractérisent. 1-2//2-1. L’une à l’autre assemblées, les deux forment un chiasme, figure cruciforme que l’on retrouve de façon récurrente dans d’autres séquences du texte. Entre le début du poème et son aboutissement, rien n’a changé. Le drame annoncé dans le huitain d’ouverture se retrouve dans le huitain final. Mais à travers le refrain qui la porte, la Chanson va son chemin !


    Entre ces deux huitains se déploie le poème, ponctué de signes, flèches → ou ↓, tirets —, de dessins au tampon qui bousculent les habitudes de lecture : minuscules lutteurs fléchés, loup accompagné de son long cri, visage hurlant ses cris, émoticônes (notes de musique, cœur, soleil, as de pique, de trèfle, de carreau, symboles mâle / femelle, petit dessin cabalistique…), autant de graphies qui animent la page. Tout comme l’onomatopée récurrente pfffffuuuuuuiiiif (et ses variantes) ponctue le lire/dire du poème.


    Quant au poème lui-même, il est composé de pavés aux typographies différentes, passant du romain à l’italique ; les mini-pavés en petit corps finalisant comme des répons les pavés principaux, alternant eux-mêmes avec quatre « apparitions » en pleine page aux tailles de caractères démesurées. À quoi viennent s’ajouter des encadrés singularisés par des filets-cadre dans lesquels s’inscrit une histoire autre ; des « parlures », des bribes de conversations courantes ; des colonnes de mots en italiques ; des énumérations échevelées introduites par des « MOI je »… ou par des « Ah » anaphoriques… Ainsi de ce texte à dominante ludique qui donne à voir autant qu’à lire :


    « Ah,

    Relever sa robe !

    Ah, passer le Pont à reculons !

    Ah, griffer Ses jambes baiser ses jambes !

    Ah, perdre ses doigts En liesse

    d’épouser !

    Ah, mentir du jour, rouler d’ivre, folle !

    Ah, S’en aller au fossé !

    Filles, joyez »


    C’est dire si le « faire » du ποιεῖν, dans le rapport qu’il entretient avec la page, joue, chez Hélène Sanguinetti, avec l’aspect visuel. Et le lecteur se prend à feuilleter cette partition à la recherche d’idéogrammes, à la manière d’un enfant. Sans doute la poète en appelle-t-elle à tout ce qui, en chacun de nous, demeure encore de l’enfance et de ses rêves, de ses joutes amoureuses et de ses jeux. Mais si l’on s’attarde dans le vif du texte lui-même, la légèreté et l’insouciance réputées être l’apanage de cet âge d’or n’affleurent que par intermittence. Et la chanson annoncée par le clairon du titre n’a rien d’allègre ni de léger. Du moins la première chanson. Associée à la violence aveugle et meurtrière de « Joug », la première chanson ― « Voici la chanson » ― est chant funèbre. Thanatos règne en maître sur le monde. La Chanson évoque le rêve baltique anéanti par les souvenirs noirs de la déportation. Derrière la scansion Ô BALTIQUE QUE JE RÊVAIS se dresse le « camp méconnu NEUENGAMME » en Allemagne du Nord. Surgissent alors les barques livrées aux rats et aux « Puants », les grappes humaines conduites vers les camps d’extermination. Après la tragédie de la prison flottante Kap Arkona, la chanson s’achève par le décompte des rescapés.


    Accompagnée d’une didascalie en espagnol ― (para bailar a dos) ―, la seconde chanson est au contraire une « Chanson qui fait pleurer de joie ». Chanson à danser pour exister / « por existar por flamenquer », elle est hymne à la vie et à l’amour. Introduite par « Joui » le bienvenu, figure bienveillante et rêveuse, elle est pleine manifestation de bonheur. Le « joïr » domine et entraîne dans sa cadence endiablée les deux héros du jour. Flamenco et Flamenca. Por existar por existar scande la poète pour s’insurger contre la mort. Pour insuffler ses forces de vie là où préside la mort.


    Une autre partition « à chanter » vient mimer les deux moments précédents. « Voici la dispute ». Épique et enlevée, cette vive « dispute » médiévale, tout droit sortie des fabliaux (Ysengrin montre sa « Pauvre-queue-gelée »), est rythmée par les onomatopées de l’échauffourée. Vlan ! Vlan ! Vlan ! Les phrases, débarrassées de leurs déterminants, s’enchaînent, percutantes et rapides. Le récit est ponctué de régionalismes (méridionalismes) ― « oh tanqué tanqué tanqué » ― qui scandent les actions. Les participants à la « dispute » ― cavaliers et roncins, cuirasses et loups ― surgissent au milieu des poules et font voler les plumes. Le monde est retourné. L’épique s’empare des hommes et les emmêle, comme souvent dans les poèmes d’Hélène Sanguinetti. Au milieu de tout ce charivari, une voix insiste qui clame son désir : « Et moi je veux chanter chanterchanterchanter ».


    Il faudrait pour cela que les opposants « Joug » et « Joui » ― dont les traits caractéristiques sont précisés au cours de quatre « apparitions » zoomées pleine page ― cessent de s’affronter en vaines joutes. Il faudrait pour cela que tous deux cèdent au désir de réconciliation espéré par la poète. Il faudrait que Jour et Nuit s’assemblent pour que la terre se repose enfin de ses massacres. Il faudrait qu’Eros l’emporte sur Thanatos. Ainsi « Joui » tente-t-il des intrusions dans la violence de « Joug ». Minuscules intrusions (usage des bas-de-casse), modestes comme des parenthèses, vie menue où affleurent les images de l’enfance éblouie, l’humilité des tomettes de la cuisine, la pochette Rouge bien repassée. Autant de parenthèses de jeunesse et de fraîcheur susceptibles de faire reculer la terreur. Un instant seulement.


    Reste pour la poète son travail obstiné sur la langue, ses inventions et ses jeux sur les sonorités, ses distorsions et ses ruptures aux limites de l’« a-grammaticalité », avec tenu serré au cœur, le désir du poème ― son comment et son faire ―, qui cherche à concilier le visuel avec l’oralité. Car, pour Hélène Sanguinetti, le travail sur les mots est recherche des origines. Mettre les mots en voix et en corps, n’est-ce pas renouer avec l’oralité qui préexiste à toute forme écrite ? Écouter Hélène donner corps et voix à son poème, c’est vivre avec elle ce pneuma qui l’habite et nous traverse jusque dans les pfffuuuuiiiit ! qui chuintent et glissent entre ses lèvres.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson





    ______________________________________
    NOTE d’AP : Et voici la chanson fait partie de la sélection du Prix des Découvreurs 2013-2014.






    HÉLÈNE SANGUINETTI


    Hélène Sanguinetti
    Source



    ■ Hélène Sanguinetti
    sur Terres de femmes

    [Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
    Alparegho, Pareil-à-rien (note de lecture d’AP)
    De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
    De la main gauche, exploratrice (I)
    De la main gauche, exploratrice (II)
    De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
    À celui qui (extrait de Hence this cradle)
    Le Héros (note de lecture d’AP)
    [Ma trouvaille de tout à l’heure] (extrait de Domaine des englués)
    [Premier soleil] (autre extrait de Domaine des englués)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La vieille femme regarde en bas
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Printemps des poètes)
    un extrait sonore de Et voici la chanson (« JOUI 1 », pp. 15-18) dit par Hélène Sanguinetti
    un autre extrait sonore [10 mn] de Et voici la chanson (« JOUG 2 » « Voici la chanson », pp. 22-31) dit par Hélène Sanguinetti. Prise de son : François de Bortoli
    → (dans la
    Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique (+ un extrait sonore issu de Pareil-à-rien)





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2012
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes