Étiquette : octobre 2017


  • Roger Caillois | [Je n’ai pas eu le souci de prouver constamment que j’étais poète]



    [JE N’AI PAS EU LE SOUCI DE PROUVER CONSTAMMENT QUE J’ÉTAIS POÈTE]



    VIII
    Je n’ai pas eu le souci de prouver constamment que j’étais poète. J’ai étudié mon métier avec patience et modestie. Je me suis abstenu des prouesses et des subterfuges. Je n’ai pas forcé les images. Je n’ai jamais essayé de faire croire que j’étais mage ou prophète.

    IX
    Je n’ai pas simulé l’enthousiasme, la démence et la possession par les esprits supérieurs et inférieurs. J’ai reconnu sans amertume, quand je les éprouvais, que mes transports étaient tout humains et que des règles humaines devaient les gouverner.

    X
    Souvent j’ai travaillé la nuit entière sans qu’à l’aube il me soit resté un seul mot. D’autres fois, en temps de loisir, de paresse et de distraction, mes plus beaux vers sont nés sans mon aveu. Pourtant, je n’ai pas maudit le travail et la peine. Je me suis souvenu qu’il était pour l’eau, entre la pluie et la source, un pénible et douloureux cheminement. Je ne me suis pas présenté comme la source, produisant par miracle une eau pure, mais comme la terre et l’argile. Je filtrais comme l’une, je rassemblais comme l’autre. Les vers jaillissaient à la fin.



    […]



    XIII
    Je ne parle qu’en mon nom, mais comme si chacun, dans mes vers, s’exprimait autant qu’à moi. Je m’adresse à un interlocuteur invisible, mais de façon que chacun peut avoir l’illusion que mes vers s’adressent à lui seul, du moins à lui d’abord. Ils sont confidences, mais impersonnelles, sans origine ni destinataire, messages d’une ombre cachée à des ombres anonymes.



    […]



    XVIII
    Je n’ai pas prétendu exprimer l’inexprimable. J’ai seulement tenté de communiquer par mes vers ce qui ne se laisse pas si bien transmettre ni si efficacement dans un autre langage.



    […]



    XXII
    À toute joie j’ai donné sa gloire, à toute vérité son évidence, à toute tristesse sa fécondité.

    XXIII
    J’ai choisi cette voie librement. Je ne me plaindrai pas d’avoir échoué : une autre réussite ne m’eût pas satisfait.




    Roger Caillois, Art poétique ou confession négative [Approches de la poésie, Gallimard, Collection des Sciences humaines, 1978, pp. 78-93], Pré#carré 97/Hervé Bougel, octobre 2017, 20e anniversaire, s.f.





    ROGER CAILLOIS


    Roger Caillois
    Source




    ■ Roger Caillois
    sur Terres de femmes

    3 mars 1913 | Naissance de Roger Caillois (+ deux extraits du Fleuve Alphée)




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  • Forough Farrokhzad | Le marécage



    LE MARÉCAGE



    La nuit s’assombrit et tomba malade.
    Les yeux furent assaillis par le réveil.
    L’œil hélas ne se prive pas de voir.
    L’œil hélas ne sait pas se voiler.
    Lui, il s’en alla et découvrit en moi
    une vieille terre des morts.
    Il me trouva telle une attente vieillie.
    Il vit ce désert et ma désolation,
    ma lune et mon soleil en carton :
    tel un vieil embryon contre l’utérus,
    déchirant sa paroi de ses griffes.
    Vivante, mais envieuse de naître.
    Morte, mais désireuse de mourir.
    Se vantant de la douleur de se haïr,
    endormie de la passion de se lever.
    Son sourire, d’une tristesse inutile.
    Honteuse de la pureté inutile du cœur.
    Une lourde solitude du fait d’être amoureuse.
    Une forte angoisse de la mort dans l’étreinte.
    Jamais descendue du toit de sa maison,
    étant témoin de sa propre exécution.
    Ver de terre mais de terre puante.
    Ses cerfs-volants dans le ciel pur.
    L’inconnue de sa moitié cachée,
    honteuse de son visage humain.
    Cherchant partout son compagnon,
    habituée du parfum de son ami,
    elle court à sa recherche,
    elle le retrouve parfois sans le croire.
    Mais son ami encore plus isolé qu’elle.
    Tous les deux vivent une peur réciproque.
    Tous les deux malheureux et ingrats.
    Leur amour, une passion répréhensible.
    Leur union , un rêve soupçonnable.

    Oh, s’il y avait un chemin vers la mer,
    je ne craindrais pas d’y plonger.
    Si l’eau cessait de couler dans un étang,
    sans doute qu’il s’assécherait,
    son corps serait la terre des pourritures,
    son fond serait la tombe des poissons.

    Ô gazelles, ô gazelles des plaines !
    Si vous rencontrez à travers les prairies
    un ruisseau chantant qui coule vers le bleu de la mer,
    qui se repose dans le chariot de son débordement,
    qui coule sur la soie de son courant,
    qui, de ses griffes, tient la crinière du cheval du vent
    qui est poursuivi par l’âme rouge de la lune,
    qui fraie son chemin parmi les tiges vertes de l’herbe,
    saisissant le parfum pur des arbustes,
    avec ses bulles sous le reflet ample du soleil,
    souvenez-vous de cette amie sans sommeil !
    souvenez-vous de la mort dans le marécage !




    Forough Farrokhzad, Une autre naissance, 1959-1963 in Œuvre poétique complète, Éditions Lettres Persanes, octobre 2017 (édition revue et augmentée), pp. 293-294. Préface de Christian Jambet. Traduit du persan par Jalal Alavinia, en collaboration avec Thérèse Marini.






    Forough Farrokhzad  Œuvre poétique complète





    FOR(O)UGH FARROKHZAD


    Forough-farrokhzad
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    le site Forugh Farrokhzad
    → (surle site de La Revue de Téhéran)
    Forough Farrokhzâd, la grande poétesse contemporaine iranienne





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