Étiquette : Paola Pigani


  • Paola Pigani, La Renouée aux oiseaux

    par Angèle Paoli

    Paola Pigani, La Renouée aux oiseaux,
    éditions La Boucherie littéraire,
    Collection La feuille et le fusil, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli



    DES CRIS POUR UNE RENAISSANCE




    Dès le premier regard, j’ai été séduite par cet ouvrage. En premier lieu par son papier d’excellence Fedrigoni, par le vert feuille (Foglia) de la couverture, par la teinte Misty Rose des pages de garde, par la teinte châtain foncé (Tela castano) du papier embossé des trois pages intercalaires. Et, bien sûr, par le titre du recueil : La Renouée aux oiseaux. Qui ouvre sur un très lancinant thrène, un poème de deuil. Un deuil d’enfant qui a conduit la mère aux marches de la folie. Le titre pourtant, comme la couverture, annonçait un renouveau printanier. Mais, pour qu’il y ait renaissance, sans doute faut-il passer par l’épreuve initiatique de la mort. C’est cela qui se joue dans le déroulé de ce très beau texte.

    Dès le poème d’ouverture, le ton est donné. Qui introduit dans un monde clos, enceint de murs. Quelques vers suffisent à planter le décor et à y convoquer les protagonistes. Des femmes attendent. Elles attendent que le moment se présente de s’échapper « en passant par les arbres ». La narratrice est parmi elles. Un « Je » et un « moi » encadrent trois verbes au pluriel, avec pour sujet « les femmes ». Qui sont-elles ? Pourquoi sont-elles enfermées ? On ne le saura pas vraiment. Quelque chose comme la folie les a frappées, qui explique leur enfermement. Parmi elles, les « gardiennes », mais aussi « les crieuses et les chieuses ». Aucune n’échappe aux séances d’épluchage dans les cuisines ni aux corvées de lessive dans la buanderie (« lessiver c’est disparaître »). Le monde clos et gris dans lequel vit la jeune femme est un asile psychiatrique dont il est difficile, voire impossible, de s’échapper.

    La narratrice se différencie toutefois de ses compagnes d’infortune. Elle partage avec l’orme du jardin un lien privilégié. Tous deux ont en commun des blessures qui se lisent à même l’écorce :

    « [J’]ai posé ma main sur la blessure »… « je les enfonce dans la blessure du bois »… « J’enfonce les deux mains / dans le vide de l’arbre ».

    L’arbre est un ami. Quelqu’un en qui l’on a confiance, quelqu’un que l’on prend le temps d’écouter et à qui l’on parle. La jeune femme lui présente ses mains vides, comme une offrande :

    « Je dis

    Voici les mains

    Qui ont tenu l’enfant ».

    Très vite, d’un poème à l’autre, le drame affleure. Presque sotto voce. Par petites touches. Les allusions se précisent, qui livrent une histoire de femme, de jeune mère en deuil de son enfant mort. Une histoire de perte qui rend inconsolable. Une histoire poignante. Qui se dit avec des mots simples qui détournent les clichés, comme dans ces trois vers :

    « Les jours de lessive

    mon corps s’égoutte

    pendant des heures »

    ou encore, dans cet autre exemple :

    « Je sors en cheveux

    avec ma chemise ouverte

    comme un sommeil ».

    Mots qui montent des entrailles, sans faire de bruit. Mots tissés de silence et de douleur irréparable. Les mots disent la naissance disent la mort, l’une et l’autre si proches, coexistantes. La disparition de l’enfant poursuit la mère dans la nuit de son chagrin. Pourquoi est-il mort ? Elle n’en sait rien. On ne lui a rien dit. Mais depuis sa naissance depuis sa mort, la vie s’est scindée en elle entre un avant et un après. Une femme et une autre qu’elle ne connaît plus. Versant lumière, versant ombre :

    « Je suis la pierre

    avant le sang de l’autre

    du temps où je n’étais pas mère

    où je ne connaissais pas mon ombre

    ni la sienne

    du temps où tout était clair

    derrière la vitre

    comme sous la pluie ».

    Une femme qui s’est emmurée dans le silence qu’elle a imposé au père géniteur de l’enfant :

    « L’homme d’avant

    d’avant la mort

    je ne l’ai pas fait père

    je l’ai fait taire »

    silence qu’elle poursuit pour elle-même avec la même résolution, la même ténacité :

    « Maintenant

    dans ma bouche

    un silence d’argile

    Je me suis fait terre ».

    Dans la douleur de son ventre désolé, le bébé glisse. Présent en elle jusque dans les rêves qui mettent la mère au bord de la folie :

    « Le matin je frotte le plancher avec mon drap

    je m’enroule dedans

    pour le sommeil d’avant

    avec mon ventre de pierre ».

    Se dégage des gestes maternels un rituel qui renvoie à des images déjà vues, on ne sait où, à des peurs archaïques, encloses dans des brumes ancestrales. Qui ont la teinte grisaille du désespoir. Un profond désir de mort se propage d’un poème à l’autre, qui accompagne le vide créé par l’absence :

    « Le soleil boit

    toute l’absence

    je prie pour ne pas être »

    et en écho, quelque pages plus loin :

    « Le ciel boit

    toute l’absence

    je prie pour ne pas être ».

    Pour pallier ce vide et cette absence, il y a l’arbre. Les cicatrices jumelles et les pleurs. La narratrice pourrait disparaître dans le grand corps ombreux de l’arbre. Se mêler à ses racines, couler sang et eau dans sa sève. Elle et l’arbre se comprennent, se complètent, se bercent l’un l’autre. Foglia | folia. De sorte que l’arbre, à la longue, se fait présence consolatrice :

    « Quand mes os craquent

    l’arbre pleut sur moi

    lave le sang de mes premières lunes

    l’oubli

    l’enfant ».

    Et c’est de l’arbre, enfin, que parvient le signe d’un ressaisissement et d’une renaissance :

    « Pourtant

    le chant de l’arbre ordonne

    d’exister

    Il est plein de cris

    Je suis la renouée aux oiseaux ».

    Ainsi revient l’espoir. « L’enfant de bois mort » se coule dans la blessure de la mère. Devenu « un seul oiseau », il lance « des cris de paix ».

    Intense et émouvant, La Renouée aux oiseaux est du nombre des très beaux recueils. Sa poésie naturelle, sans recherche excessive ni lyrisme immodéré, a laissé et laisse admirative la lectrice que je suis.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Paola Pigani  La Renouée aux oiseaux





    PAOLA PIGANI


    Paola Pigani par Vugliano
    Ph. Gilles Vugliano
    Source





    ■ Paola Pigani
    sur Terres de femmes


    [L’hiver n’aura pas ma peau] (poème extrait de La Renouée aux oiseaux)
    Le Cœur des mortels (lecture de Michel Ménaché)
    La voix des migrants (poème extrait d’Indovina)




    ■ Voir aussi ▼


    La renouée aux oiseaux (blog de Paola Pigani)
    (sur Lecthot)
    un entretien avec Paola Pigani
    (sur Terre à ciel)
    une lecture de La Renouée aux oiseaux par Valérie Canat de Chizy





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  • Paola Pigani | [L’hiver n’aura pas ma peau]



    [L’HIVER N’AURA PAS MA PEAU]






    L’hiver n’aura pas ma peau

    En rentrant de l’office
    je vois la flamme gelée d’un écureuil
    je le ramasse raide et glacé
    le porte sur le parvis de la chapelle





    Je sors en tempête sous la nuit

    Je crie dans la rue d’avant

    La ville est dans mon sang
    avec ses éboulis
    ses canaux qui débordent





    J’ai dû laisser l’enfant dormir
    quelque part
    l’éloigner du soleil
    le poser sur un limon très doux
    qu’il tête en paix
    mon absence





    Dans les douves
    dorment les renards tendres

    Au dortoir, une femme crie
    qu’elle veut les voir

    Chaque jour elle caresse le vieux balai des pissotières
    elle rêve
    moi pas

    Les renards sont doux
    loin du bruit des hommes






    Paola Pigani, La Renouée aux oiseaux, éditions La Boucherie littéraire, Collection La feuille et le fusil dirigée par Antoine Gallardo, 84160 Cadenet, 2019, s.f.






    Paola Pigani  La Renouée aux oiseaux





    PAOLA PIGANI


    Paola Pigani par Vugliano
    Ph. Gilles Vugliano
    Source





    ■ Paola Pigani
    sur Terres de femmes


    La Renouée aux oiseaux (lecture d’AP)
    Le Cœur des mortels (lecture de Michel Ménaché)
    La voix des migrants (poème extrait d’Indovina)




    ■ Voir aussi ▼


    La renouée aux oiseaux (blog de Paola Pigani)
    (sur Lecthot)
    un entretien avec Paola Pigani
    (sur Terre à ciel)
    une lecture de La Renouée aux oiseaux par Valérie Canat de Chizy





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  • Paola Pigani, Le Cœur des mortels

    par Michel Ménaché

    Paola Pigani, Le Cœur des mortels,
    éditions La Passe du vent, 2019.
    Photographies de Gilles Vugliano.



    Lecture de Michel Ménaché



    Après Indovina (« Devine »), chez le même éditeur — La Passe du vent —, le nouveau recueil de la romancière et poète Paola Pigani nous entraîne dans une exploration sensible de l’agglomération lyonnaise en regard des remarquables photographies en noir et blanc de Gilles Vugliano. Entre Rhône et Saône, sur les quais et les ponts, le long des rails des tramways, au déroulé du ballast des voies ferrées, dans les recoins obscurs, le photographe, sans artifice, capte la croisée des perspectives, fixe ce qui dans l’enchevêtrement des architectures est mouvement, énergie en chantier, façades à l’abandon. Il redonne visibilité aux flâneurs et aux sinistrés de l’exclusion urbaine… En exergue de ce bel ouvrage, Paola Pigani retient deux vers de Baudelaire à laquelle son titre se réfère : « La forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel » (in « Le cygne », « Tableaux parisiens », Les Fleurs du Mal). Et, par le poème, l’auteure retrouve l’humanité sous la dureté de la pierre, l’émotion derrière la froideur du fer et du béton, tandis que, invitation au voyage, les ponts et les rails nous poussent à grandes enjambées, tel Cendrars, vers de lointains Orénoque — sans barrage —, aux carrefours de tous les imaginaires…

    L’encre du poème se fond dans les marges, en contrepoint ou au dos des images, avec une économie exemplaire. Il ne s’agit pour Paola Pigani ni de décrire ni de commenter. La chair des mots pénètre là où l’objectif du photographe n’a pu aller, là où l’émotion se dénoue. La langue irrigue la page, donne à voir au-delà du visible :

    « Tu suis le cours du fleuve

    Des murs montent

    Des ombres glissent

    S’écoule le sang épais de nos rêves ».


    L’alchimie du noir et blanc ne s’arrête pas à l’œil, c’est tout le corps qui absorbe, tous sens en éveil :

    « Dans le mouvement des nuages

    Tu partiras

    Téter la lumière ».

    Le gigantisme des architectures isole les êtres en les empilant et en les cloisonnant :

    « Entre le souvenir de l’arbre

    Et le rêve d’une tour de quinze étages

    Un gros cœur bat déjà dans le plein midi translucide

    Demain il y aura trop de fenêtres où se pencher ».


    Et quand l’urbanisme tentaculaire déborde à l’infini :


    « Il y a

    Des fraternités au bord du vide

    […]

    La ville n’a plus de rives

    À corps perdus

    Nous sommes

    En elle ».

    Par le poème, le questionnement existentiel de l’auteure transcende l’asphalte, repousse l’horizon :

    « Contre le vent

    Contre le froid

    Y a-t-il une géométrie de la joie ?

    Pour décoller nos yeux des pavés ».

    Quant aux isoloirs miniaturisés de la communication désincarnée, nos caresses se perdent, s’encrassent à fleur d’ego poisseux :

    « Sur l’écran gras de nos Smartphones

    La buée de nos bouches

    Nos traces de doigts

    Des messages inachevés

    Des baisers comme des verres sales ».

    À travers les images de Gilles Vugliano, le regard de Paola Pigani sur la ville s’obscurcit des structures noires qui cisaillent l’espace tout en aspirant à la lumière des nuances de blanc. Comme ce territoire du cœur des mortels incite à se réapproprier un monde à visage humain :

    « Dans les herbes hautes

    Penser aux vivants

    Ils vont et viennent

    Ignorent le ciel

    Qui chavire

    Sur la banlieue

    Terre à partir ».



    Michel Ménaché
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Michel Ménaché






    Paola Pigani  Le Coeur des mortels 2






    PAOLA PIGANI


    Paola Pigani 3
    Ph. Gilles Vugliano
    Source





    ■ Paola Pigani
    sur Terres de femmes


    La Renouée aux oiseaux (lecture d’AP)
    [L’hiver n’aura pas ma peau] (poème extrait de La Renouée aux oiseaux)
    La voix des migrants (poème extrait d’Indovina)




    ■ Voir aussi ▼


    La renouée aux oiseaux (blog de Paola Pigani)
    (sur le site des éditions La Passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur Le Cœur des mortels
    (sur Lecthot)
    un entretien avec Paola Pigani




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement
    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée
    Maram al-Masri, Métropoèmes
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux





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  • Paola Pigani | La voix des migrants




    Le pont de Brooklyn Enjambe le matin calme
    Ph., G.AdC







    LA VOIX DES MIGRANTS



    Autour d’Ellis Island
    Le Columbus traverse les flots
    Les voix des migrants
    Sont retournées à l’eau
    Le pont de Brooklyn
    Enjambe le matin calme
    Ici New York
    Ici New York
    L’écume aux lèvres


    Un quatre-mâts sans voile
    Stagne devant les grues
    De la Freedom Tower en construction
    Le Ground Zero n’est plus un trou
    Au passage du zodiac de la NY Policy
    Des pilotis tremblent dans l’eau brune
    Les nounous noires de Battery Park
    Poussent des enfants blonds et muets


    Assise au bord de l’Hudson River
    Une jeune femme penchée
    Sur un écriteau de carton
    I’m looking for kindness
    Je cherche la bonté



    Paola Pigani, Indovina, in Indovina suivi de Ailleurs naît si vite, La Passe du vent, Collection Poésie, 2014, pp. 14-15.





    PAOLA PIGANI


    Paola Pigani 3
    Source




    ■ Paola Pigani
    sur Terres de femmes


    Le Cœur des mortels (lecture de Michel Ménaché)
    La Renouée aux oiseaux (lecture d’AP)
    [L’hiver n’aura pas ma peau] (poème extrait de La Renouée aux oiseaux)




    ■ Voir aussi ▼


    La renouée aux oiseaux (blog de Paola Pigani)





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