Étiquette : Ophélie Jaësan


  • Ophélie Jaësan, Iceberg memories

    Ophélie Jaësan, Iceberg memories, roman,
    Actes Sud, Collection un endroit où aller, 2009.







            Fontana_-_Concetto_spaziale
           Lucio Fontana
              Concetto spaziale, 1960
              Huile sur toile, 166 x 90 cm
              Museo di arte moderna e contemporanea
              di Trento e Rovereto
              Source



    ROUGE LACÉRATION



        « Tous les détails comptent ». Tous, depuis le Concetto spaziale (1960, Rovereto) de Lucio Fontana choisi pour la jaquette de couverture, écho à « la toile lacérée » qui orne le mur du salon d’Augusto Ortega. Tous, depuis le romancier argentin Ernesto Sábato ―&nbspà qui est emprunté l’exergue sur lequel s’ouvre le roman polyphonique d’Ophélie Jaësan, Iceberg memories ―, écho paratextuel au personnage d’Ernesto Sábato. « Tous les détails comptent » pour Mona. Jusqu’au « papier beige et rose, jauni » qui recouvre les murs de la chambre dans laquelle elle se trouve. Jusqu’au « miroir ébréché » abandonné là sur un rebord de cheminée, qui renvoie à ce vide incompréhensible sur lequel se porte l’effort de mémoire de Mona.

        Livrée aux hallucinations cauchemardesques qui l’assaillent ― ces visions terrifiantes qui continuent de lui arracher des cris pendant son sommeil ―, Mona tente péniblement, en s’arrimant désespérément aux objets qui l’entourent, de reconstituer les événements auxquels elle a été confrontée. Remontent alors, à la surface de sa mémoire, les souvenirs glacés des sévices qu’elle a subis. Torture. Viol. Engloutissement. De la terreur qu’elle a vécue. Attentats. Disparition de sa sœur Luisa. Enlèvement d’Ernesto, le compagnon de Luisa. Luisa et Ernesto, Augusto et Mona. Tous quatre opposants au régime dictatorial de l’Argentine des années noires.

        Quatre voix s’entrecroisent et se relaient pour ramener à la surface, par-delà trente ans de silence, une mémoire familiale lourdement meurtrie, saccagée. Chaque voix à tour de rôle rejoint le devant de la scène pour prendre en compte, à travers sa propre histoire, le poids du passé et de l’autre. Le poids de la mort. Les voix des femmes s’entrelacent autour de celle, quatre fois récurrente, de Mona, pilier du roman et point de rencontre des récits de Luisa, de Katia et de Lisa. Ainsi, chaque voix reconstitue et reconstruit l’histoire dont toutes quatre sont issues, à deux générations d’intervalle.

        C’est avec la voix de Mona que s’ouvre Iceberg memories. Mona, qui occupe le centre du quatuor qu’elle compose avec sa sœur Luisa et avec Katia et Lisa, ses filles. Les voix verticales alternent ainsi avec les voix horizontales. Passé et présent se confondent, tressant autour de chacune des femmes son réseau serré de tragédies et de fêlures, de silences oppressants et de terreur. La voix de Luisa ramène les événements longtemps en arrière et s’éteint sur « l’heure arrêtée » de l’enlèvement d’Ernesto. La voix de Katia, qui revient sur le passé de sa mère, confie : « Je connais mal ma mère, son enfance argentine, l’histoire de ses parents, de sa rencontre avec mon père ». Katia qui conclut, quelques pages plus loin : « Nous n’en aurons jamais fini avec le passé. Avec les morts, les démons. Aucun exorcisme, aucune psychanalyse, aucun médicament ne pourront les faire déserter nos corps. » C’est aussi ce que dit Lisa, Lisa la fugueuse, qui ne trouve ailleurs, ― jusqu’à Buenos Aires où elle se rend, en quête de réponses ―, que « son éternelle absence ». Lisa qui sait que « les morts reviennent, mais pas seulement les morts, les vivants aussi ». Qui « reviennent pour obtenir des réponses » et « leurs regards sont comme des coups ». Lisa qui connaît par cœur la Quinzième poésie verticale de Roberto Juarroz, dont le recueil-talisman lui a été offert par sa mère. Lisa qui comprend ― trop tard, au moment où elle apprend la mort de son père ― le combat qu’ont mené ses parents, « dès 1973, après l’avènement de Cámpora, avec les Jeunesses péronistes ».

        C’est aussi avec Mona que se clôt le roman. Mona dont la mort d’Augusto a ramené auprès d’elle ses deux filles. Mona qui vient de mettre le feu à toutes les feuilles qu’elle a noircies de ses phrases. Dernier geste inventé pour conjurer le passé et rompre définitivement les fils qui la relient à l’Argentine de sa jeunesse. Et enfouir ainsi, avant de mourir, « le silence assourdissant » qu’elle porte encore en elle.

        Un très beau quatuor, rouge lacération, très abouti. À la fois prenant et bouleversant.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    OPHÉLIE JAËSAN


    Portrait de Ophelie Jaesan
    Image, G.AdC




    ■ Ophélie Jaësan
    sur Terres de femmes

    Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces (note de lecture)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Une branche de bois vert





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  • Ophélie Jaësan | Une branche de bois vert

    « « «  Anthologie poétique Terres de femmes (15)
    Printemps des poètes 2010 – « Couleur femme »



    Précipice 2
    Ph., G.AdC






    UNE BRANCHE DE BOIS VERT



    Une branche de bois vert, flexible, rebelle
    aux coups de martinet de la pluie,
    de la grêle,

    ploie sans rompre

    en rejetant sa propre sève : flux
    dispersé aux quatre vents.

    Un crachat d’étincelles, un feu
    d’artifices funèbre.

    Quand la branche ploie et rompt
    chute ma tête

    de plusieurs dizaines de mètres.

    À genoux, fouillant la terre de mes dix doigts,
    je tente de me remodeler un crâne,
    un visage –

    une touffe d’herbes brunes pour cheveux,
    des petits cailloux ronds et blancs à la place
    de mes dents (un espoir sans canines)
    et puisqu’il nous faut une langue pour parler –
    une langue.



                                           *



    Voit-on rouler ma tête
    de plus en plus vite sur l’asphalte brûlant,
    de plus en plus vite au milieu des hangars,
    dans la poussière, le sable,

    me voit-on

    courir

    après ma tête qui roule
    jusqu’au bord du précipice

    et m’y jeter

    comme une bête traquée,
    un enfant trop confiant ?



    Ophélie Jaësan
    D.R. Texte (extrait de l’ensemble inédit Là où l’infini trouve son lieu)
    Ophélie Jaësan /Terres de femmes







    OPHÉLIE JAËSAN

    Portrait de Ophelie Jaesan
    Image, G.AdC


    Voir aussi :

    le site d’Ophélie Jaësan ;
    – (sur Terres de femmes)
    Ophélie Jaësan, Iceberg memories (note de lecture) ;
    – (sur Terres de femmes)
    Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces (note de lecture) ;
    – (sur Poezibao)
    un extrait du recueil La Mer remblayée par le fracas des hommes (Prix de Poésie de la Fondation Marcel Bleustein-Blanchet 2006).

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    (Printemps des poètes 2010 « Couleur femme »)

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    novembre 2009
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  • Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces

    Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces,
    suivi de La Nuit du symbole,
    Actes Sud, Collection un endroit où aller, 2008.



    Le projet d'écriture s'effrite tout comme s'effrite peu à peu l'écorce de la vie
    Ph., G.AdC






    SOUS LA BOGUE DES JOURS, LE RAVAGE


         Toute relation mère-fille s’inscrit-elle inexorablement sous l’emprise indélébile du « ravage »* ? Le vécu de la mère, ses souffrances, ses déceptions, ses blessures et ses silences se transmettent-elles de l’une à l’autre et de l’autre à la suivante encore, inexorablement ? Comment mettre un terme à cette transmission générationnelle qui semble peser de son poids de destin sur la vie des femmes ?

         Le récit d’Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces, ravive avec force ces questions poignantes et récurrentes, fondamentales. Pour Christina, jeune romancière et jeune maman du Pouvoir des écorces, la fêlure héritée de la mère est celle de l’attente. Une attente dont Christina tente de se défaire en la transposant en mots. « Elle voulait sortir de la malédiction de l’attente », écrit-elle dans les pages de son cahier. Et pour y parvenir, se lancer dans le récit des déceptions de la mère, de sa passion pour l’homme aimé, de l’attente vécue dans le désespoir. Dire « le confortable désespoir des femmes… Le confortable désespoir de l’attente qui n’en finit pas… ». Tel est donc le projet initial auquel s’attelle Christina. Mais, soumis à la résistance des mots, le projet d’écriture s’effrite tout comme s’effrite peu à peu l’écorce de la vie de la jeune femme. Peu à peu, la bogue des jours se défait, laissant apparaître, béante, la fêlure que la jeune femme aurait voulu colmatée, guérie, oubliée.

         Pourtant, dès la première page du roman, la mort est présente, qui préfigure sans doute les drames à venir. Progressivement, derrière l’ordre huilé des jours, derrière la beauté des cerisiers en fleurs et le rire des petites filles, la vie se lézarde par écaillages successifs et le récit de l’attente de la mère s’installe dans la stérilité. « Plus j’essaie d’écrire l’histoire de ma vie, plus je me rends compte que cette histoire m’échappe. » Derrière l’impossibilité à dire cette attente se dit l’impossibilité de Christina à vivre sa propre attente. Celle que son mari lui impose et dont, du jour au lendemain, elle ne veut plus.

         Dans le même temps qu’elle se dérobe à la mise en mots, l’histoire de Christina gagne en ampleur, débordant l’esquisse du premier récit sur lequel elle se greffe, pour rejoindre sa vie de mère de famille et de femme. Les éclats de drame s’aiguisent, l’étau se resserre sur Christina et sur son présent, comme jadis la vie s’était refermée sur la mère. Le tumulte et le désordre qui déchirent la jeune femme s’emparent aussi de l’écriture qui bascule momentanément du « elle » au « je »: « Peut-être que je ne la comprenais pas. Peut-être que je ne pouvais pas la comprendre. Que je ne pouvais même pas la prendre en pitié ». Puis la troisième personne reprend ses droits : « Elle repensa alors aux lettres brûlées, à sa mémoire brûlée vive. Elle n’arrivait pas à écrire le roman parce que la langue lui échappait. »

         Ainsi le passé dilue-t-il ses ondes possessives dans le présent. Le délitement progressif des liens qui jusqu’alors sous-tendaient la réalité, rendant l’existence possible, atteint l’insoutenable avec la mort de l’enfant. À partir de ce moment, libérée de l’emprise maternelle, libérée de l’attente de l’autre, Christina sombre dans l’absence. L’absence aux siens et à elle-même. Dans le temps de rupture qu’elle choisit de vivre, Christina s’éloigne de ce centre qu’elle avait échoué à rejoindre. Là, dans la solitude qui est la sienne, elle renoue enfin, sereinement, avec la beauté du monde.

         « Elle eut aussi devant les yeux la grâce de toute cette lumière qui à la fois chutait du ciel et remontait de la terre. »

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    * Marie-Magdeleine Lessana, Entre mère et fille : un ravage, Fayard, Collection Pluriel « Psychanalyse », 2000.





    ■ Ophélie Jaësan
    sur Terres de femmes

    Iceberg memories (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Une branche de bois vert



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