Étiquette : Obsidiane


  • Michel Orcel | L’Infini


    L’INFINI





    Toujours j’aimai ce petit col sauvage
    Et cette haie qui, presque tout autour,
    Prive les yeux du lointain horizon.
    Mais, assis là, contemplant, des espaces
    Sans nulle fin, sans terme, de surhumains
    Silences, une quiétude si profonde,
    Je m’invente en l’esprit, où peu s’en faut
    Que le cœur ne prenne peur. Et comme j’ois
    Le vent bruire parmi les feuilles, cet
    Infini silence-là et cette voix,
    Je les compare, et me vient l’éternel
    Et les mortes saisons, et la présente,
    Vivante, et sa rumeur. Ainsi, dans cette
    Immensité s’égare ma pensée,
    Et naufrager m’est doux sur cette mer.




    Michel Orcel, « Deux Idylles de Leopardi », L’Anti-Faust suivi d’un Sonnet et de deux Idylles de Leopardi, éditions Obsidiane, 2020, page 27 [en librairie le 16 avril 2021].






    Orcel 2




    MICHEL ORCEL


    Michel Orcel
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel de Michel Orcel




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes) Torquato Tasso | Di nettare amoroso (traduction de Michel Orcel)





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Frédéric Jacques Temple | Été



    ÉTÉ



    Une couleuvre de chaleur
    ondule
    souveraine
    dans les rudes kermès
    parmi les reliques
    des campements oubliés

    nos pieds blessés
    par la caillasse
    comblent le vide
    de nos pensées

    sonores
    fusent les mouches
    à travers la fournaise
    du silence

    je garde en moi les nuits d’été
    où montait la respiration marine
    qui berçait le sommeil terrible
    des peuples sans histoire




    Frédéric Jacques Temple, Midi, livre d’artiste, Samoreau, Jean-Pierre Thomas éditeur, 2004 ; in Profonds pays, Obsidiane, Collection “Les Solitudes”, 2011 ; in La Chasse infinie et autres poèmes, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 548, 2020, pp. 132-133. Édition de Claude Leroy.






    Frédéric Jacques Temple  La Chasse infinie





    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Un clou pour voyager (extrait de Par le sextant du soleil)
    Méditerranée (poème extrait de Phares, balises et feux brefs)
    Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose (extrait de Divagabondages)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur La Chasse infinie et autres poèmes
    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de La Chasse infinie et autres poèmes par Claude Grimal
    → (sur ActuaLitté)
    Temple, la poésie partie en infinie chasse de rencontres
    → (sur le site du Figaro)
    Frédéric Jacques Temple, le «poète humaniste» languedocien, est mort, par Thierry Clermont
    Les univers de Frédéric Jacques Temple
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes de Frédéric Jacques Temple dits par Frédéric Jacques Temple
    → (sur le site de France Culture)
    Frédéric Jacques Temple dans Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (1er juin 2014)
    → (sur Recours au Poème)
    Frédéric Jacques Temple, Poèmes en Archipel, par Annie Estèves





    Retour au répertoire du numéro d’août 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Franck Venaille | [J’attendais]



    [J’ATTENDAIS]



    J’attendais qu’elles s’arrachent de la terre.
    Je les entendais souffrir de naissance.
    Scrutant le sol, je les vis : croître.
    Vous disiez, vous.
    Ne vouloir laisser aucune trace.

    Ainsi, étais-je partagé.
    Déchiré.
    Une page blanche.

    Ainsi devais-je trancher :
    Jonquilles : un aimable bouquet qui, jamais ne se fane.
    Vous : l’admirable souci de disparaître,
    de vous enrouler nue dedans la terre nue.
    Le bruit du vent parmi les feuilles.
    Le soleil blanc aux lèvres froides.

    Le bruit du vent aux lèvres froides.
    Le soleil blanc parmi les feuilles.




    Franck Venaille, « Tragique : 3, Royal Botanic Gardens Kew », Tragique [Obsidiane, 2001], in La Descente de l’Escaut suivi de Tragique, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard (n° 459), 2010, pp. 271-272. Préface de Jean-Baptiste Para.






    Venaille






    FRANCK  VENAILLE


    Franck Venaille




    ■ Franck Venaille
    sur Terres de femmes


    [J’avais mal à vivre] (extrait de Ça)
    [Ce que je suis ?] (extrait de C’est à dire)
    Dans le sillage des mots (extrait de C’est à dire)
    [On marche dans la fêlure du monde] (extrait de La Descente de l’Escaut)
    [Quand la lumière née de l’estuaire] (autre extrait de La Descente de l’Escaut)
    Un paysage non mélancolique (extrait de C’est nous les Modernes)
    San Giovanni (extrait de Trieste)




    ■ Voir aussi ▼



    → (sur remue.net)
    Au plus près de Franck Venaille, par Jacques Josse





    Retour au répertoire du numéro d’août 2018
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Monchoachi | Mâle/Fimelle (extrait)


    MÂLE/FIMELLE





    Mâle, qui vlé di : doèt’ gros-bourreau (index),
    Fimelle : bouche longée, (moue)

    peau propre et luisante,

    soin dènier-point apportée à la peau

    propre et luisante,
    Robe fibres rouges

    tressées brins pousse sagoutier,

    boucles z’oreilles et jambières
    Et toutes les façons du monde de jouer

    avec la bouche et les lèvres,
    Qui vlé di :

    mâle, plein, du’

    fimelle, vide insondable ;
    Mâle, raide, còriace

    la fimelle l’accueille

    bienveillante et douce,
    Un en deux, deux en un, ioune dans laute

    rond dans rond l’amarante plongé en fond

    tention pocaution lapeau longnon !
    Mâle dans une paire, fimelle dans une autre paire

    vice versa,
    La rouge ou la noire, c’est parti, lévez lãmain désappiyez :
    Soleil mâle, lune fimelle : la boule rouge !

    étoiles fimelle, lune mâle : la boule noire !

    mâle le potorik pièd-bois douboutt gros-nègue

    dans la savane,
    Fimelle l’herbe qui ondoie sous l’harmattan

    se couche sous les bourrasques de l’orage,

    reine chanterelle de tous les wharf zhèbe

    zhèbe calalou, zhèbe couresse, zhèbe djinen
    Mâle la droite, fimelle la gauche
    Mâle branches droite alternant fimelle branches gauche

    forment ligne en chevrons

    figure du grand serpent qui anime le monde ;
    Mâle le feu qui ravage, fimelle l’eau de la terre
    Mâle l’eau-semence de l’animal mâle,
    Fimelle l’eau semence de la belle,
    Mâle le ciel du sommet

    dispense lumière et ondée,
    Fimelle la terre qui s’ouvre à la semence,
    Mâle l’oiseau qui se perd dans l’éther, l’esprit de la brousse,
    Fimelle le coquillage nacré, le poulpe,

    rai de lumière

    dans les cavernes de la mer
    Mâle « la fureur sacrée », l’esprit vengeur qui le premier

    posa son pied sur la boue

    et assécha la terre,
    Le masque à long nez, la pierre dressée,
    L’enfant qui à sa naissance respira la fumée d’un feu ensorcelé

    ou était-ce l’absorption d’eau salée

    ou l’avait-on peint en blanc avec le soufre ;
    Fimelle « le sourire des initiés »

    oiseau de paradis dans les cheveux

    voix de flûte

    tranquille-chantant,

    vêtements esplendissants

    offerts aux yeux ravis des mères,
    Le tourbillon du grand arbre cosmique

    dispensateur de vie
    L’antilope qui a tourné autour de la Montagne

    sept jours

    avant épouser le forgeron,
    La mare aux sept eaux en quelle repose la Montagne,
    […]



    Monchoachi, « Le Réel/Le Jeu », XV, in Partition noire et bleue (Lémistè 2), Obsidiane, 2015, pp. 51-52.






    Monchoachi 2








    MONCHOACHI


    Monchoachi2
    Ph. © Phil Journé
    Source




    ■ Monchoachi
    sur Terres de femmes

    Le mage [extrait de Lémistè (1. Liber América)]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur île en île)
    une fiche bio-bibliographique sur Monchoachi





    Retour au répertoire du numéro de mai 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Paul Le Jéloux | [Aurai-je le plaisir de t’aimer]



    [AURAI-JE LE PLAISIR DE T’AIMER]




    Aurai-je le plaisir de t’aimer
    métaphore feuille d’aube enroulée
    moi le paysan de lumière
    toi sel de vérité
    toutes les vérités se font signe
    et le poète tremble sur ces bords :
    virginité, l’éternel retour.
    La vie est pauvre, nous le savons bien :
    exilée de mots dans la pâte cosmique
    science, néant
    les discours, les hasards de la jeunesse ;
    mieux vaut le patriarche et ses proverbes,
    La Bible, bulle des purs.



    Paul Le Jéloux, Le Sang du jour, Obsidiane, Collection Les Solitudes, 2001, page 11.





    Paul Le Jéloux, Le Sang du jour






    N.B. : [Paul Le Jéloux] était, il est à jamais, à mes yeux, l’un des plus grands poètes de notre temps. Sûrement, de ma génération (à quelques années près), le plus doué, en tout cas le plus purement et exclusivement poète, car il n’a vécu pour rien d’autre que pour la poésie ; et même dans les longues périodes où il restait sans écrire, il vivait au milieu des poèmes et lisait inlassablement, avec passion. […] En 1983, L’Exil de Taurus, publié chez Obsidiane (où sont parus tous ses recueils) avait été pour beaucoup de lecteurs une révélation. Premier miracle amplement confirmé, en 1990, par Le Vin d’amour, son premier grand chef-d’œuvre. C’est cette année-là que je l’ai connu, après avoir écrit un article enthousiaste sur ce livre qui ne ressemblait à aucun autre, par sa forme autant que par son climat spirituel. A trente-cinq ans […] Paul était d’une beauté rimbaldienne, avec le même passé immémorial de paysannerie que Rimbaud. Un Breton, comme Rimbaud était Ardennais. Amoureux des langues qu’il avait apprises, à commencer par le breton, justement. Il traduisit plusieurs poètes irlandais et aussi des poèmes de David Gascoyne.

    Vingt-cinq ans d’amitié, de lectures communes, d’échanges, devaient aboutir à la parution de son prochain recueil dans la toute petite maison d’édition que je viens de fonder avec mon ami Philippe Giraudon. Il venait de nous envoyer le manuscrit par internet. Nous le publierons, mais hélas sans lui. Maintenant, je relis ses lettres, ses poèmes, et j’éprouve déjà son absence comme une immense blessure parce que sa voix est cruellement devenue cette « voix sans personne » dont parlait Jean Tardieu. Difficile de ressentir plus physiquement à quel point c’est à l’heure de la mort que l’œuvre, si « dés-œuvrée » ait été sa genèse, devient œuvre. […]

    Jean-Yves Masson
    Professeur à Paris-Sorbonne
    (30 décembre 2015)
    Source






    PAUL LE JÉLOUX


    Paul Le Jéloux




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Secousse)
    5 poèmes de Paul Le Jéloux
    → (sur le site en construction de Paul Le Jéloux)
    une notice bio-bibliographique (Paul le Jéloux est décédé le 28 décembre 2015 à Dol-de-Bretagne)





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2016
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or »

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique d’Angèle Paoli




    Nimrod-02
    Ph. D.R. Olivier Roller
    Source







    DES « PAROLES PLUS PRÉCIEUSES QUE L’OR »



    « Partir, partir d’ici, encore et toujours ». Un jour Nimrod est parti. Il est parti, se conformant en cela aux propos de Franz Kafka, cité par l’écrivain tchadien en hors-texte de L’Or des rivières (Actes Sud, 2010), sur la toute dernière page de l’ouvrage, juste après l’excipit :

    « — Je n’en sais rien, répondis-je, je pars, je pars d’ici, c’est tout. Partir d’ici, encore et toujours, c’est pour moi le seul moyen d’atteindre mon but. »

    Il est donc parti. Il a quitté son Tchad natal. Il a quitté ses demeures de pisé et les rives abondantes du Chari. Il est parti à plusieurs reprises, puis, un jour, il est revenu chez les siens. Il est revenu pour feuilleter à nouveau « l’étendue aqueuse du fleuve » en même temps que les souvenirs liés à jamais à la mémoire absente du père, cet « homme abstrait » qui a laissé en héritage au jeune homme son amour du livre et de la chose écrite. Il est revenu pour retrouver sa mère, « sa déesse d’Ifé », à qui il voue un amour sans limites. Pour se rendre, conformément au désir de la veuve, sur la tombe lointaine du père, enseveli aux confins du Soudan, et poser une stèle à la mémoire du défunt, assassiné par les révolutionnaires du désert. Il a voyagé vers d’autres cieux, emportant avec lui les trésors de son enfance. Ses jeux, son passé de légende, ses amis, ses premières amours. Il s’est exilé de sa mère, parce qu’elle lui a appris la liberté. Le plus précieux des cadeaux. Mais toujours survient vers le soir la voix de celle qui a inventé pour lui son pays afin de lui donner sa voix.

    « Le soir, mes pas me portent vers la maison de ma mère. Je prononce ce mot avec révérence. Il appartient au registre du sacré ou à l’effusion toute personnelle du poète qui, à défaut d’avoir fait fortune, a trouvé dans la métaphore une richesse capable de supplanter, ne serait-ce que pour un quart d’heure, une opulence que rien ni personne ne saurait lui ravir. »

    Et, quelques pages plus loin, toujours imprégné du même rituel, Nimrod écrit :

    « Quand le crépuscule s’annonce, je rends visite à ma mère. C’est tout ce que l’exilé que je suis peut accomplir au cours de ses brefs séjours […]. Je veux être seul avec ma mère, seul avec le crépuscule. J’ai rendez-vous avec deux sortes de sacré : ma mère, les vêpres. » (in « Les rêves de ma mère », L’Or des rivières)

    Ainsi Nimrod a-t-il quitté un jour la terre des origines, pour aller vivre ailleurs. Un ailleurs de terres brumeuses où, semblablement aux rives du Chari, les eaux du ciel se fondent aux eaux de la terre dans le tremblé toujours renouvelé de la lumière. Or, à la fascination qu’exercent sur lui ces terres imbibées d’eau vient s’ajouter le trouble suscité par la découverte des maisons de torchis, si caractéristiques de sa terre d’accueil, la Picardie :

    « Cette identité d’argile qui me bouleversait tant, le mur sablé que mes craies de couleur rayaient à la moindre tentative de dessin étaient donc la mère universelle des hommes. »

    Cette découverte suffit à apaiser un temps la nostalgie des murs d’enfance, dont on retrouve trace dans certains poèmes de Babel, Babylone (Obsidiane, 2010). Ainsi du poème 8 de la section II des « Murs » :

    « Qui me redonnera l’odeur de la maison d’enfance

    Ses murs maculés de mes peintures naïves

    Cette feinte fraîcheur cette réelle présence

    Quand la pénombre devient une amie de haut lignage »

    Si le mur a autant d’importance dans la vie de Nimrod, c’est qu’il a à voir avec le ciel et, partant, avec la mère. Et avec ses maisons.

    « Le ciel me bat froid, le ciel mon amadou. En lui se tient la maison de ma mère, toute verticale, comme des larmes en suspens, comme le suspens lui-même pris à son jeu.

    Un jeu grandiose et fatal. J’y séjourne, et c’est peu dire qu’il convient à mon instinct de fuite. » (Babel, Babylone, 13)

    Mais le mur est aussi cette page où s’inscrit la vie des anciens, une page ouverte pour dire la vieillesse qui vient, pour accueillir le passage des saisons et du temps, et renouer les liens qui unissent les hommes aux dieux absents. Le poète est là, nouvel aède qui, intercédant par ses mots, établit une continuité sans rupture entre les hommes d’Afrique et ceux de Grèce :

    « J’inaugure le discours nouveau, d’Homère à Ogotemmêli, du vide divin à la plénitude qui chambre les termitières. »

    Depuis qu’il est parti, depuis qu’il a laissé derrière lui sa terre d’Afrique, il revient avec des livres. Des essais — Tombeau de Léopold Sédar Senghor — ; des romans — Le Bal des princes ; Rosa Parks — ; des recueils de poèmes — Pierre, poussière ; Passage à l’infini ; Babel, Babylone — ; un recueil de récits : L’Or des rivières. Autant de passerelles lancées au-dessus du Chari entre l’Afrique et l’Europe. N’est-ce pas en cela que Nimrod a atteint son but ?

    Partir pour revenir. Exil là-bas. Exil ici. Et accepter de n’être plus ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs. Accepter de chaque retour qu’il soit marqué par d’autres incertitudes, d’autres errances, d’autres déceptions.

    « À celui qui revient, le milieu réserve bien des surprises. D’abord, il y a l’évidence : la lumière crue rend abrupt l’horizon ; l’azur paraît bétonné… », lit-on dans l’incipit du récit « Que sont mes amis devenus ? » (L’Or des rivières)

    Ainsi de la petite ville natale de Chagoua, que l’enfant aimait tant, et qui ne lui inspire désormais que révolte. Devenue « ville poubelle », la « nouvelle Babel » est désormais vouée à la laideur.

    « La laideur est notre pain quotidien, la laideur est du plastique noir, tapis de corbeaux, cortège de corneilles, carcasses de freux sur l’éternité des jours. »

    Habité par le désespoir, le poète consacre à sa ville natale, dans Babel, Babylone, un long poème intitulé « Peine capitale », écho de « l’étranger capital » de L’Or des rivières. Martelé par l’anaphore (« Désespérément elle se traîne ») et par ses variantes (« Désespérément je me traîne »), le poème alterne entre poésie — jusqu’au lyrisme incantatoire : « Ô multitude océane ! Qui nous dénombrera ? » — et prose (le prosimètre peut-être ?) ; entre présent, passé et parfois futur.

    « Autrefois, le soir, on était à l’abri dans un foyer blagueur. Aujourd’hui, passé sept heures, on ne peut plus rêver d’abri : l’hospitalité a déserté les demeures en mode majeur. »

    Et plus loin :

    « Je dirai un jour prochain la haute magie des maisons de terre

    Je dirai leur climat

    Je dirai leur douceur de rosée

    Je dirai la grande rosace

    Et sa fraîcheur termitière

    Je dirai la région divine en elles… »

    À chaque retour, la mère est là, qu’il faut redécouvrir et réapprivoiser, qui met le jeune adulte face à la souffrance qu’il a engendrée en elle de le voir s’éloigner à jamais. Pêle-mêle, la vieille femme au visage creusé des scarifications de sa race – « de style baguirmien » – lui reproche sa différence, ses départs, son épouse française qu’elle ne connaîtra pas, son absence au moment de la mort du père.

    Pasteur luthérien, Daniel est toujours plongé dans la Bible et ne rapporte de ses missions qu’un poisson et son livre de messe. Daniel, ce sont les virées sur le Chari, les heures passées à dériver sur le fleuve parmi les roseaux. Silence et nature. Lumière jouant sur les flots. « Mon père rêve, sa main au bout du filet qui dérive comme une jauge. »

    C’est de son père que l’enfant tient son prénom biblique de Nimrod. Ainsi s’inscrit-il dans la lignée des patriarches. Petit-fils de Noé et fils de Cham, « grand chasseur devant l’Éternel », Nimrod est lui-même fondateur de la tribu des Chamites et le fondateur de Babylone. Pour autant, la Babylone qu’évoque Nimrod est loin d’être une ville idyllique :

    « Sur les portes de Babel, j’ai gravé ma faim. Le poème

    Est un enfant qui rêve ; c’est la grâce nourrie au lait.

    Il est ville en Babel, Babel en ville. J’entends siffler

    Les balles au-dessus de mes oreilles […]

    Ville vouée aux fantômes, ville vouée à l’aplomb du temps ;

    Ville dévouée aux chiens, un sanglot pourfend mon âme. »

    Et la poésie ? Elle irrigue d’un même esprit et d’un même élan les récits de L’Or des rivières et les poèmes de Babel, Babylone. Omniprésente, elle est consubstantielle au poète Nimrod. C’est en elle sans doute que puise la petite phrase que Nimrod a retenue de son père : « Jette ici tes filets ». Le poète a jeté ses filets loin des maisons de sa mère ; loin du cimetière où est enseveli son père. Il a gardé de lui son attachement pour l’exil et son goût pour les mots, transmués en poésie.

    « Et il me dit, le père limpide : “Jette-là tes filets !”

    L’onde s’irise, l’eau s’étoile, et mon père, levant les bras, multiplie le pain. Ce fut le bonheur au siècle dernier. »

    De ce bonheur, le poète a gardé la nostalgie. « Ma nostalgie remonte à mon enfance : elle a la couleur de ma peau, elle est ma peau. »

    C’est sans doute dans ce « lointain intérieur », qui participe de la lenteur du fleuve et de son silence, que le poète s’immerge pour faire surgir une poésie qui surprend par l’immensité de sa sagesse et par son envoûtante originalité.

    « C’est l’énigme du livre qui s’illustre, c’est la présence à soi des mondes en nous pareils aux châteaux, semblables aux poèmes. Je les aime comme on aime les sources. J’y vais boire des paroles plus précieuses que l’or. »

    C’est dans ces « paroles plus précieuses que l’or » que Nimrod a jeté ses filets. Pour le plus grand bonheur des lecteurs pêcheurs de perles. Pour mon bonheur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte Angèle Paoli





    NIMROD


    Nimrod 2






    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Obsidiane)
    une page sur Babel, Babylone
    → (sur Mediapart)
    une note de lecture de Bernard Demandre sur Babel, Babylone
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Nimrod, un retour au pays natal
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur Recours au poème)
    une page sur Nimrod (+ plusieurs poèmes)
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod



    Retour au répertoire du numéro d’août 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Nimrod | [je suis la dernière figure de l’homme]



    Car des bondieuseries occupent nos têtes
    Ph., G.AdC





    [JE SUIS LA DERNIÈRE FIGURE DE L’HOMME]




    Je dirai un jour prochain la haute magie des maisons de terre
    Je dirai leur charme naturel
    Je dirai leur climat
    Je dirai leur douceur de rosée
    Je dirai la grande rosace
    Et sa fraîcheur termitière
    Je dirai la région divine en elles

    ni poux

    ni belles

    ni poubelles

    ne vicient

    l’air

    du bon dieu

    Car des bondieuseries occupent nos têtes
    Mais le paysage n’en a cure
    Il n’est même pas païen
    Il n’est même pas chrétien
    Et pas même musulman
    Il est infini à la mesure
    De l’amour qui nous consume

    Vivre savamment
    Mourir avec le sourire
    Quelle rime triste
    J’éclaterai ma tête contre leurs bons mots
    Eux qui m’ont dépouillé de tout espoir
    De toute quête
    De toute métaphore

    La poussière l’océan les étoiles
    Ulysse Aladin Niels
    Les rivages les côtes l’horizon me sont refusés à jamais
    On ne me dira même pas Juif errant
    Ni coolie indien ni sale Chinois
    Je suis la dernière figure de l’homme
    Je suis le trépassé de Lampedusa
    Je suis le fusillé de Ceuta et de Melilla
    Je suis le naufragé de Gibraltar de Malte de Sicile
    Je suis le vendeur à la sauvette de Rome de Venise
    De New York et du Trocadéro

    Je suis la manière noire de Vienne

    Je

    suis

    la

    der

    nière

    fig

    ure

    de

    l’hom

    me



    Nimrod, “Peine Capitale” in Babel, Babylone, Obsidiane, Collection Les Solitudes, 2010, pp. 24-25-26. Prix Max-Jacob 2011.






    Nimrod, Babel, Babylone





    NIMROD


    Nimrod 2






    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Obsidiane)
    une page sur Babel, Babylone
    → (sur Mediapart)
    une note de lecture de Bernard Demandre sur Babel, Babylone
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Nimrod, un retour au pays natal
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur Recours au poème)
    une page sur Nimrod (+ plusieurs poèmes)
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod



    Retour au répertoire du numéro de mai 2015
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Paol Keineg, Mauvaises langues

    par Gérard Cartier

    Paol Keineg, Mauvaises langues,
    Obsidiane, 2014. Prix Max Jacob 2015.



    Lecture de Gérard Cartier



    LE DÉSENCHANTEMENT




    Ce Journal de deux années (2010-2012) a d’un carnet l’allure errante, mélange de notations prises sur le vif et de réflexions brèves. Après de longues années outre-Atlantique, Paol Keineg revient sur la terre de son enfance, ce pays de Bretagne « si petit au regard / de l’histoire universelle », dont il a fait une manière de paradigme. Il y constate la disparition quasi totale de la langue (l’une des mauvaises langues du titre) et de la civilisation qu’il a défendues dans sa jeunesse (au sein de l’Union Démocratique Bretonne), engagement si passionné qu’il lui a valu d’être chassé de son poste dans l’enseignement, si bien qu’après divers aléas il s’est résolu à s’exiler.

    Paol Keineg part de la réalité ordinaire, de son quotidien, celui de la cuisine, du jardin ou de la bibliothèque, celui surtout de la campagne bretonne qu’il arpente incessamment, à pied ou à vélo, aussi attentif à la nature et aux bêtes (les oiseaux ! corbeaux, geais, hirondelles… rossignol philomèle… sternes, cormorans…) qu’à la vérité économique et sociale d’aujourd’hui, celle des champs déserts, des vastes usines à cochons et des bancs d’abattoir (« cinq cous coupés à la scie circulaire »). Il écrit « les yeux sur la page, et par-dessus », dans un aller-retour constant entre aujourd’hui, où il vit en immigré, et hier ‒ non à proprement parler pour regretter (encore que : « les vieux morts / appuyés aux murs de pierre / nous contemplent, / arriérés et radieux »), ni même pour donner sens, mais plutôt pour tenter de se réconcilier avec lui-même. Cela ne va pas sans une bonne dose d’amertume :


    […]

    Pour vivre ici

    il faudrait offrir à jamais

    le visage heureux du sot

    à qui on a promis le paradis.

    Est-il moins sot

    d’avoir renoncé à faire descendre

    le paradis sur la terre ?


    Avec presque rien, son visage dans un miroir, des poires tombées et des guêpes, Paol Keineg érige de « petites constructions de hasard », aigres ou mélancoliques, qui s’évadent presque aussitôt du concret. De la confrontation de notre époque avec l’après-guerre (la perte de la langue, l’effacement de la société ancestrale), comme aussi de l’âge avec la jeunesse (le militantisme, l’amour, les illusions), de ces deux silex heurtés, impossible qu’il ne jaillisse pas quelque chose : des éclairs de pensée, des questions sans réponses, des aphorismes (« le maïs partout, pas les soviets »). Une poésie qu’il faut bien dire politique, mais pas une once de rhétorique ‒ la pensée y naît souvent sans relation de causalité flagrante avec la scène qui l’a inspirée. Ni aucun humanisme (« les discours sur l’homme puent » 22) ; du reste, hormis l’auteur lui-même, presque aucun être humain dans ce journal, qui donne l’impression d’un pays abandonné. Sévérité tempérée par un humour constant, le plus souvent grinçant ‒ cette sterne à l’image de l’auteur, « mi-réaliste mi-socialiste »

    On l’aura deviné : ici, aucune glorification de la poésie (« à bas, à bas la poésie »), vécue comme une activité sans doute nécessaire mais aussi banale que celle des paysans qui peinent dans leurs champs ou nourrissent leurs batteries de cochons. La poésie de Paol Keineg ne vise pas à enchanter le monde mais, bien au contraire, à le désenchanter ‒ à nommer les choses dans leur vérité, à les inscrire dans le mouvement historique (« répondre à l’espoir que font naître / Les choses sans importance »). Je ne sais pas si, pour Paol Keineg, Seamus Heaney est une référence qui compte. Certaines pages m’ont fait penser au poète irlandais, non seulement pour la relative parenté de leurs univers (la civilisation de la pomme de terre…) mais aussi pour leur façon de tirer du quotidien de petites leçons qui, dans leur modestie, manifestent l’universel (l’Histoire, la Langue, etc.), telle cette bicyclette renversée dont les rayons semblent parler : « on assiste en direct / à la naissance du langage ».

    C’est, à mon goût, le livre le plus achevé de Paol Keineg, auteur pourtant, récemment, du bel Alabamour (Éditions Les Hauts-Fonds, 2012). Une poésie « simple comme la mort / avec des complications utiles », dont le pouvoir, indéniable, ne tient à aucune sorte de sortilège. Parmi de nombreuses pages qu’on aimerait citer ou donner en exemple ‒ tant ce livre est, en effet, exemplaire ‒ cet hommage à la mère disparue :


    Ma mère voyait clair à la veille

    de sa mort,

    elle avait fait le pari de l’irréalité

    pour gagner sa place au paradis.

    Le cimetière n’est pas le paradis,

    c’est un lieu de passage

    soumis aux contrôles d’identité,

    à la politique des corps.

    Débarrassée du sien

    ma mère ne demande pas la résurrection

    des corps,

    tout à son âme

    qu’elle n’a pas noire

    elle ne demande pas pardon,

    en rêve elle crie au secours.

    À sa droite, je me lave les mains,

    je monte la garde en centurion romain.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Paol Keineg, Mauvaises langues





    PAOL  KEINEG


    Paol Keineg
    Source



    ■ Paol Keineg
    sur Terres de femmes

    [Je ne me suis jamais baigné deux fois dans le même fleuve] (extrait de Mauvaises langues)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Duke University)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Paol Keineg
    → (sur le site du Centre de recherche bretonne et celtique)
    une notice biographique sur Paol Keineg
    → (sur remue.net)
    une recension de Mauvaises langues par Jacques Josse
    → (sur le site de France Culture)
    Paol Keineg dans l’émission Ça rime à quoi





    Retour au répertoire du numéro de mars 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Paol Keineg | [Je ne me suis jamais baigné deux fois dans le même fleuve]


    Early-morning-fog-on-the-Mississippi-River
    Source







    [JE NE ME SUIS JAMAIS BAIGNÉ DEUX FOIS DANS LE MÊME FLEUVE]



    Je ne me suis jamais baigné deux fois
    dans le même fleuve
    parce qu’il n’y avait pas de fleuve
    et parce que je ne sais pas nager.

    Voici le Styx, voici le Mississippi ―
    pour entreprendre la traversée
    il faut d’abord croire
    à ce qu’on va trouver de l’autre côté.

    On se fait une idée exagérée de la mort ―
    elle obéit à la nécessité ―
    la poésie est simple comme la mort,
    avec des complications utiles.



    Paol Keineg, « Journal de deux années, 75 », Mauvaises langues, Obsidiane, 2014, page 83. Prix Max Jacob 2015.






    Paol Keineg, Mauvaises langues





    PAOL  KEINEG


    Paol Keineg
    Source



    ■ Paol Keineg
    sur Terres de femmes

    Mauvaises langues (lecture de Gérard Cartier)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Duke University)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Paol Keineg
    → (sur le site du Centre de recherche bretonne et celtique)
    une notice biographique sur Paol Keineg
    → (sur remue.net)
    une recension de Mauvaises langues par Jacques Josse
    → (sur le site de France Culture)
    Paol Keineg dans l’émission Ça rime à quoi






    Retour au répertoire du numéro de février 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Bruno Grégoire [J’ai pris (…) un papillon de nuit]



    [J’AI PRIS (…) UN PAPILLON DE NUIT]



    J’ai pris durant une ou deux secondes
    à la fenêtre
    un papillon de nuit
    pour tes doigts qui me faisaient signe,
    m’annonçaient ton retour.




    Et si ton amour
    parvenait soudain à effrayer
    les gouffres qui ont survécu
    à mon amour ?

    Si tu avais des preuves que non…




    Je ne t’ai jamais menti,
    j’ai seulement cherché
    à ce que la vie t’épargne
    l’envers des météores.



    Bruno Grégoire, L’Épingle du jeu (traits d’union, 3), suivi de Sans, Obsidiane, Collection Les Solitudes, 2014, pp. 21-22-23.







    Bruno Grégoire, L'Epingle du jeu







    BRUNO GRÉGOIRE


    Bruno Grégoire
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Obsidiane)
    une fiche bio-bibliographique sur Bruno Grégoire
    → (sur Mediapart)
    une lecture de L’Épingle du jeu (traits d’union, 3), par Bernard Demandre
    → (sur Recours au poème)
    une lecture de L’Épingle du jeu (traits d’union, 3), par Philippe Leuckx





    Retour au répertoire du numéro d’août 2014
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes