P.O.L éditeur, 2019.
Lecture d’Angèle Paoli
| LILIANE GIRAUDON Image, G.AdC ■ Liliane Giraudon sur Terres de femmes ▼ → Oreste pesticide (extrait du Travail de la viande) → Hier La Poète… (extrait de La Poétesse) → La Poétesse (lecture de Jos Roy) ■ Voir | écouter aussi ▼ → le site personnel de Liliane Giraudon → (sur le site du cipM) une notice bio-bibliographique sur Liliane Giraudon → (sur YouTube) Liliane Giraudon, Le travail de la viande (vidéo) → (sur le site de P.O.L éditeur) la fiche de l’éditeur sur Le travail de la viande → (sur Il Manifesto) mars 2020 Retour à l’ index des auteurs Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli » » Retour Incipit de Terres de femmes
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Triptyque photographique, G.AdC « JE VOUDRAIS DEVENIR OISEAU » « Oui je sais, on est décembre : décembre la ciguë », s’impatiente pour elle-même la narratrice du dernier ouvrage d’Édith Azam, Décembre m’a ciguë. Poison violent, « décembre dans les os » coule comme un venin dans les veines. Décembre est potion vénéneuse à avaler coûte que coûte, un enfer dilué goutte à goutte sous la cognée du temps. Décembre m’a ciguë. Par ce titre violent, – un hexamètre qui fait basculer le nom de l’ombellifère mortel du statut de substantif à celui de participe passé d’un verbe inventé, de même facture que le « m’a disparue » de la phrase : « Quelque chose m’a disparue » –, Édith Azam amorce le monologue (autobiographique ?) qui met la narratrice aux prises avec une mort annoncée. La mort de « Mamie », la grand-mère tant aimée. « On m’a dit : pour décembre » / « C’est pour décembre, va falloir être costaud ». Décembre est donc au cœur du récit, obsédante unité de temps, qui donne le tempo à la révolte de la jeune femme. Martelés par la colère et le refus, les premiers chapitres du récit sont scandés par la présence impitoyable et intrusive de l’horloge et du téléphone. L’un et l’autre, ennemis mortels de la jeune femme dans ce décembre glacé. Aiguilles et sonneries imprévisibles rythment un temps non maîtrisable, un temps qui envahit l’espace la tête le corps pour les broyer. « Le temporel : nous extermine. » Le temps de décembre échappe s’allonge s’étire, indéfini, « X heures Y secondes ». Abscisses et ordonnées absurdes qui engrillagent le monde et sèment la violence jusque dans la mâchoire, ce « champ de mines ». La parole intériorisée est prête à exploser, à faire éclater le corps. « Le corps : de la tôle froissée, des morceaux de ferraille qui volent en éclats. Il y a tellement, tellement de pression : sous la peau… » Le temps cogne et c’est tout. Il rythme la révolte, l’enfantine révolte qui charrie avec elle tout l’incompris de la vie. Tout l’impossible à vivre. Il alimente le refus de Didou – toute la gamme des refus – qui scande obstinément ses journées de « Veux pas, peux pas ! Je peux pas vivre un truc pareil ! »/ « Veux pas, t’entends : personne : PERSONNE !… » Décembre est ce temps de l’attente qui réduit au cri et à l’onomatopée toute velléité de langage. Dépecé, désossé, le langage est vidé des clichés qui toujours imposent leur charge : « On est jour J moins quoi ». Prisonnière de ce temps qui va d’un moment à l’autre lui annoncer l’inéluctable, la narratrice cherche de multiples et menus subterfuges pour « dévier l’angoisse », la désamorcer, la tenir à distance. La cigarette et les couvertures, le bol de thé et les crayons, les petits rituels du quotidien, les exercices ludiques, les « bêtises qui sont n’importe quoi », mais qui aident à conjurer le sort. Ou du moins à se convaincre… Le tout est de faire reculer le temps. Afin que puisse entrer l’espace. Car seul l’espace permet de recréer le lieu des origines, de faire resurgir de son absence le visage de Mamie. De renouer les liens. D’en savourer la chaleur et la magie : « L’espace, l’espace, tout l’espace à franchir pour te revoir encore. Je pense à la marelle, comment lancer le bon caillou, au bon endroit, pour avancer. » Avec le visage ressaisi un instant dans la paume de la main, les souvenirs refont surface ; remontant en longs flashbacks, le passé retrouve formes et images. La voix de la grand-mère ramène par bribes les récits de l’enfance. L’histoire du Chevalier Bran émaille le monologue, bretelle l’une à l’autre la vieille dame et son « filleton Didou ». La tendresse qui perce sous les mots, fait reculer l’angoisse. « Je ne suis plus le temps, et nous sommes l’espace ». L’espace récréé sous les couvertures qui protègent de l’agression du réel ramène par séquences l’histoire du chevalier de Bretagne transmise à l’enfant par sa grand-mère. Fusionnent alors présent et passé de l’enfance, images et personnages. Pareille à la Dame qui affronte la nouvelle de la mort de son fils, la narratrice se dresse face à la mort qui avance vers elle et glisse, « impitoyable », « toutes voiles dressées », sur la barque de son « infranchissable ». Mais à la différence de la mère du chevalier Bran, la jeune femme oppose au « masque funeste » de la mort toute la force de sa résistance : « Je ne dirai pas son nom, je n’avalerai pas sa ciguë, jamais, tu m’entends : JAMAIS ! Je lui tiendrai tête, oui, j’appliquerai mon front à son masque funeste, je me ferai à sa hauteur, je lui maintiendrai la dragée haute. Je mettrai sur mes tempes les cornes de la lune et lui perforerai le corps… » Avec « décembre dans les os », quelque chose persiste pourtant de la vie dans ce corps disloqué qui ne parvient pas à disparaître. Ce quelque chose qui est vivre, c’est l’écriture. Écrire est au centre du texte, au centre des interrogations de la narratrice et de ses préoccupations : « Et les bras tendus, à la fin quel désastre, quel désespoir quelle… écriture. » L’écriture est sans doute aussi au cœur de la relation de la narratrice avec sa grand-mère. Ainsi, c’est dans l’effort d’écrire que se tapit l’amour : « Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. » Cet amour qui coule de l’une à l’autre, les relie : « Et quoi ? Quoi, rien, je regarde la lune, je sais vers qui elle va, et de ta chambre aussi, cela j’en suis certaine, tu as dû lui faire signe. » Au-delà du lien personnel qui se noue autour et par-delà l’écriture, il y a l’écriture en elle-même, si particulière, de Décembre m’a ciguë. Une écriture qui prend appui sur l’hexamètre du titre pour donner au texte son rythme intérieur. D’hexamètre en hexamètre, la phrase prend l’allure d’alexandrins : « Dans l’en-deçà de moi (6), me retrousse en entier (6), au plus grave des chairs (6), au plus profond du corps (6). » Certes d’autres rythmes interviennent au cours d’une même page. Mais la présence de l’hexamètre brouille l’impression première de heurt. Et si la combinaison des deux rythmes surprend, la fluidité apportée par la succession d’hexamètres l’emporte sur le caractère nerveux des syntagmes hachés. Soutenus par une forme complexe, les chapitres brefs emportent le lecteur – sans jamais qu’il se lasse – dans le flux tendu et haletant d’une écriture émaillée de multiples trouvailles et inventions de langage. Une écriture de poète. Avant même que se tissent autour de l’écriture les lignes qui relient la narratrice à sa grand-mère, celle-ci s’impose, visible sur la page, à partir de la ponctuation. Notamment des deux points dont Édith Azam fait un usage non conventionnel. La phrase se développe, ample, jusqu’aux deux points : qui isolent de manière inattendue un mot. Ainsi le rôle des deux points se trouve-t-il modifié. Le sens suspendu. Le rythme soudain brisé, qui rejette le mot et le met en relief, sous les feux du projecteur. « Le temporel : nous extermine » […] « J’en sais les mandibules, les pattes : qui me détricotent. Qu’importe, je l’ignore, tapote doucement les petits ventricules, imagine mes doigts sous la peu, imagine si fort, qu’il n’y a plus rien alors : d’imaginaire. Cette vie qu’il nous reste résiste, ne s’avoue pas : vaincue ». « À nouveau je m’enfouis six mètres sous les couvertures, à des milles et des milles de toute terre habitée, et je : nous redécouvre. » « Assise sur le lit et au seuil du langage », la narratrice désarçonnée voudrait « trouver un poème ». « Un poème, une forme simple, le bon lieu où : disparaître. Il serait en octosyllabes. Nul n’aurait à le lire, il serait là, c’est tout. Il serait un poème que l’on suivrait des yeux comme on suit les oiseaux. Je voudrais écrire un poème, non, je voudrais devenir oiseau ». Attendrissante enfant révoltée qui saigne à blanc et à vif, Édith Azam est sauvée dans sa détresse par son inventivité espiègle. Bousculant les structures du langage, elle joue et jongle, talentueuse et drôle. Elle crée un rythme bien à elle, et la page entière devient : poème. |
| ÉDITH AZAM Source ■ Édith Azam sur Terres de femmes ▼ → Décembre m’a ciguë (lecture d’Isabelle Lévesque) → [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë) → [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille) → Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti) → [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi) → Suis-moi → Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue) → Édith Azam | Bernard Noël | Retours de langue (lecture d’AP) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) IL RESTERA MON SIGNE ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur Dailymotion) Bruits de bouche : Édith Azam, Bouche cousue (Performance du 14 novembre 2009 pour Le nouveau festival [46:02]) → (sur Libr-critique.com) videopodcast d’une lecture d’Édith Azam au Festival de Lodève 2006 → (sur Un nécessaire malentendu, le site de Claude Chambard) Édith Azam : la poésie comme défibrillateur (Préface de Letika Klinik d’Édith Azam, éd. Dernier Télégramme, 2006) |
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Édith Azam | [Je dis le mot : mourir]
« je veux de l’aide pour mes poumons, de l’aide
pour la cicatrice qui me gangrène le langage »
Ph., G.AdC
[JE DIS LE MOT : MOURIR]
Je dis le mot : mourir, et me fais la promesse de lui faire la peau. Je le tordrai, ce mot, essorerai s’il le faut tout le vocabulaire. Rien de nous ne vivra jamais dans ce mot-là. Devant mon bol, tisane fume, et moi je hurle de la fumée, et ton nom m’ébouillante. Alors soudain, soudain je cours à la fenêtre, non je cours à toutes les fenêtres, des unes aux autres, sans m’arrêter. Je fais mille mètres à la seconde, de grands bonds qu’on dirait : qui me secouent la tonne parce que je n’en peux plus. Pleins poumons j’ai ta voix qui m’étouffe, ta voix immatérielle qui me signe le corps. Alors oui, les fenêtres, parce que je flambe comme un champ de bataille. C’est l’enfer je me dis, je traverse l’enfer. Alors courir courir : pour avancer, tenir debout. Ne savoir du combat que la simple notion de survie parce que… Parce qu’il n’y a plus un gramme d’air dans la pièce ; parce que ta voix me troue la peau. Balcon, je happe l’air à m’y noyer et mon cœur qui s’ouvre partout. J’en ai jusqu’au bout des orteils de mon cœur, de sa : déchirure. Toute ma chair palpite de ta voix qui me vient, ou qui : ne me vient pas. C’est à devenir fou. Je happe, happe, je happe l’air. Regarde les étoiles, le parc : ne vois rien, fais simplement les gestes que fait un corps malade. De l’aide : je veux de l’aide pour mes poumons, de l’aide pour la cicatrice qui me gangrène le langage, de l’aide, oui, j’en veux pour mon cœur qui traîne jusqu’à terre, de l’aide un peu : je n’en peux plus. J’étouffe je hoquette… et puis c’est con comme la nuit, lentement, sans un bruit, je pleure… Alors enfin ta voix m’arrive : à la bonne place le Chevalier, au bon endroit : ― Au village de Kerloan, au bord de la mer, un grand chêne domine le rivage. Sur ce chêne, au clair de lune, des oiseaux s’assemblent. Des oiseaux de mer, au plumage blanc et noir.
Dans mon corps, quelque chose se rompt. Je ne sais quoi exactement. C’est une sensation délicieuse, fluide. Comme un vertige. J’espère que je meurs, que je : me débarrasse.
Édith Azam, Décembre m’a ciguë, P.O.L , 2013, pp. 59-60-61.
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Edith Azam, Décembre m’a ciguë
par Isabelle Lévesque
par Isabelle Lévesque
P.O.L, 2013.
Lecture d’Isabelle Lévesque
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Ph., G.AdC QUE L’ISSUE SOIT BIFFÉE Il est l’heure où l’aiguille casse mon crâne en deux. S’il tue à petits feux la mort, le langage sature. L’espace. La vacance. Mort s’en suit enrayée si les mots cavalent et griffent le vide. « Vivre n’aura jamais : été assez. » Alors la langue court après la mort. Parler devient réflexe contre. Le titre dit tout qui fuse en verbe un nom (un poison). La ciguë. « Décembre » oblige, dans sa force active, agissante, de sujet. Narratrice coincée, objet, d’un verbe qui l’empoisonne. Décès annoncé. Forcée de boire. Jusqu’à la dernière goutte. Comme le sage : Socrate au pied du mur. Destin accompli. Ou « Omar m’a tuer » qui résonne. Actualité. La langue usuelle rabâchée. Plus soif. Edith Azam la prend. La met. La destitue. Tout-venant calqué, claqué : langue vivante. La parole des enfants revient, joue la boucle et retour des sons, « veux pas, peux pas ». Les pronoms, pas la peine. La peine, elle est dans ce qui est écrit. N’arrivera pas, alors lutte. Armes de tous les jours, ses « dits » de pleine voix pour « pas me faire carnage au corps ». Pas d’images, le suranné balayé. Ça vient, ça va. Edith Azam écrit – parle. Enchaîne. Refuse. « Plus tard, je ne sais pas le temps : il casse. » Les interrogations, les exclamations déménagent le texte. Pas d’acceptation, la mort au bout du fusil, non. Prévue pour décembre, à viser, pour supprimer le mois – n’arrivera pas. Ce scandale. Dans l’instant fou, écrire la cigarette, fumée avalée, le cendrier dans la gorge. Ne passe pas. Le lecteur suit pas à pas. Le monologue intérieur, la petite voix têtue qui refuse et se bat – c’est la langue. Le corps, les yeux, la mâchoire, les clavicules, les côtes, les orteils, répondent présents. Ils luttent, cœur en abyme. Comme les termes « carnage », « dévorer », le corps est un champ de bataille. Il est le cœur. Tout ce qui sonne ou mesure (le réveil, l’horloge) par contiguïté va vers le téléphone. L’annonce. C’est l’aiguille, personnifiée, monstre qui réveille d’une percée. Au moindre sommeil. On se débat : le corps n’est pas qu’un champ de bataille. Chaque membre est dissocié, envisagé seul. La souffrance le détache (l’arrache). Corps, métonymie, désastre par contiguïté gagnant toutes les régions, les humeurs. Et, seule, la narratrice déborde, sa langue fourche en diversions, digressions, explosant en lettres et mots qui gangrènent la page. Pas de blanc, feuille couverte de signes. Un seul jet, paragraphes serrés. Deux points, deux. Mots qui sonnent, onomatopées aussi, sons de la vie : dring, bien sûr, mais aussi TAC, PAF, TIC-TAC, TUUUUT, heurk, TIC, PAFF, SCHH. Et puis ploc, maintes fois répété, gouttes qui battent le temps, qui usent, jusqu’à : « La douleur d’un effort pour relever la tête, la sortir hors de l’eau, mais rien à faire, rien, c’est un coup de massue, « PLOC », qui me brise la nuque. » Entre l’onomatopée brisant la ligne élaborée et les phrases longues, au rythme haletant sujet – verbe, les mots sont diffractés, cassés en morceaux réduits parfois au noyau du cri (non !). Interrompre le discours serait couper la ligne de vie. On résiste, avec un vocabulaire apparemment simple. L’enfant parle en la narratrice, petite fille éprouvée, prise dans un conte à dormir debout. Lutte inégale – désespérée : « Quelque chose m’a disparue », l’innommé avale la force conceptuelle du sujet réduit à un objet, coincé comme dans le titre. La chute est redoutée : enfiler le costume pour ne pas tomber, des bretelles car tenir debout relève du miracle. Récurrence des deux points placés là pour laisser place à des conséquences, un geste, une issue : « Je dépose mon cœur dans ma paume, l’approche de ma bouche et, avec les dents, arrache une à une les pattes de la faucheuse, en la fixant : droit dans les yeux. » Même pas peur, des rituels inventés pour qu’un cauchemar tourne à l’exorcisme ou l’éloignement. Prolepse. À inverser. « Après toi, non, je ne sais plus ce qu’il se passa, et tout me vient derrière moi. » Que soit l’issue biffée. La langue affectée par l’annonce, la certitude. Mots rognés, os à gratter des souvenirs (récréation, école, coin du feu, cueillettes, « petits détails ») : « Tes mots se nichent dans mon oubli pour nourrir plus tard : ma mémoire. » Dernier office d’une mémoire nourrie de rites : la lune, omniprésente, se regarde, mesure en même temps qu’elle éclaire le temps. Sa présence ne se dément pas. De la Bretagne, elle signe la force, le symbole. Transporte au temps des druides en ce calendrier où l’écoulement se mesurait à ses phases silencieuses. Elle permet de ne plus recourir à l’heure des horloges : sa présence suffit à dire que le temps a passé : « La seule certitude réside dans l’étrange sensation d’un déplacement, de ce qui jusqu’alors dessinait : la limite. Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. Et quoi ? Quoi, rien, je regarde la lune, je sais vers qui elle va, et de ta chambre aussi, cela j’en suis certaine, tu as dû lui faire signe. Je me demande combien nous sommes à faire cela, ce petit rituel nocturne, et depuis combien de siècles il perdure. » Elle relie, avant de séparer en ce rite du soir : grand-mère et narratrice, si loin, séparées, chacune pourtant proche parce qu’elle accomplit le même geste immémorial, temps décrypté au regard de la lune. La narratrice croit aux « liens cosmiques » et renoue aussi en cette foi avec le vieux fonds légendaire breton qui la relie à sa grand-mère. La voix qui lisait revient entre les lignes de la narratrice, en italique, (« Le chevalier »…), grand-mère conteuse. Ce qui nous est transcrit, par bribes, comme un palimpseste révélateur, c’est la gwerz (la complainte bretonne) du chevalier Bran. Cette gwerz conte comment, après un combat à Kerlouan (dans le Léon), le Chevalier Bran est emmené comme prisonnier en Angleterre. Il envoie un messager à sa mère pour qu’elle vienne le délivrer. Si, au retour, la mère est à bord, le bateau doit arborer un pavillon blanc (noir dans le cas contraire). La mère vient, mais le cruel geôlier annonce au Chevalier un pavillon noir. Bran meurt sans l’avoir retrouvée. La mère trouvant son fils mort, voit ses cheveux blanchir d’un seul coup et meurt à son tour. Depuis, à Kerlouan, à l’emplacement du combat, on peut voir un grand chêne sur lequel, au clair de lune, se rassemblent des oiseaux de mer (âmes des guerriers morts), parmi lesquels une corneille grise et un jeune corbeau, la mère et son fils. Or la narratrice connaît les mêmes interrogations, vit un combat, espère, désespère, attend. L’armure et les armes d’acier ne sont plus extérieures, ce sont les os et les organes : « Je reste assise sur le parquet, balance d’une planche à l’autre, en écoutant mes os qui rouillent à l’intérieur, qui méticuleusement : se déglinguent. Le corps : de la tôle froissée, des morceaux de ferraille qui volent en éclats. » Et l’espoir, devenir oiseaux, se retrouver oiseaux : « Je voudrais écrire un poème. J’y songe depuis plusieurs jours multipliés par un désir qui fait tourner les jours encore. Un poème, une forme simple, le bon lieu où : disparaître. Il serait en octosyllabes. Nul n’aurait à le lire, il serait là, c’est tout. Il serait un poème que l’on suivrait des yeux comme on suit les oiseaux. Je voudrais écrire un poème, non, je voudrais devenir un oiseau. » Voix dans la voix, celle de la conteuse pour l’enfant ancrée dans la culture bretonne, avec les temps d’attente (silence) mentionnés : « (trois secondes) ». Ritualisant dans la trame du texte la présence de celle qui meurt. Impose son rythme (sa vie). Le « froid de loup », temps présent de la narratrice, et celui du conte, égrené par la grand-mère, se mélangent. Temps joints et les deux voix. En un « nous » menacé car deux instances le constituent, il ne saurait survivre à la perte d’une de ses moitiés, ce pronom de l’union, à la dissociation du « tu » et du « je ». Si l’un meurt, le « nous » disparaît, amputé du « tu » : « Le plus mort de nous sera JE : ça fait du bien de disparaître. » Cette dissociation (comme celle des membres du corps) condamne une entité. La langue, le flux témoignent de cette lutte sans merci. Comment sauvegarder l’identité : tension vive brûlant la conscience et le corps amoindri ? « Qu’il me serve à cela, au moins, le langage. » Jamais n’a cessé entre les deux femmes l’échange des lettres, les deux voix, c’est encore ce papier que la narratrice tourne dans sa poche. Et ses mâchoires serrées, qui rappellent les séquences et le temps compté : « Mes mâchoires se vissent, m’enferment à l’intérieur de ce que tu : couronnes. » Rois et Bretagne, bataille et sceptre, lutte : « Tes mots se nichent dans mon oubli pour nourrir plus tard : ma mémoire. » Vaillance où seule : ce qui tient, c’est le nom qui meurt et abreuve. Source, malgré tout. Deux points ( : ) résistent, silence au milieu des signes. Dressés pour que le livre soit. |
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Bernard Noël | [le temps ne sait rien]
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Ph., G.AdC [LE TEMPS NE SAIT RIEN] le temps ne sait rien de nous il est seulement ce trou qui passe dans les yeux une porte par qui sortir vers le début de l’avenir toujours je t’attends derrière ton visage qui sait où s’achève le tu il y a cette déchirure et puis le commencement a déjà commencé un pronom sans fin Bernard Noël, Des formes d’Elle, 4, in Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, page 282. |
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Liliane Giraudon | Hier La Poète…
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Image, G.AdC HIER LA POÈTE … Hier La Poète a pensé à Marseille. Marseille, la ville où elle dort. Elle se disait: « Tu dors près d’un continent liquide dont les berges sont solides et les populations nomades depuis au moins le paléolithique. » Elle trouvait ça plutôt réconfortant. Hier, en promenade, La Poète a cueilli du thym et photographié le crottin d’un cheval invisible. Sur le Ventoux au loin, calotte neigeuse. Une meringue dans l’air. […] Hier La Poète a perdu son blouson rouge et fait pleurer une femme voilée en lui parlant du comportement violent de son fils pendant le ramadan. La Poète ne voulait pas faire pleurer la mère mais le fils. Elle se disait que s’il était si violent c’est parce qu’il n’arrivait plus à pleurer. […] Hier elle a parlé de la poétesse vietnamienne Hô Xuân Huong. Son insolence. Dans son siècle. À sa place. Près du grand lac d’Hanoï. En plein XVIIIe siècle. Sa crudité sexuelle enfouie sous de simples objets (éventail, balançoire, fruit). Comment le fait qu’en vietnamien le verbe « traduire » signifie aussi « contaminer ». Ça n’intéressait pas plus le public que la fois précédente. […] Hier La Poète a vu sur le trottoir de l’urine fumer. L’urine dessinait l’image exacte de la botte italienne. Il était six heures quarante-cinq et la nuit était brumeuse malgré le froid sec. La Poète a ressenti un curieux sentiment de bonheur. Le simple fait d’exister. […] Hier elle a bu un thé superbe appelé « Baïkal ». […] Hier rêvé un petit dialogue: « Moi si j’avais pu choisir mon nom, j’aurais dit Carence. Pas Clarence, non, Carence. » « Bonjour Carence. Moi c’est Inopinée. » […] Liliane Giraudon, La Poétesse, Homobiographie, P.O.L, 2009, pp. 19-20-22-23.
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| LILIANE GIRAUDON
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