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  • Liliane Giraudon, Le Travail de la viande

    par Angèle Paoli

    Liliane Giraudon, Le Travail de la viande,
    P.O.L éditeur, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « UN POÈME EST UN POÈME EST UN POÈME »





    Happée par la flagrante trivialité du titre — Le Travail de la viande —, j’ai d’abord imaginé une tripotée de bouchers de Rungis, tabliers blancs maculés de traînées de sang, s’activant à décharger des carcasses sanguinolentes. Me sont simultanément revenues en mémoire les célèbres toiles de Rembrandt et de Chaïm Soutine. Bœuf écorché, écartelé et souffrant, offert aux regards obscènes du spectateur. Je peux tout autant imaginer le travail au scalpel du chirurgien anatomiste taillant dans les chairs à vif d’un corps à nu. Mais pourquoi les images qui s’imposent aussi durablement à moi sont-elles celles des portraits torturés de Bacon ? Ces couleurs violacées et blanchâtres de visages aux chairs révulsées ? Je continue de m’interroger.

    Avec cet opus signé Liliane Giraudon, le lecteur pressent que Le Travail de la viande aura à voir avec le travail de la poète, de la poétesse. Travail sur la langue, travail de la langue, travail autour de la langue. La langue étant ce muscle de chair polyvalent, capable de malaxer les aliments enclos dans la cavité buccale, à même de tournoyer dans les baisers ardents, ou de s’activer pour formuler, parler et dire (Liliane Giraudon ne mâche pas ses mots !) ; à même aussi d’élaborer un système de signes propres à la communication, orale et écrite. Si le titre reste à première vue un brin énigmatique (Liliane Giraudon fournit en d’autres lieux des explications en lien avec sa vie présente), la quatrième de couverture, elle, est plus explicite. On y croise des noms en rapport avec la littérature : Meyerhold/Oreste/Reverdy/Bessette. On y croise des allusions au genre littéraire : « Traversées des genres ou extension » / « la fille aux mains coupées ». Quant à la « viande », elle est présente dans la métaphore choisie (sur cette même quatrième de couverture) pour illustrer la composition du livre :

    « on peut […] le parcourir comme un abattoir où sont débités des morceaux de textes. »

    Morceaux de choix qu’il est possible de lire dans l’ordre ou dans le désordre. La poète prend cependant grand soin de préciser que « Fonction-Meyerhold » occupe une place centrale au cœur de l’ouvrage. Et que ce texte « rayonne comme centre des opérations. » Trois textes précèdent celui-ci : « La fille aux mains coupées » / « Mouvement des accessoires » / « Oreste pesticide ». Trois autres le suivent : « Cadavre Reverdy » / « L’activité du poème n’est pas incessante » / « B7 : un attentat attentif. »

    Quant au titre lui-même de l’ouvrage, une seule occurrence figure dans l’ensemble de l’ouvrage. Dans « Fonction Meyerhold ». Accouplée à un autre syntagme nominal :

    « mécanisation du sexe

    travail de la viande ».

    Le travail qui est ici à l’œuvre est à la fois « le fruit d’un braconnage dans la vie de tout le monde » ; le fruit de lectures multiples qui resurgissent parfois au hasard de la vie :

    « Je tente d’avancer.

    Mais pas seule, non.

    Avec la somme de tous ceux et celles que j’ai lus, pillés puis oubliés. »

    Le fruit aussi de multiples rencontres, essentielles et vitales. Parmi ceux que la poète fréquente et avec qui elle travaille figurent des noms d’acteurs, de poètes et d’écrivains, d’éditeurs, de metteurs en scène, de photographes. Marc-Antoine Serra, Nicolas Maury et Robert Cantarella, Laurent Cauwet, Christian Tarting, Isabelle Garron et Yves di Manno, Frédérique Guétat Liviani et Michel Maury. Ainsi que Paul Otchakovsky-Laurens, bien sûr.

    De ce travail résulte un assemblage de textes cousus ensemble ; « des proses, des mélanges de montage en montage ». Des textes différents par le genre littéraire auquel ils appartiennent ou auquel le lecteur voudrait les apparenter ; par les thèmes ou sujets qu’ils abordent et par l’écriture qui les porte. Avec cependant des passerelles, des échos qui transitent, résonnent de l’un à l’autre et une voix unique qui les ajointe. Celle de la poète. Voix colère qui dénonce, voix rageuse qui secoue, voix qui vibre et qui proteste comme une mise en garde :

    « arrêtons de voir

    la littérature comme un enclos

    protecteur une

    réparation du vivre

    il faut cracher dans la soupe

    pour lui donner du goût

    dégobiller dégobiller

    leur faire renifler

    l’odeur de ce qu’ils sont

    ce que dégage

    cette infecte couverture appelée

    l’art au service du peuple

    quand le peuple

    est bien commode pour ceux qui s’en réclament… » (in « Fonction Meyerhold »)

    Et c’est cela sans doute qui justifie le côtoiement de ces textes et, au-delà, leur assemblage et leur mise en perspective. Ce qu’annonce d’emblée l’exergue emprunté au cinéaste Harun Farocki :

    « Les paveurs au travail lancent haut un pavé puis l’attrapent, chaque pierre est différente mais ils comprennent au vol où elle doit se poser. »

    Le Travail de la viande est travail de la langue. La langue mise en pièces, débitée en morceaux — conte, théâtre, lettre, poème, monologue —, rapiécée, rajustée recouturée. Fruit d’un travail permanent, attentif, exigeant. Un travail de création. Soit « un étrange exercice de dépossession » (in « Cadavre Reverdy »). Dont le propos à la fois dérangeant et décapant infuse et se répand, par-delà le vouloir de la poète, dans les veines et artères de ceux ou de celles qui se l’approprient. Parce que le poème ici est tout autre chose qu’

    « un simple petit

    ossement décoratif

    déposé là et sans usage ».

    Le livre s’ouvre sur un récit, reprise et adaptation par la poète d’un conte de Grimm. Comme bon nombre de contes merveilleux, La Fille aux mains coupées est un conte cruel. Le souvenir de ce conte, relié aux lectures de l’enfance, est aussi rattaché à un événement récent dont Liliane Giraudon a vécu la violence. Comme dans le conte de Grimm où la jeune fille vit le sacrifice castrateur qui lui est infligé comme une mise à l’épreuve (amputation des deux mains), la poète vit la mort de son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens (Éditions P.O.L) comme une épreuve douloureuse qui la confronte à l’incapacité d’écrire. L’adaptation de ce conte pour une performance est l’occasion pour la poète de s’interroger sur la notion d’espace. Et de s’interroger sur elle-même, sur son devenir face à l’écriture :

    « Les chairs enveloppant le poignet occupent-elles un espace qui peut être tranché au couteau ? »

    Et la poète de conclure par cette suite d’interrogations inquiètes :

    « Ces mots jetés dans le vide puis repris longtemps après rejoindront-ils les larmes de la fille aux mains coupées ?

    Lui rendront-ils son sourire ? Sa force d’agir

    Où est la fille ?

    Dans quel espace de quel poème peut-elle aujourd’hui tracer des signes ? »

    « Mouvement des accessoires » (second texte) évolue comme un jeu de mikado dont les baguettes sont lancées au hasard. En cinq mouvements et cinq mises en espace, les baguettes composées de phrases identiques retombent les unes sur les autres dans un ordre aléatoire. Qui dit variation sur le même, dit aussi modifications infimes, à peine perceptibles et pourtant présentes.

    Avec « Oreste pesticide », Liliane Giraudon revisite le mythe des Atrides à travers le personnage d’Oreste. La poète délocalise le mythe dans la ville de Marseille, au sein d’une enquête policière contemporaine avec violences et bavure mortelle. La scène — avec didascalies — se déroule en quatre tableaux. Avec deux flics femmes et lesbiennes, « poupées gonflables au service du capital » ; employées à la « dé/ra/di/ca/li/sa/tion ou dé/ra/ti/sa/tion » ; un transgenre cultivé, infirme, cynocéphale et « nègre » pornographe, finalement assassiné par l’une des fliquettes. Le quatrième tableau reprend la matière précédente pour en faire une pièce de théâtre avec metteur en scène et acteurs. Le tout sur fond de sexisme, de racisme et de violence. Violence des temps soumis aux exigences des dieux (Daech) ; violence des femmes elles-mêmes dont le sujet « n’est pas frontalement abordé ». Violence des mots et des propos. Cette tragédie gore, avec personnages destroy adeptes de la dérision et filles « déviergées » en quête de cliniques pratiquant l’hyménoplastie, dialogues pris sur le vif et langage parlé et cru, tourne à la tragi-comédie et l’on rit bien souvent des trouvailles et des répliques que Liliane Giraudon introduit dans les situations et met dans la bouche des personnages. Le mélange des genres, des tons, des êtres, inversions et perversions, rend comique cette pseudo-tragédie. Elle est aussi pour la poète l’occasion de s’interroger sur le théâtre, sur son rôle et sur son devenir.

    Le « morceau » central de l’ouvrage, morceau de choix qui irrigue tous les autres et les irradie, s’intitule « Fonction Meyerhold ». Dénommé « poème » par Liliane Giraudon, le long échange qu’elle entretient avec Meyerhold – dramaturge et metteur en scène russe du siècle dernier — met l’accent sur nombre de préoccupations, rébellions et interrogations révélatrices d’un choix de vie et d’un choix d’écriture :

    « mon livre est engagé

    puisque c’est lui

    qui m’engage

    à vivre ce que j’écris ».

    L’une des fonctions de ce poème est donc de focaliser l’attention sur ce qui aujourd’hui comme hier contribue à menacer l’équilibre du monde.

    « plus ça change

    plus c’est la même chose

    le soleil n’en finit pas

    de se noyer dans son sang ».

    La mise en lumière de ce qui a été écrit, inventé et vécu par Vsevolod Meyerhold, condamné, torturé et exécuté sous Staline parce que tenu pour un ennemi du peuple russe, sert de point d’appui à la réflexion et au travail de la poète. La redécouverte dans sa bibliothèque de Théâtre années vingt, Tome IV de Meyerhold, pages annotées par elle en août 1992, renvoie Liliane Giraudon à une lecture ancienne, aux phrases de Meyerhold qu’elle avait soulignées. Cette année-là, 1992, c’est aussi l’année de la fondation de la revue If, aux côtés d’Henri Deluy, de Jean-Charles Depaule et de Jean-Jacques Viton. C’est aussi l’année de la publication d’un Marina Tsvétaïéva, en collaboration avec Henri Deluy. L’Union Soviétique est alors au cœur de ses centres d’intérêt. Un temps révolu. Cependant, grâce aux phrases soulignées dans ce Tome IV du Théâtre années vingt, la poète revisite le texte du dramaturge russe et l’environnement qui est le sien en même temps que celui de ses contemporains : Tchekhov, Essenine, Maïakovski, Mandelstam, Gogol, Khlebnikov, Chostakovitch, Prokofiev… Époque dure de combats et d’engagements pour défendre de nouvelles formes de langage théâtral et poétique ; époque de poursuites judiciaires et de menaces. De procès :

    « pouvez-vous croire que je sois un traitre à la patrie un contre-révolutionnaire que j’aie mis le trotskisme en pratique dans mon art consciemment pratiqué au théâtre un travail hostile destiné à saper les fondements de l’art soviétique ».

    La relecture de cet ouvrage et l’écriture qu’il contribue à faire naître — celle que nous sommes en train de lire — nourrissent le regard critique que la poète pose sur son siècle. Ainsi dénonce-t-elle, comme Meyerhold l’a fait en son temps, les barbaries et le sang, les tragédies ininterrompues, l’asservissement des peuples, les ententes du pouvoir pour généraliser le crime, l’alliance entre Poutine et Bachar el-Assad pour venir à bout de la Syrie, et les accords tacites qui sont autant de violences insoutenables et inquiétantes :

    « là-bas comme ailleurs

    ici bientôt peut-être

    les grandes puissances ont délivré

    au régime une licence pour tuer

    il y a peut-être un lien

    entre déni de crime

    et déni de révolution

    mais tu sais tout ça bien mieux que moi ».

    Il arrive pourtant que la voix se fasse plus intime. Que frôle le désarroi. Que l’émotion affleure. Ainsi de ces vers :

    « parfois j’écris n’importe quoi

    à défaut de ne plus pouvoir vivre

    n’importe où

    je me demande jusqu’où

    va aller la soumission

    des peuples pourquoi

    ce qui nous arrive nous arrive ».

    Et, quelques pages plus loin, ce questionnement bouleversant que Liliane Giraudon adresse à Meyerhold :

    « si toi tu te souviens

    de pourquoi il y a vingt-six ans

    j’ai souligné au crayon

    ce passage du livre retrouvé hier

    dis-le-moi éclaire-moi

    je ne suis pas encore morte

    mais il semble que ma vie s’efface

    ce que j’écrivais m’apparaît souvent

    comme écrit par une autre

    qui ne serait plus celle que je suis devenue ».

    Un poème dédié à Laurent Cauwet, fondateur des éditions Al Dante.

    « Cadavre Reverdy » — quel coup de poing que ce titre ! — est « une sorte de document-fiction » que Liliane Giraudon adresse à Pierre Reverdy. Afin de réaliser ce « document-fiction », Liliane Giraudon a pris soin de relire Reverdy. Une relecture qui s’accompagne de « prélèvements » de vers et de « formules » que la poète intègre dans sa propre réflexion et qui nourrit son écriture. Chemin faisant à travers l’œuvre du poète « pas très catholique de Solesmes », elle interroge Pierre Reverdy sur lui-même. Ses allures de « dandy voyou », ses accès de violence, ses écrits, ses amitiés. Ainsi croise-t-on au passage le destin tragique de Max Jacob — poète que l’on retrouve sous les traits du mage dans Le Voleur de Talan — et l’amante Coco Chanel, « agent nazi » à qui il dédicacera un exemplaire de Main-d’œuvre. Liliane Giraudon iconoclaste ? Oui, sans aucun doute. Car qui se souvient de la relation amoureuse du poète avec Coco Chanel ? Qui se souvient aussi du rôle joué par l’icône parisienne de la mode auprès de la Gestapo ?

    Sensible à la voix de Reverdy et au souffle qui la porte, Liliane Giraudon s’arrête sur les blancs qui ponctuent ses poèmes, fascinée à la fois par « cette coagulation visuelle des mots distribués » et par la « soufflerie corporelle » qui l’orchestre.

    Le cheminement progressif de la réflexion de Liliane Giraudon sur le « poète considérable » est marqué par une succession de paragraphes — et donc de blancs d’interlignages —, chacun d’eux abordant une question nouvelle qui retient l’intérêt de la poète :

    « Monsieur Reverdy, qui est ce cadavre ?

    Un portait décomposé-recomposé par vous ? »

    Ou encore :

    « Je reviens aux portraits comme à ce que nous appellerons les accessoires… »

    Et plus loin :

    « Je pense souvent à cette première enfance. La vôtre… ».

    L’importance que Liliane Giraudon accorde à Reverdy est elle aussi « considérable ». C’est d’ailleurs à Reverdy qu’elle doit le titre de l’un de ses premiers livres — Je marche ou je m’endors (1982). Le roman onirique du Voleur de Talan lui inspirant l’expression « voleuse de talent » qu’elle applique à elle-même.

    C’est à Reverdy enfin qu’elle emprunte cette phrase. Une phrase vitale : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »

    « De quelle autre activité pouvons-nous rapprocher l’activité du poème ? » s’interroge Liliane Giraudon dans la sixième prose de son ouvrage. « L’activité du poème n’est pas incessante. » Peut-être de « celle invisible des vers dans le cadavre ? » Car cette activité se fait « sans nous » ; à notre insu ; « dans un dedans extérieur ». Et cela sans doute depuis l’enfance. Depuis le temps où lire se prolongeait dans écrire. « J’éprouvais je me souviens un plaisir fou à écrire. » Écrire. Activité indissociable, pour la poète en herbe, du jeu des osselets.

    « Aujourd’hui encore je suis intriguée par l’association Jeu d’osselets/Acte d’écrire.

    Ce Jeter/Lancer/ Ramasser… ».

    Où l’on pense au « camarade Mallarmé ». Et à son coup de dés. Mais on retrouve aussi les trois gestes — jeter/lancer/ramasser — qu’implique le « Mouvement des accessoires » (seconde prose), soumis au hasard du jeu. En partie autobiographique, cette prose fait intervenir nombre d’autres voix. Tant de voix croisées au cours des ans, à travers les lectures, à travers les textes écrits par d’autres voix. Voix oubliées et voix connues. Voix des contes qui s’immiscent dans les ténèbres, voix cruelles corrélées au sang et au meurtre. Voix étranges et étrangères que la poète enfant laisse monter jusqu’à elle et dont elle s’empare. « Comme une voleuse. » Et parmi les voix qui comptent, celle de Gertrude Stein « la grammairienne ». Dont Liliane Giraudon reprend à son compte le principe de la variation :

    « un poème est un poème est un poème ».

    Le Travail de la viande se clôt avec « B7 : Un attentat attentif ». Consacré à Hélène Bessette, ce monologue est uniquement constitué de prélèvements opérés dans quatre de ses œuvres. À partir de ces prélèvements et d’une montée à Notre-Dame de la Garde sur les traces d’Hélène Bessette (qui en fit « l’ascension » en 1946), Liliane Giraudon a réalisé un film (cosigné avec Marc Antoine Serra). Ce film éponyme (avec texte en voix off) a été projeté à Cerisy-la-Salle à l’occasion du colloque organisé en août 2018 pour le centenaire de la naissance de la grande romancière et dramaturge que fut Hélène Bessette (1918-2000).

    Parmi ces fragments, en voici quelques-uns, prélevés au hasard :

    « Qui sont ces gens ?

    Qui est derrière moi ? »

    « La grammaire en démolition n’arrange pas le drame » (phrase présente dans « Mouvement des accessoires »).

    « « On » pronom indéfini souffre

    D’une manière infinie non définie

    Mais certaine »

    « Je suis sidérée d’être vieille

    Je pensais tant ne l’être jamais ».

    Comment conclure une telle lecture ? Tant ce livre est inépuisable. Qui laisse ouverts de multiples champs d’exploration. Un livre qui remue et qui dérange. Par son originalité formelle (ou informelle) ; par les questions brûlantes qu’il aborde ou qu’il soulève. Par l’émotion qui circule entre les lignes. Un livre-phare, qui secoue et qui émeut. Un grand livre.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Liliane Giraudon  le travail de la viande









    LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    Oreste pesticide (extrait du Travail de la viande)
    Hier La Poète… (extrait de La Poétesse)
    La Poétesse (lecture de Jos Roy)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    le site personnel de Liliane Giraudon
    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Liliane Giraudon
    → (sur YouTube)
    Liliane Giraudon, Le travail de la viande (vidéo)
    → (sur le site de P.O.L éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur Le travail de la viande
    → (sur Il Manifesto)
    mars 2020
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  • Liliane Giraudon | Oreste pesticide




    ORESTE PESTICIDE
    (extrait)





    Flic 2
    Maintenant ça suffit. Vous allez répondre à nos questions. C’est bien vous qui vous faites appeler Oreste ? Pourquoi ?

    Oreste
    Parce que je suis un reste. Mais ça c’est personnel. Privé. Et que je reste ici ! Ici, c’est-à-dire dans cette foutue ville, ce foutu quartier ! avec des gens comme vous qui entrent chez moi quand ça leur chante !
    (Silence. Changement de ton.) Et à cause de l’Orestie. Mais ça évidemment, ça vous dépasse… Votre préoccupation à tous c’est l’état d’urgence… L’état d’urgence… Quel mot… L’Orestie ! Ha ! Ha ! L’Orestie pour des flics ça peut bien être quoi ? Voyons…Peut-être l’adresse d’une pizzeria ou d’un parc d’attractions…

    Flic 1
    Ça suffit. On est pas ici pour parler d’Eschyle ni de Clytemnestre ! Que votre modèle soit un matricide et un pauvre type complètement manipulé par une famille de cinglés on s’en tape ! Alors maintenant vous arrêtez de nous prendre pour des débiles et vous répondez à nos questions !
    (Elle sort un carnet tandis que Flic 1 commence à inspecter l’atelier.)
    Donc vous ne connaissez pas Madame Sannom ? Juliette Sannom ?

    Oreste
    Oh, mais c’est que j’ai affaire à du beau monde ! On m’a envoyé une fliquette qui sait lire ! Ça alors, ça s’arrose… (Il recule rapidement son fauteuil, ouvre un tiroir et en sort une bouteille. Boit directement au goulot.) Sauf qu’Oreste n’est pas manipulé par l’horrible famille des Atrides mais par ces saloperies de dieux qui sont en train de revenir. Et vos services policiers je peux vous dire qu’ils ne vont plus être d’un grand secours pour personne… Enfin, vous pourrez toujours aller calmer vos nerfs sur ces petits cons de manifestants qui redécouvrent les charmes du cocktail Molotov…
    Les dieux c’est comme les noms. Ça bouge, ça évolue… Comme les couches ou les Tampax on peut aussi en changer. Vous devez le savoir toutes les deux puisque maintenant vous avez le droit de vous marier. Au fait c’est qui qui l’emporte quand les sexes sont les mêmes ?… Après le mariage c’est quel nom qui l’emporte ?
    Vous me parlez de Juliette Sannom ou de Juliette Ça Non ? Parce qu’à une lettre près ça change tout ! Alors soyez précises ! Cassandre va prédire le sort réservé à la maison des Atrides et Artémis protège les faibles mais cette fureur de mutuels homicides qui s’empare du monde, il va vous falloir l’affronter et ça va être une autre paire de manches que de venir m’emmerder avec une enquête demandée par une bonne femme au nom approximatif ! Je lui aurais fait quoi à cette Juliette ?

    Flic 2
    Et votre fille ? Où se trouve actuellement votre fille ? Celle qui doit épouser le fils de Madame Sannom ? Ici, l’appartement est bien à son nom ?

    Oreste (riant aux larmes)
    Mais qu’est-ce que vous me racontez ? De quelle fille vous parlez ? J’ai plusieurs filles mais elles ne savent pas que je suis leur père ! Elles ont toutes un père légal qui n’est pas moi et Dieu merci leurs mères sont de bonnes épouses à qui on ne réclamera jamais le moindre test génétique. Leurs bâtardes marchent le front haut ! Ça fait plaisir à voir ! Et mon foutre a fait du bon travail ! Et en plus j’ai travaillé gratuitement alors que certains monnayent leur purée !

    Brusquement il se met à tousser et à trembler de manière inquiétante.

    Flic 1
    Qu’est-ce qui se passe ? Vous vous sentez mal ? Vous voulez un peu d’eau ?

    Oreste
    Non, c’est rien, ça va passer… C’est dur d’habiter une carcasse humaine…la mort est bègue et elle finit pas ses phrases et on ne l’entend pas mais elle est là !… La mort est légion, personne ne peut la joindre ni la prévoir ! elle est dispersion et elle frappe ! Ou plutôt elle entre sans frapper ! Regardez-vous toutes les deux… On vous croirait loin d’elle, vous avez l’air intouchables, trop jeunes, trop fortes ! trop vitales !… Mais qui vous dit qu’une tumeur n’est pas en train de germer dans vos jolis seins, au creux de ces ventres pourtant plats et musclés ? Le malheur est toujours le fils du crime, et vous, les traqueuses de crime, vous allez finir par l’asticoter le malheur alors hein ! Attention aux asticots, les filles, attention ! pour Oreste c’était les mouches mais pour vous les filles ce sera les asticots !… Ils grouillent déjà le long de vos strings !

    (Un bruit de mouches envahit la pièce.)



    Liliane Giraudon, « Oreste pesticide », Tableau III, Le travail de la viande, P.O.L éditeur, 2019, pp. 47-50.





    Liliane Giraudon  le travail de la viande



  • LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    Le Travail de la viande (lecture d’AP)
    Hier La Poète… (extrait de La Poétesse)
    La Poétesse (lecture de Jos Roy)




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  • Édith Azam | « Je voudrais devenir oiseau »

    Édith Azam, Décembre m’a ciguë,
    P.O.L, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Le corps -  de la tôle froissée, des morceaux de ferraille qui volent en éclats
    Triptyque photographique, G.AdC







    « JE VOUDRAIS DEVENIR OISEAU »



    « Oui je sais, on est décembre : décembre la ciguë », s’impatiente pour elle-même la narratrice du dernier ouvrage d’Édith Azam, Décembre m’a ciguë.

    Poison violent, « décembre dans les os » coule comme un venin dans les veines. Décembre est potion vénéneuse à avaler coûte que coûte, un enfer dilué goutte à goutte sous la cognée du temps. Décembre m’a ciguë.

    Par ce titre violent, – un hexamètre qui fait basculer le nom de l’ombellifère mortel du statut de substantif à celui de participe passé d’un verbe inventé, de même facture que le « m’a disparue » de la phrase : « Quelque chose m’a disparue » –, Édith Azam amorce le monologue (autobiographique ?) qui met la narratrice aux prises avec une mort annoncée. La mort de « Mamie », la grand-mère tant aimée. « On m’a dit : pour décembre » / « C’est pour décembre, va falloir être costaud ». Décembre est donc au cœur du récit, obsédante unité de temps, qui donne le tempo à la révolte de la jeune femme. Martelés par la colère et le refus, les premiers chapitres du récit sont scandés par la présence impitoyable et intrusive de l’horloge et du téléphone. L’un et l’autre, ennemis mortels de la jeune femme dans ce décembre glacé. Aiguilles et sonneries imprévisibles rythment un temps non maîtrisable, un temps qui envahit l’espace la tête le corps pour les broyer. « Le temporel : nous extermine. » Le temps de décembre échappe s’allonge s’étire, indéfini, « X heures Y secondes ». Abscisses et ordonnées absurdes qui engrillagent le monde et sèment la violence jusque dans la mâchoire, ce « champ de mines ». La parole intériorisée est prête à exploser, à faire éclater le corps.

    « Le corps : de la tôle froissée, des morceaux de ferraille qui volent en éclats. Il y a tellement, tellement de pression : sous la peau… »

    Le temps cogne et c’est tout. Il rythme la révolte, l’enfantine révolte qui charrie avec elle tout l’incompris de la vie. Tout l’impossible à vivre. Il alimente le refus de Didou – toute la gamme des refus – qui scande obstinément ses journées de « Veux pas, peux pas ! Je peux pas vivre un truc pareil ! »/ « Veux pas, t’entends : personne : PERSONNE !… »

    Décembre est ce temps de l’attente qui réduit au cri et à l’onomatopée toute velléité de langage. Dépecé, désossé, le langage est vidé des clichés qui toujours imposent leur charge :

    « On est jour J moins quoi ». Prisonnière de ce temps qui va d’un moment à l’autre lui annoncer l’inéluctable, la narratrice cherche de multiples et menus subterfuges pour « dévier l’angoisse », la désamorcer, la tenir à distance. La cigarette et les couvertures, le bol de thé et les crayons, les petits rituels du quotidien, les exercices ludiques, les « bêtises qui sont n’importe quoi », mais qui aident à conjurer le sort. Ou du moins à se convaincre…

    Le tout est de faire reculer le temps. Afin que puisse entrer l’espace. Car seul l’espace permet de recréer le lieu des origines, de faire resurgir de son absence le visage de Mamie. De renouer les liens. D’en savourer la chaleur et la magie :

    « L’espace, l’espace, tout l’espace à franchir pour te revoir encore. Je pense à la marelle, comment lancer le bon caillou, au bon endroit, pour avancer. »

    Avec le visage ressaisi un instant dans la paume de la main, les souvenirs refont surface ; remontant en longs flashbacks, le passé retrouve formes et images. La voix de la grand-mère ramène par bribes les récits de l’enfance. L’histoire du Chevalier Bran émaille le monologue, bretelle l’une à l’autre la vieille dame et son « filleton Didou ». La tendresse qui perce sous les mots, fait reculer l’angoisse.

    « Je ne suis plus le temps, et nous sommes l’espace ».

    L’espace récréé sous les couvertures qui protègent de l’agression du réel ramène par séquences l’histoire du chevalier de Bretagne transmise à l’enfant par sa grand-mère. Fusionnent alors présent et passé de l’enfance, images et personnages. Pareille à la Dame qui affronte la nouvelle de la mort de son fils, la narratrice se dresse face à la mort qui avance vers elle et glisse, « impitoyable », « toutes voiles dressées », sur la barque de son « infranchissable ». Mais à la différence de la mère du chevalier Bran, la jeune femme oppose au « masque funeste » de la mort toute la force de sa résistance :

    « Je ne dirai pas son nom, je n’avalerai pas sa ciguë, jamais, tu m’entends : JAMAIS ! Je lui tiendrai tête, oui, j’appliquerai mon front à son masque funeste, je me ferai à sa hauteur, je lui maintiendrai la dragée haute. Je mettrai sur mes tempes les cornes de la lune et lui perforerai le corps… »

    Avec « décembre dans les os », quelque chose persiste pourtant de la vie dans ce corps disloqué qui ne parvient pas à disparaître. Ce quelque chose qui est vivre, c’est l’écriture. Écrire est au centre du texte, au centre des interrogations de la narratrice et de ses préoccupations :

    « Et les bras tendus, à la fin quel désastre, quel désespoir quelle… écriture. »

    L’écriture est sans doute aussi au cœur de la relation de la narratrice avec sa grand-mère. Ainsi, c’est dans l’effort d’écrire que se tapit l’amour :

    « Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. »

    Cet amour qui coule de l’une à l’autre, les relie :

    « Et quoi ? Quoi, rien, je regarde la lune, je sais vers qui elle va, et de ta chambre aussi, cela j’en suis certaine, tu as dû lui faire signe. »

    Au-delà du lien personnel qui se noue autour et par-delà l’écriture, il y a l’écriture en elle-même, si particulière, de Décembre m’a ciguë. Une écriture qui prend appui sur l’hexamètre du titre pour donner au texte son rythme intérieur. D’hexamètre en hexamètre, la phrase prend l’allure d’alexandrins :

    « Dans l’en-deçà de moi (6), me retrousse en entier (6), au plus grave des chairs (6), au plus profond du corps (6). »

    Certes d’autres rythmes interviennent au cours d’une même page. Mais la présence de l’hexamètre brouille l’impression première de heurt. Et si la combinaison des deux rythmes surprend, la fluidité apportée par la succession d’hexamètres l’emporte sur le caractère nerveux des syntagmes hachés. Soutenus par une forme complexe, les chapitres brefs emportent le lecteur – sans jamais qu’il se lasse – dans le flux tendu et haletant d’une écriture émaillée de multiples trouvailles et inventions de langage. Une écriture de poète.

    Avant même que se tissent autour de l’écriture les lignes qui relient la narratrice à sa grand-mère, celle-ci s’impose, visible sur la page, à partir de la ponctuation. Notamment des deux points dont Édith Azam fait un usage non conventionnel. La phrase se développe, ample, jusqu’aux deux points : qui isolent de manière inattendue un mot. Ainsi le rôle des deux points se trouve-t-il modifié. Le sens suspendu. Le rythme soudain brisé, qui rejette le mot et le met en relief, sous les feux du projecteur.

    « Le temporel : nous extermine » […] « J’en sais les mandibules, les pattes : qui me détricotent. Qu’importe, je l’ignore, tapote doucement les petits ventricules, imagine mes doigts sous la peu, imagine si fort, qu’il n’y a plus rien alors : d’imaginaire. Cette vie qu’il nous reste résiste, ne s’avoue pas : vaincue ».

    « À nouveau je m’enfouis six mètres sous les couvertures, à des milles et des milles de toute terre habitée, et je : nous redécouvre. »

    « Assise sur le lit et au seuil du langage », la narratrice désarçonnée voudrait « trouver un poème ».

    « Un poème, une forme simple, le bon lieu où : disparaître. Il serait en octosyllabes. Nul n’aurait à le lire, il serait là, c’est tout. Il serait un poème que l’on suivrait des yeux comme on suit les oiseaux. Je voudrais écrire un poème, non, je voudrais devenir oiseau ».

    Attendrissante enfant révoltée qui saigne à blanc et à vif, Édith Azam est sauvée dans sa détresse par son inventivité espiègle. Bousculant les structures du langage, elle joue et jongle, talentueuse et drôle. Elle crée un rythme bien à elle, et la page entière devient : poème.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Azam, Décembre m'a ciguë, P.O.L, 2013


  • ÉDITH AZAM


    Edith Azam
    Source




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes

    Décembre m’a ciguë (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë)
    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti)
    [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi)
    Suis-moi
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël | Retours de langue (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Dailymotion)
    Bruits de bouche : Édith Azam, Bouche cousue (Performance du 14 novembre 2009 pour Le nouveau festival [46:02])
    → (sur Libr-critique.com)
    videopodcast d’une lecture d’Édith Azam au Festival de Lodève 2006
    → (sur Un nécessaire malentendu, le site de Claude Chambard)
    Édith Azam : la poésie comme défibrillateur (Préface de Letika Klinik d’Édith Azam, éd. Dernier Télégramme, 2006)





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  • Édith Azam | [Je dis le mot : mourir]






    De l'aide pour la cicatrice qui me gangrène le langage
    « je veux de l’aide pour mes poumons, de l’aide
    pour la cicatrice qui me gangrène le langage »
    Ph., G.AdC








    [JE DIS LE MOT : MOURIR]



    Je dis le mot : mourir, et me fais la promesse de lui faire la peau. Je le tordrai, ce mot, essorerai s’il le faut tout le vocabulaire. Rien de nous ne vivra jamais dans ce mot-là. Devant mon bol, tisane fume, et moi je hurle de la fumée, et ton nom m’ébouillante. Alors soudain, soudain je cours à la fenêtre, non je cours à toutes les fenêtres, des unes aux autres, sans m’arrêter. Je fais mille mètres à la seconde, de grands bonds qu’on dirait : qui me secouent la tonne parce que je n’en peux plus. Pleins poumons j’ai ta voix qui m’étouffe, ta voix immatérielle qui me signe le corps. Alors oui, les fenêtres, parce que je flambe comme un champ de bataille. C’est l’enfer je me dis, je traverse l’enfer. Alors courir courir : pour avancer, tenir debout. Ne savoir du combat que la simple notion de survie parce que… Parce qu’il n’y a plus un gramme d’air dans la pièce ; parce que ta voix me troue la peau. Balcon, je happe l’air à m’y noyer et mon cœur qui s’ouvre partout. J’en ai jusqu’au bout des orteils de mon cœur, de sa : déchirure. Toute ma chair palpite de ta voix qui me vient, ou qui : ne me vient pas. C’est à devenir fou. Je happe, happe, je happe l’air. Regarde les étoiles, le parc : ne vois rien, fais simplement les gestes que fait un corps malade. De l’aide : je veux de l’aide pour mes poumons, de l’aide pour la cicatrice qui me gangrène le langage, de l’aide, oui, j’en veux pour mon cœur qui traîne jusqu’à terre, de l’aide un peu : je n’en peux plus. J’étouffe je hoquette… et puis c’est con comme la nuit, lentement, sans un bruit, je pleure… Alors enfin ta voix m’arrive : à la bonne place le Chevalier, au bon endroit : ―  Au village de Kerloan, au bord de la mer, un grand chêne domine le rivage. Sur ce chêne, au clair de lune, des oiseaux s’assemblent. Des oiseaux de mer, au plumage blanc et noir.
    Dans mon corps, quelque chose se rompt. Je ne sais quoi exactement. C’est une sensation délicieuse, fluide. Comme un vertige. J’espère que je meurs, que je : me débarrasse.



    Édith Azam, Décembre m’a ciguë, P.O.L , 2013, pp. 59-60-61.







    ÉDITH AZAM


    Edith Azam
    Source




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes

    Décembre m’a ciguë (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    « Je voudrais devenir oiseau » (lecture de Décembre m’a ciguë par AP)
    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait de Le mot il est sorti)
    Suis-moi
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël | Retours de langue (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Edith Azam lit les pages 19 et 20 de Décembre m’a ciguë
    → (sur Dailymotion)
    Bruits de bouche : Édith Azam, Bouche cousue (Performance du 14 novembre 2009 pour Le nouveau festival [46:02])
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    Édith Azam : la poésie comme défibrillateur (Préface de Letika Klinik d’Édith Azam, éd. Dernier Télégramme, 2006)






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  • Edith Azam, Décembre m’a ciguë

    par Isabelle Lévesque

    Edith Azam, Décembre m’a ciguë,
    P.O.L, 2013.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    TAC, PAF, TIC-TAC, TUUUUT, heurk, TIC, PAFF, SCHH.
    Ph., G.AdC







    QUE L’ISSUE SOIT BIFFÉE


    Il est l’heure où l’aiguille casse mon crâne en deux.



    S’il tue à petits feux la mort, le langage sature. L’espace. La vacance. Mort s’en suit enrayée si les mots cavalent et griffent le vide.

    « Vivre n’aura jamais : été assez. »

    Alors la langue court après la mort. Parler devient réflexe contre. Le titre dit tout qui fuse en verbe un nom (un poison). La ciguë. « Décembre » oblige, dans sa force active, agissante, de sujet. Narratrice coincée, objet, d’un verbe qui l’empoisonne. Décès annoncé. Forcée de boire. Jusqu’à la dernière goutte.

    Comme le sage : Socrate au pied du mur. Destin accompli.

    Ou « Omar m’a tuer » qui résonne. Actualité. La langue usuelle rabâchée. Plus soif. Edith Azam la prend. La met. La destitue. Tout-venant calqué, claqué : langue vivante. La parole des enfants revient, joue la boucle et retour des sons, « veux pas, peux pas ». Les pronoms, pas la peine. La peine, elle est dans ce qui est écrit. N’arrivera pas, alors lutte. Armes de tous les jours, ses « dits » de pleine voix pour « pas me faire carnage au corps ». Pas d’images, le suranné balayé. Ça vient, ça va.

    Edith Azam écrit – parle. Enchaîne. Refuse.

    « Plus tard, je ne sais pas le temps : il casse. »

    Les interrogations, les exclamations déménagent le texte. Pas d’acceptation, la mort au bout du fusil, non. Prévue pour décembre, à viser, pour supprimer le mois – n’arrivera pas. Ce scandale.

    Dans l’instant fou, écrire la cigarette, fumée avalée, le cendrier dans la gorge. Ne passe pas. Le lecteur suit pas à pas. Le monologue intérieur, la petite voix têtue qui refuse et se bat – c’est la langue. Le corps, les yeux, la mâchoire, les clavicules, les côtes, les orteils, répondent présents. Ils luttent, cœur en abyme. Comme les termes «  carnage », « dévorer », le corps est un champ de bataille. Il est le cœur. Tout ce qui sonne ou mesure (le réveil, l’horloge) par contiguïté va vers le téléphone. L’annonce. C’est l’aiguille, personnifiée, monstre qui réveille d’une percée. Au moindre sommeil.

    On se débat : le corps n’est pas qu’un champ de bataille. Chaque membre est dissocié, envisagé seul. La souffrance le détache (l’arrache).

    Corps, métonymie, désastre par contiguïté gagnant toutes les régions, les humeurs. Et, seule, la narratrice déborde, sa langue fourche en diversions, digressions, explosant en lettres et mots qui gangrènent la page. Pas de blanc, feuille couverte de signes. Un seul jet, paragraphes serrés. Deux points, deux.

    Mots qui sonnent, onomatopées aussi, sons de la vie : dring, bien sûr, mais aussi TAC, PAF, TIC-TAC, TUUUUT, heurk, TIC, PAFF, SCHH. Et puis ploc, maintes fois répété, gouttes qui battent le temps, qui usent, jusqu’à : « La douleur d’un effort pour relever la tête, la sortir hors de l’eau, mais rien à faire, rien, c’est un coup de massue, « PLOC », qui me brise la nuque. »

    Entre l’onomatopée brisant la ligne élaborée et les phrases longues, au rythme haletant sujet – verbe, les mots sont diffractés, cassés en morceaux réduits parfois au noyau du cri (non !). Interrompre le discours serait couper la ligne de vie. On résiste, avec un vocabulaire apparemment simple. L’enfant parle en la narratrice, petite fille éprouvée, prise dans un conte à dormir debout. Lutte inégale –  désespérée :

    « Quelque chose m’a disparue », l’innommé avale la force conceptuelle du sujet réduit à un objet, coincé comme dans le titre.

    La chute est redoutée : enfiler le costume pour ne pas tomber, des bretelles car tenir debout relève du miracle. Récurrence des deux points placés là pour laisser place à des conséquences, un geste, une issue :

    « Je dépose mon cœur dans ma paume, l’approche de ma bouche et, avec les dents, arrache une à une les pattes de la faucheuse, en la fixant : droit dans les yeux. »

    Même pas peur, des rituels inventés pour qu’un cauchemar tourne à l’exorcisme ou l’éloignement. Prolepse. À inverser.

    « Après toi, non, je ne sais plus ce qu’il se passa, et tout me vient derrière moi. »

    Que soit l’issue biffée. La langue affectée par l’annonce, la certitude. Mots rognés, os à gratter des souvenirs (récréation, école, coin du feu, cueillettes, « petits détails »)  :

    « Tes mots se nichent dans mon oubli pour nourrir plus tard : ma mémoire. »

    Dernier office d’une mémoire nourrie de rites : la lune, omniprésente, se regarde, mesure en même temps qu’elle éclaire le temps. Sa présence ne se dément pas. De la Bretagne, elle signe la force, le symbole. Transporte au temps des druides en ce calendrier où l’écoulement se mesurait à ses phases silencieuses. Elle permet de ne plus recourir à l’heure des horloges : sa présence suffit à dire que le temps a passé :

    « La seule certitude réside dans l’étrange sensation d’un déplacement, de ce qui jusqu’alors dessinait : la limite. Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. Et quoi ? Quoi, rien, je regarde la lune, je sais vers qui elle va, et de ta chambre aussi, cela j’en suis certaine, tu as dû lui faire signe. Je me demande combien nous sommes à faire cela, ce petit rituel nocturne, et depuis combien de siècles il perdure. » Elle relie, avant de séparer en ce rite du soir : grand-mère et narratrice, si loin, séparées, chacune pourtant proche parce qu’elle accomplit le même geste immémorial, temps décrypté au regard de la lune. La narratrice croit aux « liens cosmiques » et renoue aussi en cette foi avec le vieux fonds légendaire breton qui la relie à sa grand-mère.

    La voix qui lisait revient entre les lignes de la narratrice, en italique, (« Le chevalier »…), grand-mère conteuse. Ce qui nous est transcrit, par bribes, comme un palimpseste révélateur, c’est la gwerz (la complainte bretonne) du chevalier Bran. Cette gwerz conte comment, après un combat à Kerlouan (dans le Léon), le Chevalier Bran est emmené comme prisonnier en Angleterre. Il envoie un messager à sa mère pour qu’elle vienne le délivrer. Si, au retour, la mère est à bord, le bateau doit arborer un pavillon blanc (noir dans le cas contraire). La mère vient, mais le cruel geôlier annonce au Chevalier un pavillon noir. Bran meurt sans l’avoir retrouvée. La mère trouvant son fils mort, voit ses cheveux blanchir d’un seul coup et meurt à son tour. Depuis, à Kerlouan, à l’emplacement du combat, on peut voir un grand chêne sur lequel, au clair de lune, se rassemblent des oiseaux de mer (âmes des guerriers morts), parmi lesquels une corneille grise et un jeune corbeau, la mère et son fils.

    Or la narratrice connaît les mêmes interrogations, vit un combat, espère, désespère, attend. L’armure et les armes d’acier ne sont plus extérieures, ce sont les os et les organes :

    « Je reste assise sur le parquet, balance d’une planche à l’autre, en écoutant mes os qui rouillent à l’intérieur, qui méticuleusement : se déglinguent. Le corps : de la tôle froissée, des morceaux de ferraille qui volent en éclats. »

    Et l’espoir, devenir oiseaux, se retrouver oiseaux : « Je voudrais écrire un poème. J’y songe depuis plusieurs jours multipliés par un désir qui fait tourner les jours encore. Un poème, une forme simple, le bon lieu où : disparaître. Il serait en octosyllabes. Nul n’aurait à le lire, il serait là, c’est tout. Il serait un poème que l’on suivrait des yeux comme on suit les oiseaux. Je voudrais écrire un poème, non, je voudrais devenir un oiseau. »

    Voix dans la voix, celle de la conteuse pour l’enfant ancrée dans la culture bretonne, avec les temps d’attente (silence) mentionnés : « (trois secondes) ». Ritualisant dans la trame du texte la présence de celle qui meurt. Impose son rythme (sa vie).

    Le « froid de loup », temps présent de la narratrice, et celui du conte, égrené par la grand-mère, se mélangent. Temps joints et les deux voix. En un « nous » menacé car deux instances le constituent, il ne saurait survivre à la perte d’une de ses moitiés, ce pronom de l’union, à la dissociation du « tu » et du «  je ». Si l’un meurt, le « nous » disparaît, amputé du « tu » :

    « Le plus mort de nous sera JE : ça fait du bien de disparaître. »

    Cette dissociation (comme celle des membres du corps) condamne une entité. La langue, le flux témoignent de cette lutte sans merci. Comment sauvegarder l’identité : tension vive brûlant la conscience et le corps amoindri ?

    « Qu’il me serve à cela, au moins, le langage. » Jamais n’a cessé entre les deux femmes l’échange des lettres, les deux voix, c’est encore ce papier que la narratrice tourne dans sa poche. Et ses mâchoires serrées, qui rappellent les séquences et le temps compté :

    « Mes mâchoires se vissent, m’enferment à l’intérieur de ce que tu : couronnes. »

    Rois et Bretagne, bataille et sceptre, lutte :

    « Tes mots se nichent dans mon oubli pour nourrir plus tard&nbsp: ma mémoire. »

    Vaillance où seule : ce qui tient, c’est le nom qui meurt et abreuve. Source, malgré tout.

    Deux points ( : ) résistent, silence au milieu des signes. Dressés pour que le livre soit.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ÉDITH AZAM


    Edith Azam
    Source




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes


    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    « Je voudrais devenir oiseau » (lecture de Décembre m’a ciguë par AP)
    [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti)
    [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi)
    Suis-moi
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël | Retours de langue (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Dailymotion)
    Bruits de bouche : Édith Azam, Bouche cousue (Performance du 14 novembre 2009 pour Le nouveau festival [46:02])
    → (sur Libr-critique.com)
    videopodcast d’une lecture d’Édith Azam au Festival de Lodève 2006
    → (sur Un nécessaire malentendu, le site de Claude Chambard)
    Édith Azam : la poésie comme défibrillateur (Préface de Letika Klinik d’Édith Azam, éd. Dernier Télégramme, 2006)



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Bernard Noël | [le temps ne sait rien]


    Le commencement a déjà commencé
    Ph., G.AdC







    [LE TEMPS NE SAIT RIEN]



    le temps ne sait rien
    de nous il est seulement
    ce trou qui passe dans
    les yeux
                   une porte par qui
    sortir vers le début
    de l’avenir
                        toujours
    je t’attends derrière
    ton visage
                        qui sait
    où s’achève le tu
    il y a cette déchirure
    et puis
                 le commencement
    a déjà commencé
    un pronom sans fin




    Bernard Noël,  Des formes d’Elle, 4, in Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, page 282.





    Eros 2





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes


    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    la paume caressant un souffle
    Sur le peu de corps, 18
    Fenêtres fougère (extrait de Sur un pli du temps)
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue (lecture d’AP)
    Mohammed Bennis | Bernard




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    7 mars 1908 | Naissance d’Anna Magnani (lecture de La Langue d’Anna de Bernard Noël, par AP, in Revue Nu(e)49)
    l’Atelier Bernard Noël de Nicole Martellotto





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  • Liliane Giraudon | Hier La Poète…



    INOPINE
    Image, G.AdC






    HIER LA POÈTE …



    Hier La Poète a pensé à
    Marseille. Marseille, la ville où
    elle dort. Elle se disait: « Tu dors
    près d’un continent liquide
    dont les berges sont solides et
    les populations nomades depuis
    au moins le paléolithique. » Elle
    trouvait ça plutôt réconfortant.

    Hier, en promenade, La Poète a
    cueilli du thym et photographié
    le crottin d’un cheval invisible.
    Sur le Ventoux au loin, calotte
    neigeuse. Une meringue dans
    l’air.

    […]

    Hier La Poète a perdu son
    blouson rouge et fait pleurer
    une femme voilée en lui parlant
    du comportement violent de
    son fils pendant le ramadan. La
    Poète ne voulait pas faire
    pleurer la mère mais le fils. Elle
    se disait que s’il était si violent
    c’est parce qu’il n’arrivait plus à
    pleurer.

    […]

    Hier elle a parlé de la poétesse
    vietnamienne Hô Xuân Huong.
    Son insolence. Dans son siècle.
    À sa place. Près du grand lac
    d’Hanoï. En plein XVIIIe siècle.
    Sa crudité sexuelle enfouie sous
    de simples objets (éventail,
    balançoire, fruit). Comment le
    fait qu’en vietnamien le verbe
    « traduire » signifie aussi
    « contaminer ». Ça n’intéressait
    pas plus le public que la fois
    précédente.

    […]

    Hier La Poète a vu sur le
    trottoir de l’urine fumer.
    L’urine dessinait l’image exacte
    de la botte italienne. Il était six
    heures quarante-cinq et la nuit
    était brumeuse malgré le froid
    sec. La Poète a ressenti un
    curieux sentiment de bonheur.
    Le simple fait d’exister.

    […]

    Hier elle a bu un thé superbe
    appelé « Baïkal ».

    […]

    Hier rêvé un petit dialogue:
    « Moi si j’avais pu choisir mon
    nom, j’aurais dit Carence. Pas
    Clarence, non, Carence. »
    « Bonjour Carence. Moi c’est
    Inopinée. »

    […]




    Liliane Giraudon, La Poétesse, Homobiographie, P.O.L, 2009, pp. 19-20-22-23.





    Liliane Giraudon  La Poétesse





    LILIANE GIRAUDON


    Liliane Giraudon





    ■ Liliane Giraudon
    sur Terres de femmes


    La Poétesse (lecture de Jos Roy)
    Le Travail de la viande (lecture d’AP)
    Oreste pesticide (extrait du Travail de la viande)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Liliane Giraudon



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